Alliage | n°50-51 - Décembre 2000 Le spectacle de la technique |  IV. Mise en scène et espaces virtuels 

Giorgio De Michelis et Renata Tinini  : 

Nouvelles technologies, mises en scène et métaphores

Plan

Texte intégral

Introduction

Les technologies de l’information et de la communication influencent notre perception de l’espace et modifient de plus en plus profondément notre usage des métaphores spatiales. De nombreux exemples illustrent ce changement : avec le système des vidéoconférences, des personnes physiquement éloignées les unes des autres participent à des échanges comme si elles se trouvaient dans la même pièce : de même, celui qui envoie un courriel commençant par salut, utilise un moyen de communication décalé dans le temps qui lui permettrait d’être d’une certaine manière en face du destinataire ; on parle de surfer sur le web
Ainsi, à considérer les choses de plus près, découvre-t-on que ces nouvelles technologies transforment véritablement notre perception de l’espace. Plus précisément, elles élargissent notre capacité à concevoir des relations humaines au-delà des limites de la réalité physique : d’une part, elles autorisent à deux personnes interagissant, et/ou communiquant à se sentir proches, voir les mêmes choses, avoir accès aux mêmes informations et documents, tout en étant physiquement éloignées. D’autre part, ces technologies façonnent les informations et les rendent accessibles aux utilisateurs dans un espace virtuel, qui peut être considéré comme un prolongement de l’espace physique, en même temps ici et ailleurs.

Il est évident que les technologies de l’information et de la communication ne transforment pas directement l’espace physique. Ce sont leurs applications qui changent l’appréhension de l’espace où nous vivons, et notre manière d’en parler : elles affectent le sens induit par nos actions et interactions. Steve Harrison et Paul Dourish rappellent que « la détermination du comportement adéquat ne dépend pas de l’espace mais du lieu », dans la mesure où « nous sommes situés dans l’espace mais c’est dans le lieu que nous agissons » (1996, p. 68).
Pour eux, « d’un point de vue physique, le lieu est un espace circonscrit, investi avec des comportements adéquats, des attentes culturelles, etc. » (ibidem). En adoptant ce cadre conceptuel, nous pouvons ainsi affirmer que les nouvelles technologies transforment les lieux où nous vivons en les étendant au-delà des espaces physiques où ils sont situés.
Il n’y a rien de nouveau à cela : la transformation d’une portion d’espace en un lieu a depuis toujours eu comme fondement son aménagement, sa scénographie. Les lieux où vivent les êtres humains sont les scènes de leur comédie humaine, de même qu’au théâtre, la scène est le lieu typique de la vie humaine. Les nouvelles technologies ne s’en écartent pas, mais se rapprochent plutôt davantage encore du lieu et de la scène, dans la mesure où elles confèrent aux lieux la dynamique et la inconstance d’une comédie, en permettant qu’une même portion d’espace accueille différents lieux ou différentes scènes, devenant ainsi le théâtre d’événements divers.

Mieux encore : les nouvelles technologies ne sont pas extérieures à la scène comme la machinerie théâtrale traditionnelle, dont ni les acteurs ni les spectateurs ne peuvent voir le fonctionnement. Elles concourent à décorer et à aménager le lieu où elles sont inscrites et les personnes qui y vivent les utilisent et interagissent avec elles : elles sont mises en scène. Ainsi, lorsque les technologies donnent vie à des espaces virtuels, ceux-ci deviennent-ils la scène où les utilisateurs agissent et interagissent.
La mise en scène des nouvelles technologies dans les bureaux, ou, en d’autres termes, la mise en scène des bureaux par les nouvelles technologies, transforme ceux-ci en modifiant profondément la façon dont on y vit, y travaille, y communique et y interagit : cette mise en scène n’est efficace que si les concepteurs et les utilisateurs parviennent à développer, en dépit de l’autonomie de leurs rôles et de leur diversité culturelle, non seulement des processus de collaboration, mais un véritable apprentissage mutuel du sens du poste qu’ils vont créer ou transformer, et de ses nouvelles possibilités.
Dans les pages qui suivent, nous nous intéresserons à la dimension spatiale des activités humaines en essayant de comprendre comment les lieux où elles s’inscrivent déterminent leur nature et influent sur leur réalité effective, ou, en d’autres termes, le mode nouveau par lequel la technique se met en scène dans ces lieux et les met simultanément en scène.

Les communautés et leurs lieux

Le concept de communauté a suscité ces dernières années un renouveau d’intérêt au sein de la philosophie (Nancy, 1990), des sciences politiques  (Putnam, 2000) et des sciences de l’organisation  (en particulier dans les études ethnographiques du travail (Lave, Wenger, 1991). Sans discuter les caractéristiques de ce renouveau, j’ajouterai dans ces pages un point de vue qui fait de la communauté la cellule constitutive de l’expérience sociale (De Michelis, 1998, 2001).   
C’est la communauté qui investit un espace par la reconnaissance de comportements adéquats et d’attentes culturelles, qui prescrit les termes servant à décrire cet espace ; c’est elle encore qui le transforme en lieu. Sans craindre de généraliser, nous pouvons donc affirmer qu’un lieu est défini par l’existence d’une communauté ; et qu’en conséquence, tout lieu est celui d’une communauté. C’est donc la communauté qui est mise en scène par les nouvelles technologies et qui voit son lieu en être transformé.  

Dans le passé, l’idée de lieu n’impliquait aucune complexité. Les lieux définissaient une relation bilatérale entre des communautés et des espaces circonscrits. Mais au cours des deux derniers siècles, en particulier, les communautés ont connu des transformations profondes du fait de deux facteurs : l’émergence d’institutions étatiques structurant la vie sociale et la complexité croissante des relations humaines accompagnant le développement des transports publics, de la production industrielle et des systèmes de communication modernes. À côté des communautés locales et nomades, d’autres types de communautés d’expérience ou professionnelles ont émergé, reflets autant que mises en forme de la diversité croissante des préoccupations humaines. Les communautés d’expérience réunissent ceux qui partagent une activité commune, de nature professionnelle ou non. Les communautés professionnelles, comme les stylistes en produits industriels, les ingénieurs en informatique, ou les experts en marketing, ont été étudiés par l’école californienne d’anthropologie du travail (Lave, Wenger, 1991 ; Brown, Duguid, 1991 ; Wenger, 1998). Les communautés professionnelles et d’expérience ne vivent généralement pas dans une même portion d’espace. Leurs membres partagent de nombreux espaces, parfois éloignés les uns des autres, où ils vivent et se rencontrent. Leurs déplacements dans les espaces physiques et leurs communications via les différents médias peuvent bien relier ces espaces, mais ne les transforment pas pour autant en un seul et même espace.
Marc Augé (1992) a qualifié le cas extrême d’un  type d’espace qui ne peut être associé à aucun groupe — ou, en d’autres termes, est potentiellement partagé par tous — de non-lieu. Les non-lieux sont des espaces que les gens traversent sans laisser de trace durable de leur passage : Augé évoque notamment les aéroports, stations de métro, parcs de loisir. Dans les non-lieux, nous ressentons la présence d’autres êtres humains, d’autres communautés, mais pas celle de leur expérience. Même si des gens y passent une partie de leur temps, ces non-lieux ne peuvent en témoigner. En effet, les artéfacts peuplant un non-lieu le caractérisent d’un point de vue fonctionnel, mais ne peuvent lui conférer une identité de lieu.

Les lieux d’une communauté et les non-lieux nous apparaissent quand nous entrons dans l’espace physique enrichi de notre expérience : ils ne sont pas l’espace physique en lui-même, ou ses portions, mais plutôt ce qui est mis en scène. L’ambiguïté de cette affirmation selon laquelle, au théâtre, l’imitation de la vie se rapproche sans aucune précaution du théâtre de la vie elle-même, est volontaire, dans la mesure où les nouvelles technologies proposent, sur le terrain des lieux où nous vivons notre vie, les contradictions et ambiguïtés venues du théâtre au XIXe siècle. La question de l’authenticité, qui a tourmenté les hommes de théâtre les plus radicaux (d’Artaud à Grotowski, pour ne donner que deux noms), se retrouve, en fait, dans les lieux où les communautés vivent leur vie, quand ils ont été transformés par les nouvelles technologies, dévoilant la nature profonde des choix que nous arrêtons en  projetant.
Cette affirmation peut sembler arbitraire si nous ne faisons pas un détour pour passer en revue les diverses métaphores grâce auxquelles la rencontre de l’espace avec les nouvelles technologies furent et sont toujours effectuées.

Les nouveaux lieux et les degrés de réalité

Au cours des dix dernières années, un nombre considérable de travaux a  porté sur les questions de réalité virtuelle, de réalité augmentée et d’ubiquité informatique. Comme l’écrit Michael Dertouzos :

« L’idée essentielle dans les notions de réalité virtuelle et de réalité augmentée (et nous pouvons ajouter dans celle de l’ubiquité informatique ) est que l’ordinateur au moyen de casques et autres gadgets perfectionnés (…), sait où nous sommes et dans quelle direction nous regardons. L’ordinateur présente à nos yeux, à nos oreilles, et à nos autres sens ce que, de notre place privilégiée, nous verrions dans le monde virtuel qu’il simule — un autre aspect du monde réel ou un monde imaginaire, en tous cas fabriqué, qui n’existe qu’à l’intérieur de l’ordinateur. » (1997, p. 68).

 Selon cette description de Dertouzos, nous pouvons imaginer une gradation dans les degrés de réalité, qui va du monde réel à un environnement totalement virtuel grâce à un affinement progressif de nos facultés sensorielles suscitées par les programmes informatiques.

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Réalité physique Réalité mixte (RA, UI) Réalité virtuelle
Figure 1

Ce schéma présente la réalité augmentée et l’ubiquité informatique comme des exemples de réalité mixte, c’est-à-dire des applications intermédiaires, où la technologie ne crée pas un monde totalement nouveau comme pour la réalité virtuelle, mais transforme uniquement certains aspects du monde réel. Avant d’entrer plus avant dans le commentaire des rapports entre réalité virtuelle, réalité augmentée et ubiquité informatique, nous décrirons brièvement leurs traits essentiels.

La réalité virtuelle

La réalité virtuelle pourrait être définie comme « environnement créé par ordinateur, interactif et tridimensionnel, où l’utilisateur est immergé » (Austakalnis, Blatner, 1992). Cette définition implique que le monde virtuel a un statut ontologiquement autre que celui du monde extérieur dont  est coupé l’utilisateur.
Ce qui caractérise la réalité virtuelle est cette immersion dans le système. La vision et, dans certains cas, l’ouïe et le toucher sont contrôlés par le système. Quand la réalité virtuelle est mise en œuvre dans des applications pour utilisateurs multiples, leurs interactions se font à travers leur représentant virtuel : chacun a son avatar. À ce jour, le domaine d’application essentiel de la réalité virtuelle est le divertissement. Les nouveaux jeux électroniques invitent les utilisateurs à vivre des aventures dans des mondes imaginaires dont le réalisme et la qualité de simulation sont toujours plus élevés. D’autres domaines d’application, soins médicaux et travail de bureau notamment, sont aussi pris en compte et largement étudiés. Mais la qualité aujourd’hui disponible dans le monde virtuel empêche l’application à des situations réelles de ces produits et systèmes.

La réalité augmentée

Le point de départ de la conception de la réalité augmentée est que le monde qui nous entoure fournit une masse d’information si grande qu’il est difficile, voire impossible, de la reproduire sur ordinateur. C’est pourquoi les environnements virtuels sont très primitifs ou très chers comme, par exemple, les simulateurs de vols plus complexes. Mais le prix n’est pas seul en cause. Un système de réalité augmentée n’empêche pas l’utilisateur de rester en contact avec le monde extérieur. Au contraire, il mêle la scène réelle toujours vue par l’utilisateur à une scène virtuelle générée par l’ordinateur, qui élargit la scène réelle en y ajoutant des informations ou des fonctionnalités. L’objectif ultime est de créer un système tel que l’utilisateur ne puisse plus distinguer entre le monde réel et son augmentation virtuelle ; ou, mieux encore, tel que l’utilisateur puisse intégrer, combiner, et/ou fusionner les informations fournies par le monde réel avec celles qui proviennent de son augmentation virtuelle, sans discontinuité.
Milgram propose une taxonomie des représentations de la réalité  mixte en considérant trois critères forts : fidélité de reproduction, extension de la présence, extension de la connaissance du monde. La fidélité renvoie à la qualité de l’imagerie informatique,  la contrainte du temps réel ne permettant au système de réalité augmentée que des rendus d’une fidélité médiocre. L’extension de la présence mesure le degré d’immersion de l’utilisateur dans la scène représentée. Cette immersion reste cependant difficile à estimer, dans la mesure où l’utilisateur se situe à la fois dans les mondes réel et virtuel. Lié au précédent, le critère d’extension de la connaissance du monde concerne la connaissance nécessaire à la création d’une vue augmentée de l’environnement réel. L’ordinateur qui génère des objets virtuels doit avoir enregistré correctement tous les aspects du monde réel, car des erreurs dans cet enregistrement empêcheraient l’utilisateur de fusionner les images réelles et virtuelles. Tandis que dans un système de réalité virtuelle, toute erreur d’enregistrement entraîne un conflit entre les effets visuels et kinesthésiques, dans un système de réalité augmentée, ces mêmes erreurs produisent des conflits entre deux types de stimuli visuels devant concourir à la vision d’une scène unique.
Les systèmes de réalité augmentée ont, jusqu’à ce jour, surtout été utilisés pour des applications médicales (par exemple, la chirurgie assistée par ordinateur), pour le divertissement (studios d’environnement virtuel), pour l’entraînement militaire (affichage numérique dans les cockpits), dans l’ingénierie et le design (prototypes 3D et maquettes), et enfin, dans la fabrication, la maintenance, et la réparation en robotique.

L’ubiquité informatique

L’ubiquité informatique renforce l’usage de l’ordinateur par la mise à disposition d’un grand nombre de services sur ordinateurs dans l’environnement physique, de sorte que les ordinateurs deviennent invisibles. Cette idée est issue d’études anthropologiques sur la vie au travail, montrant que l’ordinateur est aujourd’hui coupé de l’environnement général et, plutôt qu’un instrument transparent grâce auquel nous travaillons, demeure souvent au centre de notre attention. Faire disparaître l’ordinateur n’est pas facile, car le problème n’est pas simplement celui de l’interface ou de la multi-médialité. Le défi est plutôt de créer un nouveau type de relation entre les individus et les technologies de l’information et de la communication, prenant en compte le contexte général dans lequel on utilise ces instruments, et la nature de leurs caractéristiques physiques : poids, clavier, position de l’écran, etc.
Alors que la réalité virtuelle a-t-elle pour conséquence de rendre l’ordinateur comme invisible et vise à tromper l’utilisateur en laissant de côté le monde physique quotidien, l’ubiquité informatique a pour objectif de mieux intégrer l’ordinateur dans les activités humaines. L’ubiquité informatique constitue aussi une augmentation des capacités des individus grâce aux données fournies par l’ordinateur. L’idée essentielle est d’inscrire l’ordinateur dans le monde concret, plutôt que d’essayer de reproduire les objets à l’intérieur du monde virtuel de l’ordinateur. Les objets qui manifestent de l’ubiquité informatique peuvent être de plusieurs tailles : grande, comme celle d’un mur ; moyenne, comme celle d’un carnet ou une feuille de papier ; petite, comme celle d’un post-it. Marc Weiser (1991) a fait sien ce slogan : « Pour chaque personne travaillant dans un bureau, il devrait y avoir des centaines de tabulateurs, des dizaines de carnets et un ou deux tableaux ».
L’ubiquité informatique semble sur le point d’emprunter un chemin radical en éloignant l’informatique de la machine pour la rapprocher de la personne. Les applications permettant de localiser des personnes et des objets dans un environnement (tel le badge interactif d’Olivetti à Cambridge ; Want et al., 1992), visant à adapter les systèmes de chauffage, d’éclairage et d’électricité aux besoins réels des clients, sont autant d’exemples d’un contrôle accru des hommes sur leur environnement grâce aux possibilités de l’informatique. Mais en habillant ainsi les lieux physiques d’éléments électroniques, l’homme crée-t-il de nouveaux lieux ?

Les métaphores

Cette brève description suffit à rappeler les traits marquants des principales directions de recherche dans le domaine de l’espace généré ou transformé par ordinateur. Mais réalité virtuelle, réalité augmentée et ubiquité informatique jouent un rôle de plus en plus déterminant dans la conception de toute application informatique où la dimension spatiale intervient de manière importante ; notamment, dans la conception des systèmes favorisant l’interaction sociale et le travail en réseau. Ici, ce qui importe, est non le degré de réalisme de l’espace simulé et/ou augmenté, mais le type d’interaction de personne à personne ou de personne à machine que rend possible cet espace : la réalité virtuelle, la réalité augmentée, et l’ubiquité informatique ne sont plus distinguées en fonction de leur degré de réalité ; elles définissent plutôt trois métaphores différentes à l’œuvre dans la conception des systèmes.

D’un côté, la réalité virtuelle évoque la création de tout un monde où les individus interagissent comme s’ils pouvaient abandonner l’espace physique où ils se trouvent pour pénétrer dans un espace virtuel. Elle détermine la conception des applications informatiques à travers quatre objectifs :

  • rendre le lieu virtuel aussi semblable que possible au monde physique de telle sorte que les utilisateurs s’y sentent chez eux ;

  • refléter la différence, dont les utilisateurs font l’expérience dans le monde physique, entre être ensemble et être dans des lieux différents ;

  • peupler le lieu virtuel d’entités artificielles des comportements intelligents afin que le monde virtuel fonctionne mieux que le monde physique ;

  • faire en sorte que les utilisateurs puissent tout expérimenter dans l’espace virtuel, et ainsi, ne pas se soucier de leur emplacement physique.

Les MUDs sont de bons exemples de systèmes d’interaction sociale inspirés par la réalité virtuelle. Un MUD (Multiple User Dungeon, Multiple User Dimension ou Multiple User Dialogue) est un programme auquel peuvent se connecter les utilisateurs et qu’ils peuvent explorer. Chaque utilisateur contrôle son représentant virtuel — marionnette, avatar, incarnation, personnage. Vous pouvez vous promener, discuter avec d’autres personnages, explorer des zones infestées de monstres dangereux, résoudre des énigmes, voire créer vos propres pièces et vos objets.

Parmi les MUDs, les MOOs (Mud Object Oriented) ont un langage de programmation orienté-objet et sont davantage à caractère social par nature. Quand on observe les interactions des joueurs de MUDs, on peut voir très clairement que même dans un monde imaginaire, ils agissent selon des schémas qui sont ceux de la vie physique , quotidienne, à la fois en bien et en mal. Les MUDs sont très appréciés, comme peuvent l’être les bars de la vraie vie. Les dinos sont des utilisateurs de longue de date, qui échangent des souvenirs nostalgiques sur des MUDs morts ou disparus comme des grands-parents idéalisant le bon vieux temps. On se dispute avec virulence au cours de réunions enflammées, on a des rapports sexuels avec d’autres personnages, on joue parfois de mauvais tours, comme d’enregistrer des conversations que l’on envoie partout. Jusque-là, ce ne sont que copies du vieux monde. Mais un programme informatique (BOT) peut s’introduire dans un MUD en se faisant passer pour un être humain. Il y a une légende selon laquelle l’un de ces BOT, Julia, était si maligne qu’elle a fait croire à des centaines de gens qu’elle était humaine. Cela rappelle Eliza, programme conçu par Joseph Weizenbaum (1976), et qui se faisait passer pour un psychologue.

La possibilité de se créer une personnalité totalement nouvelle semble exercer une irrésistible fascination (Turkle, 1995). Le phénomène de changement de sexe est très répandu. Par souci de tranquillité, les femmes se font passer pour des hommes. Inversement, les hommes prétendent être du sexe opposé pour déjouer les soupirants. D’une manière générale, on endossera une ou plusieurs identités pour voir ce que c’est que d’être quelqu’un d’autre. C’est pourquoi l’on a souvent comparé ces simulations aux jeux sociaux ou aux dynamiques de groupes. Mais s’agit-il véritablement de simulation ? Les personnes qui participent régulièrement aux MUDs, qui parlent quotidiennement entre elles, sur la base d’une mémoire commune d’événements passés, font-elles l’expérience d’une vie inventée ou réelle ? Autrement dit, les MUDs, et l’environnement de réalité virtuelle en général, devraient-ils être considérés comme des lieux ou des espaces ?

En outre, la réalité augmentée et l’ubiquité informatique modifient le monde dans lequel se situent les gens. Ils en font une réalité plastique afin de faciliter le plus possible les actions et interactions des participants : alors que la réalité augmentée se focalise sur la transformation de l’espace de travail sur l’écran d’une station de travail, l’ubiquité informatique cherche à distribuer les services informatiques dans l’espace physique.

La métaphore de la réalité augmentée implique une certaine conception des artefacts de l’informatique comme capables de transformer l’écran de l’ordinateur en une fenêtre ouverte sur un nouvel espace, qui agrandit et augmente l’espace physique où se trouve l’ordinateur. D’une part, cette fenêtre peut mêler deux espaces de travail différents, permettant à leurs occupants respectifs de communiquer même s’ils sont loin les uns des autres. D’autre part, cette fenêtre peut amener dans un espace de travail ce dont ses occupants ont besoin à un moment donné, s’adaptant ainsi à leurs activités changeantes.

Dourish et al. (1996) ont décrit plusieurs expériences de réalité augmentée (qu’ils appellent « espaces hybrides »), basées sur des connexions audio et vidéo reliant des bureaux entre eux. D’après leurs observations, dès lors que l’espace est remodelé en fonction de liaisons audio et vidéo, les gens se comportent différemment : ils prennent en compte l’augmentation du lieu où ils se trouvent. Les visiteurs entrant dans un bureau commencent par saluer non seulement ses occupants, mais aussi leurs partenaires éloignés, présents par le lien audiovisuel ; de plus, le bureau ayant été réaménagé de manière à ce que les partenaires éloignés puissent le voir sur leur écran, ceux-ci se comportent également comme s’ils s’y trouvaient.

Le laboratoire de recherche Olivetti (aujourd’hui ATT) de l’université de Cambridge est un bon exemple d’environnement d’ubiquité informatique (Want et al., 1992). Les membres du laboratoire et les visiteurs disposent de badges qui, par l’envoi de signaux à divers détecteurs placés dans les bureaux, salles de réunion ou couloirs, actionnent quantité de services. Quelques exemples suffiront à illustrer ce point : les portes s’ouvrent pour toute personne autorisée, l’écran est mis en veilleuse dès que son utilisateur n’est plus dans la pièce ; les lumières sont éteintes quand il n’y a plus personne dans la pièce ; le téléphone le plus proche de la personne appelée sonne ; une liste indique les endroits où l’on peut trouver les membres du laboratoire.
Si l’on considère que les écrans plats, téléphones et télécopieurs intégrés aux ordinateurs de bureaux, tendent à annuler toute distinction entre l’ordinateur et son environnement, on peut voir dans la réalité augmentée et l’ubiquité informatique deux métaphores dont peuvent s’inspirer les concepteurs des programmes informatiques : tandis que la réalité virtuelle s’abstrait de la réalité physique en cherchant à recréer l’impression de lieu dans le monde virtuel, la réalité augmentée est profondément ancrée dans la réalité physique, en visant à la transformer.
Du point de vue des degrés de réalité, la réalité virtuelle va plus loin que la réalité augmentée, mais quand l’on prend en compte le degré d’innovation qu’elle entraîne, la situation est différente. La réalité virtuelle vise en effet l’imitation, la simulation et/ou l’émulation de la réalité physique sur le plan virtuel, en peuplant cette réalité physique de nouvelles entités et/ou d’images virtuelles d’entités vivantes, comme les avatars de personnes réelles. La principale difficulté de conception des systèmes de réalité virtuelle est de créer un monde virtuel aussi semblable au monde réel que possible, et d’y immerger complètement les utilisateurs. Le but principal est de tromper les perceptions sensibles des utilisateurs.
La réalité augmentée, au contraire, ne se limite pas à imiter, simuler et/ou dépasser la réalité physique. On n’augmente nullement le monde physique en l’imitant à l’écran. Les programmes de réalité augmentée n’ont de sens que si l’on crée quelque chose d’impossible dans le monde physique. La métaphore de la réalité augmentée entraîne une innovation radicale qui préfigure de nouvelles possibilités pour ses utilisateurs.

La mise en scène de nouveaux lieux

Un groupe d’activité est aujourd’hui en partie et/ou parfois local, ou nomade, ou dispersé dans l’espace. De plus, la plupart de ses membres font partie d’autres groupes. Leur contribution s’enrichit alors du fait même de cette participation multiple, mais est aussi conditionnée par cette participation. Non seulement, vivre dans cette multiplicité de communautés est un fait intrinsèquement complexe, les individus ayant de plus en plus de mal à prendre en compte le contexte social de leurs activités, mais la vitalité des communautés est profondément affectée par la perte de leur lieu propre et la nécessité de partager avec d’autres communautés certains espaces particuliers.

Nous pouvons ainsi comprendre le rôle que jouent dans cette complexité l’espace de travail et sa mise en scène par la technologie. Les systèmes informatiques assistant les groupes d’activité sont confrontés à un défi majeur, qui consiste à octroyer une identité reconnaissable au lieu où ils se trouvent, afin que leurs occupants puissent suivre les différents contextes de leurs actions et interactions.

Voici un scénario illustrant quelques difficultés de conception des nouveaux lieux.

  1. Dans un laboratoire de recherche, une personne lit un document à son bureau. Cette personne prend des notes au fur et à mesure de sa lecture. Après avoir terminé, elle se lève et va, avec ce document annoté, à la salle de réunion où se trouvent ses collègues autour d’une grande table. Au cours de la discussion portant sur ce document, elle donne son avis, à partir de ses notes. D’autres sujets liés aux travaux en cours sont aussi discutés.
    Le lieu octroie à ses membres des espaces de travail privés pour le travail individuel et (semi) collectifs, pour la collaboration, les discussions et le partage des connaissances. L’efficacité de l’aménagement d’un tel lieu repose sur la manière dont il rend possible une transition fluide entre les espaces privés et publics.

  2. Pendant la rédaction d’un document, la personne reçoit un appel téléphonique. La collègue qui l’appelle lui pose une question relative à un projet commun. Le document qu’était en train de rédiger la première personne porte sur un autre sujet : donc, soit elle demande à sa collègue de rappeler plus tard, soit elle détourne son attention de la rédaction en cours et se concentre sur le problème posé par la collègue, sachant que, tôt ou tard, elle devra mettre de côté le document qu’elle est en train d’écrire, ainsi que tout ce qui s’y rattache, pour rassembler les informations en rapport avec la question de sa collègue.
    Chaque personne appartient à plus d’une communauté et passe de l’une à l’autre au cours d’une journée, au gré des circonstances. L’efficacité de l’aménagement d’un espace de travail repose sur sa capacité à autoriser ses utilisateurs à se situer dans le lieu de la communauté au sein de laquelle ils agissent et interagissent, et dans sa capacité à assurer la transition fluide d’une communauté à l’autre.

  3. Tandis qu’elle travaille à son bureau, la personne reçoit un appel téléphonique de la part d’une collègue d’une autre ville. Cette dernière sollicite un conseil. La première personne ouvre alors un dossier, où sont rassemblés les messages et documents déjà échangés avec cette collègue, ainsi qu’un autre dossier où sont rassemblés tous les documents en rapport avec les problèmes soulevés par celle-ci. Elle l’écoute, lit les documents, l’interroge et, enfin, donne son avis.
    Le lieu d’un groupe d’activité peut être dispersé dans l’espace. Les différents espaces qui le constituent doivent être reliés les uns aux autres, pour éviter que le groupe se divise en sous-groupes. L’efficacité de l’aménagement des espaces dispersés repose sur sa capacité à dépasser les distances physiques par l’intégration des différences espaces.

  4. Alors qu’elle n’est pas dans son bureau, la personne reçoit un appel lui demandant de prendre une décision concernant un projet auquel elle participe. Afin de prendre cette décision, il faut qu’elle soit informée des derniers événements, et des différentes options possibles. Elle a apporté quelques documents à ce sujet, mais ils ne sont pas suffisants. Elle en demande donc d’autres, avant de prendre sa décision.Le lieu d’un groupe d’activité peut comprendre tous les espaces où ses membres se trouvent temporairement, mais même les non-lieux peuvent faire partie d’un groupe. L’efficacité de l’aménagement du lieu d’un groupe repose sur sa capacité à faire de n’importe quelle partie de l’espace une part de ce lieu.

Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, les technologies de l’information et de la communication peuvent, en ce qui concerne les espaces où nous vivons, incarner deux métaphores conduisant soit à la réalité virtuelle, soit à la réalité augmentée.
La réalité virtuelle vise à re-localiser les communautés dans un lieu virtuel, où disparaît la complexité dérivant de la participation multiple et de la dispersion spatiale. Dans les lieux virtuels, il n’y a pas de distances, de communautés coexistant, ni de non-lieux. À bien des égards, les lieux virtuels sont artificiels. En protégeant leurs occupants de la multiplicité qui rend l’action et l’interaction difficiles et fatigantes, ils les privent aussi de sa richesse intrinsèque. Ils n’autorisent donc que des expériences réifiées, appauvries, où l’autonomie, la responsabilité, l’engagement mutuel, l’apprentissage réciproque et la création de savoir ne peuvent se développer sous toutes les formes caractérisant les diverses communautés constituant la vie sociale (diversité des terrains pragmatiques, des domaines sémantiques, des modes de confiance). Laréalité virtuelle met en scène des aménagements qui ne sont que des simulacres appauvris et inauthentiques des lieux où les demeurent communautés.

La réalité augmentée transforme l’espace circonscrit où vit une communauté pour lui donner l’impression d’être dans son lieu propre, sans pour autant effacer la présence d’autres communautés et la possibilité d’identifier d’autres lieux. On substitue à la contiguïté géométrique d’espaces physiques, la contiguïté d’espaces technologiques. La communauté ne perd pas son caractère dispersé, mais son lieu augmenté réduit l’effet négatif que produit la distance entre les personnes, la coexistence entre les différentes communautés d’un même espace circonscrit passant, à certains moments, par des non-lieux, etc. Quand on élabore un tel lieu augmenté, on se concentre sur la frontière entre l’espace physique et son extension virtuelle. La réalité augmentée peut créer des mises en scène mobiles, capables de soutenir le mode d’action et d’interaction des personnes, en évoquant le lieu d’une communauté ou d’une autre suivant les circonstances, et en le protégeant des interférences externes ou en l’ouvrant à ces interférences.

Conclusion

Nous avons affirmé que la réalité augmentée peut valoriser la naturalité d’un lieu grâce à sa mise en scène, mais elle ne réussit pas nécessairement à le faire. Il en va de même pour la réalité virtuelle qui, est développée en dehors de la métaphore qui semble l’inspirer, peut aboutir à des résultats tout à fait différents de ceux rappelés dans ce texte.

En effet, le nœud de toute réalisation technique et, à plus forte raison, de la mise en scène d’un lieu par les nouvelles technologies, se trouve dans le projet qui en est à l’origine. La mise en œuvre d’une extension virtuelle d’une portion de l’espace physique (réalité augmentée), ou d’un espace virtuel, est une activité complexe réclamant la contribution de cultures diverses, informatique, sciences humaines et stylisme (Winograd, 1996). Le stylisme, en particulier, joue un rôle décisif dans la réalisation d’une mise en scène consciente et efficace.

Mais la collaboration multidisciplinaire entre informaticiens, spécialistes de sciences humaines et stylistes peut ne pas suffire s’ils ne sont pas d’accord sur la qualité que le projet doit avoir. J’ai écrit dans un livre que les systèmes que nous projetons avec les technologies de l’information et de la communication doivent avoir trois qualités : ouverture, multiplicité et continuité (De Michelis, 1998). L’ouverture et la multiplicité sont deux qualités bien connues qui ne méritent guère de commentaires sauf pour souligner qu’elles semblent ne pas pouvoir coexister sans contradictions : l’ouverture ouvre à la multiplicité, en générant des distinctions, en même temps qu’elle la ferme. La continuité, que John Seely Brown et Paul Duguid (1994) ont été les premiers à étudier, rend possible le passage fluide de l’ouverture à la fermeture, d’un lieu à un autre. La continuité est une qualité typiquement esthétique : elle se manifeste sur le plan perceptif. Et sur le plan esthétique, les trois qualités peuvent être prises en considération ensemble, dans la mesure où elles suggèrent que l’authenticité d’une œuvre, d’une mise en scène dans notre cas, consiste à savoir refléter la complexité sociale dans ses formes mouvantes.

La réalité augmentée, par sa capacité à refléter la complexité sociale, mieux que ne saurait le faire l’espace physique, est la métaphore qui se prête le mieux à guider le développement de projets ouverts, multiples et fluides. La mise en scène de la technologie ne rejoint cette perspective que si elle transforme radicalement le monde et les relations sociales.

Texte traduit par Corinne Réti

Remerciements

Ce texte repose sur les résultats de projets Esprit financés par la Communauté européenne (COMIC, DESARTE, CAMPIELLO, KLEE & CO). Je remercie les participants pour la contribution qu’ils ont apportée à ces recherches. Je remercie également Alessandra Agostini avec laquelle des versions préliminaires de cet article ont été discutées, ainsi qu’Ina Wagner, éditrice de ce livre, qui m’a aidé à le rendre plus intelligible et plus cohérent avec l’ensemble.

Bibliographie

M. Augé (1992). Non-Lieux. Introduction à une anthropologie de la Surmodernité. Éditions du Seuil, Paris.

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Pour citer cet article

Giorgio De Michelis et Renata Tinini , « Nouvelles technologies, mises en scène et métaphores », paru dans Alliage, n°50-51 - Décembre 2000, IV. Mise en scène et espaces virtuels, Nouvelles technologies, mises en scène et métaphores, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3762.

Auteurs

Giorgio De Michelis

Directeur du département d’Informatique, systèmes et communication (DISCo) à l’université de Milan-Biocca où il enseigne l’informatique théorique. Il préside le réseau Convivio pour la conception de systèmes interactifs conviviaux.

Renata Tinini

Professeur de philosophie au lycée de Brescia, elle a mené à l’université de Milan les recherches sur lesquelles est fondé son article avec G. De Michelis

Traducteurs

Corinne Réti