Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Pour une nouvelle culture du risque

p. 2-3

Texte intégral

1Jadis, l’humanité était collectivement soumise à des aléas redoutables mais peu nombreux : prédateurs, maladies, famine, catastrophes climatiques — les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Aujourd’hui, chaque individu affronte des périls multiples, mais dont chacun, pris isolément, est statistiquement peu probable : accidents de voiture, cancer du fumeur, sida, pollutions graves, maladies professionnelles.
Là où nos ancêtres devaient subir passivement les coups d’un sort extérieur et indifférent, ce sont aujourd’hui nos propres comportements qui engendrent la plupart des menaces pesant sur nous. Ainsi sommes-nous passés de la crainte d’un petit nombre de dangers extérieurs presque inévitables à l’appréhension de ceux, innombrables mais incertains, dont nous sommes responsables.
Il nous faut prendre la pleine mesure de cette mutation anthropologique.

2Des études socio-techniques spécialisées se sont développées qui font émerger une nouvelle discipline : la cyndinique (du grec  = danger). Mais nos mythes, nos valeurs, nos réactions sont encore tributaires de la situation archaïque : l’idée de pollution est l’avatar de notions traditionnelles, de type mythologique ou religieux (souillure, impureté). Les menaces actuelles sont à la fois réelles et chargées d’un imaginaire que nourrit une lointaine mémoire. L’affaire du sang contaminé, ou, à un moindre degré de gravité, le débat sur le retour du loup ou de l’ours dans nos montagnes, en offrent d’éloquents exemples.
Nous parlons désormais des risques (industriels, techniques, etc.) avec une connotation de soumission négative et passive, alors que la notion de risque, récemment encore, était celle d’un danger assumé et souvent volontairement affronté. Le comble du paradoxe est atteint quand ce vocabulaire est étendu aux évènements inéluctables et que l’on parle des risques naturels, avec, sans doute, un effet en retour pervers qui nous fait alors tenir les risques artificiels pour également inévitables.

3Une appréhension (au double sens du mot) contrôlée des menaces exigerait, en particulier, le développement d’une intelligence des faibles risques, et une maîtrise collective de la notion de probabilité, dont on sait combien elle est rétive au développement de formes spécifiques d’intuition, y compris chez ses experts. Mais il s’agit aussi et surtout d’explorer les ressorts de l’imaginaire social et des représentations du monde qui fondent, de façon trop implicite, nos évaluations des dangers encourus — ceux que nous négligeons comme ceux que nous surestimons. Il paraît donc urgent de dégager les présupposés qui sous-tendent l’idée même de risque et de les analyser dans toute l’étendue de leurs significations et de leurs occurrences. La multiplicité des perspectives — scientifiques, anthropologiques, psychanalytiques, religieuses, politiques, etc. — est ici essentielle.

4Les questions à affronter sont nombreuses :

  • comment des cultures différentes, dans le temps et/ou l’espace, désignent-elles les risques qu’elles assument, ceux qu’elles redoutent, ceux qu’elles ignorent ?

  • quelle a été l’évolution historique, dans la civilisation occidentale, de la notion de risque ?

  • quelle est la symbolique du risque et que révèle sa formulation langagière ? Le risque serait-il aujourd’hui le nouveau mal absolu ?

  • quels sont les liens entre la notion de risque et les valeurs éthiques ou esthétiques d’une société (pureté/pollution, sécurité/accident, l’homme apprenti-sorcier) ?

  • comment, dans une société donnée, la perception du risque se différencie-t-elle selon les couches sociales, les classes d’âge, etc. ?

  • comment affiner ou déplacer la distinction entre risque choisi et risque subi, ainsi qu’entre risque individuellement assumé et risque socialement imposé ?

  • que peuvent apporter à la réflexion générale des études de cas (perceptions des risques liés au tabac, à la voiture, au sida, etc.) ?

  • quel rapport (ou absence de…) entre les évaluations mathématiques du risque (probabilités) et leurs évaluations informelles ?

  • comment les représentations culturelles dominantes (télévision, cinéma, littérature, etc.) contribuent-elles à construire la notion collective de risque ?

  • comment imaginer les formes d’un débat démocratique permettant d’assumer  collectivement les risques ?

  • comment intégrer cette thématique dans l’éducation ?

5Nous n’avons évidemment pas la prétention de répondre ici à toutes ces interrogations, mais seulement d’apporter à des travaux déjà entrepris par ailleurs, mais dans des cadres académiques ou professionnels peut-être trop cloisonnés, quelques éclairages nouveaux et multiples, venant de la philosophie, de l’anthropologie, de la sociologie, de la psychanalyse, de l’économie. Les textes ici réunis proviennent pour la plupart d’un séminaire tenu à Nice en 2001, à l’initiative d’Alliage.

Pour citer cet article

« Pour une nouvelle culture du risque », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Pour une nouvelle culture du risque, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3769.