Alliage | n°52 - Octobre 2003 La science et la guerre |  La science et la guerre 

Jean-Claude Guillon  : 

Le jardin

Texte intégral

J’ai installé mon fauteuil sous le cerisier. En fait, ce n’est pas un fauteuil, un transatlantique plutôt, que Yoto a perfectionné avec un système de tiges. Une manette à ma main droite me permet de le mettre en position horizontale ou en position assise, en profitant de tous les intermédiaires. De plus, Yoto l’a monté sur un axe vertical qui lui sert de pivot. Je peux donc regarder vers le fond du jardin ou, en pivotant, vers la maison. J’ai une tablette à portée de la main avec un verre de rhum et trois glaçons. J’ai pris le goût du rhum à Cuba, où j’étais en poste il y a cinq ans. Je le bois pur, sans jamais tenter de l’utiliser pour en faire un punch. Le goût des cigares aussi, bien sûr. Les havanes sont irremplaçables et je ne fume que ceux de la vuelta abajo. On ne peut plus s’en procurer ici, mais j’en ai une réserve qui me durera bien le temps qu’il faut. Le rhum, par contre, je viens d’ouvrir la dernière bouteille, je ne me vois vraiment pas me mettre au saké. On est au frais sous les basses branches du cerisier par cette forte chaleur. Sous le figuier, la lumière est moins délicatement tamisée. Il y a eu un orage terrible ce matin. Le ciel était noir et les éclairs le déchiraient comme un tissu usé. La lumière éclatait, aveuglante en plein jour et le bruit assourdissant suivait immédiatement. Je ne sais pas ce qui me terrifie le plus de l’orage ou des tremblements de terre.

Cette année, les arbres du verger, je dis verger parce que mon collègue italien dit verger au lieu de jardin, ont été beaucoup plus précoces. L’abricotier était en fleur en mars et le cerisier en avril. Il faisait très chaud en avril, vingt-quatre degrés la nuit. C’est très rare. Je regarde la pelouse, elle me réjouit. Le gazon est coupé court, il est dense et très vert. C’est Yoto qui s’en occupe. J’ai fait un jardin comme chez moi, je n’ai pas cherché à imiter les jardins japonais avec leurs miniatures, leurs petits ponts de bois. Une grande pelouse, quelques arbres fruitiers au milieu, des massifs de fleurs sur les bords. En août, tout est vert, on a vraiment l’impression d’une piscine de fraîcheur. Seuls quelques points rouges ou jaunes témoignent des fleurs. C’est mon prédécesseur qui a fait bâtir la maison. Elle n’est pas vraiment japonaise, mais pas non plus vraiment suisse. Une belle façade, avec deux portes et six fenêtres à persiennes, donne sur une large terrasse ombragée où l’on peut prendre les repas.

On accède au bureau et aux services du consulat par une longue allée bordée de roses trémières. Cette année, elles ne sont pas très hautes. L’an dernier, elles étaient géantes. Yoto dit que l’hiver très froid les a amoindries. Cela fait trois ans que je suis consul de la Confédération helvétique au Japon. Il n’y a guère de travail, à peine une affaire délicate de temps à autre, un dossier urgent pour lequel je dois faire appel à l’ambassade. Je me rends une fois par mois à Tokyo, je suis reçu par le premier secrétaire, j’y retrouve mes compatriotes, je n’ai pas grand-chose à leur dire. J’ai hâte d’être de retour dans mon jardin.

Les rapports avec l’autorité nippone sont corrects. Ils sont trois à venir une fois par semaine, guère plus. Ils sont courtois, j’ai toujours affaire au même officier. Je fréquente mon collègue allemand et mon collègue italien, mais je ne les rencontre jamais ensemble, ils ne s’entendent pas. Je ne sais quelle animosité les oppose à propos de leur conception de la guerre, de leurs régimes. Avec Kurt, on parle philosophie. L’ambassade d’Allemagne organise deux concerts par mois, j’y vais peu, je n’aime pas cette musique. Avec Kurt, on joue aux échecs. Rinaldo, lui, me fait écouter des disques de Caruso, il a un excellent pick-up. J’aime l’ampleur et la profondeur de cette voix.

J’ai une autre personne à mon service, Yama. C’est une jeune fille de dix-huit ans. Elle est très attentionnée, elle marche à petits pas, se déplace sans bruit. Elle me prépare mon bain dans une grande baignoire creusée dans le sol, où l’on peut se tenir à deux. Elle m’y rejoint parfois, puis me sèche avec de grosses serviette parfumées. A la sieste, elle s’occupe de moi. Je me sens devenir paresseux avec elle. Je lui ai fait enlever les grandes aiguilles qu’elle portait dans les cheveux. De son costume japonais, elle ne conserve que son kimono. Et encore l’enlève-t-elle souvent. Elle ne dort jamais avec moi. Elle occupe une chambre au bout du couloir, où je n’entre pas. Ce n’est pas une geisha. Sa mère et sa soeur sont des geishas. Elle ne fait pas la cuisine, et s’occupe seulement des bains et de l’entretien de la salle de bains. Elle ne parle ni français, ni allemand, ni italien. On se comprend par gestes. N’est-ce pas la meilleure forme de rapport que l’on puisse avoir avec une femme? Le thé est toujours servi à l’heure, toujours à bonne température, toujours parfumé comme j’aime, on en a essayé plusieurs. Rinaldo me dit: « Vous avez une servante-maîtresse ». Je dirais plutôt une maîtresse-servante.

J’ai un maître de yoga. Je vais chez lui deux fois par semaine, il m’a beaucoup appris sur moi. Depuis quelque temps, je maîtrise beaucoup mieux mon corps et mon esprit. Les Japonais possèdent tout un art pour la maîtrise du corps.

Dans la partie ombreuse du jardin, le long du mur est, les impatiens mettent une tache rouge et blanche sur le vert sombre du vieux rosier qui les surmonte. Au fond, contre la maison voisine, éclatent des clématites mauves.

J’entends le bruit de la brosse de Yoto sur les dalles de briques. Tous les soirs, à cette heure, il nettoie la terrasse. Après, je sais que suivra le bruit du jet d’eau sur les larges feuilles du figuier. Toute la journée est rythmée par ces bruits rituels. Il n’y en a jamais d’autres. Les merles sont très familiers, ils viennent jusqu’à mes pieds, piquer l’herbe à la recherche de vers. Il y a des rouges-queues qui affectionnent particulièrement les branches verticales pour se percher, ils sont très élégants. Tout à l’heure, un oiseau minuscule — un colibri ? — voletait et picorait les fruits du sureau sans se poser, on aurait dit un papillon.

On parle depuis quelque temps de ces pilotes que l’on nomme kamikazes. Ils font le sacrifice de leur vie en se jetant avec leur avion chargé d’explosifs sur les navires ennemis. Connaissez-vous la signification exacte de ce mot ? me demande Kurt. La langue japonaise est très difficile et elle est toujours chargée de religion, de philosophie. Kurt est philosophe, mais aussi fin philologue. C’est un plaisir d’avoir affaire à un homme de culture. Le mot, me dit-il, est formé de kami, supérieur, voire seigneur, maître. Dans la religion shintoïste, il signifie entité supérieure à l’homme par sa nature et entre autres, soleil, lune, typhon, divinité. L’autre partie du mot, kaze, signifie vent. C’est donc un souffle supérieur à l’homme, souffle divin qui détruit les navires ennemis. Savez-vous qu’à l’origine, kamikaze a désigné deux typhons, qui ont détruit la flotte d’invasion mongole en 1274 et en 1281. Vous voyez, continue Kurt, partout, ici comme en Europe, Dieu est avec nous. Il me montre une affiche au mur, au bas de laquelle Gott mit uns sert de légende à une photo de jeunes Allemands qui tendent leur bras vers le ciel. Vous voyez, pour les Japonais, rien dans ce mot n’évoque suicide ou sacrifice, toute son histoire nous rappelle la supériorité du ciel divin sur l’humain. Il n’empêche que ces jeunes gens qui se jettent du haut du ciel, instruments de Dieu, sont bien courageux. Il sourit et ajoute: Je me demande ce qu’en pense votre ami Rinaldo.

Demain, j’enverrai ces quelques pages à ma chère maman à Genève en guise de lettre. J’aime lui faire partager les moments paisibles que je passe ici, loin de toute violence, elle qui contemple en ce moment la surface calme du lac.

J’écoute le bruit de la brosse de Yoto sur les dalles de la terrasse. Il y a eu un bref concert d’oiseaux dans le sureau, puis ils sont partis. Les merles viennent à nouveau se poser, peints en noir, sur la pelouse, et piquent l’herbe de leur bec jaune. Bientôt, ce sera l’heure du bain rituel, et Yama viendra me chercher à petits pas. Il n’est pas de plus grand plaisir que de se souvenir des paroles d’un ami cultivé en buvant un dernier verre de rhum dans la paix du jardin. Le courrier partira demain par la valise. Hiroshima, le 4 août 1945.

Août 1997

Pour citer cet article

Jean-Claude Guillon, « Le jardin », paru dans Alliage, n°52 - Octobre 2003, La science et la guerre, Le jardin, mis en ligne le 28 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3703.

Auteurs

Jean-Claude Guillon

Linguiste