Alliage | n°53-54 - Décembre 2003 Métallurgie - Art - Informatique 

Jean-Pierre Mohen, Christian Lahanier, Christiane Eluère et Olivier Feihl  : 

De la saisie informatique à la capture numérique des objets de musées

Plan

Texte intégral

La comparaison virtuelle et tridimensionnelle de deux bœufs en bronze

La numérisation des deux bœufs (n° 20 865 et 20 866) ) a été réalisée à la demande de François Schweizer, directeur des laboratoires du musée d’Art et d’Histoire de Genève.

Figure 6. Les deux bœufs mis côte à côte avant leur assemblage virtuel

Les deux pièces ont été numérisées à l’aide du scanner optique à balayage laser Minolta VI900 et d’un plateau tournant asservi par l’ordinateur de contrôle du scanner et permettant d’obtenir une vue 3D de l’objet mesuré tous les X degrés. Les différentes vues géométriques ont été ensuite assemblées automatiquement par le logiciel. Chaque objet a été pris en totalisant 159 760 faces pour le n° 20 866 et 163 605 faces pour le n° 20 865.

fig.7 : Cartographie 3D des écarts entre les deux bœufs ; l’unité est donnée en millimètre

Les deux pièces ont été superposées numériquement et la cartographie des différences métriques a pu être calculée. Les résultats bruts montrent que la distance moyenne séparant les deux pièces est de 1,008 mm, avec un écart type de 0,93 mm. Les différences les plus grandes s’observent évidemment aux extrémités des cornes et de la queue, où elles excèdent 5 mm. Par contre, la tête, le train avant et le corps montrent que 85 % des points présentent des écarts inférieurs à 1,2 mm et 50 % inférieurs à 0,6 mm.

Une anomalie semble se dessiner au niveau de l’arrière-train, notamment sur la patte postérieure gauche, laquelle présente en dessous du genou des différences supérieures à cinq millimètres. L’analyse matérielle réalisée sur cette zone a montré qu’il s’agissait d’une réparation déjà intervenue dans l’Antiquité.

Étude comparative tridimensionnelle des gorytes de Rostov et Kiev

Figure 8. Les deux gorytes avec en haut celui de Kiev et en bas celui de Rostov

Ces deux revêtements en or de gorytes ou carquois sont des pièces prestigieuses ayant appartenu, sans doute, à des personnages d'élite. Ils étaient vraisemblablement fixés sur un support en matériel plus épais aujourd'hui disparu : un cuir, peut-être, ou des éléments en bois fin et léger ? Ils consistent en une feuille d'or relativement épaisse et rigide, obtenue par martelage et planage du métal. Le décor historié pose le problème de son exécution : généralement ce type de décor composé de scènes figuratives organisées en registres et bordées de motifs géométriques est obtenu par estampage, procédé qui permet d'obtenir un motif en creux à la face interne et en relief à la face externe, par l'application en dessous de la feuille d'un modèle en relief, ou au contraire à partir d'une matrice en creux, dans laquelle on impressionne la feuille, pour obtenir un décor en relief. L'or en feuille étant malléable, il est le matériau idéal pour ce procédé décoratif, d'ailleurs très utilisé en orfèvrerie antique, dans de nombreuses civilisations. Les Scythes ont produit en utilisant cette technique des objets de grande dimension. Le problème posé par les deux gorytes que nous avons eu à notre disposition grâce à l'heureuse concomitance de deux expositions temporaires, était de savoir, s'ils pouvaient provenir du même atelier, étant donné leur très grande similitude apparente sur le plan de la forme générale et sur celui du décor, ou bien si l'un d'eux était la copie de l'autre, et de vérifier à l'occasion si l'orfèvre avait utilisé successivement plusieurs matrices ou s'il n'y en avait qu'une seule.

Afin de comparer les techniques de fabrication de deux gorytes scythes en or, conservés à Rostov et à Kiev, nous avons procédé à leur numérisation 3D ; un troisième goryte est conservé à Thessalonique. Une cartographie complète en trois dimensions des gorytes a pu être dressée pour comparer globalement, mais aussi en détail, la surface de ces deux objets.

Méthode d’acquisition des données

La numérisation des objets a été effectuée sur place en toute sécurité avec le scanner laser Minolta VI 900, en respectant l’intégrité de ces objets. Une vingtaine de prise de vues, comprenant 320.000 points chacune, ont été réalisées sous plusieurs angles, afin de couvrir la géométrie complète des carquois. La fiabilité du scanner permet d’acquérir une résolution d’un point tous les 0,2 mm.

Figure 9

 La numérisation 3D s’est faite directement devant la vitrine d’exposition, et les textures en haute résolution ont été réalisée avec la caméra Jumboscan et une rampe lumineuse

Simultanément à l’acquisition laser, une acquisition numérique rvb en très haute résolution a été effectuée afin d’appliquer la texture drapée sur la surface du carquois. Ces textures ont été enregistrées avec la caméra Jumboscan de Lumière Technologie (150 millions de pixels par image).

Compte tenu de la faible dimension du goryte, sa reconstruction informatique a nécessité un travail minutieux. De plus, en raison du nombre élevé de points mesurés, un filtrage et un sous-échantillonnage ont été nécessaires pour obtenir des modèles tridimensionnels de bonne qualité.

Figure 10

 La texture photographique a été plaquée sur la géométrie par une projection inverse à la position de prise de vue

Traitement d’image pour comparer les gorytes

En raison du caractère novateur que représente la comparaison virtuelle de deux objets, nous nous sommes inspirés des techniques mixtes de géomatique (géométrie et de traitement d’images) pour obtenir des résultats fiables. Ainsi, la plupart des comparaisons ont été effectuées par superposition virtuelle locale des modèles selon un ajustement statistique, c’est-à-dire en minimisant l’écart entre ces deux modèles sans déformer leur structure ni leur géométrie.

Figure 11

La superposition des deux plaques s’est faite par un rapprochement statistique de l’ensemble des points  de chacune des deux

Après avoir constaté que l’un des modèles présentait une courbure générale plus accentuée, la comparaison globale des objets n’avait plus de sens sinon de mettre en avant cette déformation probablement due aux incidents subis par ces objets.

Figure 12. Cartographie des différences de la scène 6.

Les zones bleues présentent des écarts inférieurs au millimètre. 583 043 points ont été comparés dans cette scène

Alors, au vu de la grande similarité des formes et de leurs décors en relief, nous avons découpé les carquois en plusieurs scènes. Chacune a été ajustée sur la scène homologue pour effectuer une comparaison points à points. La précision du scanner alliée à la bonne restitution géométrique de ces objets permet de mesurer et de comparer un nombre considérable de points, en moyenne 400.000 par scène. Les résultats de ces superpositions sont présentés sous forme d’images, où la couleur traduit l’écart en millimètres point à point entre les scènes. En l’occurrence, plus l’image est bleue, plus l’écart moyen entre les reliefs est faible ; plus elle est rouge, plus il s’approche du seuil, en général égal à 4 ou 5 millimètres. Au-delà, les écarts illustrent la déformation de la courbure générale des modèles.

Une analyse statistique permet d’effectuer un bilan quantitatif sur les écarts entre les points comparés. Un détail de ces statistiques est fourni pour chaque scène. En général, 85 % des points présentent des différences inférieures au millimètre. Quelques zones très localisées présentent une géométrie différente. Dans toutes les scènes étudiées, la comparaison locale permet d’affirmer que les carquois sont, à cette échelle, identiques du point de vue géométrique. Ces résultats montrent que, s’il était possible de plaquer un objet sur l’autre, l’écart mesurable entre les deux carquois n’atteindrait pas plus de 2 ou 3 millimètres. Ces deux objets comportent des décors cohérents, vraisemblablement réalisés avec les mêmes matrices. Le relief des personnages de certaines scènes présente un écart plus marqué entre les deux gorytes, comme des zones d’enfoncement ou de retraits homogènes. S’agit-il de restaurations ?

La mesure tridimensionnelle réalisée à partir d’images numériques d’objets archéologiques va permettre de comparer avec précision les techniques de production utilisées dans l’Antiquité. Les technologies informatiques ouvrent de nouvelles perspectives pour la recherche et la documentation des collections de musées. Elles devraient s’intégrer plus largement dans le domaine des problématiques archéométriques et muséales, même si leur rapide évolution, sur le plan technique, les rend très vite obsolètes.

Le problème posé par les gorytes scythes similaires de forme et de décor, trouvés dans des sépultures différentes, jusque dans celle de Philippe, père d'Alexandre, en Macédoine, n'avait jamais été abordé de manière précise (mesure dans les trois dimensions). Les résultats rapportés dans cet article permettent de répondre aux questions posées par les archéologues sur la technique de fabrication de ces pièces de prestige. Mais, il renvoie aussi l'archéologue à d'autres recherches : si des matrices sont d'évidence utilisées, en quelle matière étaient-elles ? En pierre, en métal, en bois dur ? Qui les fabriquait ? Les Athéniens pour diffuser leurs idées religieuses ? Ou les orfèvres scythes pour une clientèle qui aimait cette référence grecque d'une légende sans doute troyenne ?

On comprend dès lors, tout l'intérêt d'une approche pluridisciplinaire pour résoudre des problèmes de mentalité complexes, mais passionnants.

Bibliographie

E. Reeder, éd., L'or des rois scythes, Réunion des Musées Nationaux, Paris, San Antonio (Texas, É.-U.), Baltimore (Maryland, É.-U.), 2001.

V. Schiltz V., « Deux gorytes identiques en Macédoine et dans le Kouban », Revue Archéologique, n°2, 1979, p.305-310.

Pour citer cet article

Jean-Pierre Mohen, Christian Lahanier, Christiane Eluère et Olivier Feihl , « De la saisie informatique à la capture numérique des objets de musées », paru dans Alliage, n°53-54 - Décembre 2003, De la saisie informatique à la capture numérique des objets de musées, mis en ligne le 07 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3667.

Auteurs

Jean-Pierre Mohen

Directeur du Laboratoire de recherche des musées de France et du service de restauration des musées de France.

Christian Lahanier

Chef du département Documentation du Centre de recherche et de restauration des musées de France, dirige un programme de recherche et développement dans le cadre de projets européens sur l'image.

Christiane Eluère

Conservateur en chef du Patrimoine, chargée de mission au Centre de recherche et de restauration des Musées de France.

Olivier Feihl

Archéologue-photogrammètre, administrateur du groupe Archidata (Lausanne), spécialiste de la numérisation tridimensionnelle de sites, de monuments et d'objets muséographiques.