Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Mike Singleton  : 

Hatari sana !– les risques et périls d’un primitif

Texte intégral

Théoricien ou praticien, qui de nos jours ne se sent obligé de tenir compte de la « dimension culturelle » ? D’où la présence d’un anthropologue (car la plupart du temps, il s’agit d’un « singleton » !) à des rencontres qui traitent de choses plus sérieuses que le symbolisme des étuis péniens ou des systèmes de parenté exotiques. Mais l’anthropologue de service sent souvent que son offre risque d’excéder ce qu’on lui demande. Qu’attend en effet le commun des savants, sinon des mortels, d’une contribution anthropologique sur une problématique telle que le risque, si ce n’est d’entendre parler des cultures à risques et donc d’un contraste entre une minorité de civilisations (réduites souvent à une seule — l’Occident moderne), qui ont su risquer le tout pour le tout, et toutes les autres, qui, à des degrés divers et pour des motifs plus ou moins compréhensibles, n’ont pas pu ou voulu s’aventurer hors des sentiers battus ? D’un côté, le Noir, encaqué aussi bien dans son carcan clanique que dans sa cosmologie étriquée, qui ose à peine sortir en forêt, de l’autre, le Blanc, affranchi de toute servitude féodale ou philosophique, et parti tout seul, ou presque, à la conquête d’un monde inconnu. Au Patagon primitif, pour qui tout était mystère, manipulable par la seule magie, succède le scientifique postmoderne, pour qui, bientôt, tout, pour l’essentiel, sera connu et contrôlé. En cherchant à tout prix à conjurer le risque, les cultures archaïques ont condamné les indigènes à demeurer indigents. La modernité, en revanche, a permis aux Occidentaux de relever les défis de la nature et de l’histoire, leur ouvrant ainsi la voie royale du progrès. Et si, sur cette route ascendante, le risque zéro n’existe pas, le principe de précaution ne saurait aboutir qu’à des haltes provisoires, jamais à des arrêts définitifs. Ainsi, s’agissant des risques associés à la manipulation du vivant, au rejet radical d’un Albert Jacquard, répond le moratoire relatif d’un Henri Atlan. Qui voudrait arrêter le progrès ferait reculer l’humanité. Puisque ce qui peut se faire se fera, mieux vaut inclure consciemment les périls dans le prix à payer.

Ce qui laisse l’anthropologue rêveur dans ce raisonnement n’est pas le postulat que l’homme doit tout faire, risques inclus, pour que, en général et en gros, ça aille mieux. Ce qu’il conteste n’est pas ce genre de généralisation heuristique, mais son télescopage exclusif avec l’une de ses spécifications sociohistoriques, en l’occurrence le développement ou le progrès. Car il se pourrait que l’ère du progrès ne soit qu’un leurre pour faire avaler par tout le monde l’immondialisation en cours et qui ne sert que les intérêts d’une minorité mercantile.  En dernière analyse, la réponse à cette question du genre et/ou sous-espèce, est redevable d’une bifurcation paradigmatique entre naturalisme et nominalisme. Y a-t-il des essences en soi ou n’y a-t-il que des créations culturelles ? Si les sens les plus significatifs sont substantiellement donnés hors cultures, alors, oui, il existerait une réalité objective, le risque naturel. L’existence de cette chose univoque et universelle permettrait de distinguer entre les sociétés qui ont su la surmonter de toutes les autres qui, à des degrés divers, sont restées à l’intérieur. Sans nécessairement faire du risque une sorte de quintessence platonicienne, dont les dangers ayant eu lieu au cœur des cultures concrètes, ne seraient que des avatars accidentels, l’objectivisme du naturaliste l’oblige à bien distinguer entre des risques réels et leur appréciation subjective ou culturelle. Son empirisme extraverti le fait dire qu’une dimension culturelle, de neutre peut devenir nocive, dans la mesure où elle s’éloigne, plutôt qu’elle ne se rapproche, de la réalité du risque tel qu’elle est en elle-même. Un emballage adéquat doit épouser la forme même du cadeau ! Cette réduction du culturel à une simple partie, aussi seconde que superficielle, pose problème à l’anthropologue, pour qui la culture fait figure d’un tout à part entière. Et si « hors cultures » il n’y avait rien ? Alors, il y aurait non seulement autant de risques qu’il y a de cultures, mais une impossibilité intrinsèque de définir le risque au singulier, autrement que sous forme d’un simple dénominateur commun, au contenu aussi exsangue qu’éclectique et qui servirait uniquement à effectuer des rangements d’ordre purement conventionnel. Mes données de terrains africains en la matière, par leur incompressible multiplicité, me font penser à une pluralité de risques irréductible.

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À la fin des années soixante, je me suis trouvé parmi les Wakonongo, dans un hameau de la Tanzanie profonde.  Sans être de tout repos, la vie était quand même relativement détendue que celle que j’allais connaître plus tard, par exemple, en Mauritanie (1994).  Et je ne parle que du point de vue matériel. Bien qu’ayant été amené à enquêter au Nigeria, à la sortie de la guerre de Biafra, et en Éthopie, à l’apogée de la révolution de Mengistu (pour ne pas parler des missions au Tchad, au Congo, 1993 et 2001, ou en Algérie, en pleine guerre civile), je fais abstraction ici de ce genre de risque associé à des conditions exceptionnelles — qui peuvent, malheureusement, devenir la norme pour des générations entières (l’Angola, par exemple, en conflit armé depuis quarante ans !).  Mon village ne souffrait pas de faim, et de toute façon, selon les dires des anciens, aurait pu autrefois, même en cas de famine, en sortir plus ou moins vivant, en recourant aux racines sauvages et autres fruits de la forêt. Nous vivions justement en pleine forêt. Si le gibier devenait plus rare, il se passait rarement une semaine où chasseurs, amateurs ou professionnels, ne ramenaient pas quelque chose de la brousse (ils se servaient eux-mêmes de cette circonlocution de circonstance). Pendant la saison des pluies, les silures réapparaissaient, comme par enchantement dans les bas-fonds marécageux. Le maïs, les haricots et autres patates douces, que j’avais plantés en pur amateur, me rendaient plus ou moins autosuffisant après une année sur le terrain.

En termes de la satisfaction de certains besoins dits essentiels, tels que nourriture, logement ou habillement, les Wakonongo ne risquaient donc pas grand chose et de mémoire d’homme n’avaient sans doute pas risqué le pire de ce côté-là. Les risques les plus sérieux étaient d’un autre ordre, surgissant d’autres horizons.  Pour faire bref, distinguons nature et histoire. C’était surtout au XIXe siècle que les Wakonongo avaient encouru des risques historiques. Les récits que j’ai recueillis portant sur l’époque précoloniale démentent les clichés européens sur des guerres tribales endémiques qu’une pax germanica, britannica ou belgica aurait fait cesser (le pays ayant été successivement “pacifié” par ces trois pouvoirs impérialistes). Les premiers commerçants, Arabes immigrés et indigènes de la côte Est, investissaient la région à partir de 1850, ou plutôt l’infestaient, car ils faisaient commerce non seulement avec d’ivoire, mais d’esclaves. Puis les Blancs débarquent vers la fin du siècle, avec leur militantisme missionnaire, leurs maladies inconnues, leurs travaux forcés et surtout, leur première guerre mondiale.  

Mais les gens ne se résignaient pas, ils faisaient face. Les Wakonongo se sont repliés dans des villages fortifiés, tout en étant obligés de renoncer aux camps d’initiation des jeunes, trop exposés en brousse aux bandes de maraudeurs. Ils adaptaient leurs modes de production et de reproduction aux nouveaux défis et opportunités. Une guilde des chasseurs d’éléphants voit le jour, destinée à réduire les risques du métier et à négocier des prix convenables avec les grossistes. Les adolescents se mettent à voyager, allant jusqu’à la côte et retour dans des grandes caravanes pouvant compter plusieurs milliers de membres. Il se crée même une sorte de Touring Secours, organisation de taille nationale (Carnochan, 1938), afin de conjurer le danger numéro un rencontré chemin faisant, à savoir les morsures mortelles de divers serpents. Au risque de mourir en route comme un chien et de ne pas connaître, loin du clan, une sépulture décente, on entre dans la super-tribu des musulmans. Au risque de se voir dévalisés par les étrangers, les indigènes répondent par la création d’une association de voleurs professionnels, au service des autorités locales. Au risque de succomber à la variole et autres épidémies, les spécialistes de service, les waganga, prennent des précautions rituelles pour blinder les leurs contre ces menaces d’un genre nouveau (1976).  

N’ayant connu ces turbulences du passé que par ouï-dire, ce sont surtout les réactions des Wakonongo face aux risques naturels qui m’ont le plus impressionné. Il faudrait pouvoir parler de l’intérieur des risques spécifiques à chaque classe d’âge —enfants en bas âge (la moitié de la moitié qui avait survécu à la naissance passait un mauvais quart d’heure lors du sevrage), femmes enceintes (elles n’avaient à leur disposition que des sages-femmes aux moyens limités), apiculteurs (soumis en forêt aux attaques incessantes des mouches tsé-tsé), troisième et surtout quatrième âge (souffrant non seulement physiquement, mais psychiquement, soupçonnés d’être toujours là, en vie, à cause de leurs appétits anthropophages) — mais, ethnologue et ecclésiastique expatrié, ayant à peine trente ans à l’époque, je ne peux parler directement que de risques tels que je les ai vécus, moi, ainsi que des risques qui affectant tout un chacun.  Mais dans un premier temps, il importe de noter que les dangers sont plus équitablement répartis dans ce type de société qu’ils peuvent l’être chez nous, où une condition socio-économiquement privilégiée épargne, en règle générale, une minorité du pire auquel est exposé en permanence le vulgus pecus. « Dans le monde traditionnel, les différences de statut et de richesse n’ont pas de traduction dans la longévité des individus, ni dans leurs risques face aux dangers de l’existence » (Fassin, 1996 : 58).  Si, par certains côtés, ma position était aussi relativement privilégié du point de vue moral et métaphysique, matériellement je me trouvais logé à la même enseigne que mes voisins. N’ayant ni femme ni d’enfants et n’étant que de passage, moralement je risquais moins d’ennuis que mes voisins : pas de conflits conjugaux à négocier, pas d’enfants à éduquer ou à soigner.  Métaphysiquement, tout en étant impliqué à fond dans des histoires de possession et des procès de sorcellerie (1980), n’y voyant que l’expression locale d’enjeux psychosociaux transculturels, j’y laissais moins de plumes que les plus concerné(e)s. Il n’empêche que trois ans après mon implantation, je me suis trouvé « invité » à quitter le pays, soupçonné par les autorités civiles d’avoir, entre autres, téléguidé des serpents sur un village socialiste rival du mien, et dénoncé à mes supérieurs religieux pour m’être aventuré trop loin dans la maîtrise des esprits et le rapprochement avec les musulmans.

En vue de répondre aux besoins urgents de certains paroissiens, je m’étais mis à exorciser de méchants esprits, mais sans l’autorisation épiscopale requise et, ayant participé à autant de cérémonies islamiques que de rites catholiques, certains chrétiens m’avaient dénoncé à l’évêque comme un crypto-musulman ! Vous ne risquez pas grand-chose, en principe, si vous respectez à la lettre le règlement de votre raison d’être sociale : les risques surgissent dans l’entre-deux mouvant qui sépare deux blocs identitaires. L’institutionnellement pur et dur risque moins que le mutant métis, et à la limite que celui qui se rallie au point de vue de l’autre : car il y a eu des anthropologues qui n’ont pu se maintenir sur la corde raide et ont fini dans l’autre camp, gone completely native.

Ce sont donc les risques courants et communs qui m’ont le plus affecté. Inyonga, où avaient été regroupés les Wakonongo à la fin des années vingt pour enrayer la maladie du sommeil, était coupé du reste du monde pendant la saison des pluies.  Il ne fallait pas tomber gravement malade ou subir un accident sérieux pendant ces quelques mois-là ! Et pourtant, des malades et des accidentés il y en avait. On devait faire attention aux serpents — en trois ans, six personnes sont mortes sur les trois cents habitants de notre hameau, mordues par des mambas noirs. Avec un motoculteur, pour un projet rizicole à Inyonga, traversant les deux cents kilomètres de brousse qui nous séparaient du village le plus proche, j’ai failli moi-même être dévoré par un lion. Je me suis réveillé un matin pour trouver tous mes haricots cisaillés par des insectes. À une autre occasion, mon maïs fut piétiné par des phacochères. Au début de mon séjour, je fus à trois reprises chassé de ma case par des fourmis soldats et le riz que j’ai planté à moitié dévoré par des oiseaux. La pirogue sur laquelle je transportais ma moto a chaviré au milieu d’un fleuve… plein de crocodiles, ce qui explique pourquoi les indigènes qui me regardaient n’ont pas volé à mon secours, mais se sont contentés de s’extasier devant mes (supposés) gris-gris protecteurs.

Si je vous conte mes histoires d’ancien combattant, c’est pour souligner plusieurs choses à mes yeux cruciales en matière d’analyse des risques. D’abord et surtout — mais sans prendre cet exercice-ci pour exemplaire —, le simple fait d’épaissir empiriquement induit une impression d’irréductibles singularités. Un terrain n’est pas autre. Et si ce que l’on peut retirer d’une série de transits concrets risque de donner à penser globalement, jamais ce n’est à un principe profond qui serait la cause transculturelle des phénomènes particuliers. Mais revenons à la spécificité du vécu konongo. Dans un sens, les Wakonongo vivaient plus dangereusement encore que moi-même. En cas de gros pépin, on aurait fait l’impossible pour me sortir de là. Mais eux, où pourraient-ils aller, sur qui pourraient-ils compter ? Je n’étais qu’un touriste. Tous les risques étaient pour eux. Et pourtant, ils n’étaient pas vraiment conscients des circonstances et des conditions justifiant en grande partie ce contraste. Ils ne se rendaient pas tout à fait compte que leur vie était nettement plus risquée que celle menée désormais par la plupart des acteurs du monde occidental. Bien que le constat soit banal, il est donc en partie vrai que le perçu et le vécu du risque sont foncièrement relatifs.  

Ensuite, à force d’énumérer en une fois, comme je viens de le faire, tous les risques qu’un groupe a pu encourir autrefois, ou encore ailleurs, aujourd’hui, il y a grand danger d’induire en erreur. S’il est vrai que, pour l’essentiel, d’autres cultures ont pu ou peuvent toujours vivre plus dangereusement que nous, existentiellement, la plupart du temps, presque tous les acteurs pouvaient et peuvent agir comme si de rien n’était. J’ai fait de la philosophie en Irlande, entre le Nord et le Sud, au début des troubles dans les années cinquante. En Angleterre, mes parents étaient paniqués par le spectacle quotidien à la télévision de voitures explosées, de colis piégés et autres attentats meurtriers, mais sur place, la vie continuait normalement, ou presque. Hors cas limite (et encore !), in situ, on finit par s’habituer à des risques que des spectateurs éloignés trouvent invivables.  

Enfin, et surtout, on peut même se demander s’il serait possible d’établir une sorte d’échelle de Richter, permettant une hiérarchisation transculturelle et objective des risques, est possible. L’anthropologue serait tenté de postuler qu’un imaginaire, socio-historiquement spécifique est à l’œuvre d’emblée et d’office, en profondeur et en amont, dans toute appréciation effective des risques. Distinguer entre un risque réel et sa perception culturellement conditionnée, nous embarquerait à nouveau dans le cul-de-sac conceptuel que dénoncent les phénoménologues et menant tout droit à une double impasse. D’un côté, à la dichotomie équivoque entre subjectif et objectif. De l’autre, à une axiologie transculturelle qui prétend pouvoir juger les cultures de manière décisive selon qu’elles se représentent fidèlement ou pas le réel tel qu’il serait en lui-même. Pour revenir à mes Wakonongo, des risques d’infection accidentelle, par exemple, que j’estimais graves, les laissaient totalement indifférents — entre autres parce que ce qui arrivait à l’enveloppe charnelle ne les interpellait guère et que, de toute façon, ils ignoraient tout de mon idée de pur accident. Par contre, de simples troubles digestifs (colique ou constipation) les rendaient littéralement malades à en mourir. Car, selon l’imaginaire local, tout dérangement intestinal pouvait être symptomatique des premières attaques des sorciers anthropophages. Prétendre que derrière leur imaginaire du risque, il n’y a que de la superstition, tandis qu’au cœur du mien, il y a de la science, serait tout simplement ignorer deux réalités fondamentales. La première, qu’il est possible d’en vouloir à quelqu’un à mort — même sans poison, une personne mal intentionnée peut vous empoisonner mortellement la vie. La seconde, que la science, loin de représenter la vision la moins culturelle et donc la plus naturelle du monde, pourrait n’être que synonyme d’une certaine culture occidentale (1999).

Selon toute vraisemblance, il y aurait donc toujours quelque chose d’inéluctablement ethnocentrique dans notre appréciation de la capacité des cultures d’encaisser ou de prendre des risques. Les Wakonongo, faute de pouvoir connaître du dedans des philosophies et pratiques du monde alternatives, prenaient comme allant de soi des risques susceptibles d’inhiber d’autres cultures. Néanmoins, leur optimisme opérationnel mérite une tentative d’explication. En effet, là où, au vu de tout ce que je risquais, en plus de tout ce qui chez eux me tombait dessus en permanence, j’aurais personnellement renoncé depuis belle lurette à tenter inconsidérément le destin, les Wakonongo, imbus d’une confiance à toute épreuve, allaient toujours de l’avant, sans arrière-pensée aucune. J’ai choisi à dessein ces expressions expansionnistes et unidirectionnelles. Car, abstraction faite de l’éternel problème de l’œuf et de la poule, il n’est pas impossible que leur mode de production soit pour quelque chose dans leur type particulier de comportement à risque. En outre des métiers à risque (car particulièrement dangereux ou hasardeux), il y aurait des milieux à risque : des environnements écrasants ou, au contraire, stimulants. Aucune difficulté, à vrai dire, — pas même l’absence de la pluie ou la présence d’une pandémie — ne paraissait insoluble aux yeux des Wakonongo. Envers et malgré tout, ils demeuraient persuadés que, quelque part, quelqu’un connaissait le truc, le remède, qui viendrait à bout des risques les plus insurmontables et insensés à mes yeux. Bien avant que Nyerere ait incité ses compatriotes à relever les défis du développement et à en sortir par leurs propres forces, les Wakonongo pratiquaient un kujitegemea — confiance en soi — à la limite de l’inconscience. Un transistor tombait-il en panne ? Le forgeron du coin n’hésitait pas à le remettre en marche avec un burin. La boue collait-elle aux pillons avec lesquels nous essayions de lisser le plancher de l’église ? Quelqu’un trouvait l’astuce : les saupoudrer de sable. Les pluies tardaient à revenir ? Le poulet noir, sacrifié par le faiseur de pluie sur les tombeaux des ancêtres, remédierait à la situation. D’où leur venait cette confiance illimitée face à des enjeux et des risques qui en auraient vite découragé d’autres ? Les Wakonongo pratiquaient l’agriculture sur brûlis. Chaque année, ils défrichaient un milieu forestier qui, loin d’être hostile (comme, par exemple, la vraie forêt équatoriale), se laissait faire aisément et se montrait même prodigue en faune sauvage et en fournitures tous azimuts. Un environnement qui, tout en lançant un défi, ne représentait rien de bien dangereux, a pu, voire a dû rétroagir sur l’attitude générale des Wakonongo devant les défis de l’existence. En règle générale, l’ABC de la socio-logique veut qu’à chaque milieu, réponde une mentalité. À la condition ouvrière, la philosophie prolétaire ; au monde des médecins, avec ou sans frontières, le militantisme médicaliste. En particulier et en ce qui concerne notre problématique, le cas des Wakonongo témoigne du fait qu’à chaque lieu, correspond une logique et un langage du risque. Et on sait que s’il existe un méta-langage existe, il ne parle de rien de bien concret — surtout pas des risques effectifs.

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Commencée au milieu des années soixante, ma carrière africaine s’est clôturée par un séjour, au Sénégal de 1980 à 1985. Parmi les plus démocratiques et les plus développés des pays de l’Afrique sub-saharienne, le Sénégal était néanmoins loin de s’être doté des structures et, surtout, de la tournure d’esprit propre au système de la sécurité sociale des contrées civilisées les plus avancées à cet égard, tels que les Pays-Bas ou les nations scandinaves. L’Afrique sub-saharienne n’a tout simplement jamais connu un État capable d’assurer la plupart de ses citoyens contre les risques courants de la vie en commun. Il est peu probable que ces citoyens connaîtront de leur vivant ne fût-ce que l’embryon d’un État-providence. D’ailleurs, au vu de l’évolution, ou plutôt de la dévolution de l’État-nation au Nord, le « Welfare State » risque de faire bientôt figure non d’un apogée idéal vers lequel devraient tendre tous les pays du monde, mais d’un hapax historique, d’une mutation météorique de la Cité aussi éphémère qu’euphorique.

Même au Sénégal donc, plus proche de l’Europe par maints côtés, la situation n’était pas radicalement autre que celle de la Tanzanie. D’où un manque certain de compréhension interculturelle quant aux moyens et à la mentalité nécessaires à la réduction des risques existentiels : infortune matérielle et malheurs moraux, maladies inopinées et inéluctable vieillissement. Ce malentendu était réciproque. Les Sénégalais, peu sensibles au fait que les expatriés avaient déjà « donné » la moitié de leurs émoluments (souvent plantureux, par ailleurs !) à des fonds de solidarité publique ou de prévoyance personnelle, avaient du mal à comprendre pourquoi les Blancs étaient si près des sous qui leur restaient, si peu enclins à faire la fête. Pour leur part, les toubabs ne cessaient d’incriminer l’imprévoyance des indigènes qui « claquant dans des guindailles le peu de fric qu’ils gagnent ou le gaspillent en gadgets de luxe ».

À première vue, les fourmis occidentales n’ont pas tort de condamner l’insouciance des sauterelles du Sud. Prenons le cas de « mon » chauffeur, mais surtout « grand frère » et grand ami sénégalais, Mamadou Samb. Fils aîné de la première femme d’un notable de Rufisque (commune toute proche de la capitale), il avait été scolarisé dans la filière musulmane, à l’encontre des ses frères et sœurs qui, ayant suivi l’école française, avaient réussi dans les secteurs modernes (à l’armée, dans l’administration ou dans le monde médical). Comme chauffeur et factotum d’un projet belgo-sénégalais, l’Institut des sciences de l’environnement, que je dirigeais à l’époque, il gagnait relativement bien sa vie.  En Europe, il aurait pu et même dû, mettre des liquidités de côté pour s’assurer contre les risques de la vie courante et en prévision de ses vieux jours. Mais non seulement il était toujours à court d’argent, car il se lançait dans des dépenses « inconsidérées » (du moins aux yeux des jeunes coopérants belges du dit projet) mais encore rêvait d’investissements encore plus gratuits et insensés (de l’avis des mêmes témoins, en Afrique pour la première fois), tels que l’acquisition d’une quatrième femme ou un pèlerinage à la Mecque.  

Samb m’a plusieurs fois invité chez lui, dans la grande concession inachevée qu’il avait héritée de son père à Rufisque. Sa vieille maman y habitait encore, ainsi qu’une nuée de parents, plus ou moins sous la tutelle sinon à la charge de notre ami. Parfois nous assistions à des réunions de famille qui devaient lui coûter la peau des os. Car il fallait non seulement recevoir royalement les siens, mais aussi se payer à cette occasion un superbe boubou (qui « bouffait » le salaire d’un mois). À deux reprises, il m’avait proposé de participer à des cérémonies ndeup. Des membres de sa famille ayant succombé à des risques existentiels, les leurs soupçonnaient des manigances aussi malveillantes que mystiques. Il s’agissait de sa petite sœur, secrétaire de direction, et de son frère cadet, docteur en climatologie. La première, malgré sa belle prestance et son appréciable salaire, la trentaine dépassée, n’avait pas encore trouvé de mari ; le second avait eu plusieurs accidents avec la voiture de service de la coopération américaine. Or, les « primes d’assurance » obtenues par les rites d’exorcisme en question pouvaient, à l’époque, avoisiner, le million de francs CFA. Certes, les intéressés ne payaient pas les frais de leur seule poche. Comme pour les baptêmes, les mariages et autres grandes festivités du même gabarit, tout le monde des parents proches et éloignés, était mis d’office à contribution.  Refusez de payer, sans bonne raison, votre quote-part obligatoire et vous risquiez non seulement de ne jamais récupérer vos mises antérieures, mais surtout de vous retrouver seul, sans couverture, face aux aléas de l’avenir, aussi infailliblement perdant que l’assuré européen qui ne remplit pas jusqu’au bout les conditions de son contrat ou voudrait le résilier avant le terme échu.

Le parallèle est de rigueur, la métaphore vive, comme l’aurait dit Ricoeur. Car ce qu’un étranger a du mal à comprendre, c’est que les apparences d’inconscience indigène articulent souvent la seule forme « d’assurance tous risques » raisonnablement à la portée de la plupart des acteurs locaux. Samb et ses semblables ne pratiquent pas gratuitement une conspicuous consumption. Leurs dépenses somptuaires ne leur donnent pas une mauvaise conscience au regard d’un Islam aussi puritain et productiviste que le protestantisme wéberien — d’ailleurs, comme l’avait suggéré Simmel, autre sociologue allemand, ce sont les goûts de luxe de l’élite européenne qui ont stimulé l’essor économique de l’Ancien monde lors de la Renaissance. Ils savent d’instinct que les leurs ne laisseront jamais tomber un hadj (pèlerin) polygame, qui s’est toujours montré généreux et hospitalier envers les membres de son réseau (familial ou autre). Au Sénégal, vivre sans calculer le coût pourrait être non seulement un bon calcul, mais, en fin de compte, le plus payant ! Les contre-dons obligés par L’Esprit duDon (Godbout, 1992) peuvent suppléer, et amplius, le donnant-donnant chichement comptabilisé (et souvent contesté) par nos compagnies d’assurance.  On prend ses précautions et l’on s’assure différemment en réseau d’échange qu’en régime économique.

De toute façon, comme j’ai eu à l’expliquer à des experts expatriés cherchant à implanter dans les pays du Sahel l’équivalent des mutualités qui avaient fait leurs preuves au Nord, l’approche systémique la plus élémentaire avertit du danger potentiel de vouloir forcer un pieu rond dans un trou carré : exporter vers un autre, une partie, même performante, de son propre tout, ne va pas de soi, loin s’en faut. Une institution et l’idéologie attenante qui ont réussi à endiguer les risques chez nous risquent de tomber, au mieux, comme un cheveu dans la soupe d’autrui. Ce n’est pas que les risques existentiels sont, en règle « générale » (justement!), les mêmes partout, qu’ils peuvent être résolus par exactement le même type de projet particulier. En amont des projets particuliers, il faut aussi envisager l’existence irréductible de projets globaux, de choix de société incompressibles (1989).

Le pieu rond du Projet occidental avec son projet d’assurance publique et/ou privée contre les risques, face au trou carré du Projet africain avec son projet parallèle d’assurance en réseau familial (ou assimilé). Le projet occidental ne pourrait passer que si le Projet africain se laisse ou soit occidentalisé.  Mais puisque de toute évidence l’Occident n’est pas prêt à octroyer les moyens matériels et monétaires qui créeraient en Afrique l’équivalent des structures étatiques et économiques sans quoi le petit projet circulaire ne peut pas avoir lieu, autant ne pas proposer aux Africains et encore moins leur imposer une assurance contre les risques du type occidental. (À remarquer que cette impossible exportation vaut aussi pour toute une série d’autres projets tels que l’université, la médecine ou la science — qui sont tous trop pieux ronds et trop vœux pieux pour pouvoir passer dans le carré africain sans faire des dégâts.)

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Avec mes cas tanzanien et sénégalais, je n’ai pu qu’échantillonner, très sommairement, deux d’une série indéfinie de « mondes » du risque — monde étant compris ici dans le sens existentialiste et phénoménologique du terme.  L’espace nous manque pour épaissir à fond chacun de nos terrains, comme a pu le faire un Delumeau avec ses six cents pages sur La peur en Occident (1975). Mais le but poursuivi n’était pas d’informer le lecteur en long et en large sur les subtilités « substantielles » des philosophies et pratiques du risque en question. Il s’agissait de camper le nec plus ultra, à mes yeux, de l’approche anthropologique au problème qui nous réunit. Le plafond paradigmatique de l’anthropologue que je suis, reste le particulier. Si universel il y a, il ne se situe pas au-delà du concret, mais à côté et en fonction de lui. Chaque cas étant un cas à part entier, il doit nous interpeller dans sa singularité sociohistorique. Le terrain n’est pas un tremplin qu’on peut larguer une fois le théorème atteint. Si on prend la peine de se familiariser avec les structures ou évolutions globales du milieu ouvrier du XIXe siècle, c’est pour mieux goûter à une relecture de Germinal. De même, nos cas, comme toutes les études particulières du phénomène, n’offrent pas des illustrations imparfaites d’un risque archétypique. En prenant du recul, en faisant abstraction des particularités, le savant peut créer un casier de rangement global, en fonction d’une définition dénominateur commun du risque qui le permettrait de le bien distinguer des phénomènes contigus tels que le danger ou le non-lieu du risque. Mais il y a peut-être mieux et plus à retirer des études monographiques, à savoir une certaine inspiration herméneutico-heuristique.  Le cas concret, local, donne à penser, non pas à sens unique en direction d’une réalité globale, mais à sens aussi multiples que mouvants, ouvrant sur un questionnement permanent d’un concret toujours changeant.  

L’enjeu de cette bifurcation est loin d’être purement intellectuel.  Si les risques rencontrés chemin faisant à travers des différentes cultures peuvent, voire doivent être référés à un risque universel et univoque, alors il est non seulement possible de les hiérarchiser objectivement en fonction de ce fondement transculturel, mais il est plus que loisible de les aider à faire face de la même manière foncièrement identique. Face au même risque, le même droit et devoir — finies les fantaisies inadéquates ou injustes ! Si par contre il y a autant de risques qu’il y a de lieux et s’il est non seulement impossible, mais tout simplement inhumain que tout le monde se trouve dans un seul et même lieu, alors il ne peut pas y avoir de raisonnement universel ou de recette unique en la matière.  

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S’il peut y avoir quelque chose de paradoxal à faire du pèlerinage à la Mecque le pendant de nos assurances tous risques, plus provocateur encore serait d’assimiler la sorcellerie à la sécurité sociale… et pourtant ! Mes Wakonongo, ai-je dit, faisaient peu de cas des dangers matériels (des microbes aux catastrophes naturelles en passant par des bestioles, grandes et petits) dont la seule idée, du moins au début de mon séjour, me rendait malade. En revanche, dans un premier temps, je ne pouvais que trouver excessives, pour ne pas dire tout à fait gratuites, leurs craintes, pourtant considérables, à l’égard d’une série de périls (qu’ils imaginaient quantitativement et qualitativement impressionnante) que nous appellerions mystiques, mais qu’eux désignaient tout simplement comme « invisibles » au commun des mortels. Lors de mes premières sorties en brousse hors du village, voyant que j’étais appréhensif — la faune sauvage ne manquait pas dans les parages — mes amis m’ont assuré que les seuls animaux dont je devais avoir peur (et contre lesquels je devais me « blinder ») n’étaient pas en fait des animaux véritables, mais soit des bêtes téléguidées sur leurs victimes-cible par des sorciers malveillants soit, pire encore, des sorciers métamorphosés en animaux anthropophages. Ces informations ne me rassuraient pas plus que leurs dispositions à l’égard de la gestion de la faune sauvage. Là où je faisais un effort de respecter les règlements du pays en matière cynégétique, il ne serait jamais venu à l’esprit des chasseurs du cru d’enregistrer leurs fusils ou d’acquérir un permis de chasse. Par contre, ils craignaient le pire en dépassant le quota de gibier négocié avec Limdimi, le Berger des animaux de la forêt. Leurs craintes semblaient d’ailleurs justifiées. Un voisin qui, par mégarde, disait-il, avait abattu l’animal préféré de Limdimi, l’antilope cheval, n’avait-il pas été puni — sa femme ayant attrapé la lèpre prévue pour ce genre d’infraction (1982) ? Et tous ces morts avant l’heure, tous ces malheurs mystérieux, n’étaient-ils pas la preuve manifeste des risques permanents d’être l’objet des attaques de la part des esprits mécontents ou des sorciers mal intentionnés ?

Un cas pourrait concrétiser ce à quoi je fais allusion. En arrivant chez les Wakonongo, j’avais vu que mon voisin immédiat, un jeune père de famille, ouvert et dynamique, perdait du temps précieux en réparant le chaume de sa case à un moment où il fallait mettre le paquet dans les champs. Je lui ai proposé de la tôle ondulée. Il accepta illico avec enthousiasme. Mais quelques minutes plus tard, il était de retour pour me dire qu’il désistait. Car si lui, qui n’était pas encore un notable, était le premier du village à avoir un toit en tôle, les vieux, par jalousie, enverraient de nuit une hyène mystérieuse pour dévorer les tripes de sa femme ou de ses enfants. Déçu, ayant pensé pouvoir tabler sur lui comme facteur levain pour d’éventuels projets de développement, j’y voyais à l’époque une illustration typique d’une mentalité traditionnelle incapable de prendre des risques à cause d’une pression sociale conservatrice. Ce n’est que bien après mon retour du terrain que je me suis rendu compte que la sorcellerie peut, paradoxalement, contribuer à une répartition équitable des coûts à payer pour des aventures risquées. Les Wakonongo n’étaient pas foncièrement contre l’innovation. Ils s’étaient ralliés massivement au catholicisme dans les années trente et s’étaient mis à cultiver ensemble du maïs et des cacahouètes au lieu de leur mil et légumes traditionnels. Ils allaient au-devant des innovations qui portaient immédiatement sur le bien commun. Mais ce qu’ils ne voulaient pas et à la limite ne pouvaient pas tolérer, c’était que quelques-uns uns aillent trop vite de l’avant et pour eux tout seuls. Les vieux ayant investi pas mal de leur savoir et de leur avoir dans les jeunes, n’aurait-il pas été socio-logiquement suicidaire, en l’absence de toute autre forme de sécurité sociale que celle de la solidarité intergénérationnelle, de permettre à quelques individus de penser et de faire comme s’ils ne devaient rien à personne si ce n’est qu’à eux-mêmes ? Ce n’est pas que les vieux avaient peur du défi que représentait le risque de l’inédit incarné dans la tôle ondulée. Ils craignaient tout simplement que leur pouvoir ancestral de collectiviser la gestion des risques ne soit transformé en « une structure pathogène », suite au refus de quelques jeunes loups de faire profiter à tout le monde les fruits que le hasard ou leur courage avaient mis à portée de leurs dents.

On sait que les flambées de sorcellerie lors des Lumières chez nous, coïncidaient avec l’institutionnalisation publique et sécularisée de la charité privée et religieuse qui avait caractérisé le Moyen Âge. Il y a eu un moment de flottement entre la prise en charge des personnes vulnérables (telles que les vieilles veuves) par les structures des collectivités locales (en attendant leur étatisation) et leur traitement miséricordieux et/ou monastique. Or que craignent (instinctivement, mais à juste titre) les aînés en Afrique si ce n’est une transition aux coûts sociaux insupportables, une ruée vers un chacun pour soi darwinien qu’aucune obligation de solidarité ne compenserait dans un avenir prévisible ? Que dit la sorcellerie dans ce contexte-là si ce n’est : « Si vous êtes en mesure de vous offrir de la tôle ondulée, c’est parce que nous vous y avons amené. Pas de tôle, donc, si ce n’est d’abord pour les actionnaires principaux et surtout tant que la plupart des acteurs de notre société y auront automatiquement accès » ?

Notre interprétation positive de la sorcellerie ne saurait que heurter certaines susceptibilités individualistes. Même en-deçà de l’idéologie libertaire, le contractualisme libéral au cœur de la modernité, depuis Rousseau, Renan et Rawls, proclame le devoir sacré de tout individu de relever les défis de son destin et le droit fondamental de profiter personnellement de ses succès, qu’ils soient bien mérités ou pas, pourvu qu’il ne nuise pas directement aux droits d’autrui.  D’ailleurs ayant cumulé les profits de sa période d’un laisser faire absolu, le système s’est trouvé finalement en mesure de réduire sensiblement les nuisances éventuelles de cette primordialisation de l’acteur individuel. Ne voyant plus dans le pauvre qu’un paumé (et surtout pas un alter Christus), le libéralisme a prévu, néanmoins, d’aider ceux qui ne peuvent pas s’assurer eux-mêmes contre les risques collatéraux d’une main mercantile qui s’est montrée non seulement invisible mais parfois trop lourde à leur égard. La dernière en date de ces initiatives intéressées, est la prévision faite, par une poignée de fortunés gagnants, d’une allocation universelle et individuelle pour que la grande masse des perdants. En effet, les maîtres de la mondialisation, pour éliminer les risques de toute contestation révolutionnaire de l’ordre qu’ils ont établi en leur faveur, organisent, à l’instar des empereurs romains, des cirques spectaculaires, plus ou moins gratuites, pour les foules du monde entier (des fastes millénaristes à la Coupe du Monde en passant par la Formule Un) et distribuent des miettes à tout individu laissé pour compte par la globalisation. Mais malheur aux Damnés de la Terre s’ils se mettent à se servir de cette manne humanitaire pour s’organiser entre eux afin de manger la main qui les nourrit !

Les nobles d’antan, voire les premiers capitaines de la révolution industrielle, savaient prendre des risques et se trouvaient en première ligne, à la tête des leurs, face à des dangers communs. C’est pourquoi, en partie, le bon peuple se laissait faire par ses seigneurs. Par contre « tous les moyens sont bons à l’aristocratie nouvelle pour s’affranchir des risques» (de Jouvenel, 1972 : 563) : si les grandes sociétés sont anonymes, les petits actionnaires qui payent pour les pots cassés, eux, sont loin de l’être ; si ces mêmes sociétés (privées ou privatives ?) ont réussi à limiter leur responsabilité à trois fois rien, la société civile, elle, casque en permanence aussi bien pour leur fournir une main d’œuvre saine et instruite que pour réparer les préjudices sociaux et les dégâts environnementaux qu’elles ne se privent pas de (re)produire. Les chefs d’entreprises modernes, appuyés par leurs bailleurs de fonds, en inventant des nouvelles formes de travail (à domicile) et de sous-traitance (indépendante), ont réussi à faire encaisser par des seuls externes, les risques qu’ils « osent » prendre eux-mêmes (Meda, 1999 : 400-418). Et en dépit des évidences qui devaient crever nos yeux contemporains plus que ceux des primitifs, tels que la création collective des savoir et le caractère commun des ressources planétaire (les « commons » des « Deep Ecologists »), les entrepreneurs continuent à proclamer la souveraineté du sujet individuel et à préconiser la privatisation du monde.  

Il y a des ponts philosophiques trop loin ! N’est-il pas temps de renouer avec la sagesse ancestrale, inspiratrice, entre autres, de cette intentionnalité de solidarité intergénérationnelle que nous avons décelé au sein de la sorcellerie ? L’Autre (peu importe comment on nomme un Transcendant qui doit rester anonyme), Autrui et, les Autres choses du monde étaient là bien avant moi, ils sont toujours présents autour voire au-dedans de moi, et seront là bien après que je ne serai plus. La (de)valorisation du risque doit se conjuguer avec l’altérité. C’est vrai que l’altérité dans la mesure où elle tend à faire figure d’altération dans des sociétés pour qui le passé est parfait, n’est pas toujours la bien venue !  

Au cœur de notre problématique, comme de tant d’autres, on retrouve cette question chrono-logique. Les cultures ont beau chercher à cadenasser leurs carcans conceptuels et imperméabiliser leurs institutions sécuritaires, le flux permanent des choses de la vie et du monde ne cesse de les confronter avec de l’inédit et de l’insolite. Quand on n’a pas les moyens (intellectuels ou affectifs) de faire face en connaissance de cause, il est assez normal qu’on s’accroche au semper idem qu’on sait pouvoir maîtriser. C’est à cela que répond en grande partie le culte des ancêtres : des valeurs sûres qui ont fait leurs preuves dans le temps. Par contre, ce qui fait peur à la plupart des modernes n’est pas le passé mais le risque d’y être bloqué. Il ne craint pas l’autrement, mais l’autrefois.

Si je parle de l’homme moderne au singulier et aux pluriel de mes Wakonongo, c’est que le premier se voit splendidement solitaire, là où les seconds se savaient substantiellement solidaires. En Afrique, le social n’est pas en supplément, il n’est pas, n’en déplaise aux individualistes contractualistes, un simple aspect accidentel, (re)négociable à volonté, d’un parcours personnel. Si c’est le tout qui prend des risques, il ne faut pas qu’une partie en profite pour elle toute seule ni qu’une partie, à la manière d’un bouc émissaire, en supporte les frais à elle toute seule.  Ce n’est pas seulement que les Africains, à l’instar de nos propres ancêtres, savent que les accidents font partie intégrante de la vie et donc doivent être supportés ensemble. C’est que, à la limite, fait défaut la notion même d’accident : quand tout ce qui arrive est en dernière analyse une question de divine providence ou d’intentionnalités humaines, l’idée même de risque comme impliquant de l’aléatoire ou de chanceux, est un leurre et à ce titre socialement intolérable. La mutualisation des risques dans le milieu et selon la mentalité « primitifs » exclut cette individualisation caractéristique des « civilisés ».

Faute d’espace, ce résumé de mon plaidoyer pro domo africano ne parle plus des coûts cachés et des effets pervers de cette communautarisation des risques. Je ne prétends pas que l’herbe africaine, desséchée avant l’heure par les vents arides de la mondialisation, est absolument plus verte que nos pelouses privilégiées. Mais s’il y a une leçon à retirer de notre safari sommaire dans l’Afrique profonde, c’est l’impossibilité d’avoir son gâteau et de le manger, d’affronter des périls à la manière néo-libérale, tout en courant peu de risques à la façon africaine. À vos risques et périls, est-on tenté de conclure en anthropologue — pourvu qu’ils restent les vôtres et ne deviennent pas les nôtres !

Bibliographie

F.G. Carnochan & H.C. Adamson, L’empire des serpents, Paris, Stock, 1938.

J. Delumeau, La peur en Occident, Paris, Arthème Fayard, 1975.

B. de Jouvenel, Du pouvoir : histoire naturelle de sa croissance, Paris, Hachette, 1972.

D. Fassin, L’espace politique de la santé, Paris, PUF, 1996.

J.T. Godbout et A. Caillié, L’esprit du don, Paris, La Découverte, 1992

D. Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Paris, Flammarion, 1999.  pp. 400-418.

M. Singleton, « Smallpox in person », Anthropos, 71, 1976, pp.169-179.

 « Why was Giesecke killed ? » Cultures et Développement, VII, 4, 1976, pp.646-665.

 « Who’s who in African witchcraft ? » Pro Mundi Vita, 1980, pp.1-41.

Gestion de la faune sauvage : facteur de développement ? (avec P.P. Vincke) Dakar, ISE/ENDA/MAB-Unesco, 1982.

 « Projet et projets », Cahiers du CIDEP, n° 7, 1989.

 « Au cœur du Tchad », La Revue Nouvelle, juin 1993, pp.96-105.

 « Des chameaux repus au bien-être indigène », La Revue Nouvelle, octobre 1994, pp.83-86.

 « Sciences… et/ou ethnosciences ? » Alliage, n° 41-42, 1999, pp.133-146.

 « Un weekend in Kinshasa », La Revue Nouvelle, novembre 2000, pp. 94-109.

Pour citer cet article

Mike Singleton, « Hatari sana !– les risques et périls d’un primitif », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Hatari sana !– les risques et périls d’un primitif, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3772.

Auteurs

Mike Singleton

Théologien, philosophe, et anthropologue, professeur d’anthropologie du développement ; directeur du Laboratoire d’anthropologie prospective, université de Louvain-la-neuve.