Alliage | n°52 - Octobre 2003 La science et la guerre |  La science et la guerre |  Objections 

John P. Valleau  : 

De Monte-Carlo à Los Alamos

p. 69-71

Texte intégral

Une lettre adressée aux membres du Comité d’organisation de la « Conférence sur la méthode de Monte-Carlo dans les sciences physiques »1

1Chers amis,

2Les États-Unis, en attaquant l’Irak, ont pris une décision qui est clairement illégale, et, selon moi, moralement inexcusable. C’est avec beaucoup de regrets que je vous écris pour vous annoncer que, dans ces circonstances, ma conscience ne me permet pas de prendre part à la « Conférence sur la méthode de Monte-Carlo dans les sciences physiques ».

3Je ne crois pas nécessaire d’insister auprès de vous sur l’importance du fait que l’agression commise par les États-Unis représente le rejet de l’engagement supposé de ce pays envers les principes de la charte des Nations unies, ainsi qu’un défi délibéré lancé à l’opinion mondiale représentée au Conseil de Sécurité, et ailleurs. (…) L’invasion actuelle, comme celles de l’Afghanistan et du Kosovo qui l’ont précédée, s’accompagne de graves violations des normes internationalement acceptées des Droits de l’homme, et constitue une véritable barbarie, entraînant le massacre de femmes, d’enfants et d’autres citoyens innocents, déjà victimes auparavant d’un système de sanctions inefficace et inhumain.

4Je ne crois pas, au demeurant, que cette agression soit un incident isolé. Les dirigeants américains ont clairement fait comprendre qu’il s’agit de la première partie d’un plan visant à établir une hégémonie mondiale par le recours à la terreur et à la puissance militaire. (…) Si cette tendance ne peut être inversée, je crains que les peuples du monde (et j’y inclus les Américains) aient à subir un régime prolongé de bouleversements et de souffrances.

5Dans ces conditions, je ne me sens pas en mesure de visiter les États-Unis, et tout particulièrement, de prendre part à une rencontre qui se déroule aux Laboratoires nationaux de Los Alamos.2 Dans l’esprit du public, ce lieu est associé au développement, souvent en violation d’engagements souscrits dans des traités internationaux, de systèmes d’armes répugnants, aux buts essentiellement terroristes et inhumains. Mon sentiment est que ma participation, sur le territoire américain, à une activité même apparemment innocente, surtout si elle implique des institutions officielles, me ferait contribuer, aussi peu que ce soit, à une image publique faussement bénigne, qui serait utilisée pour conforter un projet essentiellement impérialiste.

6(Il me faut ajouter que je ne prétends nullement défendre la pureté, sauf relative peut-être, de mon propre pays, qui a certainement pris toute sa part dans l’exploitation éhontée des ressources du Tiers-Monde et de l’écostructure menacée de la Terre. Où que nous vivions, nous avons-là chacun et chacune une responsabilité démocratique vitale.)

7En prenant la décision de ne pas participer à cette conférence, je veux dire mes regrets de ne pas pouvoir me joindre à tant d’amis pour célébrer ces cinquante années de recherches sur la méthode de Monte-Carlo. (…) Je sais que beaucoup de citoyens américains partagent ma consternation devant le cours où est dirigée leur nation ; j’ai le plus grand respect pour ceux qui s’élèvent courageusement contre la politique actuelle. Les participants à la conférence font peut-être partie de ces vrais patriotes ; si tel est le cas, ils comprendront ma position.

8Espérons en un monde plus juste et en paix — et travaillons-y.

9Extrait d’une réponse au courrier d’un collègue réagissant à la lettre précédente :

10(…) [Vous insistez sur] la valeur politique potentielle de la coopération entre les scientifiques de différentes nations. J’ai évidemment de la sympathie pour cet idéal. Mais il me semble que votre formulation même de cette idée met en évidence ses faiblesses : vous appelez l’attention sur le rôle utile que de tels contacts ont joué pendant la guerre froide, en développant un esprit de coopération qui contrastait avec le brutal bellicisme des gouvernements impliqués. Je suis d’accord avec cette appréciation, mais la situation actuelle est toute différente. Il n’y a aujourd’hui qu’une seule superpuissance, incontestée, qui cherche à dominer le monde entier. Dans ces circonstances, la coopération, avec ses accommodements culturels (sans parler de ses conditions économiques), est un acte, non plus de défiance, mais, au contraire, d’inféodation. L’effet psychologique (le seul sur lequel nous puissions compter) est en fait inversé. Ainsi, à moins que la coopération s’accompagne d’une critique explicite et publique du système, elle revient purement et simplement à le légitimer.

11Vous mettez l’accent sur l’inefficacité de mon boycott personnel de cette conférence. Je peux vous garantir que je n’entretiens aucune illusion sur l’effet de ma décision — au plus quelques vaguelettes. Certes, je le regrette, mais vu l’importance des questions en jeu, cela n’affecte en rien l’imputation morale. Si nous attendons tous d’être en mesure de réaliser des actions décisives, il est certain que rien ne sera fait, et que les puissants auront le champ libre ; à l’inverse, si nous refusions tous de coopérer, même aux niveaux apparemment les plus élémentaires, nous deviendrions pratiquement incontrôlables. De ce point de vue, tout geste symbolique, aussi minime soit-il, me paraît digne de considération.

12Vous suggérez que je participe à la Conférence et y fasse une déclaration. En vérité, c’est ce que j’ai fait en deux ou trois occasions semblables. Le seul résultat a été de provoquer la colère des participants à mon égard, et de les plonger dans un embarras général. Les mécanismes usuels d’autoprotection de nos collègues les conduisent à ne jamais mélanger leurs identités professionnelles et personnelles, aussi dangereuse qu’une telle séparation puisse devenir sur le long terme. (Les scientifiques qui prirent part aux délicates interactions de la guerre froide étaient, même à l’époque, d’un type particulier.) En tout cas, tel est certainement le sentiment actuel aux États-Unis, de sorte qu’un défi direct tel que vous le suggérez est certainement condamné à être contre-productif. Mais je vous encourage à le tenter vous-même : puisque vous affirmez partager mon évaluation de la politique états-unienne —, vous serez peut-être plus persuasif que moi.

13Vous vous plaignez de ce que ma position vous cause un désagrément, ainsi qu’à tous ces sympathiques collègues qui souhaitent une grandiose célébration. Mes excuses étaient sincères : je suis vraiment désolé. Mais les temps me paraissent si menaçants que nous ne devons pas faire passer notre petit confort ou celui de nos amis avant notre résolution à l’égard des mauvaises intentions, si limité que soit l’effet de cette prise de position.

14Une suggestion pour finir : pourquoi ne proposez-vous donc pas que la Conférence soit déplacée hors des États-Unis ? Au Canada (j’y travaillerais volontiers) ? Ou dans votre propre pays ? Voilà qui aurait de l’allure. Chiche ?

Notes de bas de page numériques

1 . On appelle « Méthode de Monte-Carlo » une technique de calcul probabiliste que l’avènement des ordinateurs voici cinquante  ans, a rendu extrêmement utile et efficace.

2 . C’est à Los Alamos que furent mises au point, pendant la Seconde guerre mondiale, les premières armes nucléaires. Bien des recherches militaires s’y sont effectuées depuis.

Pour citer cet article

John P. Valleau, « De Monte-Carlo à Los Alamos », paru dans Alliage, n°52 - Octobre 2003, La science et la guerre, Objections, De Monte-Carlo à Los Alamos, mis en ligne le 28 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3712.


Auteurs

John P. Valleau

Physicien, spécialiste de mécanique des fluides, professeur émérite de l’université de Toronto (Canada). Militant du mouvement radical et pacifiste, membre fondateur de l’organisation canadienne “Science  for Peace”.