Alliage | n°50-51 - Décembre 2000 Le spectacle de la technique |  IV. Mise en scène et espaces virtuels 

Rüdiger Lainer et Ina Wagner  : 

Architecture et scénographie technique

Plan

Texte intégral

La technique peut être dissimulée, rendue invisible. Dans ce cas, il importe davantage qu’elle fonctionne discrètement, que de faire la démonstration de ses performances. Cependant, il est également possible de mettre métaphoriquement en relief ses caractéristiques, de les exhiber en pleine lumière. Nous évoquerons différentes façons de montrer la technique en architecture. À partir d’une série d’exemples de projets, passés ou contemporains, nous identifierons diverses stratégies visant à mettre en scène la technique, en nous attachant tout spécialement aux particularités des médias électroniques.

Dès les années 1920 et 1930, on associait souvent aux bâtiments des métaphores comme celles de la machine, de l’automobile ou du bateau à vapeur pour animer la pesanteur de la construction et des matériaux et créer ainsi des symboles de dynamisme et d’élan (la reproduction ci-contre montre la Space House de Frederick Kiesler). Ce thème déjà ancien se retrouve dans l’utilisation des médias électroniques, même si la référence métaphorique a changé et met désormais l’accent sur le caractère virtuel, événementiel, éphémère, du mouvement. De plus, les médias électroniques se distinguent par une double fonction qui leur est propre : ils sont à la fois espace de conception du projet et composante à part entière de l’objet conçu et construit. Ils mettent ainsi à disposition des architectes des lieux de travail qui associent la flexibilité spatio-temporelle des pratiques de travail à l’utilisation d’univers d’images et d’expressions électroniques. D’autre part, grâce à eux, les espaces construits peuvent être perçus et utilisés de multiples manières.

Le premier objectif de cet article est d’appréhender cette double fonction des médias électroniques. En étudiant leur utilisation dans le domaine de l’architecture, il est possible de suivre le processus par lequel la technique est passée du statut d’objet d’exposition à celui d’espace d’exposition et de représentation. L’autre objectif est de décrire l’utilisation des médias électroniques dans l’aménagement de l’espace et leur influence sur les concepts architecturaux, en s’attachant plus particulièrement au recours à des techniques de lumière et d’image. Notre thèse initiale est que ces techniques sont principalement employées pour mettre en mouvement des espaces construits, tout en multipliant les possibilités de les utiliser.

Montrer, intensifier, dématérialiser

Le concept de mise en scène est emprunté au monde du théâtre. Ce qui est mis en scène, représenté, demande à être compris sur un mode scénique. L’espace et les mouvements du corps humain en constituent le moyen d’expression essentiel. « Mettre en scène, cela signifie donc également ordonner des mouvements dans l’espace, structurer des espaces par le mouvement ; sans traces de mouvements, aucun espace ne peut être mis en scène. » (Brauneck, 1993, p. 35). Ajoutons que l’élément scénique d’un événement ou d’un espace repose essentiellement sur la transgression des normes d’expression et des attributions fonctionnelles coutumières.

Les parallélismes entre le théâtre et l’architecture étaient un thème de discussion des années 1930, débattu par des architectes, des peintres et des hommes de théâtre. En 1925, parut l’ouvrage Le théâtre dans le Bauhaus, qui regroupait des contributions d’Oskar Schlemmer, Laszlo Moholy-Nagy et Walter Gropius. Avec la mobilisation de tous les moyens faisant intervenir l’espace, la technique de scène se voyait attribuer un rôle prépondérant :

« La scène technicisée desvra rassembler toutes les fonctions machiniques en une mécanique de précision qui sera manœuvrée, à l’instar d’une salle de montage industrielle ou d’une gare de triage, depuis un poste de commande centralisé équipé d’un clavier pour toutes les fonctions de machinerie ou d’éclairage, avec le maximum de simplicité, mais aussi de possibilités. » (Gropius, 1934).

Laissons de côté cet exemple d’imbrication concrète entre le théâtre et l’architecture pour nous concentrer sur le rôle de la technique. On peut distinguer plusieurs façons d’exposer la technique dans le domaine architectural, à savoir en :

  • présentant des ouvrages techniques et leurs fonctions

  • rendant ostensibles des éléments et des processus techniques

  • utilisant de la technique pour intensifier des effets particuliers

  • substituant la technique à la construction elle-même

Présenter de grands ouvrages techniques

Dans les grands ouvrages techniques (autoroutes, ponts, centrales, brasseries, cimenteries), la technique se met elle-même en scène. En ce cas, il s’agit à la fois de donner à voir la finalité de l’ouvrage, et de communiquer une certaine conception de la technique. La puissance qui se dégage de ces ouvrages et la rapidité des machineries qu’ils commandent se sont traduites au niveau architectural par une tendance au monumental. Les œuvres de Paul Bonatz (voir reproduction tirée de Frank, 1997) et son style de travail sont rapidement devenus un symbole de progrès dont les nazis tirèrent parti. Leur mode de fonctionnement scientifique ainsi que l’activité des ingénieurs qui y travaillent y sont mis en scène et soumis à une sur-valorisation de nature idéologique.

L’architecture de Paul Nelson fait elle aussi un thème central de la technique et de la dynamique engendrée par celle-ci, comme le montre, entre autres, son projet de Palais de la découverte à Paris (1938), élaboré en commun avec Oskar Nitzschké et Francis Jourdain (voir reproduction tirée de Reichlin, 1997), ou encore son projet de maison suspendue (1938), décorée de fresques de Joan Mirò et Fernand Léger. Ici aussi, la fonctionnalité est associée à une sur-valorisation de nature symbolique. Pour tirer le meilleur parti de la mobilité et de la flexibilité offertes par la technique, il faut recourir à des analyses scientifiques et techniques poussées : « Il faut écarter par une objectivité totale toute idée préconçue de solution et ne faire aucun dessin architectural », explique Nelson (citation tirée de Reichlin, 1997).

L’aspect théâtral se retrouve dans des bâtiments modernes à vocation technologique. Il est vrai qu’une usine d’ordinateurs ne requiert plus l’immense espace qu’il lui fallait dans les années 1960, et peut se dispenser d’un bâtiment pour elle seule, mais elle assume désormais un rôle de modèle pour l’architecture de sites scientifiques ou techniques. Rem Koolhaas décrit son projet pour le concours de la Très Grande Bibliothèque de Paris (1989) de la façon suivante : The Very Big Library is interpreted as a solid block of information, a repository of all forms of memory - books, laser disks, microfiche, computers, databases. In this block, the major public spaces are defined as absences of buildings, voids carved out of the information solid. Floating in memory, they are multiple embryos, each with its own technological placenta.1 (O.A.M. et al., 1995, p. 616). Koolhaas joue ici, à plusieurs niveaux, avec une métaphorique tirée des technologies de l’information, mise en œuvre sur le plan symbolique et aussi principe d’organisation des contenus.

Rendre ostensibles des éléments et des processus techniques

Il est également possible d’extraire des constructions architecturales la technique qui y est normalement dissimulée pour en faire une partie visible d’un bâtiment. Dans ce cas, l’une des conceptions phares est celle du bâtiment comme machine bien huilée, dont la vie intérieure, faite de conduits, de tuyaux et d’éléments en mouvement, devient visible. Le Lloyd Building de Rogers à Londres est le premier exemple de bâtiment en mouvement, le plus populaire étant sans doute le Centre Pompidou.

Rem Koolhaas fait appel à une métaphorique analogue pour évoquer son projet de Centre des arts et des technologies de l’information de Karlsruhe. La façade sud du bâtiment laisse entrevoir une partie appelée « robot » : A void space that runs the entire hight of the building to allow stage sets, electronic devices, projectors, art, containers, capsules to move up and down or to be locked in a place to create next conditions on particular floors. behind a corrugated polyester skin, these movements become signals of activity to the Autobahn traffic.2 (O.A.M. et al., 1995, p. 699). Vu de l’extérieur, cette façade dénote le mouvement et la technique qui l’engendre, et crée un lien entre le bâtiment et le trafic de l’autoroute qui passe en contrebas.

Cependant, seule une partie de la technique est directement perceptible. Joachim Krausse décrit ainsi une tentative historique d’Adolf Meyer, pour visualiser les rapports de forces existant dans les bâtiments : Adolf Meyer, « inspiré par les dômes réticulaires de Iéna, [voulait] passer les bâtiments aux rayons X pour faire apparaître les nœuds étranges que ces forces créent dans le bâtiment » (1993, p. 74). Dans de telles réalisations, il s’agit de rendre perceptible à l’œil ce qui assure la solidité et le bon fonctionnement de la construction.

Ce thème — la mise en évidence des infrastructures fonctionnelles - se retrouve dans un projet de Rüdiger Lainer pour la façade d’un Centre de recherche médicale fondamentale. Le bâtiment est enveloppé d’un voile qui ne remplit pas le rôle habituel d’une façade, à savoir la conservation de l’énergie. La fonction de ce voile est de favoriser des processus aérodynamiques : le vent qui s’insinue entre le mur extérieur et le voile doit se prendre dans celui-ci, les différences de pression étant alors utilisées pour l’aération du bâtiment.

Cette fonction, non repérable au premier coup d’œil, est suggérée par l’aspect du voile lui-même. Grâce au jeu d’ouvertures pratiquées à certains endroits comme des branchies, l’enveloppe rappelle une peau de poisson qui respire. D’une part, elle signale ainsi le passage de l’air, de l’autre, elle agit comme un filtre subtil qui module les échanges entre l’intérieur et l’extérieur. Hermétique à certains endroits, ouvert à d’autres, il filtre la lumière qui entre et modifie la perception extérieure du bâtiment.

Dans cet exemple, des processus d’ordre technique sont montrés, bien que d’une façon détournée, qui nécessite un certain décodage. Mais ce n’est pas tout : ce voile respirant utilise des moyens simples (sans assistance informatique en l’occurrence) pour symboliser le mouvement (le vent) et la variabilité (surfaces de différentes densités, ouvertures).

Intensifier grâce à la technique des effets particuliers

L’architecture peut avoir recours à la technique pour renforcer certains effets particuliers : accroître la fonctionnalité des bâtiments, ou apporter une touche supplémentaire à leur mise en scène, par exemple.

Cela peut être illustré par le projet d’enveloppe extérieure réalisé par Rüdiger Lainer pour le complexe cinématographique Eurocity à Salzbourg. Le volume occupé par les salles de cinéma, empilées les unes sur les autres, est ceint d’un espace intermédiaire, lui-même délimité par une enveloppe translucide. Sur cette peau, se forment et se projettent différents effets de lumière. Le bâtiment, dont l’opacité brillante reflète légèrement, le matin, l’espace alentour, commence à se transformer au cours de la journée. La lumière produit une métamorphose presque imperceptible, jusqu’à l’entrée en scène de véritables projections photographiques, qui modifient la peau du bâtiment. Au troisième stade, le plus festif, l’espace intérieur est illuminé, la façade se transforme en un voile qui masque subtilement volumes intérieurs, personnes et mouvements (Lainer & Wagner, 1998a).

Le rôle de cette façade est, en premier lieu, cclassique. Elle constitue l’ultime limite visible de l’ensemble cinématographique, guide les regards entrants ou sortants et assure une protection contre les écarts de température et aussi les intempéries. Dans le même temps, elle dynamise ces fonctions en amplifiant les modifications naturellement induites par le temps et la lumière.

Enfin, la technique est utilisée ici à des fins dramaturgiques. Par le jeu des projections, le bâtiment communique son usage à l’environnement. Cela va de pair avec une conception de la lumière comme surface modulable, empruntée au cinéma et à l’éclairage de théâtre assisté par ordinateur. Elle est réalisée par une combinaison d’éclairage indirect de l’espace intérieur (filets de lumière au plafond des foyers), de cabines de projection, de colorations changeantes des salles de cinéma associées à des plafonds blancs, et de répartition plus ou moins dense des sources de lumière sur la façade (Lainer & Wagner, 1998b).

La surface de façade, modulable, joue le rôle d’un filtre qui permet de montrer sous un jour chaque fois différent le bâtiment et son contenu (personnes et programmes). L’ensemble annonce déjà les possibilités offertes par le paramétrage, telles que Mike Robinson les décrites dans le scénario suivant : In the infra-red, only people and warm-blooded living things are visible. In ordinary white light, people and objects (files, offices, highways etc) can be seen. Move to the cold ultra-violet and the people disappear, leaving only objects. Move again into X-ray, and it becomes possible to see inside the objects — their code, for instance.3 (Robinson, 1994). Le recours à l’informatique ajoute une dimension visuelle interactive, sociale, à une architecture silencieuse.

Le projet d’exposition YOUgend (Rüdiger Lainer) fait appel d’une façon plus explicite encore à l’association entre architecture et animation technique. L’exposition, conçue comme un implant dans un bâtiment ancien ayant retrouvé une seconde jeunesse, se compose d’une succession de salles d’ambiance closes sur elles-mêmes, poursuivies par des zones en renfoncement, des rampes ouvertes et des passerelles. Cette architecture silencieuse constitue une scène pour divers récits. Sons, lumières, extraits de films, couleurs et projections permettent de produire des ambiances et de représenter des événements. Grâce à l’imbrication et à la superposition de différents médias, il devient possible de ressentir, de parcourir, d’entendre et de voir d’une façon neuve.

Substituer la technique à la construction

L’étape suivante est franchie quand l’objet construit finit par disparaître. La façade écran est un exemple d’architecture où l’enveloppe extérieure ne renvoie plus au bâtiment lui-même. La façade se transforme alors en un écran géant sur lequel sont projetés des récits visuels de différentes natures, spots publicitaires, films ou autres (voir les exemples d’Oskar Nitzschké (maison de la Publicité, 1943-36, Reichlin, 1997) et de Rem Koolhaas (ZKM, 1989-22). Il n’est plus possible de savoir quels lieux se cachent derrière, ni quelle est leur fonction, la façade pouvant se dresser devant une zone de démolition comme devant un musée ou un grand magasin.

Toujours dans l’espace public, notons enfin les constructions virtuelles créant des espaces à partir de lumières ou de sons, dont l’architecture matérielle finit par être totalement absente.

Mises en scènes techniques de l’espace

Ces exemples de projets illustrent différentes formes de mise en scène de la technique en architecture, dont le caractère fondamental est l’intrication d’éléments architecturaux avec des éléments figuratifs, ce qui fut formulé de façon programmatique par Oskar Schlemmer pour le théâtre : « Il reste ainsi à créer — conformément à l’idée, au style et à la technique — quelque chose de formel-abstrait et de coloré, statique, dynamique et tectonique, mécanique, automatique et électrique, gymnastique, acrobatique et équilibriste, comique, grotesque et burlesque, sérieux, pathétique et monumental, politique, philosophique et métaphysique. » (1925). Lorsque la troupe de Schlemmer dansa à Berlin, on put dire que le corps en mouvement disparaissait souvent « derrière le mouvement, derrière des matières et des formes en mouvement, derrière du métal, du verre, un système de cercles, de baguettes, de cubes etc. » Des accessoires apparemment inertes prenaient vie, « comme de la lumière sur du verre » (cité d’après Fiebach, 1995).

Schlemmer a opposé deux conceptions de l’espace : l’espace cubique avec ses arêtes et ses connexions linéaires, et le réseau de relations qui résulte des mouvements du corps. Cette thématique a été reprise entre autres par Bernard Tschumi avec sa thèse du mouvement (corporel) créateur d’espace et son intérêt pour la dimension chorégraphique de l’espace : Bodies not only move in but generate spaces produced by and through the movements.4 (1981, in Nesbitt 1996, p. 154).

Même si les fondements d’une mise en scène de la technique furent posés dans les années 1930, les modes de représentation et les niveaux de perception se sont enrichis avec l’évolution de la technique, et permettent désormais de réaliser ce qu’avait anticipé l’idée du théâtre total, née de la collaboration de Piscator et de Gropius,.

Utilisés pour la structuration de l’espace, les médias électroniques permettent de passer avec fluidité d’un contexte spatio-temporel à un autre. Un espace concret peut ainsi être occupé par une rapide succession d’espaces lumineux virtuels, qui instaurent des liaisons avec d’autres lieux et d’autres temps. Les spectateurs font ici l’expérience de cette forme particulière de présence que Paul Virilio (1990) appelle télé-présence. L’ici et maintenant se mêle à d’autres temporalités. Il reste possible de localiser les événements dans l’espace réel, mais celui-ci est fluide, stratifié, mélange différents lieux et différents temps. L’électronique module ce qui se passe réellement dans l’espace.

À cela s’ajoutent les possibilités offertes par le mélange des médias et des espaces de sons et de lumière qu’ils créent, ce qui produit l’impression d’un vidéo-clip, d’un espace-temps artificiel, qui se présente sous la forme d’un jeu scénique abstrait fait de mouvement, de langage, de lumière, de couleur et de musique. Les matérialités des différentes parties de l’environnement — éclairage régi par ordinateur, acoustique, séquences visuelles, vidéo-clips, projection de films - peuvent être variées et combinées entre elles avec souplesse.

Cela renforce le caractère prépondérant du collage/montage comme moyen esthétique. Un modèle en la matière : les éclairages assistés par ordinateur de la comédie musicale Le baiser de la femme araignée, où un montage de séquences filmiques insérées, de lumières animées, de texte parlé et d’images sonores permet de mettre en scène les souvenirs cinématographiques de l’un des protagonistes. Le continuum narratif, qui se déroule dans l’espace et le temps réels, est ainsi brisé et restructuré. Les spectateurs se retrouvent face à une succession de fragments tirés de différents contextes spatio-temporels, qui sont soit mis bout à bout, soit superposés, créant ainsi des parallélismes (Kompast & Wagner, 1995).

D’objet d’exposition à partenaire de conception : le nouveau statut de la technique

De toutes les possibilités offertes par les espaces électroniques, l’architecture utilise surtout la possibilité de programmer des effets de lumière et des projections, qui sont pour elle une façon spécifique d’apporter événement et figuration. Il devient ainsi possible, en architecture comme au théâtre, de changer rapidement de décor en modifiant l’aménagement ou en superposant des espaces lumineux et des projections. Enrico Prampolini (1915) a traduit cette technique de mise en scène par la notion de scène luminescente :

« Désormais, les décors ne seront plus un simple arrière-plan coloré, mais une architecture électromagnétique sans couleur, qui sera puissamment animée par le rayonnement chromatique d’une source de lumière... — créons la scène luminescente : expression lumineuse dont toute la force émotionnelle émettra les couleurs que l’action théâtrale exige. » (1993, p. 97). On peut ainsi doter l’espace de caractéristiques spécifiques — lumière, mouvement, rythmique.

Un autre trait distinctif de ces combinaisons d’espaces architectoniques et d’espaces électroniques est la possibilité d’aménager les espaces construits pour des usages variables, évolutifs, comme le montre l’exemple de l’exposition YOUgend. Il n’est pas nécessaire de déterminer à l’avance, dès la conception architecturale, les contenus qui y seront présentés : l’espace ne se construit pas autour de l’objet, pas plus que l’objet ne s’adapte à une configuration spatiale donnée. Il devient possible d’expérimenter à partir de différents contenus. Des insertions renforcent cette pluralité d’utilisation de structures neutres et d’espaces aux fonctions indéterminées.

Employer la technique comme un élément à la fois d’architecture et d’animation apporte une forme de souplesse différente de celle qu’offrent les moyens d’aménagement traditionnels. On retrouve ici l’idée selon laquelle l’usage que l’on fait des lieux est lui-même événement, idée qui souligne le caractère évolutif, temporaire, souvent spontané ou aléatoire des activités humaines, ainsi que leur mise en scène dans une situation donnée (Lainer & Wagner, 1999).

Ces caractéristiques font de la technique un partenaire à part entière. Elle n’est plus simplement objet d’exposition, mais élément indispensable de la mise en scène elle-même, ce que l’on observe particulièrement bien dans l’utilisation des médias électroniques comme espace de conception de projets : sur la petite scène de l’ordinateur, on peut concevoir et simuler ce qui pourrait plus tard être construit. Depuis son ordinateur, on peut choisir à volonté surfaces, rapports spatiaux, horizons temporels et environnements, et explorer les effets qu’ils proposent. Des techniques comme le rendering, le raytracing, le morphing ou le zooming multiplient les possibilités de manipuler les objets et de les placer dans tel ou tel contexte.

Ainsi, dans le cadre du projet de façade pour le cinéma Eurocity, la recherche de solutions matérielles et techniques a-t-elle été aidée par la réalisation d’images en 3D qui ont permis d’anticiper différentes variantes dans la texture et l’éclairage de la façade, ainsi que dans la théâtralisation de l’espace intérieur. Différentes structures textiles furent scannées, puis on procéda sur la petite scène de l’ordinateur à des essais de lumière, laquelle d’une part, devait noyer le bâtiment, et d’autre part, était conçue comme une surface plane, une membrane sur laquelle projeter des images.

L’emploi de ces technologies a ceci de stimulant qu’il oblige à trouver un équilibre entre, d’un côté, la virtualité et le fort degré d’abstraction des mises en scène informatiques, et, de l’autre, l’épreuve du réel pour l’objet en projet, dans sa matérialité et sa vulnérabilité.

Texte traduit de l’allamand par Aurélie Duthoo

Notes de bas de page numériques

1 . « La Très Grande Bibliothèque est un bloc solide d’information, un dépôt de toutes les formes de mémoire — livres, disques lasers, microfilms, ordinateurs, bases de données. Dans ce bloc, les principaux espaces publics sont définis par l’absence de bâtiment, des vides sculptés dans la masse du bloc d’information. Flottant dans la mémoire ils sont comme des embryons multiples, chacun avec son propre placenta technologique. »

2  « Un espace vide qui court sur toute la hauteur du bâtiment de façon à permettre aux éléments scéniques, appareils électriques, projecteurs, œuvres d’art, conteneurs de se déplacer verticalement pour être fixés à tel ou tel étage et y définir de nouvelles conditions. Derrière une peau de polyester renforcé, ce »s mouvements deviennent des signaux d’activité à destination de l’autoroute. »

3 . Dans l’infra-rouge, seuls sont visibles les gens et les êtres à sang chaud. En lumière blanche ordinaire, sont visibles gens et objets (dossiers, bureaux, autoroutes, etc.) Si l’on va vers le froid ultra-violet, les gens disparaissent, ne laissant subsister que les objets. Encore plus loin, en rayons x, il devient possible de voir à l’intérieur même des objets — leur code, par exemple. »

4 . « Les corps ne contentent pas de se mouvoir dans l’espace, mais engendrent des espaces par leurs mouvements. »

Bibliographie

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Pour citer cet article

Rüdiger Lainer et Ina Wagner , « Architecture et scénographie technique », paru dans Alliage, n°50-51 - Décembre 2000, IV. Mise en scène et espaces virtuels, Architecture et scénographie technique, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3761.

Auteurs

Rüdiger Lainer

Professeur et directeur de l’une des Écoles d’architecture de l’université des Beaux-Arts de Vienne. Architecte lui-même, il a reçu de nombreux prix internationaux. Ses travaux vont de la planification urbaine à la construction d’écoles, de cinémas, de bureaux et de complexes industriels.

Ina Wagner

Professeur à l’Université technologique de Vienne, elle y dirige l’Institut d’évaluation et de conception. Auteur de nombreux travaux sur les enjeux de la technologie, en particulier dans une perspective féministe, elle s’intéresse actuellement à l’étude multidisciplinaire de systèmes informatiques pour la planification et la conception architecturales.

Traducteurs

Aurélie Duthoo