Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Laurence Boy  : 

Le principe de précaution

De la gestion des crises à la représentation lisible des choix de vie ?

Plan

Texte intégral

Selon la Communication de la Commission européenne de février 2000, le principe de précaution doit continuer à inspirer les positions de l’Europe en matière environnementale et sanitaire. Même si les communications de la Commission ne sont pas en principe des actes normatifs, elles contribuent largement à l’interprétation du droit communautaire et en précisent le contenu. Elles méritent de ce fait une attention toute particulière.
Pour comprendre ce document, il est nécessaire de le replacer dans le cadre du différend commercial entre États-Unis, Canada et Union européenne sur le bœuf élevé aux hormones et de l’interprétation du principe de précaution qui y fut faite par l’Organe d’appel de l’OMC. L’enjeu en termes économiques est immense, car le débat ainsi lancé a conduit à se demander si le principe de précaution pouvait constituer une limite légitime à la libre circulation des marchandises, ou s’il ne dissimulait pas, en réalité, certaines formes de protectionnisme. La discussion était d’emblée placée sur les seuls terrains économique et scientifique. On observe, en effet, une pression particulièrement forte des données économiques dans le cadre de l’OMC, dont le credo repose avant tout sur la libre circulation des marchandises.

Devant les condamnations de l’OMC dont elle a été victime, l’Union européenne a décidé d’avoir non pas une attitude frileuse de repli, mais une attitude permettant de « contribuer à alimenter la réflexion en cours, tant au niveau communautaire qu’international ».Elle a voulu dans cette Communication élaborer des « lignes directrices internationales… utiles  à cette fin ». Son objectif est d’inscrire dans le corpus de référence de l’OMC le principe de précaution, de sorte qu’en respectant au niveau international les accords OMC, elle ne puisse être accusée de violer lesdits accords, qui devraient s’enrichir de la lecture nouvelle du principe de précaution. Pour atteindre cet objectif, la Commissionavance une nouvelle méthodologie de la précaution, qui va bien au-delà de la question des contentieux commerciaux internationaux. Elle élude cependant la question fondamentale de la participation des citoyens à la prise en compte et à l’ordonnancement des risques.1
Compte tenu des vives polémiques entourant le principe de précaution, les acquis signalés par la Commission vis-à-vis de la reconnaissance et de la mise en œuvre du principe de précaution méritent d’être tout particulièrement soulignés, spécialement en ce qui concerne les caractéristiques de l’évaluation des risques. L’étude des propositions de cette dernière conduisent à s’interroger sur le point de savoir si elles s’inscrivent dans une vision véritablement renouvelée de l’appréhension des risques, ou si ces dernières ne continuent finalement pas de relever d’une conception relativement classique de la gestion des risques. Il faut avoir constamment à l’esprit que les propositions avancées se situent dans le cadre du commerce international, cadre dans lequel les pressions mercantiles sont particulièrement fortes.

Les acquis

La Commission opère d’abord par des rappels généraux relatifs au principe de précaution, avant de préciser les caractéristiques de l’évaluation des risques, qui rompent essentiellement avec la logique américaine fondée sur la toute-puissance de l’expertise scientifique.
Ils se veulent en partie une réponse tant aux thèses américaines qu’à celles de l’Organe d’appel de l’OMC. Nous verrons la place qu’accorde la Commission au principe de précaution ; son combat vise à la reconnaissance la plus large possible de ce principe, pour défendre ses intérêts envisagés d’une manière non exclusivement mercantile. Dans ce combat, la Commission rencontre, à titre essentiel, l’opposition des États-Unis.

1. La position défendue par les États-Unis a été affirmée dans de nombreuses instances, notamment par Charlene Barshefsky, représentante pour le commerce sous la présidence de Bill Clinton. Celle-ci a exposé à plusieurs reprises le point de vue américain, qui repose sur les points suivants : affirmation de la vocation exportatrice de l’agriculture américaine et volonté d’« assurer que les normes sanitaires et phytosanitaires soient fondées sur la science ». Charlene Barshefsky réaffirmait ainsi, parmi les objectifs des négociations commerciales multilatérales, la volonté d’obtenir « des garanties que les décisions sur les nouvelles techniques (comme la biotechnologie) seront prises sur des bases scientifiques au travers de processus de régulation transparents. »
Les deux points présentés comme essentiels pour les négociations commerciales multilatérales sont, outre la réforme de la politique agricole commune, le développement des biotechnologies. Plus précisément, après avoir énoncé les bénéfices découlant des OGM, Charlene Barshefsky déclarait : « Les agriculteurs américains, en tant que leaders dans l’industrie biotechnologique, ne doivent pas souffrir de discrimination commerciale résultant de l’adoption de techniques scientifiquement prouvées qui apportent ces bénéfices. Cependant, nous reconnaissons aussi que la biotechnologie se heurte également à des préoccupations de la part des pouvoirs publics et des consommateurs sur des effets potentiels involontaires. C’est particulièrement vrai en Europe, où des réglementations politisées et non transparentes ont conduit à des sérieuses erreurs politiques et à des craintes sur la sécurité alimentaire. Ces craintes doivent être prises en compte au travers de procédures transparentes, scientifiquement fondées, et de procédures de réglementation accessibles. »
Sans que le terme soit jamais prononcé, l’opposition au principe de précaution est évidente : il est aisé de décoder les références à la science comme une évaluation des risques destiné à fonder, selon la position américaine, toute mesure dans le domaine sanitaire et phytosanitaire. Pour l’instant, la position de l’administration américaine est celle d’un refus sans nuance du principe, mais des signes d’évolution peuvent être repérés. Ainsi, commence à être évoquée aux États-Unis l’idée d’entretiens sur la biotechnologie, avec consultation des parties intéressées autres que les gouvernements.
Même ambiguës, les décisions rendues par l’Organe d’appel de l’OMC  le 16 janvier 1998 dans l’affaire de la viande aux hormones, ainsi que dans celles du saumon et des produits agricoles, témoignent du caractère juridique du principe de précaution. En effet, les auteurs des rapports affirment ne pas vouloir prendre position sur l’abstraite question de savoir si le principe de précaution constitue ou non une règle coutumière du droit international. Ils concèdent cependant que le principe de précaution ne dispense pas le panel de son devoir d’application des principes normaux, régulant l’interprétation du Traité au regard des dispositions de l’accord SPS (Sanitaires et PhytoSanitaires). Ainsi que le relève Christine Noiville, l’ORD a fait une interprétation souple de l’accord sanitaire en retenant de la science une conception qui s’écarte sensiblement de celle, presque idyllique, qu’exprime a prioril’accord SPS. Le rapport de l’Organe d’appel de l’OMC accepte notamment que « les gouvernements représentatifs et conscients de leurs responsabilités agissent en général avec prudence et précaution en ce qui concerne les risques de dommages graves et irréversibles, voire mortels, pour la santé des personnes. »
Il semble que dans les affaires de la viande aux hormones, du saumon et des produits agricoles, ce soit essentiellement pour des raisons de forme que les États ont été condamnés. « Le caractère très empirique, voire l’inexistence des évaluations, notamment conféraient un caractère arbitraire aux mesures adoptées », en particulier aux mesures présentées comme transitoires.

2. La réponse de l’Union européenne est importante à plusieurs égards. La première affirmation essentielle qui ressort de la Communication est celle de la valeur juridique du principe de précaution. Alors que des voix s’élèvent encore de nos jours pour affirmer que la précaution n’a aucune valeur juridique, la Commission affirme qu’il s’agit d’un « véritable principe de droit international de portée générale ».
La thèse selon laquelle le principe de précaution est une règle de droit d’application directe est nettement consacrée en Europe, et l’on peut penser que la Communication traduit sa volonté de voir reconnaître cette dernière au niveau international. On sait que l’Organe d’appel a refusé de se prononcer sur le sens et la valeur juridiques du principe ; l’ORD n’en a pas moins voulu se placer dans une logique d’articulation entre commerce international et précaution. « Au risque de contredire une partie manifestement importante des observateurs, on montrera que moyennant quelques ajustements, une articulation des deux logiques semble possible, même si, entre la lettre de l’accord SPS et le principe de précaution, existe au premier abord un conflit de logique indépassable. »2 Sur le fond, certains prônent l’inscription du principe de précaution dans les accords de l’OMC. Même si cette thèse se heurte pour l’heure à des résistances, la signature du protocole de Montréal  sur la biosécurité témoigne de la reconnaissance croissante du principe au niveau international.
La Commission se livre à une analyse très fine de la juridicité, qui vient corroborer celles de nombreux juristes. « En vue de donner une image plus complète du recours au principe de précaution dans l’Union européenne, il importe d’examiner les textes législatifs, la jurisprudence développée par la cour de Justice ou le tribunal de Première instance, et  les orientations politiques dégagées. » Elle insiste à cet égard sur le rôle définitif du juge dans la création du droit : « À l’instar d’autres notions générales contenues dans la législation, telles que la subsidiarité ou la proportionnalité, il appartient aux décideurs politiques, et en dernier ressort aux instances juridictionnelles de préciser les contours de ce principe. » La Commission prend soin de préciser à cet égard que le contrôle juridictionnel de plus en plus étroit du principe de précaution permet d’écarter tout reproche d’insécurité juridique. Elle rappelle ainsi plusieurs décisions de jurisprudence communautaire qui se sont expressément fondées sur le principe de précaution.
Dans sa Communication, la Commission affirme non seulement que le principe a force juridique, mais que sa portée est générale. Apparu en droit de l’environnement, le principe de précaution est considéré par les instances européennes comme ayant un champ d’application plus vaste. Il concerne notamment la santé humaine et animale, et donc toutes les questions touchant à l’agroalimentaire. Le principe de précaution devrait donc être appelé à connaître un essor spectaculaire partout où la prise de décision et la pesée des intérêts sont étroitement liées aux incertitudes scientifiques. C’est ainsi d’ailleurs que l’entend la Commission : « Le principe de précaution n’est pas défini dans le traité, qui ne le prescrit qu’une seule fois — pour protéger l’environnement. Mais dans la pratique, son champ d’application est beaucoup plus vaste, plus particulièrement lorsqu’une évaluation scientifique objective et préliminaire indique qu’il est raisonnable de craindre que les effets potentiellement dangereux pour l’environnement ou la santé humaine, animale ou végétale soient incompatibles avec le niveau élevé de protection choisi pour la communauté. »
La précaution est aujourd’hui au cœur des préoccupations scientifiques, économiques et sociales, dans les domaines non seulement de l’environnement mais de la santé et de l’agroalimentaire. C’est même dans ce domaine crucial du point de vue économique que le principe suscite et risque de susciter les débats les plus vifs, notamment avec la question sensible des OGM. On citera pour preuve de cette extension indiscutée du principe de précaution à la santé et à l’agroalimentaire, la tenue du Comité des principes généraux du Codex alimentarius du 10 au 14 avril 2000 à Paris, ainsi que l’atelier organisé par l’OMC en juin 2000 sur les mesures relatives à la sécurité des produits alimentaires. Même si certains débats ont été reportés à l’an 2001, il n’y a eu aucune discussion sur le point de savoir si la santé et l’agroalimentaire étaient concernés ou non par la reconnaissance de ce principe. Signalons enfin le Protocole sur la biosécurité adopté à Montréal le 28 janvier 2000 : la Conférence des Parties à la convention sur la diversité biologique a expressément reconnu dans son article 10 § 6 le recours au principe de précaution.
Bien que fondée principalement sur la question méthodologique de l’appréhension et de la gestion des risques, la Communication répond aussi de façon très claire à la question de déterminer les destinataires du principe de précaution. Cette dernière est aujourd’hui l’une des plus débattues en droit interne, tant sont importantes ses conséquences, spécialement sur le terrain de la responsabilité juridique, même s’il ne s’agit là que de l’un des aspects du problème. Elle n’avait pas soulevé de débat jusqu’à la publication relativement récente d’un point de vue de François Ewald dans le journal Le Monde, et d’un article dans la revue Commentaire. Selon ce dernier, le principe de précaution aurait vocation à ne s’appliquer qu’aux États, en aucun cas aux personnes privées, notamment aux entreprises. François Ewald a été récemment rejoint par O. Godard qui rejette les conclusions du rapport Philippe Kourilsky et G. Viney, selon lesquelles sous l’effet de la jurisprudence, en particulier celle de la Cour de Justice européenne, ce principe est désormais devenu une norme autonome, au moins en droit interne et communautaire. Il s’applique en effet directement aux décideurs non seulement publics mais aussi privés, comme le rappelle utilement la Commission dans sa Communication. Principe d’action, la précaution est donc une responsabilité de tous les décideurs, y compris privés, qui doivent bien sûr s’appuyer « sur les deux voies de l’expertise savante et du débat public ». C’est bien ainsi que l’entend la Commission, laquelle insiste à deux reprises, sur la responsabilité des décideurs privés, ce qui, bien évidemment, a des conséquences sur le terrain de la preuve. La Commission met ainsi l’accent sur la « responsabilité de fournir les preuves scientifiques », conséquence du principe de précaution. On ne peut être plus clair : le principe de précaution s’applique non seulement aux partenaires publics mais aussi aux décideurs privés.

L’évaluation des risques

Elle repose d’abord sur le « facteur déclenchant » du principe de précaution, comme le nomme la Commission, puis sur la méthode elle-même.

1. L’analyse de la Communication est d’autant plus intéressante que cette dernière, en réponse à la décision de l’OMC qui avait exigé des preuves « scientifiques », entend précisément répondre sur ce terrain, tout en mettant en exergue la prise en compte de valeurs sociales aussi importantes pour elle que les seules données scientifiques. L’analyse du facteur déclenchant effectuée par la Commission rejoint les récentes analyses de Gilles J. Martin concernant le « doute légitime ».
En effet, l’une des interrogations majeures à laquelle sont confrontés tous les décideurs porte sur le critère qui doit déclencher la mise en œuvre du principe de précaution. Gilles J. Martin a suggéré de façon pertinente d’appliquer le principe dès lors qu’il peut être fait état d’un « doute légitime ». La notion de doute légitime soulève elle-même certaines difficultés. Si l’on veut que la précaution ne soit pas invoquée de façon paralysante face à des avancées scientifiques et technologiques porteuses de progrès, il faut incontestablement fonder le doute légitime sur le doute scientifique, afin d’éviter « l’abus du principe de précaution qui pourrait sans cela aboutir à des entraves injustifiables aux échanges. » Il semble cependant que la prise en considération des opinions mêmes minoritaires, dès lors qu’elles paraissent sérieuses, permet le déclenchement du principe de précaution. C’est d’ailleurs l’avis de la Commission et de l’Organe d’appel de l’OMC. Celle-ci écrit, en effet : « Lorsque c’est possible, il conviendrait de rédiger un rapport qui contient l’évaluation des connaissances existantes et des informations disponibles, en présentant les points de vue des scientifiques sur la fiabilité de l’évaluation ainsi que sur les incertitudes restantes. Mais le doute légitime ne saurait se ramener à une perception purement scientifique du risque. Ce dernier, comme tout concept social, ne prend sa dimension que rapporté au milieu dans lequel il naît. Comme le souligne la Commission, le doute légitime doit s’apprécier à l’aune de la science mais aussi de la perception qu’en a le public.
Dans les situations d’incertitude et devant la demande plus ou moins pressante d’une opinion publique inquiète, les décideurs politiques se doivent de donner des réponses. « Le choix de la réponse à donner face à une certaine situation résulte dès lors d’une décision éminemment politique, fonction du niveau de risque acceptable par la société devant supporter ce risque. »
C’est dans cette direction que pourrait bien se trouver la solution. Il y a motif à déclencher les procédures de précaution lorsqu’il y a doute légitime, et le doute paraît légitime dans deux hypothèses, qui peuvent ou non se cumuler : d’une part, lorsque la procédure d’analyse des risques révèle l’existence de faits objectifs qui viennent étayer l’hypothèse théorique du risque (par exemple, la courbe des bêtes atteintes de l’ESB ne chute pas comme elle aurait dû) ; d’autre part, lorsque des faits sociaux, qui ne sont pas moins objectifs que les faits scientifiques, révèlent une inquiétude, voire une panique, à laquelle il n’est possible de répondre que par la formalisation du débat.
La Communication met enfin l’accent sur les propriétés de l’évaluation des risques, telle que spécifiée par l’Organe d’appel dans le différend sur le bœuf aux hormones, reconnaissant la philosophie de la précaution.

2. Dans le cadre du différend sur le bœuf aux hormones notamment, l’Organe d’appel a pu préciser que l’invocation par un État membre de l’OMC du principe de précaution, pour justifier des mesures sanitaires plus restrictives que les recommandations internationales, ne le dispensait pas d’une évaluation des risques. Le rapport de l’OA fait cependant apparaître que certaines caractéristiques de l’évaluation des risques servent la philosophie de la précaution sans en mentionner le principe. C’est le cas notamment quand la possibilité de reconnaître des avis scientifiques marginaux dans l’évaluation des risques est explicitement mentionnée dans le jugement. Cette caractéristique apparaît encore lorsqu’il est précisé qu’à travers l’évaluation des risques, ce qui doit être fourni est une justification suffisante de la mesure sanitaire, et non forcément une évaluation quantitative du risque débouchant sur la définition d’une probabilité de dommage.
La Communication clôt ainsi de façon incontestable un certain nombre de débats. C’est en poussant plus loin le positionnement du principe de précaution par rapport à l’évaluation des risques que la Communication va alimenter le débat sur la prise en compte du principe de précaution dans le jugement du caractère protectionniste de certaines réglementations sanitaires et environnementales. Elle suggère d’utiles pistes de recherche pour une consolidation de la mise en œuvre du principe de précaution allant au-delà des problèmes de libre circulation des marchandises.

Les propositions imparfaites de la Commission

Tirant les leçons du passé, la Commission avance que ses propositions devront être défendues dans la mesure où elles traduisent une interprétation nouvelle de la mise en œuvre du principe de précaution. Elle clarifie essentiellement les relations entre évaluation des risques et principe de précaution. Dans une perspective plus large, elle énonce les principes d’une « bonne gestion des risques » conçue comme devant maintenir un équilibre entre des motivations aussi divergentes que peuvent l’être la promotion du commerce international et la protection de la vie et de la santé. Fondamentalement, la Commission rejette la prépondérance de l’évaluation scientifique ; elle ne remet cependant pas en cause le modèle de l’action publique unilatérale.

1. Le rejet de la soumission de la gestion des risques à la seule évaluation scientifique des risques.
Rappelons que la Commissiondistingue clairement l’évaluation des risques de leur gestion, mais que, loin d’opposer ces termes, elle les tient complémentaires. Dans son « approche structurée de l’analyse du risque » fondée sur quatre éléments : l’identification du risque, son évaluation, sa gestion et, enfin, la Communication sur le risque, elle met plus particulièrement l’accent sur l’évaluation et la gestion de ce dernier, viala Communication.
La Commission précise tout d’abord que le principe de précaution est « particulièrement pertinent dans le cadre de la gestion du risque. La démarche générale d’analyse du risque présentée par la Commission éclaire le débat sur la précaution de plusieurs points de vue, et laisse entrevoir les positions que la Commission pourrait être amenée à défendre à l’avenir. Elle définit, nous l’avons vu, une chronologie de l’approche, et montre où doit intervenir de manière prépondérante la précaution. La référence finale à la Communication sur le risque tend cependant à démontrer qu’il s’agit là d’une démarche à sens unique des décideurs vers les citoyens, sans que ces derniers soient véritablement associés aux prises de décision. La Commission opère ensuite un partage des rôles. Si le scientifique est l’agent important de l’évaluation des risques, le pouvoir politique est seul responsable de la phase de gestion des risques. C’est ce dernier en effet qui décide des mesures à adopter étant donné les résultats de l’étude scientifique. Elle propose aussi des principes d’une bonne gestion des risques.

a. Il est intéressant à cet égard de faire état du commentaire de la Communication établi par l’administration américaine et qui reprend la thèse de la soumission des politiques aux experts. Ce commentaire affiche son « inquiétude » à l’égard de l’analyse du risque proposée par l’Europe. Il craint en particulier qu’en faisant de l’exercice de la précaution une décision politique, on écarte les déterminants scientifiques de la décision. Enfin, en partant des principes selon lesquels « les progrès des techniques de communication ont augmenté le nombre de mauvaises informations à disposition du public et que les mauvaises informations concernant les risques perçus peuvent être dommageables », le commentaire réclame que le rôle du gouvernement dans la phase de communication sur le risque soit précisé de manière que le risque perçu par le public et celui évalué par les scientifiques puissent être clairement distingués.
On retrouve la même démarche avec les textes fondateurs de l’OMC qui non seulement étendent le champ d’application du libre échange international — services, droits de propriété intellectuelle… — mais encore et surtout se sont dotés d’outils pour mieux épingler les restrictions déguisées à la libre circulation des marchandises. Or, parmi ces outils, figure précisément l’expertise scientifique. C’est tout particulièrement clair avec l’accord sur les mesures sanitaires et phyto-sanitaires (accord SPS). Le domaine sanitaire et phytosanitaire apparaît de plus en plus comme le terrain de prédilection des obstacles aux échanges. Aussi, le texte impose-t-il désormais aux États qu’ils démontrent la nécessité de leur mesure — interdire le bœuf, interdire certains fruits… — et, plus précisément, qu’ils la démontrent scientifiquement. Il semble que l’expertise devienne un critère, une épine dorsale du droit international. Mais il faut aller plus loin, et comprendre comment se jouent exactement ces liens entre l’expertise et le commerce international. Puisque le but est de combattre mieux que par le passé les restrictions déguisées, il faut éviter au maximum que chaque pays brandisse sa propre expertise, et désigner, en conséquence, une instance d’expertise de référence au plan international, de manière à y construire une position scientifique de référence. En réalité il y a donc plus de rupture que de continuité entre le GATT et l’OMC. Ce qui est radicalement nouveau avec la création de l’OMC, c’est que les discussions ont porté sur des matières sur lesquelles les interventions des pouvoirs publics nationaux ou régionaux sont abondantes et multiformes. Il s’agit désormais de négocier davantage sur les règles, sur les normes régissant ces matières, que sur les droits de douane. On en voudra pour preuve la nouvelle posture que confèrent les règles de l’OMC aux normes du Codex. Avant, les États n’étaient pas obligés de les reprendre dans leur droit interne. Aujourd’hui, ces normes ont acquis le statut de normes de référence. Si un État choisit d’y déroger, en étant plus strict par exemple, il prend le risque d’un conflit à l’OMC, où il devra justifier scientifiquement sa position en opposant ses propres expertises. Ainsi, c’est parce que l’Europe avait choisi de déroger aux normes du Codex s’agissant du bœuf aux hormones que les États-Unis et le Canada l’ont mise en cause devant l’OMC. Et c’est parce que l’Europe n’a pu se justifier de façon convaincante sur la nécessité de déroger aux normes que son interdiction a été estimée contraire aux règles de l’OMC. Cette affaire confirme l’enjeu que représente la nouvelle posture juridique des normes du Codex. Ceci explique l’importance de savoir qui établit ces normes scientifiques et techniques constituant désormais des références : comment, selon quelles méthodes, en vertu de quelles procédures de vote ? Les questions que posent l’expertise scientifique et l’organisation de l’expertise scientifique sont les mêmes qu’en droit interne, mais le droit international en renouvelle l’urgence.

b. Si la Commission a bien pris soin de montrer que l’évaluation des risques et le principe de précaution devaient être compris comme complémentaires, elle avance ensuite l’idée selon laquelle le recours au principe de précaution ne devrait pas permettre « de déroger aux principes généraux d’une bonne gestion des risques ». Ces principes sont les suivants : le principe de « non-discrimination », le principe de « proportionnalité » et celui de l’« examen des avantages et des charges » qui devraient donner lieu à discussion, comme en témoigne la réaction américaine à la Communication. Ils soulèvent à leur tour de nombreuses interrogations.
L’art de la proportionnalité consiste à trouver le « niveau de protection approprié ». Le principe est particulièrement important, car il peut constituer un garde-fou à la décision de mesures inutilement restrictives pour le commerce international. Il soulève cependant  d’énormes difficultés. Les situations de dommages pressentis « graves et irréversibles » s’accordent en effet assez mal, d’autre part, avec l’idée même de proportionnalité. C’est la raison pour laquelle la Commission souligne que dans certains cas, l’interdiction de l’activité peut être « la seule réponse possible à un risque donné ».
Le principe d’examen des avantages et des charges résultant de l’action ou de l’absence d’action est probablement l’un des plus épineux. Il s’attache à définir un cadre, à côté de l’évaluation du risque, permettant de juger de l’opportunité d’une mesure contraignante pour le commerce international. En proposant l’examen complémentaire à l’évaluation des risques des avantages et des charges résultant de l’action ou de l’absence d’action comme base de la décision, il heurte de plein fouet le dogme du scientific-based américain. La Commission propose ainsi qu’une analyse économique coût-bénéfice pourrait être appropriée pour décider de l’opportunité de l’action. L’une des difficultés a trait à la faisabilité d’une telle analyse. La prise en compte de déterminants sociaux est ensuite introduite par la Commission, lorsqu’elle précise que « l’examen des avantages et des charges résultant de l’action ou de l’absence d’action ne devrait pas se réduire seulement à une analyse coût-bénéfices. » En envisageant le cas où une société serait « prête à payer un coût plus élevé afin de garantir un intérêt, tel que l’environnement ou la santé, reconnu par elle comme majeur », la Commission propose de prendre en compte le critère « d’acceptabilité par la population ». Si une voie est ainsi ouverte, elle n’est cependant pas véritablement explorée dans la Communication. La Commission n’envisage pas comment la prise en compte de l’avis de la population devrait être effectué, ni ne donne une définition de la population concernée. C’est dire que si elle refuse la soumission du politique à l’expert et propose la prise en compte d’autres valeurs que les seules données scientifiques, elle ne paraît pas avoir rompu avec le modèle de l’action publique unilatérale.3

2. La non remise en cause du modèle de l’action publique unilatérale.
La dernière phase proposée par la Commission est celle de la Communication sur le risque, à propos de laquelle les États-Unis souhaitent des précisions, de manière à ce que soient clairement distingués le risque perçu par le public et le risque scientifique. La Commission a reconnu que cette interrogation ne trouvait pas de réponse dans sa Communication mais que des propositions ont été formulées pour organiser la participation du public sur les questions de sécurité alimentaire, notamment dans le Livre Blanc sur la sécurité alimentaire. Il semble que cette réponse soit insuffisante et n’organise pas une participation réelle des citoyens aux choix fondamentaux. Que ce soit dans la phase d’évaluation des risques ou dans celle de la communication, fondamentales d’un point de vue démocratique, on ne note aucune véritable proposition marquant une rupture avec le modèle traditionnel. La participation des citoyens à l’évaluation n’est pas explicitée ;  la notion de communication fait, pour sa part, référence à un modèle vertical venu d’en haut, dans lequel les pouvoirs publics expliquent la solution retenue, sans y associer véritablement la société civile.
La Commission, mais la chose est délicate, n’avance aucune analyse sur le rôle positif de la controverse pour préciser ce que pourrait être une procéduralisation du principe de précaution, sur la base notamment de l’organisation d’expertises pluralistes. La division des tâches qu’elle propose ne permet pas de prendre en compte la participation démocratique des citoyens à la nouvelle division qui pourrait se mettre en place et devrait reposer, comme le souligne Bruno Latour, sur « la prise en compte des risques » et « l’ordonnancement des risques ». Celui-ci propose, en effet, l’introduction d’une nouvelle division des tâches. À la distinction « évaluation des risques », laissée aux experts, et « gestion des risques », abandonnée aux politiques, il oppose deux fonctions de la vie publique que rien ne doit venir confondre :  « Celle de la prise en compte, d’une part, celle de l’ordonnancement, de l’autre. Le public n’exige pas de vivre une vie dénuée de tout danger, mais il veut — c’est son droit — participer avec les experts et les politiques à l’évaluation des risques ; et il veut aussi — c’est encore son droit — participer avec les experts et avec les politiques à la décision finale sur la hiérarchie des risques. » Cette nouvelle division repose sur la reconnaissance de la valeur positive de la controverse et de la nécessité d’organiser des expertises pluralistes.
Les hypothèses de situations problématiques difficilement gouvernables et les crises qui se sont multipliées ces dernières années ont pour point commun de combiner l’incertitude scientifique, des stratégies divergentes d’acteurs et une forte mobilisation sociale, comme en témoigne notamment la question des organismes génétiquement modifiés. Les interactions de ces facteurs créent des situations de controverse. Dans de telles situations, l’expertise scientifique classique pas plus que l’autorité politique traditionnelle des acteurs politiques ne parviennent à apporter de réponses acceptables. C’est pourquoi de nouvelles modalités d’expertise pluraliste sont aujourd’hui proposées pour résoudre ces difficultés.

Elles se fondent sur la conception essentielle selon laquelle les situations de controverse ne sont pas des positions idéalistes qui veulent ignorer l’hétérogénéité du social, la confrontation constante de différences, et les relations multiples de négociations et d’ajustements temporaires qu’elles suscitent. Dans les situations démocratiques ouvertes, qui ont pris une certaine distance vis-à-vis des rapports d’autorité classique du  politique et de la science, les exigences de discussion et les besoins de compréhension conduisent à envisager positivement les controverses. Aujourd’hui, tous les discours d’autorité, qu’il s’agisse de l’expertise savante ou du volontarisme politique, sont souvent insuffisants pour répondre aux questionnements des citoyens. Même non nécessairement éclairés — ils peuvent l’être —, ceux-ci sont du moins concernés. Le traitement social d’un nombre croissant de situations exige donc le passage obligé par un temps de controverse publique et l’organisation d’expertises pluralistes.
On passe ainsi d’une expertise monolithique à une expertise élargie, dans la mesure où elle fait appel à des considérations économiques et sociales et où elle devrait associer le plus grand nombre d’acteurs aux experts et aux politiques.
Qu’il s’agisse d’autoriser la mise sur le marché d’un produit ou de fixer un seuil de nuisance par pollution, moins que jamais l’expertise scientifique ne va pouvoir dicter la décision, dont une part irréductible apparaît de plus en plus économique, politique, sociale, culturelle. L’autorité de décision conserve toujours une certaine autonomie par rapport aux résultats de l’expertise ; elle doit cependant avoir recours à des jugements de valeur de tous ordres qui dépassent l’analyse scientifique. Par ailleurs, les décisions en matière scientifique et technique doivent faire l’objet de débats publics : conférences de consensus, deuxième cercle… À cet égard la Conférence des citoyens organisée en France sur les OGM est apparue, certes, comme une volonté de formaliser le débat ; elle est cependant intervenue trop tard et de façon trop ponctuelle. Il semble, en effet, que le débat sur les questions sociales objets de controverses doive nécessairement s’inscrire dans la durée pour permettre de passer de la notion de risque acceptable à celle de risque accepté.
L’organisation de ces conférences doit reposer très largement sur des expertises économiques et sociales qui pourraient être le « pendant » de l’expertise purement scientifique. On peut penser que l’incitation la plus forte à s’engager dans cette voie pourrait paradoxalement venir du droit international, en particulier du droit du commerce international ou communautaire. En effet, si aujourd’hui l’OMC et la Commission européenne sont rétives aux arguments d’ordre économique, social, culturel, de plus en plus souvent avancés par les États pour justifier une limitation du libre échange, c’est en grande partie parce que ces arguments sont avancés de manière empirique, discrétionnaire, sans avoir été véritablement évalués.

C’est ainsi que l’on peut, à partir de l’exemple des « utilités » économique, alimentaire et médicale annoncées des OGM, montrer que beaucoup d’affirmations n’ont jamais été sérieusement évaluées. On a souvent dénoncé l’expertise scientifique comme se situant dans une « boîte noire ». Il est permis de se demander si l’on ne doit pas formuler une observation identique s’agissant de l’expertise économique, sociale et médicale.
Les expertises dites de deuxième cercle pourraient, par exemple, elles aussi s’articuler avec des expertises élargies associant l’ensemble des intéressés, experts et profanes. Ces dernières devraient recevoir un cadre procédural afin de donner des gages de sérieux irréfutable. De telles procédures modifient toutes  le rapport entre les points de vue experts et  ceux des profanes. Contrairement au modèle relativement classique de l’instruction publique, où les seconds ne peuvent qu’être éclairés par les premiers sans apport en retour, la mise en débat public démontre que chacun de ces acteurs détient des savoirs spécifiques qui s’enrichissent mutuellement. Dans le cours d’une controverse, il apparaît assez souvent que le cadre d’analyse des experts initiaux s’avère incomplet, et que des questions délaissées au départ ne sont pas systématiquement secondaires ou anecdotiques. On en voudra notamment pour preuve les débats récemment apparus sur la dépendance des agriculteurs aux semenciers en matière de cultures OGM, et qui avaient été largement occultés. Ces nouveaux dispositifs délibératifs et d’expertise correspondent aux droits fondamentaux mis en avant par Bruno Latour4 que sont le droit à l’information et le droit à l’expression, lesquels ne doivent pas demeurer purement formels comme ils le sont trop souvent.
Nous emprunterons notre conclusion provisoire à P. Lascoumes, tant il est vrai que le droit soulève toujours un problème de légitimité des normes et des procédures. Sa démarche est extrêmement constructive et mérite d’être rappelée. « Le traitement politique des enjeux controversés a apparemment tout à gagner au passage par une mise en débat public. Et l’on peut faire l’hypothèse d’une nouvelle forme de légitimité de la décision publique. » Aux côtés de la rationalité légale formelle de l’Ètat de droit (au sens du droit moderne) et de la rationalité matérielle scientifique du juste état des connaissances scientifiques, se dessinerait une rationalité délibérative ou contre-technocratique. « La validité et la légitimité d’une décision reposeraient alors sur la qualité des débats qui l’ont préparée, sur la richesse des informations collectées, sur la diversification des points de vue recueillis, et sur la solidité des accords passés entre les acteurs impliqués. »

Notes de bas de page numériques

1 . En revanche, la directive du 12 mars 2001 est beaucoup plus explicite.

2 . Ch. Noiville, précitée.

3 . La nouvelle directive du 12 mars 2001 propose en revanche une véritable consultation du public.

4 . Voir aussi : Le métier de chercheur, Sciences en question, INRA, 1995.

Pour citer cet article

Laurence Boy, « Le principe de précaution », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Le principe de précaution, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3785.

Auteurs

Laurence Boy

Professeur de droit à l’université de Nice-Sophia-Antipolis.