Alliage | n°53-54 - Décembre 2003 Métallurgie - Art - Informatique 

Bernar Venet  : 

Un art du bras de fer : Bernar Venet, entretien avec Jean-François Ramon

Texte intégral

Au début des années 60, dans la mouvance de l’Ecole de Nice, Bernar Venet s’est engagé dans une contestation radicale des valeurs du modernisme représenté à cette époque par l’Ecole de Paris. À la fin de cette même décennie, il s’est imposé comme l’un des chefs de file de l’art conceptuel. Après une période d’arrêt (1971-1976) correspondant à une étape de « conversion du regard », le travail de Bernar Venet s’est progressivement orienté, pour une grande part, vers la production de sculptures monumentales en métal. Aujourd’hui, ses aciers courbés ou ayant subi des torsions (réalisées le plus souvent à froid et en usine) figurent dans les plus grands musées et sont exposés régulièrement dans les espaces publics de nombreuses villes en Europe, en Amérique ou au Japon.

Vous avez produit vos premières sculptures en métal en 1979, c’est-à-dire trois ans après ce que vous avez appelé votre « nouveau départ ».
Comment en êtes-vous venu à travailler le métal, alors que vous aviez auparavant utilisé des matériaux apparemment plus pauvres (carton, par exemple) ?

Dans un premier temps, tout au début des années soixante, ces matériaux peu nobles étaient choisis en fonction de leur adéquation parfaite avec mes intentions. Ces matériaux n’étaient pas transformés dans le but de réaliser une œuvre « en soi ». Leurs propriétés intrinsèques suffisaient. Elles faisaient la démonstration de mon propos. Mon intervention était réduite au minimum. Le « Tas de charbon » de 1963 en est une illustration parmi les plus convaincantes : un matériau déposé sur le sol, sans agencement particulier. Il a la forme d’un tas car c’est ainsi que — très naturellement — la loi de la gravité finit par agencer une grande quantité de morceaux de charbons. Durant cette même période, j’ai utilisé des goudrons, qui appartiennent aussi à cette catégorie des matériaux pauvres dont vous parlez.
Concernant l’acier, la présentation de barres rouillées, présentées telles quelles (accidents) ou brutalement travaillées, ne s’éloigne pas beaucoup de cette sobriété que l’on trouve dans mes œuvres les plus anciennes.

Vous avez déclaré : « L’acier a permis à mon travail de prendre une autre dimension et une identité plus forte. »
Pouvez-vous préciser le rôle que le métal — et singulièrement l’acier — a joué dans votre parcours créatif ?

Les sculptures en acier réalisées en 1983 font suite aux reliefs  réalisés en bois et couverts de graphite. Simples formes élémentaires (arcs, angles, diagonales) au départ, ces œuvres étaient devenues de plus en plus complexes (lignes indéterminées), volumineuses et épaisses. Leurs lignes plus ou moins spiralées se superposaient et cherchaient à se désolidariser du mur. Mes premières maquettes en acier m’ont aidé à concevoir enfin la possibilité de réaliser des œuvres inscrites dans l’espace, libérées de la contrainte murale. J’ai pu ainsi m’engager avec davantage de conviction dans le champ de la sculpture.
La technique tout à fait unique que j’ai développée, et que j’utilise toujours pour tordre mes barres d’acier m’a permis de produire un travail très éloigné de la tradition constructiviste aussi bien que des solutions adoptées par les artistes de l’art minimal, comme les géométries à caractère sériel ou les progressions mathématiques.

Vous réalisez vous-même vos sculptures dans une usine des Vosges, les ateliers Marioni. Quel est votre rôle dans le processus et votre relation avec les ingénieurs et les ouvriers ?

Lorsque je suis dans l’atelier des Vosges et que je travaille sur les « lignes indéterminées », cela se passe toujours dans un processus d’improvisation permanent. Les ingénieurs n’ont aucun rôle dans la réalisation de mes pièces. Un ouvrier de l’entreprise me facilite la tâche quand je dois soulever des cales ou des broches d’acier, tout un outillage trop lourd que j’utilise en permanence. Cet ouvrier m’aide également s’il est nécessaire de chauffer un point précis de la barre d’acier.
Les ingénieurs n’ont véritablement un rôle à jouer que pour des sculptures de très grande dimension. Des problèmes de poids, de fondations, de prises au vent doivent alors être pris en considération, et leurs études s’avèrent indispensables à la solidité de l’ensemble.
J’utilise également les services de techniciens spécialisés pour tout ce qui ne concerne pas « l’indéterminé », c’est-à-dire plus particulièrement les lignes droites, les angles et les arcs. Ces pièces sont réalisées en grand, à partir de maquettes d’abord improvisées à mon atelier,  dans des dimensions relativement modestes (de quarante à quatre-vingt centimètres de hauteur). La réalisation des grandes pièces est ensuite confiée à une équipe avec laquelle je collabore depuis quelques années et qui maîtrise parfaitement toutes les techniques de l‘acier. La réalisation de ces maquettes me permet de découvrir de nouvelles directions dans mon travail.

Comment se passe concrètement la fabrication des lignes indéterminées sur lesquelles vous travaillez directement ? Qu’en est-il de votre technique de torsion à froid ?

Je ne peux tordre les barres qu’à froid. Ceci malgré leur grande résistance, puisqu’il s'agit, pour les plus épaisses, d’acier plein de sections carrées de onze centimètres. Je perdrais beaucoup trop de temps si je devais les chauffer. L’acier XC10 que j’utilise a la particularité d’être plus doux que les autres, c’est-à-dire qu’on peut le tordre jusqu’à un certain point sans prendre le risque de le voir se casser. Cette propriété lui vient de ce qu’il contient très peu de carbone. On le trouve difficilement dans l’industrie, et je dois faire des commandes d’une centaine de tonnes afin de pouvoir être livré.
Mes séjours dans les Vosges durent chaque fois une semaine. C’est le temps minimum qu’il me faut y passer pour obtenir des résultats concrets. Je dois souvent attendre trois ou quatre jours avant de tirer quelque satisfaction du travail produit. Au début, je m’aventure un peu à l’aveuglette. J’improvise toujours ; il est rare que je prenne une maquette pour modèle. Les barres sont roulées sans idées préconçues. C’est plus tard que des solutions souvent imprévues émergent, susceptibles de me satisfaire.
Cela s’est produit lors de mon dernier séjour, quand j’ai réalisé une sculpture composée de trois «  lignes indéterminées ». Je venais de finir une ligne unique. Par manque d’espace, je l’avais appuyée contre une œuvre que je considérais comme achevée, composée de deux lignes. Tout à coup, j’ai découvert que l’effet obtenu par cette addition était infiniment plus riche.

Cette complexité, ce désordre que je recherchais étaient démultipliés et le hasard venait de me faire découvrir une solution inédite bien plus efficace que la précédente.

Il me faut une grande discipline pour réaliser ces sculptures, neuf à dix heures d’un travail épuisant dans une dynamique maximale non-stop.
Je me souviens de cette réflexion de Matisse sur « le plaisir de la peinture ». Personnellement, j’éprouve plutôt une véritable souffrance physique.
Le processus de fabrication est lent et répétitif. Rien n’y est spectaculaire. Chaque étape m’impose une série de gestes et d’efforts qui demandent une grande concentration pour éviter l’accident potentiel omniprésent. Chaque barre de huit mètres de long pèse huit cents kilos, et il m’en faut en moyenne quatre par ligne. Je les tords, cinquante centimètres par cinquante centimètres, avec un pont élévateur qui peut soulever vingt tonnes, sur un châssis spécialement conçu à cet effet.
Les gestes sont répétés à longueur de journée : placement de la barre, calage toujours improvisé sur le châssis, à la limite du déséquilibre. Accrochage des chaînes pour contrecarrer les tensions. Placement du chariot élévateur qu’il faut bouger chaque fois et qui accompagne un autre pont pour soutenir — la plupart du temps dans des positions très instables — la partie de la sculpture déjà réalisée.

Non sans difficulté, il faut faire glisser une plaque de cinquante kilos sur la barre. C’est elle qui permet le vrillement de la ligne en servant de levier. Tandis que j’appuie sur le bouton de commande du pont élévateur pour tordre la barre, il me faut surveiller la position exacte du câble afin d’éviter que tout s’écroule. Une mauvaise estimation et tout est à recommencer. Je dois me tenir à distance, car il arrive que les câbles ou les barres cassent sous les efforts extrêmes nécessaires pour les tordre à froid.
Les chauffes, réalisées avec deux puissants chalumeaux à la fois, ne sont nécessaires que pour créer des cassures et donner ainsi du nerf aux courbes réalisées, ce qui évite une impression de mollesse .

Lorsque la courbure est suffisante, on détend les câbles pour déplacer la ligne et l’on répète tout le processus. Si tout va bien, je peux rouler cinq barres par jour. Il y aura bientôt vingt ans que j’utilise cette technique pour réaliser les lignes indéterminées, une technique que j’ai appris à maîtriser progressivement, mais avec des moyens qui sont restés les mêmes.

Très éloignée de la précision scientifique de certaines techniques à notre disposition aujourd’hui, cette activité m’impose des improvisations constantes.
C’est pour moi un véritable bras de fer avec un matériau dont la maîtrise exige une connaissance approfondie et une grande souplesse dans les différentes options choisies pour le travailler.
L’écrivain Jean-Louis Sheffer est venu passer deux jours à l’usine. Son texte, « La ligne à vif », décrit l’atmosphère de l’atelier. Un travail d’écriture précis, inspiré, brillant  qui — il me faut le confesser – fait apparaître mes propres explications très incomplètes et maladroites.

A propos du « combat » que vous menez avec les barres d’acier, l’historien d’art Thomas McEvilly a évoqué « une sorte d’action paintingau ralenti ».
Acceptez-vous cette référence à Pollock, si éloignée des préoccupations qui étaient les vôtres à l’époque où vous souhaitiez radicalement « rediriger l’activité esthétique vers l’esprit » ?

Ce genre d’association est concevable si l’on considère en priorité l’investissement du corps dans cette lutte avec le matériau, dans cette multitude de mouvements qui interviennent dans la fabrication de mes œuvres.
À propos de mon travail, Catherine Millet parlait dans Art Press d’ « action sculpture », toujours en référence à Pollock. Personnellement, je trouve préférable de tenter de définir les paramètres nouveaux qui donnent un sens différent, inédit, à une œuvre, plutôt que de proposer en priorité les relations que cette œuvre entretient avec les gestes du passé.
Mes sculptures sont des investigations sur le thème de la ligne mais il faut avant tout les définir comme des sculptures de concept. Si, au premier abord, on découvre  leur originalité formelle, c’est dans leur relation avec des concepts précis que leur identité s’impose. Ce sont des concepts basés sur des notions d’opposition, mais  je préfère les définir comme complémentaires.
C’est le cas lorsque mes sculptures obéissent à des principes tels que le déterminé et l’indéterminé, ou l’ordre et l’aléatoire. C’est encore le cas avec le principe d’incomplétude à l’origine de mon exposition au musée de Budapest en 1999, lorsque j’ai pris la décision de présenter mes œuvres dans un état manifeste d’inachèvement. Les pièces exposées étaient en effet abandonnées contre les murs et à l’envers. Certaines étaient posées au sol sur des palettes au milieu d’engins de levage et de portiques à palan.
Un autre exemple est celui de mes sculptures « accident », qui m’ont permis d’introduire l’imprévisible et l’inattendu.

Pour citer cet article

Bernar Venet, « Un art du bras de fer : Bernar Venet, entretien avec Jean-François Ramon », paru dans Alliage, n°53-54 - Décembre 2003, Un art du bras de fer : Bernar Venet, entretien avec Jean-François Ramon, mis en ligne le 07 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3674.

Auteurs

Bernar Venet

Artiste, vit et travaille au Muy, à New-York et à Paris.