Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

 « Les équilibres arrêtés » de Brigitte Nahon

Texte intégral

Alliage : Comment ne pas vous poser la question première qui vient à l’esprit du spectateur étonné de vos équilibres : mais comment cela tient-il ?

Brigitte Nahon : Cela tient vraiment tout seul : dans toute cette série, il n’y a absolument pas de colle, pas de vis, pas de soudures, rien. Cela tient…
Pari de la vie, pari tout court… C’est à force de le vouloir que cela tient. Énergies mystérieuses…
Ces œuvres sont toujours dans un équilibre que j’appelle « arrêté » et non plus stable, car dans stabilité, j’entends aussi instabilité. D’ailleurs, ces pièces de 1985 à 1997 sont en quelque manière des instantanés.

Alliage : Vous voulez dire qu’elles sont liées au moment de leur installation ?

Brigitte Nahon :Oui, c’est si vrai que lorsque la pièce ne m’appartient plus, je suis parfois incapable — je me sens incapable en tout cas — de remettre la sculpture en place. Amnésie des mouvements… Je crée ces sculptures par expérimentation et non par calcul... Donc, la sculpture vendue, je peux me sentir incapable de la remonter. J’en ai même peur, je suis alors trop consciente de son instabilité, qui, cette fois, m’effraie. Elle ne m’appartient plus. Le collectionneur, lui, est plus à l’aise, et aime me montrer qu’il la possède… oui, il la possède vraiment.

Alliage : Pas de problèmes de sécurité ?

Brigitte Nahon :Dans les œuvres postérieures à 1997, faites pour EDF, il a quand même bien fallu immobiliser l’équilibre, en soudant aux points justes pour la sécurité du public. De même, pour l’œuvre monumentale réalisée à Avignon, où les boules ont été fixées, mais après que l’équilibre a été réalisé.

Alliage : Pour les œuvres moins monumentales, la fréquentation du public ne menace-t-elle pas ces fragiles équilibres ?

Brigitte Nahon :Moins qu’on pourrait le craindre.
Par exemple, pour la série des guéridons, montrée la première fois à Rotterdam en 1989, aucun accident, bien que le sol, un parquet de bois, bougeât sous les pas des visiteurs. Mais tout était smoothed. Moi-même, le soir, je crevais de peur et je devais apprendre à me contrôler. Et tout le monde devait respecter l’espace, apprendre à vivre l’espace au présent — prendre et apprendre les choses comme elles viennent. C’est en partie ce que je cherche à vivre et à transmettre : partager la vie et ses risques.
Pour les bouteilles que j’ai montrées en 1994 au musée de l’Assistance publique et des Hôpitaux de Paris, soit les visiteurs frôlaient les sculptures et me regardaient en attendant mes réactions, soit ils s’en éloignaient, effrayés à l’idée de causer un accident.

Alliage : Y-a-t-il eu des accidents ?

Brigitte Nahon :Pour la série des œufs, montrée en 1992, dans le Limousin, à l’abbaye Saint-André-de-Meymac, lors du vernissage, le maire de Meymac ne croyait pas que tout tient en équilibre réel, sans colle, sans aucun truc, ni que les œufs sont crus — je lui avais pourtant dit que je déteste les trucs ! Alors, il touche la pièce au trépied, et la fait tomber. Angoissé, il recule avec son épouse pour éviter la catastrophe, et fait tomber une autre pièce, le « Chariot des œufs ». Ce moment partagé et comique, je le vis très bien, alors qu’eux le vivent très mal… Histoire d’équilibrer la situation, je rassure le public, et la directrice est ravie de pouvoir prouver à son public que tout est vrai. Je demande à tout le monde de quitter la salle, coup de balai, passage de serpillière, et je repose les sculptures, avec d’autres œufs prévus au cas où. C’est le manque de confiance qui a rompu l’équilibre. Peut-être faut-il y croire pour que cela tienne, pour garder un équilibre éternel ?

Alliage : Et lors de la mise au point de ces œuvres ? Par exemple, pour ce travail sur les œufs ?

Brigitte Nahon :Avant d’installer ces trois sculptures, j’avais, dans mon atelier de Paris, cassé quatre cent cinquante œufs pour les mettre au point. Pour la pièce au trépied, j’ai augmenté le risque en mettant les œufs crus entre les brides d’acier plein (très lourds), de telle façon que les quatre œufs ne les touchent pas par leurs extrémités, mais soient encastrés entre les bords coupants de quatre trous dans ces anneaux. On dit que les extrémités en voûte d’une coquille d’œuf sont très solides. C’est pourquoi, je pose plutôt la tranche coupante des trous de l’anneau sur les œufs, à l’endroit même où on les fend avec un couteau pour les manger à la coque.

Alliage : Vous dites ne parfois plus savoir comment remonter une pièce. Cela vous arrive-t-il ?

Brigitte Nahon :Pour arriver à remonter une pièce, il faut que je sois toujours dans la même situation, que je travaille dans le même sens. Lorsque, par chance, j’ai vécu cet équilibre la première fois dans mon atelier, je me remets en condition, je retrouve mes gestes naturellement, et tac, cela tient, et c’est un sentiment extraordinaire que j’aime partager. Cette mémoire des gestes, c’est comme d’arrêter l’espace-temps. Je ressens, je vis cet espace intermédiaire.

Alliage : Cette confiance nécessaire à l’équilibre, comment la partager avec ceux qui travaillent avec vous ?

Brigitte Nahon :Lorsque je demande des aides, par exemple pour installer cette bobine en équilibre tenue par cette corde souple — cette pièce a été montrée dans plusieurs pays —, je demande aux aides éventuels le silence absolu, et surtout, de croire absolument que cela va tenir. Les énergies dégagées paraissent réelles, en tous les cas les miennes, c’est certain. Je dois être en condition, et si je ressens un manque d’enthousiasme de la part des assistants présents dans la salle, je leur demande de sortir — sourire obligatoire : désolée, mais je suis intransigeante sur cet élément essentiel. Pour mon exposition au Centro Culturel Banco do Brasil à Rio de Janeiro (2001-2002), j’ai montré certaines pièces avec les œufs. Et parmi une dizaine d’assistants, j’ai choisi celui qui avait — à mon sens — le plus tendre et naturel sourire. Il était si confiant qu’en me passant les œufs sur l’échelle où j’étais perchée, il chantait et dansait la samba ; j’ai dû lui dire qu’il me fallait quand même du silence. Auparavant (toujours à Rio), une jeune femme m’avait aidée à mettre les bouteilles en place, mais elle a éclaté en sanglots sous la tension qu’elle vivait, et a dû s’arrêter. L’installation des œuvres met donc en péril l’équilibre des gens au moins autant que celui des choses.
Il faut y croire et être confiant, sinon l’on craque. Au fond, je suis incapable de dire comment cela tient… cela ne m’intéresse pas… ; ce qui m’intéresse, c’est que cela tient. À force d’y croire (c’est le titre de ma prochaine série), à force d’y croire, on trouve l’équilibre.

Notes de la rédaction

Voir aussi le texte de Brigitte Nahon dans Alliage n°40, automne 1999, p. 86
Brigitte Nahon, sculpteur, vit et travaille à New York.

Pour citer cet article

«  « Les équilibres arrêtés » de Brigitte Nahon », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001,  « Les équilibres arrêtés » de Brigitte Nahon, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3770.