Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Patrick Lagadec  : 

Risques et Crises : nouvelles frontières, nouvelles responsabilités

Plan

Texte intégral

Comment se saisir aujourd’hui de la question des risques et des crises, qui se présente comme de plus en plus pressante – après les épisodes du 11 septembre 2001, d’AZF à Toulouse, de la vache folle, etc. ?
Je m’en tiendrai ici à quelques convictions et questions qui sont miennes à ce jour, tirées de l’expérience et de la connaissance – partielles – que je peux avoir du terrain des risques et des crises. Je dis bien des risques et des crises : il n’y a pas de discussion possible sur les risques si l’on refoule la possibilité de phénomènes échappant aux domaines statistiques habituels, posant des problèmes majeurs en termes de connaissance, de références, de gouvernance. C’est bien cette brèche qui fait problème dans l’étude des risques ; et c’est trop souvent la tendance à vouloir effacer cette brèche à bon compte qui trouble la discussion.  

Deux obstacles à dépasser

Cette façon de poser le sujet, en ne l’amputant pas de ce qui, fondamentalement, fait le plus problème, lève deux obstacles qu’il faut expliciter d’entrée de jeu.
Premier obstacle : la crise est une brèche dans nos visions du monde, dans nos modèles de référence, notre rapport à la connaissance, nos outils. La crise est d’abord une discontinuité. Exactement ce que notre culture scientifique et technique, imprégnée de positivisme, a longtemps rejeté, et rejette encore fortement.1 Certes, bien sûr, il faut des réponses : prétendre le contraire serait tout à la fois sans fondement et irresponsable (je m’emploie d’ailleurs en permanence à forger ces réponses, y compris opérationnelles, avec les acteurs). Mais la crise exige que l’on reconnaisse son caractère de situation limite : la surprise, l’inconnu, l’ignorance, la mutation des configurations opératoires comme jeux d’acteurs sont des dimensions constitutives du problème. Pour paraphraser René Char, l’essence de la crise, et plus globalement du risque, tient sans doute de « la réponse qui n’est point donnée ». La crise pose donc un impératif : ouvrir des questions, pour pouvoir construire des réponses nouvelles. Or, dès que l’on évoque la sphère du risque et plus encore de la crise, tout pousse, irrésistiblement, à rechercher des réponses et des check-lists, pour fermer les interrogations. Davantage : en cas de difficulté majeure, cette inclination se fait obsession. Et toute insistance à ouvrir le questionnement nécessaire est rapidement perçue comme de la provocation. Ainsi que me le disait un jour un haut responsable : « Nous sommes ici pour résoudre des problèmes, pas pour nous en poser ! »

Second obstacle, plus sensible encore : dès que l’on aborde les problèmes de risques et de crise, on déclenche des angoisses profondes. Cela s’observe dans tous les milieux. Exemple : lors d’une intervention (voici déjà un bon nombre d’années, certes), devant une centaine d’officiers supérieurs de l’Otan, sur les problèmes de risques non classiques, je m’entendis chuchoter en a parte par le général qui me passait le micro : « Surtout, ne les effrayez pas ! » C’est là une expérience récurrente. « La crise est heure de vérité », dit le théâtre grec. La crise, ou même l’évocation de la crise, ravive chez chacun l’expérience de blessures profondes. La crise met en lumière des failles, elle risque de mettre en question bien des équilibres qui n’ont rien de naturel, des intérêts qui ne sont pas éternels.
L’examen de la crise conduit aussi, inévitablement, au dévoilement de béances, d’erreurs troublantes, le plus souvent incroyables : la crise provoque des pathologies relèvant elles aussi de l’extrême, du stupéfiant. On peut tenter de prévenir les incompréhensions en soulignant rapidement, comme l’avait fait un jour le directeur général d’une grande entreprise publique en introduction d’une conférence où il exposait ce qui se passait dans son groupe en cas de crise : « Excusez-nous, vous allez nous prendre pour des débiles. » Mais le choc reste rude. Qui n’a jamais véritablement travaillé la question, de l’intérieur, s’insurge et se bloque. Le responsable opérationnel souligne à quel point il dispose d’outils de réponses remarquables et d’hommes valeureux : qui pourrait oser porter atteinte à son honneur en mettant en doute ses capacités ? L’intellectuel fait valoir qu’il ne faut rien exagérer et que tout ce qui est présenté comme extrême relève de l’illusion. Et, régulièrement, le colmatage s’opère avec des déclarations consensuelles du type : « Crise ? il n’y a aucune définition de ce concept fourre-tout ! » « Les crises, cela a toujours existé, et ce n’est pas pire aujourd’hui : rappelez-vous la Peste noire ou la Grande Guerre ». « Les crises, c’est nécessaire : voudriez-vous mettre les sociétés sous camisole de force ? » Le tout se concluant par un irrésistible et pathétique : « Moi, je suis optimiste ! »

Je réponds : il ne suffit pas de hisser le drapeau de l’optimisme. L’optimisme est d’une autre trempe ; il exige de la lucidité et de l’implication, en prenant à bras le corps le dossier. L’expérience montre d’ailleurs que les premiers à revendiquer haut et fort l’optimisme par le verbe sont trop souvent les premiers à disparaître quand vient l’épreuve. Je comprends à quel point la question ouverte fait peur. Il va nous falloir apprendre à considérer ces questions — en mobilisant, non plus d’abord nos mécanismes de défense, mais notre intelligence et notre liberté. Et il faudra le faire rapidement car la réalité, elle, n’attendra pas.

Des franchissements de seuils, accélérés et tous azimuts

En 1979, j’ai proposé le concept de risque technologique majeur pour signifier qu’en matière de sécurité nous avions à reconnaître et traiter, non seulement des sauts quantitatifs (les conséquences potentielles d’un risque changeaient d’échelle) mais des sauts qualitatifs : les risques sortaient de l’enceinte industrielle, sortaient des champs statistiques habituels (tant pour la fréquence que pour la gravité), sortaient des univers scientifiques connus, pouvaient même franchir des limites d’espace (affecter très loin de leur source) et de temps (affecter les générations futures). La question changeait de nature. On passait du technique au politique. L’extérieur, désormais lui aussi en première ligne, devenait de facto légitime pour poser question. On répondit généralement qu’il ne fallait rien pousser au noir : « Seveso n’a fait aucun mort, Three Mile Island non plus. » Cqfd. Avec Bhopal et Tchernobyl, on commença à se montrer plus attentif.  Mais toujours avec cet optimisme conduisant à anticiper l’avenir à partir du seul examen des rétroviseurs à disposition.

Aujourd’hui, d’autres sauts qualitatifs sont à reconnaître et ils appellent de nouvelles prises de responsabilité. En matière de risques et de crises, nous sommes confrontés à des franchissements de seuils tout à fait majeurs, et il ne s’agit pas là que de biais de perception. Trois types de seuils sont à considérer :

  • des risques spécifiques imposants : nous l’avons vu avec Tchernobyl ou l’explosion de Toulouse ;

  • des risques de réseaux, produisant des effets de résonance inédits et globaux (réseaux vitaux imbriqués, dépendances de plus en plus radicales par rapport à ces réseaux de vie) ;

  • des ruptures, correspondant à des mutations profondes des champs de connaissance et d’action. Ce sont de nouvelles donnes techniques, comme les nanotechnologies ; de nouveaux risques, comme celui présenté par le prion, et qui déstabilise de vastes secteurs en touchant la dimension critique et transverse qu’est la santé publique ; le développement de contextes globaux présentant de nouvelles fragilités structurelles, on l’a vu avec le climat et les conséquences observées en termes de phénomènes naturels inédits ; l’irruption de la guerre sous de nouvelles formes (attaques du 11 septembre, attaques à l’anthrax). Le tout sous couvert d’une médiatisation globale, instantanée, imposant ses cadres de mise en scène et d’interprétation, ses impératifs de communication et même de traitement.   

J’illustrerai les deux derniers points, moins évidents, par quelques références concrètes.

La destruction du réseau électrique du sud du Québec, en janvier 1998. Une tempête de pluies verglaçantes d’ampleur inédite a conduit, au mois de janvier 1998, à l’effondrement par plaques des réseaux vitaux de la province : destruction des lignes de transport électrique, Montréal dans le noir, raffineries paralysées, téléphone et informatique touchés. La ville de Montréal était à deux heures du manque d’eau ; les pompiers n’avaient plus d’eau, dans une ville qui se chauffait avec des moyens de fortune et s’éclairait à la bougie. 2

Les risques d’attaque de grands réseaux vitaux. Il faut citer ici les travaux pionniers d’une commission mise en place par le président Clinton en 1998. À l’évidence, nous sommes invités ici à approcher les problèmes avec un œil neuf : « La prolifération et l’intégration rapides des systèmes de télécommunication et des systèmes informatiques ont lié les infrastructures les unes aux autres pour parvenir à un réseau complexe d’interdépendances. Ces liens ont créé de nouvelles dimensions de vulnérabilités qui, quand elles sont combinées avec une constellation inédite de menaces, induisent des risques sans précédents pour la sécurité nationale. […]. Nous devons apprendre à négocier une nouvelle géographie, dans laquelle les frontières ne sont plus pertinentes, les distances n’ont plus de signification, dans laquelle un ennemi peut porter atteinte à des systèmes vitaux sans s’attaquer à notre système de défense militaire. La défense nationale n’est plus du ressort exclusif de l’exécutif et la sécurité économique échappe à la seule sphère des affaires. »3

Le défi des ruptures : le cas du prion. Sont ici combinées toutes les difficultés : ampleur, réseau, inconnu. La commission présidée par Lord Phillips, mise sur pied par Tony Blair en 1997 pour étudier la réponse de la Grande-Bretagne à ce risque entre 1986 et 1996 apporte des éclairages pénétrants, à reprendre dans bien d’autres champs4. Les pièges étaient non classiques, les intervenants n’étaient pas préparés à ces nouveaux défis, le fiasco fut considérable, tant pour les conséquences humaines, économiques, qu’en termes de gouvernance.

Quelques extraits du rapport :

— « Il y a eu toute une série de facteurs qui ont rendu inévitable que, quelles que soient les mesures prises en réponse à son apparition, l’ESB se développe en désastre :

  • la maladie avait une période d’incubation de cinq années en moyenne ;

  •  la maladie tendait à ne frapper qu’un seul animal par troupeau ;

  • la maladie avait des signes cliniques semblables à nombre d’autres maladies dans les troupeaux ;

  • la maladie ne pouvait être diagnostiquée avant l’apparition de signes cliniques ;

  • la maladie était transmissible à l’homme, mais avec une période d’incubation bien plus longue que pour le bétail. » (§ 108). 5

— « Au moment où fut introduit le dispositif d’abattage et d’indemnisation, on s’attendait qu’il s’applique à environ 60 bêtes par mois. Au pic de l’épidémie d’ESB, 8 000 cas suspects furent déclarés en un seul mois. » (§ 534)
— « Le résultat de l’expérimentation du Laboratoire vétérinaire central, qui montra, à la fin de 1994, qu’un seul gramme avait pu transmettre l’ESB par voie orale, causa une énorme surprise et une profonde inquiétude. » (§ 1195)
— « Étant donné la pratique du poolage et du recyclage des restes d’animaux dans l’alimentation du bétail,pareille séquence d’événements ne pouvait que se développer à partir des premiers cas d’ESB. Il était inévitable que, quelles que soient les mesures prises, des milliers et des milliers de bovins succombent à la maladie dans les années qui allaient venir. Il était inévitable que, si les humains étaient sensibles à la maladie, certains d’entre eux soient infectés avant même que l’existence de la maladie ait été suspectée. » (§110)
— Non préparés, les responsables furent pris dans une spirale de l’échec :

  • 1. On rassure : « Dix ans durant, le Gouvernement assura : qu’il n’y avait aucune preuve que l’ESB puisse se transmettre à l’homme ; qu’il était hautement improbable que l’ESB pose quelque risque que ce fût pour les humains ; et qu’il était sans danger de manger du bœuf. » (§ 2)

  • 2. On capitule : « Le 20 mars 1996, Stephen Dorrell, secrétaire d’État à la Santé, prit la parole au Parlement et annonça que dix jeunes personnes avaient contracté un nouveau variant, terrible et invariablement mortel, de la maladie de Creutzfeldt-Jacob, nv-MCJ, et qu’il était probable que cela était en lien avec l’ESB. » (§ 3)

  • 3. On s’effondre : « La réaction du public fut qu’il avait été trompé, délibérément trompé, par les pouvoirs publics. » (§115)

À ce tableau, il faut ajouter deux difficultés supplémentaires. D’une part, la globalisation de l’information, qui conduit, en situation critique, à des effets Larsen irrépressibles. Ainsi, lors des attaques du 11 septembre, on a vu toutes les télévisions du monde mettre en boucle, pendant des jours, les images des avions percutant les tours. Images certes utiles pour la compréhension du saut franchi en termes de sécurité nationale, mais qui ne laissaient plus de place à la réflexion : même lorsqu’un ministre ou un expert venait tenter d’introduire quelque intelligence distanciée pouvant permettre d’appréhender l’événement autrement que par une émotion débordante et paralysante (voulue par les auteurs de l’acte), le discours était annihilé par les images des avions percutant les tours, venant et revenant sans cesse à l’écran.

D’autre part, les difficultés se présentent de façon liée, ce qui trouble plus encore nos catégories mentales, davantage habituées à sérier les problèmes, à établir des catégories, des cloisons. Mais les dynamiques s’accélèrent. En témoignent, par exemple, ce constat que faisait voici peu le président de British Airways devant son personnel : « Pour tous ceux qui travaillent au sein de British Airways, 1997 a été une année de défis […]. Nous avons connu une attaque de l’IRA à l’aéroport de Gatwick, un problème majeur sur la Livre, un problème financier majeur en Extrême-Orient, une concurrence sévère, des changements internes importants, de graves conflits sociaux et, alors que nous pensions que le pire était derrière nous, l’incendie de notre terminal à Heathrow. »6

Des organisations globalement non préparées, des pathologies de plus en plus pénalisantes

Face au tableau des risques, où en sommes-nous ? Globalement, le diagnostic pourrait être le suivant :
— nous disposons d’outils de traitement des urgences techniques simples, nous avons d’ailleurs d’excellents corps d’urgentistes (sapeurs-pompiers, Samu, etc.), dont les membres soulignent d’ailleurs l’importance de l’effort à consentir pour que ce point d’appui ne soit pas perdu ;
— un certain nombre d’organisations se sont dotées de compétences pour les crises et engagées dans des préparations sur ce terrain, mais cela reste encore le plus souvent limité, peu reconnu, mal intégré au plus haut niveau décisionnel (la communication de crise est la préoccupation la plus connue, mais il faudrait de vrais efforts managériaux, le plus souvent embryonnaires) ;
— sauf exception, nous n’avons pratiquement rien mis en place pour traiter les nouveaux défis en termes des crises émergentes, des ruptures : la question n’est pas mise à l’agenda, il n’existe pas de think-tanks pour traiter ce qui n’est pas encore patent, dans les crises émergentes graves nous n’avons guère de lieux de réflexion stratégique pour le recul indispensable.

Cet état de fait est préoccupant. L’adage des spécialistes de l’urgence, « une minute, un verre d’eau ; dix minutes, une citerne ; une heure, une caserne », n’est que plus vrai en situation de crise, plus radical en situation de rupture. Et l’expérience montre que, faute des préparations nécessaires — en termes de culture, bien plus encore que d’outils ou d’organisation —, des pathologies particulièrement graves s’emparent sur-le-champ des personnes comme des organisations. Notamment : négation, évitements, fuites, logiques de bunker, blocage de la communication, incapacité à tisser les relations voulues avec les réseaux concernés, erreurs de vision majeures, refus de toute réflexion (« en crise, on n’a pas le temps de réfléchir »).

Nous avons connu en France l’exemple remarquable d’EDF et de son président lors des ouragans de décembre 1999. Il n’était pas dû au hasard, les équipes étaient préparées, s’étaient posé des questions hors cadre, étaient allées au Québec étudier le cas troublant des pluies verglaçantes de 1998, avaient fait des entraînements avec des partenaire extérieurs à l’entreprise, etc. En regard, le rapport de la Mission interministérielle sur l’évaluation des dispositifs de secours et d’intervention mis en œuvre à l’occasion des tempête des 26 et 28 décembre 1999, (rapport Sanson) n’a pas hésité à clarifier  les faiblesses structurelles majeures de nos capacités d’action à l’ère des vulnérabilités de nos grands réseaux.7 Alerte, planification, mobilisation, projection, coordination, communication, réflexion, synthèses zonale et nationales, initiatives hors cadre, retour d’expérience, préparation des équipes et des réseaux : tout devient problématique dès lors que l’événement dépasse un certain niveau de gravité ou d’anormalité. Or, là est précisément la difficulté d’aujourd’hui, dans tous les secteurs : nous quittons les domaines bien connus, bien quadrillés, pouvant être traités par les seuls services d’urgence appliquant leurs schémas usuels.

Le rapport Sanson invite tous les acteurs à entrer dans des logiques de mise à niveau. Il faut en effet le faire rapidement car, avec le durcissement des vulnérabilités, la multiplication des épisodes où nos institutions se montrent en limite de compétence, le risque est d’observer à brève échéance une triple dynamique : désarroi des officiels, défiance du citoyen, découplage entre la société civile et responsables. Mais là aussi, on doit avoir la lucidité de reconnaître bien des difficultés structurelles.

De solides résistances

La première réflexion — rationnelle – qui vient à l’esprit est que, si ces questions sont tellement cruciales, si le fait de ne pas s’être préparé est rapidement porteur de fiasco, alors il va de soi que chacun, chaque organisation met tout en œuvre pour ne pas arriver démuni sur ces terrains. L’expérience enseigne jour après jour le contraire : sauf exception, on ne s’engage guère dans des démarches de progrès à la hauteur des enjeux (on laisse la question aux urgentistes, aux spécialistes, aux communicants, etc.). Il faut bien mesurer que nos ancrages culturels, nos formations, ne nous poussent guère à engager les démarches qui devraient constituer aujourd’hui, alors que les potentiels de crise s’accumulent à l’horizon (un horizon qui se rapproche à haute vitesse), une ardente obligation.

En ces matières de risques et de crise, nous sommes le plus souvent des contemporains des naturalistes, avec ces lignes de Buffon (1749) comme référence indépassable : « Des causes dont l’effet est rare, violent et subit ne doivent pas nous toucher, elles ne se trouvent pas dans la marche ordinaire de la Nature ; mais des effets qui arrivent tous les jours, des mouvements qui se succèdent et se renouvellent sans interruption, des opérations constantes et toujours réitérées, ce sont là nos causes et nos raisons. »

Uriel Rosenthal, l’un des pionniers des études sur les crises en Europe, le soulignait clairement à la fin des années 1980, au moment des premières études systématiques sur la question des crises : « Les scientifiques ne se sentent guère à l’aise avec ces phénomènes qui semblent hors du champ des théories bien nettes et ciselées qu’ils ont développées à partir des circonstances et événements inscrits dans la normalité. Les crises semblent être en opposition absolue avec la base même des sciences sociales modernes. »8

Dans la même ligne, Ralph Stacey, professeur de management stratégique, soulignait lui aussi, en 1996 : « Au moins 90 % du contenu des manuels de management stratégique sont consacrés à la facette du management qui pose le moins de difficulté — conduire la machine organisationnelle selon un mode qui exclut au maximum la surprise […]. Bien au contraire, la véritable fonction du management est de conduire les exceptions, rapidement et sous pression, quand elles surviennent de façon non prévue […]. La véritable mission des responsables est de traiter la non prédictibilité, l’instabilité, l’irrégularité, le non sens et le désordre. »9

Ces résistances ont leur traduction opérationnelle directe : pas de formation initiale, pas de préparation des équipes dirigeantes, pas de simulation à la hauteur de ce qui serait nécessaire (ou des simulations tout à fait classiques, orientées sur de l’entraînement logistique, rarement sur les dimensions décisionnelles), pas de retour d’expérience (sauf exercice de publicité a posteriori), pas d’exploration des surprises, etc. Et plus encore : au cœur de la résistance, un fort sentiment d’illégitimité de toute demande de préparation sur ces terrains. Si, en effet, les responsables ont été formés, recrutés, promus, en fonction de leur aptitude à faire marcher des mécanismes et des rouages bien stabilisés, leur identité même se trouve mise en question par tout appel à venir exercer leurs responsabilités sur un terrain fait de surprises, de pertes de référentiels, de devoir de communication large avec nombre d’autres acteurs, etc.

L’expérience enseigne cependant que ces résistances peuvent être dépassées. Et c’est dans ce dépassement, en dépit de tous les freins, qu’il convient aujourd’hui de mettre son énergie.

Des démarches créatrices

Il est urgent d’agir, avec plus de détermination que par le passé, pour éviter que les crises qui se profilent accentuent rapidement les trois difficultés que j’ai mentionnées : désarroi des officiels, défiance du citoyen, découplage entre société civile et monde de la décision. Naturellement, bien des avancées techniques sont à réaliser – formation, simulations, retour d’expériences, etc. Mais je m’en tiendrai ici à quelques orientations de fond.

La première urgence, déterminante, est l’implication personnelle des dirigeants. On a dit, par exemple, que Rudolph Giuliani, le maire de New York, avait démontré de grandes capacités personnelles dans l’épisode du 11 septembre. Sans doute a compté le fait qu’en juillet 2001, la ville de New York organisait un exercice de simulation d’attaque terroriste, sur deux jours. Le maire en personne est venu, non pour introduire, non pour souligner que c’était là une activité si importante qu’il devait s’éclipser dès le mot d’accueil, non pas pour conclure, mais pour jouer son rôle effectif de maire, tout au long de l’exercice. Et il faut savoir qu’en fin de simulation il fut décidé d’en effectuer une seconde ; ce devait être le… 12 septembre 2001. Résultat : en dépit de toutes les difficultés, de toutes les failles (une analyse de retour d’expérience a été demandée à une société extérieure), il reste que l’on fut en mesure de réarmer un centre de crise en deux jours (là précisément où avait lieu la simulation de juillet), capable d’accueillir plus de 200 organisations (340, trois jours plus tard).

À l’autre bout, il faut remettre dans la boucle la société civile. Il faut en finir avec l’idée qu’en cas de situation délicate, tout est immédiatement confié à quelque structure d’État, sous commandement unique, dans une espèce de logique militaire considérant que la société civile ne peut que paniquer et se livrer au pillage. L’exemple de l’épisode des pluies verglaçantes au Québec en 1998 est très intéressant à cet égard. Le retour d’expérience (largement ouvert, extrêmement approfondi – là aussi, la France souffre de toute comparaison, si l’on s’en tient aux cas de l’Erika ou de Toulouse) a fortement souligné la nécessité de concevoir la réplique en lien étroit avec la société civile. Par exemple, il a été indiqué que, pour des défaillances de réseaux aussi complexes, il fallait que le citoyen ait prévu une certaine autonomie pour faire face à la situation à son niveau, dans l’attente d’un rétablissement qui exige nécessairement du temps, et qui doit d’abord être dirigé vers des remises en route structurelles des réseaux.

Autre ligne d’action : avancer par des initiatives fortes et hardies, non pas uniquement par des réflexions qui permettraient de trouver des principes définitivement aboutis. Exemple : l’autoroute Aix-Nice, en février 2001, a connu un grave épisode de neige qui a bloqué 4 000 personnes sur la chaussée pendant près de 36 heures, par suite de conditions météorologiques inédites — 80 cm de neige. Au lieu de plaider la force majeure, le président de la société d’autoroute concernée (Escota), engagea un retour d’expérience public. Tous les acteurs intéressés furent invités par voie de presse à venir partager leur expérience au cours d’une réunion publique trois mois plus tard. Davantage : le travail collectif fut complété en séance par une réflexion commune sur la contribution que les uns et les autres pourraient apporter à la sécurité d’un grand réseau comme celui de cet axe routier (supposant, par exemple, en cas de nécessité de coupure au niveau du Var, que les poids lourds soient retenus à la frontière espagnole, et à la frontière italienne). Le résultat fut particulièrement intéressant, tant pour une meilleure compréhension de l’épisode et des difficultés à traiter, que pour la préparation de l’avenir. En un mot, la réunion permit de mieux prendre conscience des maillages en jeu, et surtout, d’engager de nouveaux maillages entre les acteurs — société d’autoroutes, autorités, élus locaux, stations services, météo, camionneurs, etc.  

Avec un grand opérateur, nous avons récemment fait un nouveau retour d’expérience public, dans le même esprit. Avec le même résultat : des participants fort surpris de voir qu’il ne venaient pas pour écouter des responsables leur dire que tout était sous contrôle et que le mieux qu’ils avaient à faire était de se taire en faisant confiance ; des responsables intéressés à voir le sérieux des propositions venues de la société civile (« je suis médecin, vous devriez à l’avance mieux mobiliser nos compétences »). Et la démarche de progrès put s’engager sur un terrain sain, l’opérateur clarifiant : « Cela, nous pouvons et devons le mettre en chantier, et certains points le sont déjà ; cela, il ne faut pas y compter, c’est hors des possibilités techniques de l’heure ; cela, il est possible de le faire, mais il faut bien en mesurer le coût : ce sera un choix à faire, et il faudra que nous l’arrêtions après débat, au-delà de notre entreprise. » Nous sortions de l’impasse : « Je vous dis que tout est sous contrôle / Je vous prends au mot : si jamais quelque chose survient, j’exigerai de vous l’impossible, en l’occurrence, ce risque nul. »

Quatrième ligne d’action : consentir à un travail de réflexion stratégique sur ces questions. Le plus souvent, le déficit est très important à cet égard. Avant les crises, ce n’est pas possible car il faut rester optimiste, et les conflits de territoire interdisent d’aller explorer ce qui pourrait affecter le bornage très sensible de ces territoires (le travail de bornage risquant même de devenir la mission dominante et ultime des institutions à mesure que les crises menaceront). Pendant, ce n’est pas possible car, selon la phrase régulièrement entendue : « En crise, on n’a pas le temps de réfléchir. » Après, ce n’est plus possible, car il serait inconcevable de lever quelque question que ce soit sur la gestion de ce no man’s land que doit demeurer le temps de la crise. Tony Blair a mis en place à ses côtés, voici déjà deux ans, une cellule de réflexion, avec pour mission de se pencher sur les crises à l’horizon. Il n’est sans doute pas impossible de songer à quelque initiative européenne dans cette voie.

Enfin, il ne devrait pas rester inconcevable d’inscrire ces sujets dans les formations de futurs responsables. Il ne s’agit pas de leur enseigner l’art des spécialistes de l’urgence ou les techniques de réduction des risques techniques. Il s’agit de les préparer à jouer leur partition sur des terrains qui ne sont plus les terrains quadrillés, connus, relativement stables, d’hier. Cela, en prenant toute la mesure des mots de Ralph Stacey que j’ai rappelés. Il faudra pour cela s’extraire de logiques positivistes, en méditant, par exemple, ces propos d’un ancien Chief Scientific Adviser britannique, Sir Robert May, lors d’une récente conférence européenne sur le science et la gouvernance : « Sur de nombreux grands enjeux — tout à la fois de sécurité et d’éthique —, la science donne rarement à elle seule des réponses indiscutables. Comme l’a écrit Brecht dans sa pièce La vie de Galilée : “La fonction principale de la science n’est pas d’ouvrir une porte sur la sagesse infinie, mais de fixer une limite à l’erreur infinie”. »10. Il faudra revoir nos conceptions de l’information, de la démocratie, à l’heure de l’incertitude, voire de l’ignorance. Le même Sir Robert May, dans une déposition à la commission d’enquête sur la crise de l’ESB en Grande-Bretagne (encore un retour d’expérience de haute qualité, que l’on pourrait méditer en France), indiquait là encore des voies qui exigent préparation : « On peut parfois avoir la tentation de retenir des informations pour qu’il soit possible de mener une discussion interne et d’arriver à la formation d’un consensus de telle sorte qu’un message simple puisse être exprimé à l’extérieur. Mon opinion est très ferme : il faut résister à cette tentation, et c’est tout le processus, désordonné, par lequel se construit la compréhension scientifique, avec toutes ses contradictions, qui doit être ouvert à l’extérieur. » (§1297)

Il est vrai que nous touchons là au cœur de nos conceptions de la gouvernance. Lors d’une grande réunion des collaborateurs du ministère de l’Equipement tenue à la suite de plusieurs épisodes météorologiques difficiles, l’un des responsables territoriaux plaida devant ses collègues pour une nouvelle conception du positionnement de l’État. Il le fit en proposant une citation : « Prétendre résoudre tous les problèmes et répondre à toutes les questions serait une fanfaronnade si effrontée et une présomption si extravagante qu’on se rendrait aussitôt par là indigne de confiance », Emmanuel Kant, Critique de la raison pure.La salle dit à quel point elle était en harmonie avec cette observation. Un haut responsable fit part de son indignation, pour souligner à quel point l’État avait, au contraire, tous les moyens de ses nobles missions. Nous sommes là au cœur de nos discussions sur le risque : occasion d’ouvrir des questions et des prises de responsabilités ? ou, au contraire, danger qui doit voir réaffirmé le principe du tout est sous contrôle, pourtant vidé de ce qu’il a pu avoir de rassurant ?

Pour ma part, j’ai la conviction que les défis nouveaux que nous avons à traiter, exigent de nouvelles approches. Et, comme le fait dire Camus à son héros dans La Peste, ce n’est pas d’abord ici une question de vocabulaire [est-on vraiment certain que le syndrome soit celui de la peste ?], c’est une question de temps.

Notes de bas de page numériques

1 . Voir Jean-Michel Besnier : « Ruptures, construire du sens individuel et collectif », entretien avec Patrick Lagadec, in P. Lagadec : Ruptures créatrices, éd. d’Organisation, Paris, 2000, pp. 515-547.

2 . R. Nicolet, « Pour affronter l’imprévisible : Les enseignements du verglas de 98 », Rapport de la commission scientifique et technique chargée d’analyser les événements relatifs à la tempête de verglas survenue du 5 au 9 janvier 1998, Les Publications du Québec et Gouvernement du Québec, 1999 ; D. Maisoneuve, C. Saouter. et A. Char (éds.), Communications en temps de crise. Québec, Presses de l’Université du Québec, 1999 ; P. Lagadec, « Tempête de verglas, Québec, janvier 1998 », Préventique-Sécurité, (49), janvier-février 2000, pp. 38-41 ; P. Lagadec et E. Michel-Kerjan, « D’un continent à l’autre », Le Monde, 12 janvier 2000, p. 17.

3 . “President’s Commission on Critical Infrastructure Protection”, Critical Foundations, Protecting America’s Infrastructures, Washington D.C., 1998, p. ix.

4  Lord Phillips of Worth Matravers, Mrs J. Bridgeman, Professor M. Ferguson-Smith, The BSE Inquiry, op. cit., 2000 ; analysé in P. Lagadec, « Retour d’expérience : théorie et pratique. Le rapport de la Commission d’enquête britannique sur l’Encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) au Royaume-Uni entre 1986 et 1996 », Cahiers du GIS Risques Collectifs et Situations de Crise, (1), 2001.

5 . Les numéros indiqués entre parenthèses sont ceux des paragraphes correspondants du rapport d’enquête britannique.

6 . B. Ayling, « Rising to the challenges that lie ahead. A New Year message from Bob Ayling, Chief Executive », British Airways News, (1193), 9 Janvier 1988, p. 1.

7 . Rapport au Premier ministre, mission présidée par l’inspecteur général Sanson, juillet 2000.

8 . U. Rosenthal, M. T. Charles and P. Hart (eds.), Coping with crises. The Management of Disasters, Riots and Terrorism. Springfield (Illinois), Charles C. Thomas Publisher, 1989, p. 5.

9 . R. Stacey, Strategic Management & Organizational Dynamics.London, Pitman, 1996, pp. XIX-XX.

10 . Sir R. May, « Bringing Science into Governance », in European Commission, Science and Governance in a Knowledge Society: The Challenge for Europe. Brussels, October 2000.

Pour citer cet article

Patrick Lagadec, « Risques et Crises : nouvelles frontières, nouvelles responsabilités », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Risques et Crises : nouvelles frontières, nouvelles responsabilités, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3774.

Auteurs

Patrick Lagadec

Directeur de recherche à l’École polytechnique ; auteur de Ruptures créatrices, éditions d’Organisation, 2000. Il vient de publier, en collaboration avec Xavier Guilhou, La Fin du risque zéro, Eyrolles société-Les Échos éditions, Paris, 2002.