Alliage | n°53-54 - Décembre 2003 Métallurgie - Art - Informatique 

Marc Goulthorpe  : 

Innovation architecturale et technologie informatique

Plan

Texte intégral

Quand on nous demande de présenter notre travail en termes de technologie, on pourrait penser que cela implique un sens particulier. Pourtant, si l’on considère la technologie comme tout moyen utilisé par l’homme pour extérioriserune capacité intérieure (McLuhan) ou comme un processus perpétuel d’ « encadrement » (Heidegger), elle prend alors l’aspect d’un tissu complexe dont les fils enchevêtrés traversent chaque strate du champ culturel. Une telle trame certainement peut se dissoudre, l’usage des technologie (comme langage, mécanique, électronique...) devenant une seconde nature, et l’opposition entre nature et culture a pâti, au cours de l’histoire, de cette défaillance de la mémoire a travers les habitudes techniques.

La prolifération rapide des techniques numériques dans le domaine de l’architecture met nettement la technologie à l’avant de la scène, car la maille culturelle se déforme au fur et mesure de l’imbrication des nouvelles technologies. Le plus souvent, ce débat se constitue en termes d’opposition, comme si les techniques numériques devaient éclipser plutôt qu’élargir la palette des techniques existantes dont disposent déjà les architectes. Mais l’architecte, en tant que vecteur du déploiement technologique dans un large champ culturel, ne cède à l’exclusivité d’une seule technologie (qu’il soit technophile ou technophobe) qu’au risque d’une restriction culturelle, et finalement d’une inhibition stylistique.

Notre travail tente de négocier, au sens littéral du terme, entre les différentes technologies, tout en prêtant une particulière attention à leur nature complémentaire ou exclusive et en nous interrogeant continuellement sur la vraie spécificité de tout ce qui est « nouveau ». Nous utilisons à la fois le stylo et le calcul, par exemple, mais demeurons attentifs aux posssibilités et aux contraintes constructives de n’importe quel média, en permettant  l’enrichissement de l’un par l’autre. Mais nous avons consacré beaucoup d’énergie à tester l’environnement numérique qui s’ouvre à nous, conscients du fait qu’un médium de transformation est considérablement freiné s’il est réduit à des pratiques existantes conçues pour les outils d’un graphisme statique (le crayon). L’exploration de sescapacités dynamiques exige une refonte radicale des pratiques architecturales, mais offre des réorientations très stimulantes pour l’élan créatif, et une grande échelle de nouvelles possibilité formelles.

Nous avons eu la chance, au cours des dernières années, de travailler sur des projets pour lesquels nos clients nous encourageaient à explorer les limites de ce nouveau domaine technique. Comme projets réels, nous avions besoin de vérifier la légitimité de ces technologies sur le plan financier aussi bien que sur le plan de la construction, ce qui a ajouté de la précision à nos recherches. Pour cela, nous avons souvent cherché à nous associer à des spécialistes de la rechercheje citerai, entre autres, Bernard Cache et Mark Burry. Ces affiliations nous ont offert une meilleure assise des différentes approches de la production. Une invitation de Foster & Partners à développer de nouvelles méthodes de modélisation pour certains de leurs projets formellement les plus complexes, nous a permis d’agrandir ce cercle de collaborations en travaillant directement avec des mathématiciens, des programmeurs et des modélisateurs. Dans un tel contexte, il faut reconnaître que l’informatique offre de nouvelles possibilités aux architectes grâce à la précision de ses méthodes descriptives.

Le travail présenté ici traduit un développement technique, une sorte de courbe d’apprentissage qui naît d’une acceptation brute et d’une exploration des contraintes des logiciels CAD (un travail sous les paramètres imposés), suivi par le développement avancé des multiples possibilités d’adaptation (scripting) de ces outils de dessin et de conception. Cette capacité de modification, implicite dans la structure de l’environnement informatique, profite encore peu aux architectes, malgré l’idiosyncrasie de la conception architecturale.

Ces projets suggèrent que nous pourrions effectivement rivaliser avec les logiques de standardisation de l’industrie par le déploiement du potentiel non standard des technologies numériques. Nous nous sommes penchés avec un intérêt particulier sur la production de modèles informatiques précis pouvant être utilisés directement par les ingénieurs et les constructeurs. C’est à travers une telle précision et efficacité deproduction que nous serions capable d’ébranler, même en termes de coûts, l’hégémonie formelle imposée par la standardisation, laquelle, de Meier à Foster, domine le champ esthétique. La préférence pour l’assemblage répétitif, rectiligne, sans ornements, accepté comme norme industrielle, esthéthisé sous le terme général « minimaliste », se voit déformé, littéralement, sous l’influence d’une technologie nouvelle.

Si notre travail de conception montre l’importance pour l’ouverture créatrice de l’environnement numérique, il n’en cherche pas moins à récupérer des formes de rationalité, (qui n’est pas simplicité), dans ce domaine technique. Et si, d’une part, nous nous réjouissons de l’opportunité de ce pouvoir proliférant et généra(c)tif, nous recherchons autre chose que « l’art de l’accident ». En ce sens, nous développons constamment des méthodes rigoureuses de modélisation, tout en allant le plus loin possible dans la dérivation de processus nouveaux ou de procédés aléatoires et indéterminés. J’ai traité ailleurs de l’aspect créateur du travail fondé sur les techniques numériques ainsi que de son impact sur les formes que revêt la pratique architecturale et (même la psychologie). Je me limiterai cependant, ici, aux aspects plus pratiques de cette recherche technologique, laquelle, dans son rapport à notre travail, a suscité bien peu de débats.

Projets

La première intervention volontairement technologique fut sans doute la création de la sculpture Ether/I, en 1995. Elle s’inspire de la différence, saisie par capture d’images vidéos, entre des séquences répétées d’un duo de ballet du Forsythe’s Quintett. La surface aux nombreuses facettes est absolument non-standard, dans la mesure où elle est constituée de quatre mille pièces d’aluminium de différentes longueurs. Conçue sur la base d’un modèle très précis, elle a été coupée et fabriquée en trois semaines à moindre coût. D’un point de vue formel, elle est fascinante, non seulement en raison de son éphémère luminosité, mais aussi de la fusion qui s’opère entre structure et surface – l’intégralité de la forme représente un arc excentrique aux larges dimensions. Cette dernière marque l’abolissement de la distinction effectuée par les modernistes, sur le plan tant formel que professionnel, puisque des ingénieurs et des constructeurs ont pris part au projet dès le début. Bien que ce projet suggère une incursion créatrice dans un espace tridimensionnel (il capture du mouvement, comme un dépliage de forme dans le temps), nous avons été obligés, pour la fabriquer, de découperla forme en tranches, la réduisant ainsi de nouveau à une suite de tableaux figés des plans et coupes (Muybridge !).

Un croquis pour le Missoni Showroom, en 1996, s’est transformé en un étirement spatial fluide, générant un langoureux entrelacement de surfaces courbes complexes, qui se transforment en saillies dérivées des splines tridimensionnelles. Là encore, le projet suggère une condition transitoire, la façade n’étant que l’évanouissement spatial de ce volume en un bas-relief, capturé entre un potentiel bidimensionnel et tridimensionnel. Mais les surfaces devaient être décrites au moyen d’une projection orthogonale, chacune d’entre elle appartenant à une série elle-même non-standard.

Le projet Hystera Protera, entrepris en 1997 à titre d’exploration formelle, s’est aventuré dans le registre tridimensionnel en appliquant des techniques de cartage (mapping) et de mutance (morphing)à des formes en trois dimensions. Une forme générative de base (blob), à savoir une boule, est enveloppée, en série, par une figure linéaire irrégulière, produisant dans l’espace une suite de 3 glyphes captivants, chacun d’entre eux  précis et ouvert dans un champ de déploiement. Même s’ils proviennent d’une même origine ou d’un même travail de forme, ils peuvent être construits en trois dimensions en traçant simplement des lignes à travers la surface d’un blob construit. Il s’agit là d’une démonstration à la fois impressionnante et simple des possibilités créatrices de l’environnement numérique (dans lequel la série deviens essentielle) et de son rôle transformateur.

En 1996-97, nous avons tenté, avec la Pallas House, d’explorer les véritables possibilités de fabrication de ces composants non-standard et complexes, en travaillant avec le logiciel Objectile qui relie directement un système de modélisation mathématique à des machines à commandes numériques. L’exploration se limitait à un bouclier décoratif non-essentiel, qui enveloppait la maison, tel un filtre protecteur contre le climat tropical de la Malaisie, constitué de sept surfaces courbes perforées avec capture de glyphes. Chaque panneau avait un format, des courbes et une forme non-standard, exigeant des procédés de fabrication postindustriels raffinés. Nous avions l’intention de reproduire le négatif de chaque panneau dans du contre-plaqué avant de le mouler dans de l’aluminium ou du plastique. Des prototypes d’une grande finesse ont ainsi été fabriqués. La modélisation mathématique a été choisie, car elle permet d’exprimer inlassablement les possibilités de nouvelles formes de décoration et d’artisanat, notamment numériques (ombre jetée sur les autres sensibilités modernistes). Ce projet, pour lequel nous nous sommes inspirés de la Maison de Verre de Charreau, suspendu sur la transition entre plusieurs registres technologiques, a sombré avec la crise financière en Asie. Il était cependant tout à fait réalisable, même s’il demandait des engagements financiers et techniques considérables, car l’usinage numérique demeure coûteux. La possibilité de jouer à la fois sur le registre graphique et sur le registre mathématique ouvrait la porte à des niveaux de définition élevés. En déterminant les éléments à l’aide de formules, nous pouvions obtenir, pour chaque panneau, quatre coins coplanaires — permettant de facetter, si besoin était —, ce qui ne s’effectue que dans des cas très précis de surfaces aux courbures complexes. Cette expérience a également permis de montrer que pratiquement toutes les opérations menées dans un environnement numérique sont mathématiques, mais ne sont pas exprimées ou effectuées comme telles. En réalité, c’est cet aspect mathématique qui permet les transformations en série citées ci-dessus.

Suite à l’invitation de Foster & Partners de participer au développement de nouvelles stratégies de modélisation, nous avons tenté d’utiliser à nouveau ce potentiel mathématique, mais d’une autre façon. Le Gateshead Theatre a été conçu à partir d’une surface aux courbures complexes sur laquelle nous avons laissé la forme se créer d’elle-même en soumettant une surface élastique à des simulations de force (chacun des trois théâtres a été soumis à une force correspondant au nombre de personnes qu’il peut accueillir). Ce panneau était traversé par un arc définissant une zone de brise-soleil articulés suivant la transition du plafond au mur. Il en résultait des solutions surprenantes, très complexes et non géométriques, que nous ne pouvions calculer étant donné le maigre budget de ce projet. Nous nous sommes donc penchés sur la description mathématique afin de comprendre les limites de déformation admises pour une trame de couverture standard (professeur Keith Ball de l’UCL). Dans un sens, la forme était indéterminée de façon précise du fait qu’à tout moment elle pouvait être décrite avec précision, mais selon une formule susceptible d’être modifiée. C’est là que nous sont apparues pour la première fois les possibilités offertes par la description paramétrique, laquelle permet de créer non pas l’immobilité, mais bien des relations (les paramètres) produisant des résultats variables lorsqu’elles sont modifiées. Le point le plus étonnant du projet du Gateshead Theatre était cette faculté de changer la forme selon le budget, à savoir de détendre ou de restreindre la surface rapidement et avec précision.

Nos tentatives de développement d’une interface des mathématiques et de la modélisation architecturale nous ont amenés à travailler sur un certain nombre de projets avec le professeur Mark Burry de la Deakin University en Australie. Ce dernier s’est vu confier la tâche de mettre au point des modèles élastiques de la géométrie de base de la Sagrada Familia de Gaudi à Barcelone, où toutes les surfaces et tous les détails peuvent être décrits avec des lignes droites (surfaces réglées) ! Le plus représentatif de ces modèles paramétriques est sans doute une serre, actuellement en construction, pour une maison de Londres. Sa surface est constituée de facettes de verre non-standard, et enveloppée d’un système de stores à plusieurs niveaux. Il s’agit d’un troisième modèle où toutes les caractéristiques relationnelles peuvent être changées suivant les directives non seulement de l’architecte, mais aussi de l’ingénieur et du constructeur. En d’autres termes, nous pouvions intégrer à tout moment leurs paramètres de construction, comme par exemple la taille maximale des vitres, l’angle minimal de coupe, etc. Comme pour Ether/I, la complexité de la surface nous a permis de nous passer de structure (les vitres seront collées et la forme, par conséquent, rigide). Les efforts déployés nous ont permis de proposer une offre extrêmement compétitive (de plus de vingt pour cent par rapport à une solution rectangulaire standard). Le plus intéressant, sans doute, est qu’il s’agit ici de concevoir non pas tant un objet que la possibilité d’un objet, démarche qui peut être très féconde dans le champ numérique.

Deux autres fruits de cette modélisation flexible nous font franchir un nouveau seuil technologique. Le premier est une surface interactive, Aegis, ouvrage commandité par l’Hippodrome de Birmingham, et le second un projet soumis dans le cadre d’un appel d’offres, le Gateway to the South Bank à Londres, que nous décrivons comme un « paramorphe », en raison de son fort potentiel de transformation. L’hypo-surface Aegis est principalement constituée d’un écran en trois dimensions sur lequel des facettes métalliques élastiques sont actionnées par une matrice de trois mille pistons pneumatiques. Ces derniers sont contrôlés par un réseau de puces Scenix, qui transmettent continuellement différentes instructions mathématiques en temps réel suivant une variété de stimulus électroniques recueillis auprès du théâtre (effets sonores, éclairage, température, etc.). Les pistons peuvent parcourir soixante centimètres, environ deux fois par seconde, et l’ensemble du réseau est remis à jour tous les centièmes de seconde. D’une certaine façon, Aegis est l’ultime modèle issu des possibilités paramétriques, puisqu’il fonctionne comme dispositif de réciprocité non plus auto-plastique mais allo-plastique, architecture qui s’ajuste constamment selon les paramètres variables de l’environnement. Il nous suggère de nouveaux genres de pratiques architecturales utilisant la vitesse de calcul et les facultés de transformation de l’environnement informatique pour une interactivité effective.

Le projet Paramorphe représente une nouvelle utilisation du potentiel de transformation, en raison davantage du processus qui en dérive que de ses possibilités dynamiques. Dans ce cas, nous avons utilisé la géométrie plus que l’analyse mathématique, imaginant un modèle paramétrique intégrant une contrainte descriptive, comme le code génétique, dans ce qui serait autrement un modèle sculptural entièrement ouvert. Cela nous permet de sculpter intelligemment et de déformer l’objet à notre gré, tout en respectant la condition que toute réitération respectera le principe géométrique intrinsèque selon lequel, dans ce cas, il faut pouvoir décrire la surface avec des lignes droites. Toutes les surfaces, doivent en d’autres termes, dériver de paraboloïdes hyperboliques. Un paramorphe est un corps qui peut prendre différentes formes tout en conservant un ensemble de propriétés ou de caractéristiques fondamentales ; nous donnons cette appellation à ce système génératif à la fois ouvert et contraint. Nous imaginons la forme finale fabriquée à partir de sections linéaires d’aluminium semblables à celles de Ether/I, où la capacité à figer le mouvement dans un modèle descriptif en trois dimensions marque la réalisation de nouvelles possibilités formelles. Bien qu’extrêmement réduit, le budget alloué pour cette pièce a pu être respecté — comme quoi cette technologie peut remettre en question les actuelles tendances esthétiques et techniques.

***

Notre déploiement de technologie est variés et multiples — souvent, pour un même projet, sont tentées de nombreuses approches afin de trouver les meilleures façons d’engendrer et/ou de décrire une forme. Nous avons constaté que les logiciels actuellement utilisés par les architectes sont souvent très restrictifs dans leurs capacités formelles et techniques, bien que laissant présager des possibilités infinies. Chaque logiciel a ses normes intrinsèques, de sorte que, par exemple, la conception d’un loft avec deux logiciels différents à partir de mêmes courbes, donnerait deux résultats, révèlant l’approximation de ces logiciels. Nous avons donc pensé développer des logiciels sur mesure ou des logiciels exclusivement destinés à un projet spécifique, et avons cherché à préciser les capacités de modélisation par les mathématiques dans l’environnement digital. De plus en plus, nous songeons à dépasser le caractère statique des techniques traditionnelles de modélisation, afin d’obtenir des formes qui soient adaptables ou puissent être régénérées suivant de nouveaux paramètres. Ainsi disposerions-nous non seulement d’un formidable potentiel de formes, mais également de moyens pour opérer un rigoureux contrôle des budgets de construction.

Par la maîtrise de la complexité des projets (modèles), s’entrevoit la possibilité de revenir sur des zones laissées aux professions voisines (constructeurs) et de réétablir la légitimité de notre travail comme vecteur du déploiement technologique.

Pour citer cet article

Marc Goulthorpe, « Innovation architecturale et technologie informatique », paru dans Alliage, n°53-54 - Décembre 2003, Innovation architecturale et technologie informatique, mis en ligne le 07 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3656.

Auteurs

Marc Goulthorpe

Architecte et designer, fondateur de l’agence dECOI (Paris , Londres), professeur associé au Département d’architecture du MIT (Massachusetts, É.-U.).