Alliage | n°50-51 - Décembre 2000 Le spectacle de la technique |  III. Une pluralité de modes d'exposition 

Dirk vom Lehn, Christian Heath et Jon Hindmarsh  : 

La découverte interactive des objets de musée : une approche ethnographique

p. 165-177

Plan

Texte intégral

Musées et mise en scène

1Les musées et les galeries sont, par excellence, des exemples d’institutions sociales dans lesquelles des images, des objets, des artefacts d’origines et formes variées sont exposés pour une consommation et une appréciation publiques. Il s’agit aussi bien de photos, que de peintures appartenant à des cultures anciennes ou présentes, que de créatures reconstituées de notre histoire naturelle, ou encore de la présentation des évolutions scientifiques retraçant les découvertes humaines les plus récentes ; cela va d’artefacts bruts comme des fossiles à des installations interactives complexes. Musées et galeries sont des lieux riches et variés pour explorer certaines questions contemporaines comme les politiques d’exposition (Mac Donald 1997), les objectifs du metteur en scène ou du concepteur, dont les intentions peuvent être déconstruites à partir du style et de la configuration des objets et des artefacts exposés. Ces sujets ainsi que d’autres comme l’étude du comportement des visiteurs, traitent souvent les musées, les galeries, les expositions comme des cadres qui influencent la conduite des participants et façonnent leur compréhension et leur interprétation. D’une certaine manière, il est entendu que ces lieux offrent une mise en scène qui inclut et configure l’expérience esthétique et pratique des visiteurs ainsi que leur comportement.

2Nous adoptons ici une position différente. Plutôt que de présupposer que le metteur en scène influence, et même détermine le comportement et l’expérience des visiteurs, nous voudrions examiner comment les individus, à la fois seuls et de concert avec les autres, regardent, examinent et inspectent certains objets et comment ils naviguent dans les espaces d’exposition. Nous nous intéressons en particulier à la manière dont les visiteurs, à travers leurs actions et interactions, élaborent le sens des œuvres exposées et celui de l’exposition en général. En portant notre attention sur le comportement des visiteurs face à une mise en scène, nous souhaitons montrer que leur expérience n’est pas façonnée par leur environnement immédiat — qu’il s’agisse d’une galerie, d’un décor de théâtre ou du cadre d’une installation —, mais élaborée de manière réflexive. L’impression ou le sens de la scène et de ses caractéristiques sont en mouvement et émergent de façon progressive à travers l’évolution des actions et interactions des participants.

3L’imprévisibilité du comportement des visiteurs dans les musées et galeries est depuis longtemps source de frustration pour les conservateurs et les organisateurs d’expositions. La plupart du temps, les visiteurs ne parcourent pas l’exposition en suivant le chemin prévu ; il apparaît  également qu’ils ne parviennent pas à lire ou à assimiler l’information que les responsables se sont donné tant de mal à présenter. Autrement dit, les responsables de l’élaboration de la mise en scène se rendent compte que les visiteurs ne reconnaissent pas ou ne répondent pas au sens et aux messages qu’ils ont voulu mettre dans des images, des objets ou des artefacts particuliers. Malcom Baker, du musée Victoria et Albert de Londres, qualifie ce problème, dans sa récente introduction au catalogue d’une grande exposition internationale, de la façon suivante :

« Alors que les guides peuvent suggérer à un visiteur ce qu’il devrait aller voir et même l’itinéraire à suivre et le sens que chacun devrait donner aux objets rencontrés sur son chemin, cela coïncide rarement avec la réflexion stratégique des organisateurs. La façon dont un visiteur interagit avec les œuvres et leur cadre est déterminée par des besoins, des associations, des biais et des fantasmes personnels, plutôt que par des recommandations institutionnelles. En considérant l’histoire de la réception et la réponse aux collections, le problème n’est pas le musée en tant que défini par ses objectifs et ses aspirations officielles mais comment ce dernier est reconstitué dans l’imaginaire des visiteurs. » Baker (1998 : 18-19)

Les champs d’études

4Nous assistons à l’émergence d’un champ d’étude florissant, les études sur le public, qui s’intéresse au comportement des visiteurs de musées et de galeries. Ce type d’études fut introduit afin de mesurer l’efficacité des expositions et de leur configuration. Il est généralement admis que, par une scénographie appropriée, on peut façonner le comportement et l’expérience des visiteurs en fonction des intentions du concepteur (Screven 1976 ; Bitgood 1994) et la plupart du temps, la visite d’un musée est considérée comme une suite de rencontres avec des objets exposés (Bitgood & Patterson 1987, Lawrence 1993 Mc. Manus 1996).

5Les premières études, s’appuyant sur les conclusions des sciences comportementales, s’attachèrent à enregistrer les chemins empruntés par les visiteurs et à mesurer, selon des indices temporels, l’intérêt suscité par les différents objets (Melton 1933 &1972). Ces indices tels que le pouvoir d’arrêt et le pouvoir de retenue des objets exposés (Screven 1976 ; Bitgood 1994) tentent d’évaluer leur efficacité, leur succès et leur intérêt intrinsèque. Mais ce type de mesures néglige largement le fait que les visiteurs ne viennent généralement pas seuls mais accompagnés et qu’ils rencontrent d’autres personnes au cours de l’exposition. Ces indices conceptualisent les visiteurs en tant que récepteurs passifs, de sorte que, selon de nombreuses études, « l’expérience du musée est faite d’une série consécutive de rencontres avec des objets distincts » (Lawrence 1993 : 121). De plus, les observations et les mesures (fréquence et durée des arrêts) de l’efficacité des installations reposent souvent sur la supposition que les visiteurs s’intéressent seulement à un objet à la fois et qu’ils en font l’expérience en tant qu’entité globale. Ceci présume qu’une présentation bien conçue propose certaines informations et certains phénomènes scientifiques, tout en incorporant des instructions qui permettent de trouver et d’obtenir cette information. Vu sous cet angle, certains considèrent que la séquence des actions à suivre par les visiteurs est inscrite dans la présentation des objets. Il est également avancé qu’un objet est jugé efficace si les visiteurs peuvent par la suite reproduire l’information qui leur a été transmise à travers lui (Screven 1976).1

6La recherche a récemment commencé à s’intéresser aux interactions sociales dans les musées (Falk & Dierking 1992 ; Mc Manus 1987 ; Blud 1990ab ; Hein 1998), en raison de l’intérêt grandissant pour leur rôle éducatif (Hooper-Greenhill 1991 et 1994 ; Anderson 1997) et en particulier éducatif informel (Hein 1998), et du consensus général sur le fait que l’un des aspects important du processus d’apprentissage se situe au cours des interactions des visiteurs (Mc. Manus 1987 ; Blud 1990ab ; Borun et al. 1995).

7Le décalage entre les objectifs du metteur en scène et le comportement des visiteurs reflète les querelles entre différentes écoles intellectuelles, notamment celle de l’interaction homme-machine2 et celle de l’intelligence artificielle. Il est de plus en plus admis par ceux qui créent et mettent en œuvre des artefacts technologiques très complexes que le comportement des utilisateurs reflète rarement leurs objectifs et leurs intentions. L’histoire des innovations technologiques (Pinch & Bijker 1987) et de leurs usages, avec les études sur les interactions des hommes et des ordinateurs (Norman & Draper 1986), a montré que les utilisateurs ne suivent pas nécessairement un cours d’actions préétabli ou souhaité par les concepteurs, qu’ils découvrent et développent des modes d’utilisation des technologies nouvelles en fonction du lieu et de l’activité en cours. Les débats portent ainsi de plus en plus sur la façon dont les objets et les artefacts acquièrent leur sens et leur signification via les actions et interactions émanant des participants eux-mêmes. Schuman (1987), entre autres, avance que les intentions et les objectifs des concepteurs — conservateurs de musées, créateurs d’installations ou de logiciels — sont inévitablement soumis aux circonstances dans lesquelles se trouvent les individus face aux objets et aux artefacts et font leur expérience. Il soutient que leurs activités sont modelées par les contingences qui émergent inévitablement de situations concrètes de la vie de tous les jours.

La méthode

8Mettre l’élaboration sociale et interactionnelle de la mise en scène au centre des préoccupations de l’analyse soulève de nombreuses questions de méthodologie. Les données traditionnellement utilisées par la recherche en sciences sociales, qu’il s’agisse d’entretiens ou d’observations de terrain, sont problématiques, car il est indéniable que ce type de données — aussi observateur que soit le chercheur — ne peut produire qu’une interprétation grossière de la conduite des visiteurs. L’enregistrement audiovisuel du comportement naturel semble une meilleure ressource, car il permet au chercheur de capturer le comportement des participants, de le passer au crible à plusieurs reprises à l’aide de fonctions comme le ralenti, etc. ; il permet aussi au chercheur de montrer à ses collègues, voire aux participants, les données sur lesquelles repose son analyse et de susciter leurs commentaires et interrogations. Mais le plus important est la possibilité qu’offrent les enregistrements d’examiner le comportement humain dans ses moindres détails et d’aborder la façon dont les participants réalisent leurs actions et entreprennent leurs activités en les coordonnant avec celles des autres. L’angle d’analyse et les techniques issus de l’ethnométhodologie et de l’analyse des discours sont des ressources grâce auxquelles nous pouvons commencer à examiner l’élaboration des « caractéristiques » et des « propriétés » d’une mise en scène.

9Les données utilisées ici ont été recueillies dans le cadre d’un projet expérimental réalisé au musée des Sciences de Londres. À la suite d’observations et de discussions minutieuses avec le personnel du musée, nous avions installé deux caméras vidéo dans la galerie dite « Les défis de la matière» auprès de certains objets présélectionnés. Afin de prévenir les visiteurs et d’obtenir leur consentement, des panneaux décrivant les objectifs du projet et garantissant l’utilisation des données à des fins strictement liées à la recherche furent placés à toutes les entrées des galeries et près des installations. Ceci donnait l’occasion aux visiteurs de s’opposer à ce qu’on les filme ainsi que de demander la destruction des bandes au cas où ils seraient mécontents du résultat. Un chercheur et un membre du personnel se trouvaient constamment près des caméras lors des enregistrements afin de satisfaire aux requêtes des visiteurs. De nombreux visiteurs vinrent discuter avec nous de la nature du projet, aucun ne refusa d’y participer.

À la découverte des objets

10Notre analyse s’attache à expliquer comment les visiteurs abordent et examinent un élément spécifique de la mise en scène d’un musée. Nous allons voir comment, seuls et avec d’autres, ils découvrent les objets exposés. Nous nous intéresserons en particulier à ce qui se passe devant les objets et à leurs alentours et à la façon dont les visiteurs organisent leurs activités au moment où ils entrent en interaction avec l’objet. Ces moments d’interaction sociale pourraient s’inscrire dans la catégorie des moments importants (« fat moments »), dégagée par Garfinkel (1967).

Les modes d’observation

11Nous allons examiner la conduite des participants face à un objet et à son environnement. L’objet en question est une cuve de verre exposant différentes sortes de substances. L’idée directrice est que les visiteurs prennent conscience que ces substances ne sont pas uniquement faites de solides mais également de liquides et de gaz. Quatre colonnes et une notice sont placées autour du socle sur lequel se trouve la cuve. Trois des colonnes ont des touches permettant aux visiteurs de manipuler les différentes substances des diverses sections de la cuve. La notice contient des informations sur les objectifs de l’installation et ses composants : ce que l’on peut voir, actionner et apprendre.

12Dans l’analyse de ce fragment audiovisuel où un visiteur est filmé s’approchant de la cuve de verre qu’il est supposé ne pas encore connaître, voyons comment il aborde et examine cet objet.

13Le visiteur des images 2 et 6 s’avance vers la cuve qui se trouve à l’entrée de la galerie. Pendant qu’il s’avance vers l’objet, il lui jette un coup d’œil (image 2), puis se place près du « livret-notice » contenant des informations sur l’objet exposé (image 3). Il lit l’information contenue et se tourne de façon répétée vers les différents éléments de l’objet au fil de sa lecture. Il semble que son observation mette en relation la cuve et les informations du livret (images 3 et 4). De fait, en même temps qu’il parcourt les pages du livret, son regard va et vient entre la notice et la cuve (images 5 et 6). Finalement, il relève la tête et fait le tour de l’objet, tout en scrutant ses différentes sections (image 7).

14Le «regard » représente clairement un élément important de l’activité d’un visiteur lorsqu’il découvre un objet exposé. Mais le terme de « regard » ne capture que la surface d’une kyrielle d’actions et d’activités formant la découverte et l’examen d’un objet exposé. Ce fragment illustre le fait que l’action de regarder est composée d’une série d’actions interdépendantes, à travers lesquelles le visiteur donne un sens et un intérêt à certains éléments spécifiques de l’objet exposé. En particulier, on peut considérer qu’il met en relation l’information textuelle du livret et les éléments visibles de la cuve de verre. Ainsi que l’écrivent Parson et Coulter à propos du concept de voir :

« La caractérisation de nos orientations visuelles au monde possède une étendue de possibilités à la fois variable et extraordinairement subtile. L’attribution généralisante du terme de regard à toutes les actions visuelles de personnes bien voyantes dans des circonstances ordinaires ne capture pas toutes ces distinctions. En admettant même que de nombreux verbes de perceptions visuelles dans leur usage au sein de contextes classiques peuvent comporter des attributions de regard, il est clair que nous pouvons et nous faisons une différence entre eux… Nous disons des choses telles que : tu ne me regardais pas, tu me fixais ! » Coulter & Parson (1990 : 262).

15Le visiteur élabore le sens de l’objet et définit son intérêt pour ce dernier au fur et à mesure de sa lecture des documents, de son inspection de l’objet et de ses coups d’œil. Considérer qu’un objet, en tant qu’entité, possède un caractère intéressant inhérent, ne revient pas seulement à négliger la série complexe d’actions entreprises par le visiteur lorsqu’il le regarde, mais revient également à minimiser le fait que l’intérêt ou le désintérêt suscité par un objet peuvent résulter du comportement du visiteur. En outre, cela mène à négliger la manière dont certains éléments de cet objet sont examinés ou laissés de côté, vus ou non, etc.

16La mise en scène d’un musée suppose souvent que les visiteurs suivent un itinéraire préétabli (Hall 1987 : 17)3. Cette conception émane des études psychologiques, particulièrement de la recherche comportementale et cognitive. Mais avec cet exemple d’un individu découvrant seul un objet exposé, nous montrons qu’il accomplit une série d’actions et d’activités au moyen desquelles il produit, au fur et à mesure, le contexte dans lequel se déroule son expérience.

17Les concepteurs de l’exposition ont donné à l’objet exposé des caractéristiques qui sont décrites sur le texte du panneau. Au cours de son activité, le visiteur ne sélectionne qu’un petit nombre de ces fonctions, qu’il explore de différentes manières. Bien que l’on puisse conclure que l’observation résulte des caractéristiques mêmes de l’objet, la comparaison entre plusieurs personnes suggère que la rencontre avec l’objet exposé peut se faire de différentes manières. Par exemple, certains visiteurs utilisent les touches dont sont équipées les trois colonnes. Ils font alors l’expérience de leurs effets, alors que d’autres, tels les spectateurs d’un film, se contentent de regarder la cuve de verre et expérimentent les caractéristiques accessibles au simple regard. Nous pensons donc que la conception de la mise en scène n’impose pas une structure à l’action, ne détermine pas la perception de l’objet, pas plus que la manière dont en est faite l’expérience, mais offre aux visiteurs des ressources à partir desquelles ils peuvent procéder.

18On arrive ainsi à une notion plus flexible et plus dynamique de la manière dont les participants abordent et voient les objets, que ne le permet l’utilisation d’indices quantitatifs tels que le pouvoir d’arrêt ou de retenue. On se trouve au début de l’exploration d’un moment important à l’interface de l’objet, durant lequel les visiteurs planifient leurs actions et organisent leurs activités en vue de l’inspection des différents éléments d’un objet donné. Ce type d’observation s’avère utile pour l’explication des modes de perception et d’expérimentation des objets exposés, de même que pour celle de l’acquisition des savoirs. Le comportement des visiteurs dans le musée des Sciences suggère en outre que, lorsqu’ils s’arrêtent devant un objet, leur exploration de certains éléments et non d’autres, leur lecture de certaines pages et non d’autres et leur décision de manipuler ou non certaines fonctions interactives (telles que les touches totalement ignorées dans la séquence ci-dessus) génèrent activement une mise en scène. De fait, les objets et leurs caractéristiques sont construits à travers la séquence d’actions et d’activités qu’entreprennent les visiteurs en se tenant devant les artéfacts et en les regardant.

Découvrir en collaborant

19Après la description du cas, relativement rare, où un visiteur individuel découvre un objet sans personne autour de lui, nous allons examiner une situation sociale où un visiteur aborde et explore un objet en étant accompagné. Ces dernières années, les études sur les visiteurs de musée ont montré que l’« expérience du musée » (Falk & Dierking 1992) se fait à travers la collaboration entre visiteurs agissant et interagissant au sein d’un même espace. Quoique la conceptualisation de la relation entre l’interaction des visiteurs entre eux et leur environnement physique reste à développer, de nombreuses études commencent à expliquer la signification des interactions sociales pour l’apprentissage dans les musées. Selon ces études, considèrent que les interactions surviennent dans un environnement prédéterminé et  font l’objet d’une « médiation sociale » (Hein 1998 : 174). Des études empiriques sur les interactions autour d’objets exposés montrent que des objets différents suscitent des types d’interactions différents (Mc Manus 1987 ; Blud 1990a). Nous sommes partis de cet acquis et avons utilisé l’audiovisuel afin d’améliorer notre compréhension des modes d’exploration des objets d’une exposition à travers les interactions sociales.

20Examinons comment deux personnes abordant la cuve collaborent par leur interaction à l’exploration de l’objet exposé : nous cherchons à rendre apparente la manière dont les visiteurs coordonnent leurs actions et construisent le sens et l’intelligibilité des objets et de leurs caractéristiques.

21Un père et son fils sont venus voir l’exposition ensemble. Après avoir visité quelques-unes des sections dans la galerie « Défis des matières », ils arrivent près de la cuve. Alors que le père la dépasse sans la remarquer, le fils bifurque et est attiré par elle. Il coupe même la route à son père pour atteindre l’endroit où elle se trouve. Une fois devant, le garçon appelle l’homme (« papa »). La conduite du fils pousse le père — voire exige de lui — à s’approcher et à examiner l’objet, ce qui crée chez lui un intérêt momentané pour l’objet.

Image 8—————Image 9——————Image 10—————

« Papa »/« C’est quoi ça ? »/ Tu vois ce liquide là ? En réalité c’est un métal, c’est du mercure.

22Pendant que l’homme s’approche de son fils, ce dernier se met à se déplacer vers le centre de la cuve. Quand l’homme arrive à côté de lui, le garçon dit : « C’est quoi ça ? ». Il pousse ainsi l’homme à regarder l’objet et à le lui expliquer. L’homme prend position devant le centre de la cuve et se met à la scruter. Ensuite, il choisit de décrire un de ses éléments en particulier : « Tu vois ce liquide-là ? En réalité c’est un métal. C’est du mercure. »

23De cette façon, l’homme fait observer au garçon une section particulière de la cuve et lui montre une caractéristique précise en réponse à sa question. Donc, premièrement, le garçon pousse son père à s’approcher de l’objet, puis l’homme attire leur attention à tous deux sur un élément. Sa réponse à la question offre, en outre, une manière de voir l’objet et établit ainsi une compréhension mutuelle de ce dont il s’agit et donne, même si cela n’est que momentané, un sens commun à ce que regardent ensemble le père et l’enfant. On remarquera d’ailleurs qu’il ne s’agit pas du tout de mercure, mais de bulles d’air s’élevant dans l’huile !

24La séquence prouve qu’il serait faux de suggérer que l’objet lui-même ait appelé séparément l’attention des ces deux personnes. Il serait plus exact de dire que c’est la relation de l’homme au garçon et son intérêt pour ce dernier qui ont soulevé son intérêt pour l’objet. Les considérer comme des visiteurs individuels serait trompeur. L’examen de leurs actions révèle la dynamique interactive par laquelle ils ont abordé l’objet et l’ont découvert ensemble. On peut donc avancer que la conception de l’objet n’est pas un cadre pour l’expérience des visiteurs mais que, grâce à leur interaction, ils ont produit les caractéristiques d’un objet qu’ils ont apprécié et auquel ils ont donné un sens pendant leur découverte.

25On peut résumer ces observations de la façon suivante : premièrement, les visiteurs font l’expérience des objets exposés et de leurs caractéristiques non seulement à travers leurs propres actions mais aussi par le biais de leur interaction avec les personnes qui les accompagnent. Les actions et les activités des participants sont organisées selon des interactions, de telle sorte qu’on ne peut pas comprendre les actions individuelles comme des réponses individuelles à un objet, mais uniquement comme des actions organisées socialement. Deuxièmement, l’analyse de la séquence audiovisuelle fournit des preuves que le metteur en scène, les concepteurs et leur équipe ne produisent pas ni ne structurent pas a priori le mode selon lequel les visiteurs font l’expérience des objets exposés. C’est plutôt à travers l’interaction, dépendant d’actions et d’activités naturellement élaborées et coordonnées, que les sont appréciés objets.

La conscience périphérique

26Dans le cas précédent, les deux visiteurs étaient venus ensemble à l’exposition et aucun autre visiteur ne se trouvait aux alentours. La plupart du temps, néanmoins, les visiteurs découvrent un objet en étant parmi d’autres visiteurs. Dans un lieu public comme le musée, les visiteurs entrent rarement dans des « interactions concertées » (Goffman 1972 : 24) les uns avec les autres. On peut cependant supposer qu’ils se voient réciproquement découvrir les objets exposés et qu’ils organisent leur propre conduite en conséquence. Dans les études sur le public, les psychologues s’intéressent à ce phénomène appelé « mimétisme » (Koran 1972 ; Koran et al. 1988). Falk et Dieking (1992 : 49) définissent le mimétisme comme « la capacité d’apprendre en répliquant le comportement d’autres membres de la société ». Les concepteurs peuvent donc exploiter cette caractéristique du comportement des visiteurs en leur donnant des modèles d’activités valables ; l’efficacité des objets exposés est sensée augmenter en conséquence.

27Bien que le mimétisme ait été reconnu comme un élément très important de l’expérience des visiteurs, certains auteurs soulignent qu’il ne représente qu’un des modes d’interaction ( Blud 1990 a : 50). Dès lors, des études détaillées de l’interaction autour des objets exposés semblent particulièrement utiles. Le phénomène de surveillance mutuelle dans l’espace d’exposition apparaît important pour la coordination activités entre visiteurs n’étant pas venus ensemble.

28Intéressons-nous à un autre fragment audiovisuel, afin d’illustrer la manière dont les visiteurs organisent leur découverte des objets exposés en fonction de ceux qui les entourent. L’image 11 montre un homme (M) se tenant à la gauche de la cuve de verre. De l’autre côté, se trouve un petit groupe (A) comprenant une fille, un garçon,le père et la mère, ces derniers non visibles sur l’image. Le garçon a commencé à appuyer sur les touches de la colonne, pendant que la fille regarde les bulles d’air s’élever à travers le tuyau. Leur père donne des explications sur l’interaction que les enfants sont entrain d’avoir avec l’installation. Alors qu’ils sont entrain d’examiner l’objet, un autre groupe de visiteurs (B) arrive à leur droite et commence à inspecter la cuve.

29Observons comment les trois groupes de visiteurs évoluent successivement autour de l’objet et semblent très sensibles aux mouvements les uns des autres. L’image 12 montre l’homme de gauche se détourner de l’objet. Pendant ce temps, la femme qui se tenait derrière les enfants commence à se déplacer autour de la cuve. Son partenaire la suit et appelle les enfants, leur disant « allons regarder par ici ». Ils entrent dans l’espace laissé libre par l’autre homme un instant plus tôt. Rapidement, ils se placent en groupe autour de la colonne sur la gauche de la cuve et à nouveau, les enfants appuient sur l’une des touches tandis que l’homme explique la relation entre la touche et les bulles en mouvement dans la cuve. De façon analogue, l’autre groupe de visiteurs saisit l’occasion créée par le déplacement de la première famille pour se placer sur la droite et examiner d’autres sections de l’objet (Image 13).

30Ce fragment montre la sensibilité des visiteurs à la présence des autres, et les différentes façons qu’ils ont de surveiller mutuellement leurs actions : lorsque l’homme de droite se détourne de l’objet, la famille saisit cette occasion pour se déplacer dans l’espace qu’il occupait. Quelques temps après, le groupe de trois de l’autre côté change à son tour de position. L’homme se retourne pour partir, la famille se met à sa place, et l’autre groupe à la leur, de sorte que chaque groupe se déplace pour explorer différentes parties d’un même objet et lie ses mouvements à l’activité d’étrangers (et de leurs compagnons). Il semble que les visiteurs sont conscients de façon périphérique du comportement des autres, et  utilisent cette perception pour coordonner leurs propres actions. Ils ne demandent pas explicitement aux autres s’ils sont sur le point de se déplacer, mais perçoivent quand ils peuvent commencer à bouger et à ce moment-là, s’exécutent.

31Au vu de la relation entre le milieu et la conduite observée, on peut avancer que les visiteurs « minutent » leurs actions en fonction d’autres personnes qui se trouvent au même endroit, au même moment. Ils coordonnent leurs activités avec ceux qui les accompagnent et, de ce fait, font l’expérience de l’exposition dans leur interaction avec eux et à travers celle-ci. Le fragment examiné ici attire notre attention sur ce que Goffman (1981) a nommé « conscience périphérique ». Il démontre que les visiteurs, quand ils explorent un objet, sont sensibles à d’autres personnes qu’ils ne connaissent pas. Ils élaborent leurs actions en fonction de l’observation de leur environnement. Le fragment indique en effet que les visiteurs, non seulement organisent leurs actions et leurs activités en suivant ceux qui les accompagnent, mais également en suivant ceux qui se trouvent les entourer.

32Pour revenir aux mesures quantitatives telles que le pouvoir d’arrêt, le pouvoir de retenue, etc., on peut  suggérer que les mouvements des autres ont un impact sur la durée des arrêts d’un individu devant une installation ou devant une section particulière de celle-ci. Un visiteur peut être enclin à ne pas se déplacer vers un nouvel objet si quelqu’un s’y trouve déjà. Il peut sembler impoli ou indiscret de venir se mettre près de cette personne et de manipuler les mêmes touches ou manivelles. Le temps qu’un visiteur passe devant un objet est affecté par le mouvement des autres, et renforce éventuellement le pouvoir de retenue des objets adjacents à ceux à succès, dans la mesure où les visiteurs attendent à proximité pour y accéder. La manière dont les visiteurs font l’expérience des objets exposés et du temps qu’ils passent à leurs alentours ne dépend pas seulement de la conception, mais est fondamentalement influencée par la co-présence d’autres personnes, celles qui ne font que se trouver dans le même espace aussi bien que celles qui les accompagnent.

Conclusion

33Séparer la scène du comportement des participants conduit inévitablement à un modèle quasi déterministe des comportements humains, considérant l’environnement et sa configuration comme producteurs des modes d’actions et d’expérience. L’analyse minutieuse des pratiques des visiteurs d’un musée montre, au contraire que les metteurs en scène, les concepteurs et leurs équipes offrent aux visiteurs de simples ressources à partir desquelles ces derniers organisent leur comportement dans un environnement donné. Les metteurs en scène ne fournissent pas, contrairement à ce que pourraient suggérer les mesures d’efficacité des expositions, un itinéraire à suivre inhérent au style des objets. L’expérience du musée n’est pas une réponse individuelle à un environnement préétabli : l’environnement physique ne détermine pas la manière dont les visiteurs font l’expérience des propriétés des objets ; il ne modèle pas non plus la conduite des participants en interaction.

34La mise en scène, la signification et les caractéristiques des objets semblent plutôt fabriquées au fur et à mesure, dans l’action et l’interaction des participants. À travers leur comportements, les visiteurs créent, de façon réflexive, le sens et l’intérêt de la scène ; ils la rendent perceptible et intelligible pour eux-mêmes et ceux qui les entourent. La mise en scène est une réalisation pratique et concertée des participants eux-mêmes, en interaction avec ceux qui les accompagnent et ceux qui se trouvent dans le même espace. Ainsi, les ‘acteurs en scène’, via l’élaboration et la coordination de leurs actions et de leurs activités dans l’espace public, deviennent-ils des metteurs en scène.

35Texte traduit de l’anglais par Chloé Baszanger

Remerciements

Ce travail a été financé par des fonds de la Communauté européenne (Cotcos) et du ESRC. Nous voudrions remercier tous les musées et galeries cités pour nous avoir autorisés à filmer leur visiteurs, et les visiteurs eux-mêmes pour nous avoir donné la jouissance de ces bandes vidéos. Nous sommes également reconnaissants à Ben Gammon et ses collègues du musée des Sciences et aux membres du WIT Research Group à King’s Collège pour leurs précieux commentaires sur les données et les questions abordées dans cet article. Une version de cet article fut présentée à la conférence de l’Association de l’étude des visiteurs (VSA), à Washington, en 1998.

Notes de bas de page numériques

1 . Ceci est une description simplifiée de la notion d’efficacité telle qu’elle est développée dans les études de public. Elle reste néanmoins satisfaisante dans le cadre de cet article.

2 . HCI en Anglais : Human Computer Interaction

3 . Hall (1987 : 18) cite l’exemple de l’exposition sur le Bauhaus au musée d’Art moderne de New York où des formes et des empreintes de pieds sur le sol furent utilisées afin de diriger les visiteurs. La tour de Londres fournit un exemple d’une extraordinaire tentative de déterminer le chemin des visiteurs au cours d’une exposition. Afin de voir les bijoux de la Couronne, les visiteurs doivent prendre place sur un trottoir automatique qui les transporte aux différents lieux d’exposition.

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Pour citer cet article

Dirk vom Lehn, Christian Heath et Jon Hindmarsh , « La découverte interactive des objets de musée : une approche ethnographique », paru dans Alliage, n°50-51 - Décembre 2000, III. Une pluralité de modes d'exposition, La découverte interactive des objets de musée : une approche ethnographique, mis en ligne le 29 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3753.


Auteurs

Dirk vom Lehn

Chargé de recherches au King’s College de Londres, il étudie le travail coopératif assisté par ordinateur et les interactions sociales dans le cadre des musées et galeries.

Christian Heath

Professeur au King’s College de Londres, ses recherches portent sur le travail et la technologie dans les domaines de la médecine, des transports, des médias, des télécommunications et des musées.

Jon Hindmarsh

Chargé de recherches au King’s College de Londres, il travaille sur les objets techniques et les interactions sociales.

Traducteurs

Chloé Baszanger