Alliage | n°52 - Octobre 2003 La science et la guerre |  La science et la guerre |  Objections 

L’Irak et la Physical Review

Entretien avec Daniel Amit

Texte intégral

— Vous avez récemment pris, en mars 2003, dans le cadre de votre activité scientifique, une décision politique qui a fait quelque bruit dans les milieux de la physique. Pouvez-vous nous en parler ?

Daniel Amit : J’ai décidé de ne plus accepter de jouer le rôle de referee, c’est-à-dire d’expert chargé d’évaluer les articles soumis à publication, pour les journaux scientifiques liés aux institutions états-uniennes officielles — en particulier la Physical Review, publiée par l’American Physical Society, et qui est sans doute la plus importante revue de physique.
Si j’ai franchi ce pas, c’est que le déclenchement de la guerre en Irak a anéanti tout espoir que cette agression pure et simple pouvait être évitée. J’ai eu le sentiment que les valeurs fondamentales d’une culture éclairée étaient mises en pièces, dans un monde où pourtant ces valeurs sont toujours plus nécessaires. L’un des problèmes-clés de la société globale moderne est que la puissance qui s’autoproclame championne de la liberté, de la démocratie et de la modernité, est celle qui met en danger la survie même de la civilisation. Cette guerre montre qu’une telle destruction peut être mise en œuvre ouvertement, sans rencontrer de forces d’opposition suffisantes.
J’ai pensé, et pense plus que jamais, que les mythes sur lesquels s’appuie cette puissance devaient être mis à bas, et qu’ils peuvent être dévoilés par des actions symboliques, puisque la culture et la civilisation sont justement affaires de symboles. Nous devons combattre, dans tous les domaines de la culture, l’idée que la culture américaine est la source de tout bien et de toute sagesse.
J’ai choisi le domaine de la science pour ma révolte personnelle : 1) parce que dans ce domaine, la domination américaine est particulièrement effective et évidente ; 2) parce que la guerre en Irak a mis en évidence l’horrible façon dont la science participe à l’agression, pour faire de tout ce pays un terrain de chasse réservé à des cow-boys technologiques fous ; 3) parce que mes collègues dans le monde scientifique doivent ouvrir les yeux sur les implications de leurs activités pures, qui finissent, depuis le sein même des universités, par produire des bombes de plus en plus puissantes et destructrices, des armes biologiques, etc.

Quel est le rapport entre votre spécialité en physique et les technologies militaires américaines ?

D. A. : Depuis près de vingt ans, je travaille, comme physicien théoricien, à l’étude du cerveau. J’essaie de résoudre certains problèmes sur le fonctionnement de la mémoire, et sur la façon dont l’apprentissage transforme le cerveau au niveau cellulaire.
Je veux croire que mon travail est sans liens avec la technologie que les É.-U. (ou d’autres) utilisent sur les champs de bataille. Mais cela n’est jamais certain. Je suis convaincu, par exemple, que l’une des raisons pour lesquelles sont financées des recherches comme les miennes est l’espoir qu’elles conduiront à de nouveaux principes de fonctionnement pour les ordinateurs, ou à des méthodes automatiques d’identification d’objets (humains en particulier). Je me rappelle avec horreur que les É.-U. ont utilisé des “renifleurs” électroniques pour traquer leurs adversaires au Vietnam.
Il n’y a pas de domaines scientifiques innocents — aucun. Le premier pas est d’en devenir conscient, alors que les chercheurs veulent l’ignorer, comme on le voit, par exemple, au Massachusetts Institute of Technology, mais aussi dans ma propre université, à Jérusalem, où sont conduits des travaux sur les explosifs. Le milieu scientifique et la société tout entière doivent mieux comprendre ces risques et ces dangers, pour que des moyens de contrôle adéquats puissent être développés.

La science devrait-elle être neutre ? Peut-il d’ailleurs y avoir une entreprise scientifique neutre ?

— D. A. : Il est utopique de croire en une science neutre dans un monde dirigé et mû par les plus vénales passions humaines, dans un monde en constant rétrécissement, dans un monde où sont menacés les privilèges des couches les plus aisées, auxquelles appartiennent la plupart des scientifiques.
Même s’il y avait dans la science des éléments vraiment neutres, nous ne pourrions les identifier a priori. Ceci ne fait qu’aggraver la responsabilité des scientifiques. Compte tenu d’antécédents comme Hiroshima, le Vietnam et l’Irak, un questionnement en profondeur doit désormais devenir partie intégrante de la formation des scientifiques et de leurs pratiques.
Mais un premier pas indispensable pour le chercheur, me semble-t-il, est d’être en contact direct avec les commanditaires de ses travaux. L’acceptation de contrats indirects et de politiques de publication et de communication tendancieuses dominées par les É.-U., contribue de façon cruciale au développement du mal.

Les scientifiques doivent-ils avoir une responsabilité éthique à l’égard de leurs projets ?

D. A. : Oui, absolument. L’éminent physicien français Gérard Toulouse a, dans son livre Regards sur l'éthique des sciences (Hachette-Littératures, 1998), développé un puissant argumentaire en faveur de cette position. Ne pas s’interroger sur le rôle des bombes guidées par laser, des armes à uranium appauvri, etc., conduit à s’approcher dangereusement des critères du crime contre l’humanité.

Comment appréciez-vous l’attitude des scientifiques à l’égard de la guerre ? Peut-on parler de réactions générales ?

D. A. : La plupart des scientifiques, d’après mon expérience (de quarante années), aimeraient penser que la guerre n’a rien à voir avec leur activité professionnelle, qu’ils peuvent ne pas se salir avec la politique, et que, de toute façon, si on leur demandait de résoudre des problèmes politiques, ils le feraient mieux que quiconque, de façon purement technique, sans s’embarrasser de la question des valeurs, qui leur répugne.

Certes, il y a de notables exceptions, nombreuses, mais pas assez. On en trouve dans tous les domaines, comme Einstein, Pauling, Segré, pour ne citer que quelques noms. Mais ce sont les exceptions qui confirment la règle, à savoir une attitude qui va de la distance à l’indifférence et au cynisme.

Quel a été l’impact de votre décision dans les milieux scientifiques, celui de la physique en particulier ?

D. A. : J’ai communiqué ma décision, par courriel, à une vingtaine de correspondants. J’ai été abasourdi de constater l’ampleur du soutien et la masse de discussions provoquées. Je ne m’y attendais pas. J’ai accompli un geste individuel de réaction à l’horreur, mais il a révélé de profonds mouvements.
Il y a eu des répercussions dans le monde entier, et tout d’un coup, je me suis senti global, moi qui suis opposé à la globalisation. J’ai reçu des messages d’encouragement des États-Unis à l’Inde et au Pakistan, de la Nouvelle-Zélande à l’Égypte. Sur des centaines de messages, deux seulement étaient hostiles (l’un des É.-U., l’autre de Tchéquie). On m’a informé que dans plusieurs centres de recherches en physique, en Europe et en Inde, avaient eu lieu des discussions animées. Mais je n’ai qu’une vague idée de leur contenu, et ne sais pas ce que deviendra ce mouvement.

Votre décision peut-elle donner naissance à un large boycott des institutions états-uniennes ? Quels sont les obstacles à un tel boycott ?

D. A. : Je n’ai qu’une vision limitée des perspectives ouvertes par mon action. Si elle se généralisait, elle pourrait certainement changer les choses. Je ne sais pas si le boycott est la meilleure stratégie. Mais je suis persuadé qu’il est essentiel de se libérer de l’hégémonie américaine dans la science et dans la culture en général, si l’on veut limiter la menace globale d’une destruction incontrôlée provoquée par ceux qui veulent préserver leurs privilèges et dominer les ressources décroissantes d’un monde fini.
Les obstacles, comme il apparaît d’après nombre des lettres de soutien que j’ai reçues, viennent de ce que la domination américaine est à double détente, car les États-Unis détiennent non seulement les moyens financiers, mais aussi, à travers des publications comme la revue Science et le quotidien New York Times, le contrôle de la définition même et des orientations de la science. Il doit être clair d’abord que l’argent avec lequel les Américains financent la science, que ce soit la leur ou celle des autres, n’est pas à eux mais à nous, via la dette extérieure des É.-U. ; ensuite, que si nous (y compris les scientifiques états-unisiens) n’arrivons pas à nous libérer de notre dépendance par rapport à ces financements et au modèle scientifique imposé par le journalisme commercial et les intérêts militaires, alors nous ne pourrons espérer aucune alternative.

Mais vous n’avez pas seulement pris position, comme scientifique, à propos de la guerre en Irak. Comment avez-vous apprécié, en tant que citoyen israélien, l’appel, qui a fait grand bruit en France, à un moratoire sur les relations scientifiques avec Israël, en raison de la politique actuelle de ce pays dans le conflit israélo-palestinien ?

D. A. : L’un des principaux devoirs d’une communauté universitaire est d‘être aux côtés de ses communautés et institutions sœurs dans leurs engagements moraux, tout en indiquant les manières de corriger de sérieuses dérives. Or, la situation en Israël-Palestine est profondément anormale et source majeure de préoccupations. Certains aspects de cette situation, en particulier l’occupation brutale et prolongée des territoires palestiniens doivent concerner les institutions universitaires israéliennes, aussi bien au niveau institutionnel qu’au niveau des individus. Personne n’a le droit de dire : « Je ne savais pas. »

Les points essentiels justifiant un tel moratoire sont :
1. La violation des termes des accords d’association en faveur d’une coopération scientifique et culturelle avec l’Union européenne. Israël et ses institutions universitaires doivent comprendre que ces accords, qui constituent un grand privilège et avantage, incluent des clauses stipulant le respect des Droits de l’homme et des conventions internationales, clauses constamment violées. Le rôle de toute personne de bonne volonté en Europe est d’aider les Israéliens à reconnaître que ces engagements sont incontournables.
2. La situation des universités dans les Territoires occupés et la quasi-impossibilité d’y mener à bien une activité universitaire et éducative. Cela fait plus de deux ans maintenant (à la suite de longues périodes pendant les trente-cinq longues dernières années) que la vie universitaire dans les Territoires occupés est brimée par les militaires. Étudiants, enseignants et chercheurs y sont persécutés, humiliés, et la poursuite d’une vie universitaire rendue impossible. Ce devrait être une obligation morale fondamentale pour les institutions universitaires, a fortiori celles de la partie impliquée, que de protester, et d’appeler au respect des libertés universitaires (et d’abord de la liberté physique, avant même la liberté intellectuelle). Une communauté intellectuelle honnête ne peut admettre que la persécution des universités palestiniennes contribue à la sécurité d’Israël. Cela contribue, exclusivement, à la protection des colonies. Ceux qui n’arrivent pas à comprendre cette vérité évidente, clairement perçue cependant par les cinq cent douze officiers israéliens refusniks, devraient y être aidés grâce à des initiatives telles que celle de l’université Paris VI, dont le conseil d’administration a, ès qualité, approuvé le moratoire. Je suis reconnaissant aux partisans du moratoire pour leur engagement dans le rétablissement de la santé mentale, politique et intellectuelle de notre société israélienne.

Annexes

Daniel Amit, physicien israélien, spécialiste de mécanique statistique, professeur à l’université “La Sapienza” de Rome.

Pour citer cet article

« L’Irak et la Physical Review », paru dans Alliage, n°52 - Octobre 2003, La science et la guerre, Objections, L’Irak et la Physical Review, mis en ligne le 28 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3707.