Alliage | n°50-51 - Décembre 2000 Le spectacle de la technique |  IV. Mise en scène et espaces virtuels 

Marco Susani  : 

Le tiers espace

Plan

Texte intégral

Nous proposons ici une notion de l’espace totalement nouvelle, celle du tiers espace, qui n’est ni celle de l’espace matériel, ni celle d’un espace parallèle, le numérique. Il s’agit du prolongement numérique de l’espace physique, c’est-à-dire d’un espace numérique relié sans discontinuité à l’espace réel ; un espace ayant pour support des technologies nouvelles définies comme la réalité augmentée par ordinateur, mais encore dépourvue de modèle adéquat. En effet, la réalité augmentée par ordinateur constitue un ensemble de données plaquées sur un espace réel. C’est pourquoi elle se prête bien à la création, à l’évocation de ce nouveau modèle d’espace. Le but de cette présentation est ainsi de proposer une réflexion sur les qualités architectoniques du tiers espace, afin d’apporter notre contribution aux recherches poursuivies dans le domaine des espaces médiatiques et des environnements partagés, à l’aide des disciplines du design, de l’architecture et de l’histoire de l’art.

La plupart des expériences de construction d’espace virtuel renvoient à la création d’une analogie hyperréaliste avec la réalité matérielle, mais si la réalité virtuelle donne habituellement des informations contenues dans une simulation de l’espace réel, elle tire rarement avantage du potentiel expressif qui provient d’un nouveau modèle de l’espace. Même l’effet psychédélique, la caractéristique la plus étrange et originale de la plupart des environnements virtuels, est très rarement le résultat de la perception d’une construction inédite de l’espace, ou de l’utilisation insolite d’un système de symboles présents dans l’espace. C’est essentiellement à l’immatérialité qu’est lié l’effet psychédélique. Le pilotage d’un avion dans une réalité virtuelle constitue une expérience irréelle en ce qu’il nous permet de traverser des montagnes immatérielles, mais notre expérience de l’organisation de l’espace reste celle à laquelle nous sommes accoutumés dans la réalité : un ciel, un horizon, tout un monde assimilable à la réalité que nous connaissons, telle que nous la voyons et la percevons au travers de la perspective linéaire.

Les espaces médiatiques proposent une expérience différente : il s’agit d’espaces-seuils, incluant des personnes réelles, des informations matérielles, des représentations de personnes présentes en quelque sorte dans les environnements partagés créés par les télécommunications, et des productions de documents (mode d’expression de l’information à distance). L’espace qui comprend ces existences et génère ces relations constituerait l’autre espace, lequel ne devrait pas représenter l’espace prétendument réel, dérivant de la perspective linéaire, mais devrait élaborer un point de vue original, une dynamique et une fluidité nouvelles.

Le design interactif intègre un espace-seuil appelé tiers espace parce qu’il définit « l’univers parallèle de la communication » et passe sans interruption de l’espace matériel à l’espace simulé. La conception du tiers espace que nous présentons ici emprunte à la méthodologie architecturale, mais exige, en outre, la mise en œuvre de compétences et de modèles d’interprétation entièrement nouveaux. Cette notion d’espacerenvoie aux compétences architectoniques, notamment celles permettant de construire des qualités dans l’espace et d’offrir un support au rapport de l’homme à l’espace.

Des métaphores aux cosmographies

Le besoin d’explorer la fluidité du tiers espace — c’est-à-dire l’étude de la relation médiate entre l’espace et la matérialité — ne repose sur aucune discipline connue ; il renvoie davantage au besoin qu’a l’homme de créer un ordre spatial comme premier élément organisationnel de ses pensées et de ses actes. Ainsi, notre présentation de paradigmes interactifs dans les espaces médiatiques posera-t-il le problème fondamental que constitue la création de nouveaux modèles spatiaux, pouvant former un premier élément d’ « ordre » comme support de métaphores, et faire le lien avec les modèles mentaux des utilisateurs.

La notion de cosmographie que nous introduisons ici renvoie à la nécessité de créer une règle, un ordre, dans ce système relationnel. La cosmographie n’est pas — ou du moins, pas toujours — un espace tridimensionnel truqué (pièces, portes, etc.) si souvent utilisé comme métaphore élémentaire de l’organisation spatiale des interfaces. Toute métaphore implique une analogie, une référence à un existant. Toute cosmographie renvoie à une cosmogonie. Car elle est une image, un modèle mental de ce qui peut fort bien n’avoir aucun lien avec la réalité véritable. Les cosmogonies représentent notre idée de Dieu, ou des dieux, ou du rapport entre Dieu et les saints. On y retrouve des combinaisons de figures et de hiérarchies symboliques, d’éléments et de compositions vivaces, de profondeurs suggérées, de représentations humaines, toutes choses distribuées dans un espace non-perspectiviste. Ces cosmogonies correspondent à des modèles mentaux mais ne sont pas la métaphore d’un espace matériel ni son artéfact. Elles ne peuvent même pas remplacer les métaphores mais, elles appartenant à un ordre supérieur, elles les incluent et les organisent.

Un espace dynamique où coexistent ordre et fluidité

La prédominance des métaphores et des analogies, telles que le «bureau » de l’écran, la ville virtuelle quand on navigue sur internet, le musée virtuel avec ses salles et ses fenêtres, etc., a appauvri de façon drastique notre interprétation de l’espace. Parce qu’il a fallu rendre plus aisées pour le public la mobilité et la navigation sur Internet, l’espace que nous avons dû créer est analogue à la notion simple et littérale que nous en avons.  D’ordinaire, les gens se réfèrent à cette représentation élémentaire, et à certains égards, banale, de l’espace qu’est la perspective linéaire. Par conséquent, les métaphores à l’écran se réduisent, pour la plupart, à la représentation naïve d’une perspective linéaire hyperréaliste. C’est tout le contraire de ce que serait une utilisation élaborée de l’espace. Ces métaphores rudimentaires ignorent l’histoire de l’espace architectural qui, depuis le mouvement moderne, s’est attaché à éliminer le paradigme de la perspective linéaire ; elles ignorent même le post-modernisme qui s’est servi de l’ironie comme élément d’interprétation de la perspective linéaire.

La perspective linéaire n’est pas une propriété inhérente à notre perception spatiale. La représentation photographique de l’espace à partir de ce que nous croyons être le seul point de vue possible, le point de vue central d’un observateur hypothétique, renvoie en fait à un modèle mis au point seulement après la Renaissance. De nombreux paradoxes sources d’inspiration décrits dans nos projets laissent à penser que l’exploration du potentiel expressif du tiers espace ne peut être fondée sur une interprétation perspectiviste.

La construction de nouveaux espaces informatiques peut tirer un profit plus grand de l’art pré-perspectiviste. Car ce modèle de représentation a un très haut niveau d’expressivité, de symbolisme et d’ « onirisme ». Cette représentation est chargée d’« espaces-lignes », de « tenseurs », c’est-à-dire de lignes qui transmettent des informations sur les rapports existants entre les acteurs, et qui produisent des espaces illimités : les espaces  perçus de différents points de vue et ceux qui sont générés par les diverses relations entre acteurs. Ces espaces ne sont pas encadrés par un arrière-plan contenant la représentation mais, au contraire, les éléments hiérarchiques constitutifs d’un espace multidimensionnel. Dans cette construction, la position des éléments dépend davantage de leur valeur intrinsèque que de leur place véritable dans l’espace : leur valeur symbolique est plus importante que la description hyperréaliste du schéma. Il en ressort que la peinture pré-perspectiviste fait de l’espace une représentation très chargée de sens.

Illustration : Le triomphe de saint Thomas,

Lippo Memmi, Italie, XIVe siècle.

Si l’on ajoute à cela l’expérience de la peinture moderne, du cubisme, qui ont insufflé une dynamique dans la représentation non-perspectiviste, et qu’on y adjoigne la dynamique caricaturale et provocatrice des dessins animés, nous découvrons une représentation de l’espace beaucoup plus saisissante que les métaphores et analogies ordinaires.

Ill°: W. Hogarth, Dr. Brook Taylor’s method of perspective, 1754

III°: D/ Hockney, Kerby (after Hogarth) usefull knowledge, 1975

Les espaces interactifs fluides

À partir de  la présentation de plusieurs projets issus de la recherche et des activités pédagogiques de la Domus Academy, nous définirons l’espace fluide d’interaction comme le croisement des espaces de vie matériels et numériques. Les projets concernant l’espace que nous allons décrire sont chargés de ce que nous appelons les « paradoxes sources d’inspiration » : des personnes et des données informatiques qui coexistent, des poissons qui ne vivent nulle part (ou n’importe où, pour être plus exact), des informations numériques déposées sur un espace urbain tout comme dans nos mémoires, des annotations collectives qui se trouvent dans les livres bien qu’elles n’en touchent pas les pages, des espaces audio de dimensions fractales illimitées. 

Élaborer la présence d’informations dans l’espace : « Italian design, The Players »

« Italian Design, The Players »1 est un CD-Rom multimédia sur le design italien conçu, réalisé et produit par le Domus Academy Research Center en 1994-1995. Tant le commentaire que la navigation sont fondés sur une organisation particulière de l’information : le contenu s’organise entièrement autour de la biographie de huit designers italiens célèbres.  Ce CD-Rom constitue un modèle éditorial original qui ne rappelle pas le modèle encyclopédique car ce dernier jure avec l’idée même d’un design vivant qui ne peut être gelé dans un musée ; il ne constitue pas davantage une simple juxtaposition de projets car il existe bel et bien des histoires et des idées au-delà des productions des designers italiens.

À partir de cette structure biographique du contenu, les chercheurs de la Domus Academy ont eu l’idée de créer une organisation spatiale autour des huit designers en présence. Ils ont alors mis au point une perception de l’espace permettant à la navigation de suivre un certain ordre, mais sans que cet ordre corresponde à des environnements faux ; ils ont donc exclu toute analogie directe avec des galeries, salles, portes ou murs. Le concept de navigation retenu et réalisé a été celui d’une navigation dynamique à l’intérieur d’un espace simulé dont le comportement  est celui d’un espace tridimensionnel réel mais dépourvu de représentation graphique analogue à toute représentation physique de l’espace. Dans l’espace de l’écran, par le déplacement du curseur, l’utilisateur peut bouger à l’intérieur d’un espace horizontal où sont figurées en cercle, les présentations des huit designers : l’effet produit est le même de se trouver à l’intérieur d’une galerie ou d’un manège pour enfants, entouré des huit personnages.

Par un simple clic sur les mots mis en relief — faisant office de boutons —, on peut, de cette galerie, accéder à d’autres espaces, également circulaires ; le déplacement du curseur produit là encore le même effet que si l’on tournait la tête de part et d’autre. Dans ces petites galeries, sont décrits les travaux de chaque designer. Le code couleurs et la présentation graphique induisent l’idée que cet espace est situé en deçà de la galerie précédente. L’organisation et le comportement de l’espace ne sont pas sans rapport avec l’environnement virtuel de QuickTime VR 3D — il est à noter que ce logiciel n’était pas encore sur le marché au moment de la conception du projet présenté ici. Néanmoins, certains comportements diffèrent : le parallèle le plus approprié reste probablement celui de l’Enfer de Dante, où sont décrits des cercles concentriques de taille décroissante.

Pour passer à un autre niveau  du cédérom, celui qui contient les histoires dérivées du scénario commun aux huit designers, l’espace de navigation suggère un mouvement dynamique de la tête vers le haut. Celui-ci ouvre sur un nouvel espace, une sorte de dôme surplombant le précédant, où des boutons donnent accès à plusieurs parties de l’histoire.

Bien que l’organisation des éléments ait été établie par les concepteurs du projet, l’image réelle de l’espace de navigation n’a été réalisée qu’à la fin du projet. L’organisation de l’espace horizontal / vertical a été, dans une certaine mesure, le produit d’une perception physique inconsciente qui a aidé éditeurs et graphistes dans le choix et l’organisation des éléments. Le plan de navigation une fois terminé, la carte est apparue nettement : elle reproduit sous forme de diagramme le schéma mental de navigation.

Design italien, les Acteurs, cédérom multimédia, design interactif : Domus Academy Research Center, 1994.

Pour compléter notre définition des propriétés architecturales de l’espace de navigation, il faut préciser qu’il renvoie à certains éléments du monde matériel : présence d’un horizon, mouvement vertical et horizontal des yeux, rapport entre profondeur du chemin de navigation et approfondissement de l’information. Mais cet espace tire également profit de la fluidité et de l’immatérialité de l’espace numérique, permettant, par exemple, d’effectuer indéfiniment des boucles, de sauter d’un espace à l’autre, selon un ordre non pas physique mais logique.

En outre, l’utilisateur évolue dans un espace tridimensionnel comportant les représentations combinées des individus (les photos des huit stylistes) et des informations. Cette coexistence d’informations et de personnes dans le même espace constitue l’un des « paradoxes-sources d’inspiration » ayant permis de découvrir tout le potentiel que renferme un espace n’ayant de rapport ni avec l’espace matériel, ni avec l’espace numérique abstrait.

L’espace intangible de collaboration : « Twin schools »

Le projet conceptuel « Twin Schools »,2 élaboré dans le cadre de l’Apple Design Project ’96 par un groupe d’étudiants en design de la Domus Academy, propose des outils et des environnements partagés de collaboration destinés aux enfants des classes élémentaires.

Entre autres outils, les enfants disposent d’une tablette individuelle interactive, c’est-à-dire d’un écran tactile utilisable avec la main ou un traceur, et que l’enfant utilise comme espace de travail. La plupart des exercices s’effectuent en groupes de quatre ; les enfants réunissent leurs tablettes pour former un espace de travail commun, en sorte qu’un document dépasse les bords des écrans pour n’en former plus qu’un seul, commun aux quatre. Ce document peut ensuite être manipulé et amélioré dans le cadre des quatre tablettes physiquement proches les unes des autres et qui forment un espace de travail commun. On peut voir sur les photographies les enfants manipuler des images de poisson.

L’espace de travail reproduit celui, conventionnel, de la table, recouverte de documents de papier que manipulent les enfants. Les designers ont étudié un ensemble de gestes correspondant à ceux que l’on fait en cliquant sur la souris dans une interface graphique-utilisateur : copier, glisser-lâcher, redimensionner, etc., mais en utilisant les doigts au lieu d’une souris. Les gestes peuvent dépasser les bords de chaque écran, pour s’étendre sur l’espace partagé.

En outre, si l’un des enfants cesse de travailler et s’éloigne en emportant son matériel, sa portion de document est toujours présente mais n’est plus visible. La plupart des fonctions de l’espace de travail partagé sont donc inhibées. Autrement dit, le travail en commun n’est possible qu’à la condition que soient présents tous les participants. Cette fonction fait délibérément partie du projet, afin que les enfants se rendent compte que leur présence physique et celle des autres est importante et qu’ils développent le sens de la collectivité. Comme dans la réalité, le groupe ne peut continuer à travailler sans la participation de tous.

Mais on peut imaginer une situation paradoxale : si les deuxième et troisième utilisateurs s’en vont également, d’autres parties du documents ne seront plus visibles, d’autres parties du poisson vont disparaître. Le projet « Twin Schools » a soulevé une question très intrigante : si le quatrième et dernier enfant s’en va, que devient le poisson ? Le poisson, à savoir le document, ne suivra pas le dernier utilisateur. Le programme n’est pas conçu pour appliquer cette hiérarchie, tous les utilisateurs pouvant disposer des documents à égalité. Le poisson n’apparaît donc plus sur aucun des écrans. Il ne se trouve pas réellement dans les écrans : les documents n’appartiennent pas à l’espace représenté dans les écrans. Toutefois, si les quatre enfants se réunissent à nouveau dans une autre classe, ils retrouveront leur poisson. C’est dire que les documents ne sont pas davantage attachés à l’espace matériel.

L’information mise en contexte dans l’espace urbain physique : « Scribble »

Ill:°: « Scribble », Apple Design Project 1997, projet de Karen Chekerdjian, Tinna Gunnarsdottir, Heun Joo Lee, Jurgen Luyckx, Adams Wells.

Le concept de territoire comme interface a été exploré dans de nombreux projets du Domus Academy Research Center, en accentuant toujours l’information mise en contexte et diffusée dans un espace urbain ouvert. Le projet « Scribble »3 répond au thème : « Le territoire comme interface ».  Il s’agit d’un système pouvant stimuler la mémoire de l’utilisateur grâce à une imitation du schéma mnémotechnique humain, lequel réveille la mémoire à partir d’expériences, d’espaces ou de parcours physiques.

Les designers ont imaginé un appareil portable, sur lequel l’utilisateur peut noter, en plus des informations fonctionnelles habituelles, des questions et des mots clés susceptibles de stimuler ultérieurement sa mémoire. Par exemple, un utilisateur, lors d’une conversation entre amis, note sur son appareil que la racine de gingembre a des pouvoirs cicatrisants. Le programme détecte automatiquement les mots  « gingembre » et « cicatrisant » comme mots clés à enregistrer, et les rapporte aussitôt à la conversation en cours au moment exact où elle a lieu.

Des années plus tard, le même utilisateur, passant devant une librairie, entend son appareil sonner. Pourquoi ? Sur l’écran, une base de données intelligente affiche les notes prises autrefois (« le gingembre est un remède cicatrisant ») et les met en rapport avec la raison pour laquelle elles réapparaissent maintenant et à cet endroit : on peut trouver, dans la librairie, un livre intéressant sur la médecine traditionnelle chinoise, dans lequel gingembre et cicatrisation sont aussi des mots clés. Fondé sur des technologies pas encore utilisées de la sorte mais pouvant être facilement intégrées,4 le projet Scribble permet d’imaginer un scénario extrêmement intéressant : des informations pourraient être diffusées sur tout le territoire, de manière à former un espace d’information au-dessus de l’espace physique.

Mettre en valeur l’espace commun des livres et des bibliothèques : « Memories of relations »

La plupart des débats portant sur l’information numérique étudient l’avenir du livre, à savoir ce qu’il adviendra de l’interface matérielle en papier relié sous forme de livre, ainsi que de la narration écrite linéaire spécifique à ce support.

Le projet « Memories of relations », réalisé par des étudiants de la Domus Academy Research Center, dans le cadre de l’Apple Design Project ’97, part d’une conception originale mettant en rapport les nouvelles technologies numériques avec l’histoire du livre, par référence à l’époque antérieure à l’invention de l’imprimerie, où les manuscrits étaient le fruit du travail en commun de générations de lettrés. Ces ouvrages, souvent religieux, étaient des textes écrits à la main, et abondamment annotés par d’autres érudits ; chaque réécriture incluait ces annotations et les transformait en un nouveau texte collectif.

Le projet « Memories of relations » propose deux sortes d’espaces collectifs, l’un et l’autre fondés sur le paradigme de la « réalité augmentée par ordinateur », à savoir le paradigme de l’espace numérique représenté et placé au-dessus de l’espace physique. Les deux concepts constituent le rayon de bibliothèque amélioré et le livre augmenté.

Ill° : « Memories of relations », Apple Design Project 1997, projet de Nikolaus Gottche, Leandro Agrò, Omer Unal

On accède au premier espace au moyen d’un appareil semblable à une loupe, que l’on fait défiler sur les étagères réelles, physiques, d’une véritable bibliothèque. Cet espace numérique rend visibles les traces des diverses collaborations mises en œuvre autour du ouvrage : on voit ainsi apparaître les visages des personnes ayant lu et annoté tel ou tel livre. À mesure que l’on fait glisser la loupe le long des étagères et qu’apparaissent un à un les visages, on peut se rapprocher d’un livre en particulier afin que la loupe zoome, en quelque sorte, sur les visages pour donner accès aux notes enfermées dans leur tête.

Le deuxième espace, le livre augmenté, se fonde sur le concept de superposition des annotations numériques et du livre matériel (un manuscrit ancien, dans l’exemple). On obtient ce chevauchement de deux espaces en faisant défiler sur une page un appareil qui ouvre l’accès aux informations numériques correspondant à cette page.

Dans les deux cas, le concept d’espace matériel augmenté est poussé à son extrême, jusqu’à l’idée d’une coexistence des types d’informations physiques et numériques, afin de réaliser un continuum dans la notion d’espace du savoir.

L’espace audio-fractal infini

Les espaces numériques sont plus souvent vidéo qu’audio : la culture de l’interaction a surtout été appliquée à l’écran, ou du moins exploitée dans le domaine visuel. Le projet « Eardrum » se fonde sur le concept de navigation dans un espace audio tridimensionnel.

Ill°: « Eardrum », Master Course Domus Academy – Jason Skala, Carlos Piscione, Myoung Jae Kim, Jong Ae Lim – Interval University Workshop 1995.

Le but de l’exercice était de donner davantages de fonctions, et aussi de qualité émotionnelle à  un service téléphonique audio, par exemple le site Internet musical d’un grand magasin comme Virgin Megastore. Grâce à la technologie du son spatial, le designer a imaginé une navigation dans un espace audio tridimensionnel en utilisant le clavier téléphonique comme manette de jeu. Le passage d’un espace audio à un autre se fait par l’accès à des salles audio, espaces emplis de sons, où l’on peut sélectionner et écouter de la musique.

En expérimentant le potentiel de ces séquences d’espaces audio, les concepteurs ont découvert plusieurs modèles de navigation : le « mouvement » aléatoire à l’intérieur d’une séquence d’espaces audio, le « mouvement » circulaire dans des salles limitées, et le concept, encore plus intéressant d’espace audio à dimensions fractales. Ce dernier tire profit de l’« a-dimentionalité » des espaces audio : une séquence infinie d’espaces construits l’un dans l’autre n’est possible que dans l’espace audio, et impossible dans le monde matériel.

Notes de bas de page numériques

1 . Le design italien, les acteurs.

2 . Écoles jumelées.

3 . « Griffonnage »

4 . GSM/DECT, transmission de données sans fil, systèmes et agents de conseils, bases de données intelligentes

Pour citer cet article

Marco Susani, « Le tiers espace », paru dans Alliage, n°50-51 - Décembre 2000, IV. Mise en scène et espaces virtuels, Le tiers espace, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3766.

Auteurs

Marco Susani

Directeur de l’Équipe de concepts avancés chez Motorola à Boston (É.-U.).

Traducteurs

Corinne Réti