Alliage | n°53-54 - Décembre 2003 Métallurgie - Art - Informatique 

Benoît Mille, Patrick Callet, Anna Zymla et Agnès Benoit  : 

Une gueule d’argent en plomb

Métallurgie expérimentale et virtuelle pour redécouvrir un procédé d’argenture antique

Plan

Texte intégral

1Lorsqu’en 1998, le département des Antiquités orientales du musée du Louvre avait confié au Centre de recherche et de restauration des musées de France une statuette de taureau de style séleucide ou parthe, rien ne laissait supposer que cette étude de routine déboucherait sur la mise en évidence d’un procédé métallurgique totalement inédit (Mille et al., 1998). Le cadre d’un projet en équipe d’élèves-ingénieurs de l’École centrale de Paris a fourni l’occasion de pousser bien au-delà les investigations : métallurgie expérimentale pour comprendre le procédé métallurgique appliqué, mesure de la couleur et synthèse d’images pour prédire l’apparence visuelle des alliages et pour produire des répliques tant virtuelles que réelles de l’objet. La mise en commun de nos compétences en histoire de l’art et des techniques, métallurgie, physique et infographie scientifique nous invite ainsi à partir à la redécouverte des gestes et secrets de l’artisan ayant produit cette statuette.

Un objet archéologique surprenant

Présentation de la statuette

2Selon son propriétaire, cette statuette de taureau aurait été découverte en Irak dans la région de Sulemaniyah, zone montagneuse du Kurdistan actuel, à environ deux cets kilomètres à l’est de la Mésopotamie. La datation présumée, entre le IIe siècle avant J.-C. et le IIe siècle de notre ère, fait remonter cet objet à la fin de la période séleucide ou à la période parthe. Le taureau est représenté debout, ses dimensions sont relativement modestes : 5 cm de hauteur et 6,9 cm de longueur (figure 1). La statuette est en assez mauvais état de conservation, elle présente en particulier de nombreuses fractures (les pattes sont toutes fragmentaires, la queue est absente, la corne droite détachée, mais ce dernier fragment est conservé). Le métal paraît de l’argent fortement altéré : la surface est constellée de piqûres, à tel point qu’elle semble poreuse ; de plus des concrétions jaunâtres en recouvrent une bonne partie.

Examens et analyses

3La radiographie X montre un objet massif et sans assemblage. Le fragment de corne détaché a été introduit dans la chambre du microscope électronique à balayage (MEB). Un examen préliminaire de la surface de la cassure de la corne montre la présence de nombreuses cavités sphériques dont les diamètres s’échelonnent entre 100 et 500 micromètres (figure 2a). Ces cavités, témoignant de la formation de petites bulles, établissent que le matériau est passé par un état liquide ou tout du moins semi-liquide : la statuette est donc indubitablement un objet mis en forme par fonderie (fonte à la cire perdue, fonte au sable…).

4Le MEB est couplé à un système d’analyse X dispersif en énergie (EDXS), ce qui permet de déterminer la composition élémentaire des zones observées. Les résultats de ces analyses (cf. tableau 1, figure 2a & b) révèlent très clairement l’existence d’une argenture :

5— le matériau interne est un alliage d’argent et de plomb (zones 1, 2, 3, 5 et 6). Les teneurs en plomb et argent paraissent sensiblement équivalentes, mais varient selon les zones analysées (de 25 à 50 %)

6— une fine pellicule d’argent métallique d’épaisseur assez irrégulière (entre 20 et 100 micromètres d’épaisseur) qui enveloppe l’objet ne contient pratiquement pas de plomb (zone 4).

Image1

Résultats en pourcentage massique des analyses effectuées par EDXS. La fracture de la corne a été observée sans que la surface soit préparée, les résultats sont donc semi-quantitatifs. Une analyse par diffraction X a confirmé que plomb et argent sont métalliques et non pas sous une forme oxydée. L’oxygène détecté par EDXS correspond à une oxydation superficielle de la surface de la cassure.

Une métallurgie du plomb et de l’argent

7Cette utilisation d’alliages de plomb et d’argent pour la fabrication d’objets manufacturés n’a pas  équivalents à notre connaissance. Pour autant, ces alliages, bien connus durant toute l’Antiquité, évoquent immanquablement le procédé de coupellation, principale voie d’obtention de l’argent dans ces périodes. La coupellation revient en effet à progressivement enrichir en argent un alliage de plomb et d’argent à l’état liquide, grâce à l’oxydation ménagée du plomb (Craddock, 1995). De plus, l’Arménie et le Kurdistan recèlent de très riches gisements de galène (PbS) argentifère dont l’exploitation très ancienne est attestée (Forbes, 1971 : 216). Cette métallurgie du plomb et de l’argent était donc très développée dans la région d’où provient la statuette de taureau.

8Si l’utilisation d’un tel alliage est déjà étonnante, la technique d’argenture est encore plus déroutante. En effet, les objets argentés ne renferment habituellement pas d’argent à l’intérieur. Pourquoi ne pas avoir poussé l’économie plus loin ? L’alliage argent-plomb ne trouve sa justification que s’il est à l’origine de la formation de la pellicule externe d’argent.

Métallurgie expérimentale : comprendre le procédé d’argenture

9SI nous ne connaissons pas d’autres exemples d’une surface argentée obtenue à partir d’un alliage argent-plomb, les caractéristiques intrinsèques de cet alliage semblent néanmoins propices à la formation d’une telle argenture. Nous avons ainsi tenté d’explorer par l’expérimentation deux voies qui exploitent du mieux possible les potentialités offertes par l’alliage argent-plomb. Ces deux types d’essais métallurgiques s’inspirent de techniques de décor par revêtement métallique attestées aux périodes anciennes pour d’autres alliages (pour une description de ces procédés, voir par exemple Craddock & La Niece, 1993 ; ou Aucouturier, ce volume, p. ?).

Ségrégation au cours de la solidification ?

10Au cours de la solidification d’un alliage à 50 % en masse d’argent et de plomb, la phase riche en argent (teneur supérieure à 95 % en masse d’argent) est la première à solidifier (figure 3). Le liquide restant s’appauvrit donc progressivement en argent, jusqu’à ne plus en contenir que 2,5 %. À cette composition, et à la température de 327°C, le mélange eutectique se solidifie et vient combler les espaces vacants entre les dendrites.

11En variant les vitesses de refroidissement, et notamment en essayant de créer le gradient thermique le plus important possible, il devrait donc être possible de provoquer la ségrégation en surface de la première phase à se solidifier, c’est-à-dire de l’argent pur à plus de 95 %. De telles techniques, exploitant la ségrégation chimique au cours du refroidissement d’un alliage biphasé, voire polyphasé, sont attestées dans le cas des bronzes et des cuivres à l’arsenic (tin sweat, arsenic sweat), mais il s’agit dans ces deux cas de ségrégation dite « inverse » : par un refroidissement lent, on provoque l’exsudation en surface de la dernière phase qui se solidifie (Meeks, 1993).

12Pour nos expérimentations, des moules en sable ont été façonnés, et un alliage à 50 % d’argent et de plomb a été coulé. Le diamètre des lingots obtenus correspond à celui de la petite corne du taureau étudié. Pour varier la vitesse de refroidissement, nous avons utilisé des moules à la température ambiante, préchauffés (à 200°C et 450°C), ou refroidis à -20°C. Les observations microscopiques ont montré que conformément à ce que l’on peut prévoir à partir du diagramme de phases, la structure de tous les alliages étudiés est composée de dendrites d’argent et d’un eutectique plomb-argent. Par contre, quelles que soient les conditions de refroidissement choisies, nous n’avons pas réussi à provoquer la ségrégation de la phase riche en argent (figure 4).

Dissolution sélective du plomb ?

13En prenant pour modèle les tumbagas, ces alliages cuivre-or utilisés en Amérique précolombienne qui permettent d’obtenir une surface dorée après attaque d’acide (également qualifié de depletion gilding, Bray, 1993), nous avons essayé de dissoudre sélectivement le plomb en surface en plongeant les lingots précédemment coulés dans une solution aqueuse d’acide acétique. Le suivi de la dissolution du plomb a été effectué en dosant le plomb passé dans la solution d’acide acétique au cours de l’expérience. Ces mesures, effectuées par ICP-AES ont permis de vérifier que la vitesse de dissolution du plomb était constante. Après cent cinquante heures d’attaque, on peut observer une couche très poreuse de 50 micromètres d’épaisseur, uniquement constituée d’argent (figure 5a). Le brunissage de la surface, effectué au moyen d’une pierre d’agate, permet d’obtenir une couche d’argent relativement dense d’environ 30 micromètres d’épaisseur (figure 5b).

Interprétation des résultats expérimentaux

14Nos essais confirment donc que la surface argentée est bien issue de l’alliage argent-plomb utilisé comme matériau interne. Nous n’avons pas réussi à provoquer la ségrégation de l’argent en surface au cours de la solidification. Cela ne constitue bien sûr pas la preuve de l’impossibilité d’un tel phénomène, mais montre au moins que son exploitation volontaire à fins d’argenture doit être extrêmement délicate à mettre en œuvre. Nous montrons en revanche que cette argenture peut être très facilement élaborée par immersion de l’objet dans une solution d’acide acétique (vinaigre). Cette couche, dont l’épaisseur peut être réglée par la durée d’immersion, donne l’aspect d’une surface argentée après le brunissage.

Métallurgie virtuelle : visualisation et représentations de la statuette.

15Cette partie de l’étude vise à donner naissance à une forme de métallurgie et d’archéologie virtuelle étayée par les études d’objets réels. L’idée de restauration virtuelle d’objets métalliques semble assez naturelle, puisque l’objet d’art aujourd’hui confié ne doit être altéré par aucun procédé. Pas question donc d’enlever patines ou couches de corrosion pour retrouver l’aspect originel que lui ont donné ses créateurs. La démarche, pluridisciplinaire, comporte les étapes suivantes :

16— numérisation en 3 dimensions par des procédés optiques sans contact ; prototypage de la statuette en résine stéréophotolithographique ;

17— mesure des constantes optiques des alliages reformulés par ellipsométrie spectroscopique avec le laboratoire d’Optique des solides (université Paris VI) ;

18— simulation spectrale en synthèse d’image de divers alliages reconstitués ;

19— techniques de moulage à la cire perdue et réalisation avec la fonderie d’art Susse en alliage argent-plomb et en bronze ;

20— coulée d’une réplique du vase-taureau en alliage argent-plomb par les élèves-ingénieurs et traitements de surface pour obtenir une pellicule d’argent ;

21— patine à chaud pour la réplique en bronze.

22Nous nous limitons à la description rapide des aspects optiques, technologiques et infographiques, pour plus de précisions voir (Roussillon, 2003). La notion essentielle et fondamentale à considérer pour la représentation de l’apparence visuelle d’un objet en milieu de propagation de la lumière est celle de fonction diélectrique complexe(Born & Wolf, 1975). C’est là du concentré de couleur, véritable lien entre propriétés fondamentales de la matière et propriétés visuelles, c’est elle qui est employée tout au long du projet, elle apparaît souvent sous la forme de l’indice de réfraction complexe. Schématiquement, on peut représenter la partie réelle de l’indice de réfraction comme contribution des électrons liés et des effets de polarisation interne du milieu. La partie imaginaire de l’indice traduisant la contribution des électrons ou charges libres du milieu en général, et les phénomènes d’absorption (Mathewson & Myers, 1971).

La réflexion métallique

23La réflexion de la lumière suit les lois de Descartes et de Fresnel ; essentiellement spéculaire, elle peut être modélisée à l’aide de la seule notion d’indice de réfraction complexe et de quelques paramètres géométriques décrivant l’état de surface macroscopique ou microscopique (ondulation, rugosité, etc.). Nous calculons alors une réflectance moyenne pour un éclairage en lumière naturelle ou artificielle non polarisée. Les indices de réfraction complexes des matériaux et même ceux des éléments, sont difficiles à obtenir, ce qui explique aussi le peu de travaux effectués en infographie avec ces données trop rares.

Facteurs influençant les constantes optiques

24Les constantes optiques dépendent de la façon même de les mesurer, c’est-à-dire de l’état de surface des échantillons utilisés (couche superficielle, rugosité, dégazage et qualité du vide obtenu, régularité du film pour les films minces, etc.). La température à laquelle sont effectuées ces mesures intervient également, de même que la perméabilité magnétique suivant les éléments étudiés (état paramagnétique ou ferro-magnétique). Dans nos applications de visualisation en synthèse d’image, il sera supposé le plus souvent que la perméabilité magnétique du matériau est la même que celle du vide et n’a pas d’influence sur l’aspect visuel du corps.

Prévoir l’aspect des alliages ?

25La physique permet de prévoir la couleur et l’éclat d’un alliage métallique (binaire, par exemple) à partir de la seule connaissance de ses constituants et de leurs proportions moyennant un modèle ad hoc. Seuls les indices de réfraction complexes des constituants de l’alliage sont garants d’une représentativité des structures électroniques. Il est donc tentant d’essayer de décrire l’aspect coloré d’un alliage à partir de la seule connaissance des indices de réfraction  complexes des constituants (Callet, 1998).

Constantes optiques-Formule de Drude

26La fonction diélectrique du gaz d’électrons libres peut être exprimée par la formule de dispersion de Drude qui fait intervenir la densité électronique, la masse de l’électron, sa charge électrique, un temps de relaxation associé au mécanisme de diffusion interne (collisions électron-électron, électron-ion, dislocations, anomalies, impuretés, vibrations de réseau, etc.) correspondant à des variations lentes en fonction de la fréquence. Les métaux polyvalents suivent assez bien cette formule, car ils adhèrent plutôt bien au modèle d’électrons libres ; le temps de relaxation est alors fourni par des processus de transition interbande.

Résultats des mesurages ellipsométriques

27L’ellipsométrie spectroscopique est une technique permettant d’extraire les constantes optiques n et k d’un corps à partir de la mesure de spectres de réflexion pour les deux états de polarisation (parallèle et perpendiculaire au plan d’incidence sur l’échantillon utilisé) en fonction de la longueur d’onde. La partie réelle n de l’indice de réfraction complexe décrit la contribution des électrons de la bande de valence ; n plus petit que l’unité traduit un phénomène d’évanescence. Ce cas d’interaction optique fait intervenir les plasmons de surface et ne concerne que de très faibles épaisseurs de métal. L’évanescence est une caractéristique des métaux nobles pour lesquels la réflectivité est élevée. Les résultats de ces mesures sont présentés sur la figure 6. L’un des deux alliages reconstitués a un indice n très proche de celui de l’argent, tandis que l’autre, moins riche en argent, possède un indice proche de celui du plomb. La partie imaginaire suit le même type de comportement. L’argent possède une réflectivité élevée alors que celle du plomb (qui occupe la même colonne que le silicium et le germanium dans la classification périodique des éléments) est nettement plus faible. Les variations de n et de k sont donc contraires pour le plomb et pour l’argent. Les constantes optiques des alliages suivent assez bien cette évolution en fonction de la concentration x des composants. Dans le cas présent, la taille des grains et celle des joints de grains de l’alliage interviennent comme facteurs atténuateurs de la réflectivité pour les alliages binaires Ag(x)-Pb(100-x) étudiés.

De la numérisation 3D sans contact aux répliques physiques et numériques

28L’objet initialement confié au C2RMF n’étant plus accessible pour servir de modèle, nous nous sommes reportés sur un flacon en forme de taureau provenant de Bactriane conservé au département des Antiquités orientales du musée du Louvre, dont les dimensions restent assez proches de celles du taureau séleucide. À l’aide d’un capteur optique (sans contact) le petit vase taureau a été numérisé avec précision (figure 7). Ensuite, la forme fidèle de l’œuvre étant acquise, la méthode OCRE (Optical Constants for Rendering Evaluation) est utilisée pour en créer la réplique virtuelle. Il s’agit d’une méthode de calcul originale, basée sur l’utilisation exclusive des constantes optiques (Callet & Sève, 2001), et appliquée dans le cadre d’un programme de tracé spectral de rayons parallélisés appelé Virtuelium. Les images présentées ici ont été calculées avec une résolution spectrale de 81 longueurs d’onde réparties uniformément sur le spectre visible. L’observateur colorimétrique de référence supplémentaire 1964 (10° d’ouverture du champ visuel), les sources de lumière virtuelles (illuminants normalisés à spectres lumière du jour, c’est-à-dire de type D65, température de couleur de 6500K) sont définis par la Commission internationale de l’éclairage. Toutes ces données sont fournies au programme par des fichiers-textes. L’état de surface des métaux simulés comporte une rugosité isotrope et gaussienne faible si bien que  l’aspect spéculaire, encore très dominant, des surfaces métalliques est adouci par un terme de diffusion en surface. Le calcul de l’aspect optique fait donc intervenir un terme de réflexion spéculaire élargi par la rugosité optique (Beckmann & Spizzichino, 1963) et un terme de pure diffusion surfacique. Le maillage des 500.000 points prélevés sur l’objet est obtenu par une triangulation. L’aspect optique de la surface reconstruite par les triangles est adouci, sorte d’illusion visuelle, par l’interpolation bilinéaire des normales des triangles adjacents intervenant dans le calcul de l’éclairement (algorithme de lissage de Phong, Callet & Sève, 2001). Tous les points d’échantillonnage de la surface sont regroupés dans des boîtes englobantes, elles-mêmes contenues les unes dans les autres, récursivement. Cette structure hiérarchique permet d’accélérer considérablement les calculs de tri des intersections entre un rayon incident et l’ensemble des triangles susceptibles d’être affichés. Quelques images calculées et des photographies des répliques matérielles sont données dans les figures 8 et 9.

Conclusion

29Cette statuette de taureau est riche d’enseignements relatifs à la métallurgie du plomb et de l’argent au Moyen-Orient pour les périodes antiques. L’usage des alliages argent-plomb ne se limitait pas aux opérations de métallurgie extractive de l’argent, des objets manufacturés ont également été produits, exploitant en cela un procédé d’argenture totalement inédit. Comme dans le cas de la coupellation, ce procédé d’argenture revient très probablement à oxyder sélectivement le plomb au sein de l’alliage argent-plomb. Mais il ne s’agit pas cette fois-ci d’une oxydation de l’alliage argent-plomb à haute température et à l’état liquide (coupellation), mais d’une attaque acide en phase aqueuse. Par analogie avec les alliages cuivre-or (tumbagas), nous pouvons qualifier ce procédé d’argenture par déplétion. Il reste encore à comprendre la raison de l’utilisation d’un alliage contenant une teneur aussi importante d’argent : en dessous de quelle teneur d’argent devient-il impossible de brunir la couche d’argent formée en surface de l’objet après dissolution du plomb ?

30Mais nous pouvons aller plus loin encore dans la compréhension de l’objet, et proposer sa reconstruction tant virtuelle que matérielle grâce à la physique, laquelle permet d’expliquer la réflexion métallique, et grâce à l’infographie scientifique, qui aide à rendre compte de l’aspect visuel des métaux ou alliages (Callet et al., 2002). Nous avons ainsi montré qu’il était possible, non de voir ce qu’ont vu nos prédécesseurs de l’Antiquité, mais de voir autrement ce qui a pu être offert à leurs regards. Le plausible de la reconstitution virtuelle côtoie ainsi le vrai et le faux de l’Antiquité, l’original et la réplique, le réel d’hier et l’imaginaire d’aujourd’hui... ou alors l’inverse.  

31L’exemple présenté, qui illustre ce que nous avons dénommé « métallurgie expérimentale et virtuelle », nous a permis de mettre ensemble des savoirs, des moyens techniques et humains pour l’étude d’un objet d’art ancien. Notre démarche collective pluridisciplinaire a été pour nous une remarquable occasion de collaboration entre art, science et technologie. Notre enrichissement est aussi celui des élèves-ingénieurs, qui ont, comme nous, appris à voir autant qu’à faire. Mais cette œuvre est également un véritable trait d’union entre passé et futur, technologie ancienne et contemporaine, qui nous entraîne à visiter des sculptures numériques, un musée virtuel, deux chaînons d’exception pour le Musée imaginaire.  

32« ...mais combien de sculptures nous touchent moins que leurs photos, combien ont été révélées par celles-ci ? À tel point que le musée commence à ressembler au Musée imaginaire : les statues y sont de moins en moins groupées, de mieux en mieux éclairées, et la Pietà Rondanini de Michel-Ange, au château Sforza (isolée, elle aussi) semble — admirablement — attendre ses photographes. Elle appartient à la fois au monde réel des statues, et à un monde irréel qui le prolonge... »
André Malraux, Les voix du silence - Le Musée imaginaire, Gallimard, 1965, p. 110

Bibliographie

M. Aucouturier, (ce volume), Métallurgie du patrimoine et science des surfaces.

P. Beckmann, & A. (Spizzicchino, The Scattering of Electromagnetic Waves from Rough Surfaces, Pergamon Press, London, 1963.

M. Born, & E. Wolf, Principles of Optics--Electromagnetic Theory of Propagation, Interference and Diffraction of Light, Pergamon Press, Oxford, 1975.

W. Bray, « Techniques of gilding and surface-enrichment in pre-hispanic american metallurgy », in Metal Plating and Patination, S. La Niece, P. Craddock (eds), Butterworth Heinemann, chap. 16, pp. 182-192, 1993.

P. Callet, Couleur-lumière, couleur-matière, Diderot Multimedia, Paris, 320 pp., cédérom d’images inclus, 1998.

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P. Callet, A. Zymla, B. Mille, & A. Mofakhami, (à paraître), Virtual Metallurgy and Archaeology, ICCVG’02 Proceedings, Machine Graphics and Vision, International Computer Graphics Conference 2002, Zakopane, Pologne.

P. T. Craddock, Early Metal Mining and Production, Edinburgh University press, 1995.

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R. J. Forbes, Studies in Ancient Technology, vol. VIII, 2nd and revised edition, Leiden, Brill, 1971.

A. G. Mathewson, & H. P. Myers, Absolute Values of the Optical Constants of some pure metals, Physica Scripta, vol. 4, 1971.

N. D. Meeks, « Surface characterization of tinned bronze high-tin bronze, tinned iron and arsenical bronze », in Metal Plating and Patination, S. La Niece, P. Craddock (eds.), Butterworth Heinemann, chap. 21, pp. 247-275, 1993.

Metals Handbook,Metallography and Phases Diagrams, 8th edition, American Society for Metals, 1973.

B. Mille, T. Borel, Bagault, Étude d’une statuette de taureau en métal séleucide ou parthe, Irak, région de Sulemaniyah, rapport du C2RMF n°2194, 1998.

Roussillon, Cours de l’école thématique interdisciplinaire sur la couleur des matériaux : le métal, ancienne Usine Mathieu, Roussillon, 2003.

H. Weaver, C. Krafka, D. W. Lynch & E. E. Koch, Optical Properties of Metals, Fachinformationzentrum, vol. 18-1 et 18-2, Karlsruhe, Germany, 1980.

Annexes

Légende des figures :

Figure 1 : Profil gauche de la statuette de taureau séleucide ou parthe. Notez les nombreuses fractures et l’altération de la surface, © D. Bagault, C2RMF.

Figure 2 : A : Observation de la corne fracturée avec ses cavités hémisphériques caractéristiques. Localisation des zones analysées. B : Détail, la couche externe d’argent est d’épaisseur très irrégulière. La zone de contact entre cette couche et l’alliage argent-plomb sous-jacent est marquée par un important développement de porosités. Micrographies électroniques, électrons rétrodiffusés.

Figure 3 : Diagramme de phase Ag-Pb (extrait de Metals Handbook, 1973).

Figure 4 : A : Coupe métallographique d’une éprouvette expérimentale (Ag50-Pb50 en masse), pas de ségrégation en surface, quelles que soient les conditions de refroidissement testées. En gris foncé : dendrites d’argent ; en gris clair : mélange eutectique. B : Détail des dendrites d’argent. C : Détail du mélange eutectique. Micrographies électroniques, électrons rétrodiffusés.

Figure 5 : A : Coupe métallographique d’une éprouvette expérimentale (Ag50-Pb50) après cent cinquante heures d’attaque à l’acide acétique. B : Même éprouvette, après brunissage. Formation d’une couche d’argent d’aspect similaire à celle de l’objet archéologique. Micrographies électroniques, électrons rétrodiffusés.

Figure 6 : Comparaison des constantes optiques mesurées sur les alliages binaires fabriqués à celles des éléments constitutifs. En haut, la partie réelle de l’indice de réfraction et en bas la partie imaginaire. Notez les variations contraires pour Pb et Ag et les évolutions similaires des constantes optiques des alliages qui suivent le comportement de l’espèce majoritaire. Alliage 1 : Ag75-Pb25, alliage 2 : Ag30-Pb70.

Figure 7 : Dispositif de numérisation 3D avec les repères dimensionnels.

Figure 8 : Quelques étapes de la réplication de la statuette, de gauche à droite : résine stéréophotolithographique, bronze brut après nettoyage, bronze patiné, alliage argent-plomb argenté par déplétion.

Figure 9 : Métallurgie virtuelle. Simulation d’alliages reconstitués. A : Ag non allié ; B : Pb non allié ; C : Ag30-Pb70 ; D : Ag60-Pb40.

Remerciements

Les auteurs ont été grandement aidés dans cette étude par le groupe d’élèves de l’École centrale de Paris, constitué de : Virginie Bonnet, Thibault Bourdon, Frédéric Cogordan, Amans Defossez, Vincent Grégis, Magali Laurence, Julien Le Tyrant, Philippe Minot, Stéphane Soppera. Mathieu Tournadre, François-Xavier de Contencin et Arthur Mofakhami du CREATE ont mis tous leurs talents et expériences en matière de prototypage rapide au service du projet, nous les en remercions chaleureusement. Nous remercions M. Manuel Deletre de la Fonderie d’art Susse pour son enthousiasme, son aide précieuse et les moyens mis à notre disposition, et M. Jean-Marc Frigerio du laboratoire d’Optique des Solides de l’université Pierre-et-Marie-Curie pour avoir conduit les mesurages ellipsométriques.

Pour citer cet article

Benoît Mille, Patrick Callet, Anna Zymla et Agnès Benoit , « Une gueule d’argent en plomb  », paru dans Alliage, n°53-54 - Décembre 2003, Une gueule d’argent en plomb , mis en ligne le 07 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3660.


Auteurs

Benoît Mille

Ingénieur d'étude au ministère de la Culture et de la Communication, métallurgiste au Centre de recherche et de restauration des musées de France où il étudie les techniques métallurgiques anciennes.

Patrick Callet

Enseignant-chercheur au laboratoire Mathématiques appliquées aux systèmes de l'École centrale (Paris), secrétaire général du Centre français de la couleur. Auteur de Couleur-lumière, couleur-matière (Diderot, 1998).

Anna Zymla

Enseignante-chercheur à l’École centrale (Paris), où elle travaille au Laboratoire d’élaboration des Matériaux sur la physico-chimie et la caractérisation des matériaux métalliques et céramiques.

Agnès Benoit

Conservateur en chef au Département des antiquités orientales du Musée du Louvre, chargée des collections de l'Iran ancien. Vient de publier Les civilisations du Proche-orient ancien dans la collection « Art et Archéologie » des manuels de l'Ecole du Louvre.