Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Mark Twain  : 

Le danger du lit

Texte intégral

L’homme du guichet me dit :
— Avez-vous un ticket d’assurance contre les accidents ?
— Non, répondis-je, après un moment de réflexion. Non. Je dois voyager en chemin de fer toute la journée. Mais demain, je ne voyage pas. Donnez-m’en un pour demain.

L’homme parut un peu étonné. Il reprit :
— Mais c’est pour l’assurance en cas d’accident, et puisque vous voyagez aujourd’hui...
— Si je suis en chemin de fer aujourd’hui, je n’en ai pas besoin. La seule chose qui m’effraye, c’est de rester chez moi, dans mon lit.

C’est que, en effet, j’ai longuement examiné la question. L’an dernier, j’ai fait vingt mille kilomètres, presque entièrement par chemin de fer. L’année d’avant, j’avais fait vingt-cinq mille kilomètres, moitié par mer, et moitié en chemin de fer, et l’année précédente, près de dix mille, exclusivement sur rail. Si j’ajoute les petits voyages accessoires, je puis compter que j’ai parcouru soixante mille kilomètres durant les trois ans en question. Et jamais un accident.

Pendant longtemps, je me suis dit tous les matins : « J’ai échappé jusqu’à maintenant, et les chances d’accident, à l’heure actuelle, sont accrues d’autant. Soyons prudent, et prenons un ticket d’accident. » Mais la journée se passait, et le soir j’allais me coucher sain et sauf, sans la moindre articulation froissée ou le plus petit os cassé. Je me fatiguai de cette inutile préoccupation quotidienne, et me mis à acheter des tickets d’assurance valables un mois. Je me disais : « Sur trente tickets, il est impossible qu’il n’y en ait pas un de bon. »

Mais je me trompais. Jamais un numéro gagnant. Je pouvais lire chaque jour le récit d’accidents de chemin de fer. L’atmosphère des journaux en était obscurcie. Mais ils n’arivaient jamais sur ma ligne. Je m’avisais que j’avais déjà dépensé pas mal d’argent en tickets d’assurance et toujours en pure perte. Mes soupçons commencèrent à s’éveiller, et je me mis à chercher dans mes relations quelqu’un qui eût gagné à la loterie. Je trouvai des tas de gens qui avaient mis des fonds dans l’affaire, pas un qui eût touché le moindre dividende sous forme d’accident. Je renonçai à acheter des tickets d’assurance et je me mis à calculer. Le résultat de mes calculs fut stupéfiant : ce n’est pas en voyageant qu’on court des risques, c’est en restant chez soi.

J’ai dépouillé toutes les statistiques et j’ai trouvé, à mon grand étonnement, que malgré toutes les manchettes sensationnelles des journaux au sujet des accidents de chemin de fer, le chiffre des gens qui ont perdu la vie dans ces accidents, au courant des douze derniers mois, n’arrive pas à trois cents. La ligne d’Erie est notée comme la plus meurtrière de toutes. Elle a tué quarante-six personnes, ou vingt-six, je ne sais plus au juste. Dans tous les cas, son chiffre de meurtres est le double de celui de n’importe quelle autre ligne. Mais il faut tenir compte que la ligne d’Erie est immensément longue, et fait un trafic plus considérable que toute autre. Ainsi, le chiffre de morts n’a rien d’étonnant.

Entre New York et Rochester, cette ligne transporte huit trains de voyageurs par jour, dans chaque sens, seize trains par jour en tout, avec une moyenne quotidienne de six mille personnes. En six mois, cela fait un million, la population dc New York. Eh bien, la ligne d’Erie tue de treize à vingt-trois personnes sur son million, en six mois. Et, dans le même temps, treize mille habitants de New York, sur un million, meurent dans leur lit. Quand j’arrivai à cette conclusion, ma chair frissonna, mes cheveux se hérissèrent. La chose pourtant était claire. Le danger n’est pas de voyager, mais c’est de se confier à ces lits mortels. Désormais, je ne veux plus dormir dans un lit.

Je n’avais considéré la ligne d’Erie que sur une fraction très inférieure à sa moitié. Il était évident que la ligne entière devait transporter par jour onze à douze mille voya­geurs, au minimum. En tenant compte des autres lignes, répandues à profusion sur la surface des États-Unis, le calcul prend une autre ampleur. On peut admettre, en étant sûr de rester au-dessous de la vérité, que chacune de ces lignes, en moyenne, transporte par jour deux mille cinq cents voyageurs. Il y a aux États-Unis huit cent quarante-six lignes de chemin de fer. La multiplication donne un chiffre de deux millions cent quinze mille. Donc les chemins de fer d’Amérique transportent quotidiennement plus de deux millions de voyageurs. Six cent cinquante millions par an, sans compter les dimanches. Les chiffres sont là. On peut se demander où ils prennent ces six cents millions de voyageurs, dans un pays qui n’a pas cinquante millions d’habitants. Il y en a qu’on doit faire passer plusieurs fois. C’est la seule explication possible. Mais tenons-nous-en aux résultats du calcul.

La population de San Francisco est le huitième de celle de New York. Il y a soixante décès par semaine à San Francisco et cinq cents à New York, dans les bonnes semaines. Cela fait trois mille cent vingt décès par an à San Francisco, et huit fois autant à New York disons vingt-cinq à vingt-six mille. Au point de vue des conditions sanitaires, les deux villes se valent. Nous pouvons donc considérer ces chiffres comme une moyenne, et admettre que sur toute l’étendue des États-Unis. il y a chaque année vingt cinq mille décès environ par million d’habitants. C’est le quarantième de la population totale. Un million de nos concitoyens meurent tous les ans. Sur ce chiffre, dix ou douze mille meurent de mort violente, écrasés, noyés, pendus, empoisonnés, ou tombent du haut des toits, ou se cassent le cou en glissant sur le plancher bien ciré des églises ou des salles de conférences. D’autres encore, en ingurgitant des spécialités pharmaceutiques ou en se suicidant d’autres manières. La ligne ferrée d’Erie fait périr vingt-trois à quarante-six personnes. Les autres lignes, au nombre de huit cent quarante-cinq, tuent, en moyenne, chacune un tiers d’homme. Et le reste de ce million, c’est-à-dire neuf cent quatre-vingt-sept mille six cent trente et un cadavres, chiffre effrayant, représente les gens qui meurent de mort naturelle, dans leurs lits.

Vous m’excuserez si je refuse de courir la chance fatale du lit, dans ces conditions ; le chemin de fer me paraît beaucoup plus avantageux.

Et voici le conseil que je donne à tous : ne restez pas dans votre maison, quand vous pouvez l’évitez. Mais si vous devez y rester, achetez un paquet de tickets d’assurance, et passez néanmoins les nuits debout. On ne saurait prendre trop de précautions.

(On voit maintenant pourquoi je répondis à l’employé de la gare, dans les circonstances susdites, comme je l’ai relaté.)

La morale de cette histoire, c’est que les gens sont mal fondés à se plaindre, comme ils le font constamment chez nous, de la sécurité en chemin de fer. Considérant que chaque jour et chaque nuit, d’un bout à l’autre de l’année, quatorze mille trains circulent à travers le territoire des États-Unis, quatorze mille trains ayant des existences comme marchandise, et manifestement armées pour la mort, la merveille est, non pas qu’ils suppriment trois cents vies humaines dans un an, mais qu’ils n’en suppriment pas trois cents fois trois cents.

Pour citer cet article

Mark Twain, « Le danger du lit », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Le danger du lit, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3783.

Auteurs

Mark Twain

Journaliste, romancier, humoriste américain (Florida, Missouri, 1835 – Redding, Connecticut, 1910).