Alliage | n°53-54 - Décembre 2003 Métallurgie - Art - Informatique 

Les trois mondes de Noël Dolla

Entretien avec Alliage
p. 94-103

Texte intégral

1Membre fondateur du groupe Support/Surface, l’un des mouvements artistiques les plus importants des années 60-70, Noël Dolla en fut « le plus jeune, le plus ambivalent, en tout cas le plus polymorphe et souvent le plus imprévisible. (…) Dolla ne s’est jamais longtemps tenu à une manière de peindre et, plus généralement, aux pratiques artistiques, comme on disait au temps militants de ses débuts. Le chaud-froid, la relance par déplacement, le détour biographique, l’écart saugrenu, le clivage en abîme, le retour subreptice sont chez lui des procédés constants. Mais ce qui aurait pu s’avérer le handicap d’une instabilité et d’une dispersion est curieusement devenu le moteur et l’objet de son travail — du travail même de l’œuvre. » (Christian Bernard, 2003).
Peintre — et que ce soit avec de l’acrylique, du goudron et des plumes, de la cire, ou de la fumée —, il ne cesse de poser la question : « Comment un peintre abstrait peut-il échapper à une lecture formaliste de son œuvre ? » Sculpteur — et qu’il travaille, comme ici, l’acier, ou le plomb ou encore les tubes de néon, mais aussi, in situ, les galets de la plage de Nice ou la neige des cimes de l’Authion —, il est un
homme de l’art, comme on dit des maîtres-artisans.
La pratique de Noël Dolla est celle d’un artiste qui croit encore que son travail a un sens. Avec la colère (« la rougne », dit-il) devant le monde comme il va (mal) pour premier ingrédient.
Noël Dolla a déjà été l’invité d’
Alliage dans les numéros 2 (hiver 1989), et 43 (été 2000). Une exposition de ses travaux récents, sous le titre « Cold  White et Blanchot », est présentée du 18 mars au 5 mai à Bruxelles (Galerie « Les filles du calvaire », 20 bd Barthélemy, B-1000 Bruxelles). Le musée national d’art moderne du Centre Pompidou consacre une salle à Noël Dolla en y présentant cinq œuvres des années 60-70.

2Comment t’es-tu mis à travailler le métal ?

3Le métal est fascinant, parce qu’il est facile à travailler, dans le sens où il se plie vraiment, au sens propre et au sens figuré, avec une relative facilité. Pour faire tenir deux pièces ensemble il suffit de les souder. Devenir un très bon soudeur ou un excellent chalumiste, ça nécessite un véritable apprentissage car ce sont des métiers très précis, mais souder ou découper moyennement, ça s’apprend assez vite. Pour un sculpteur, le métal, le fer en tout cas, se travaille aisément. On peut très vite calculer le poids, le prix. Donc on peut rapidement évaluer l’ensemble des problèmes.
Je me suis intéressé au métal parce qu’à un moment j’étais devenu allergique à la poussière de bois. C’est venu par défaut.  À partir de là, dans les années 80, je me suis intéressé à la sculpture en métal et dans mon atelier, je n’ai travaillé que le métal pendant plusieurs années.
J’ai d’abord appris à souder, et j’ai fait des pièces qui étaient essentiellement des Leurres. Je me suis intéressé aux grands sculpteurs qui utilisaient le métal, dans les années 80, comme Richard Serra, ou Barnet Newman, parce que pour travailler des structures simples, primaires, pensées dans le plan, dans le rapport à la lumière, dans le rapport à la découpe, ce sont des exemples incontournables.

4Les Leurres, c’est du métal en tringles, en tiges, tu ne travailles pas à cette époque  le métal plan.

5Non, le métal plan est arrivé avec la dimension, en 85-86, avec cette sculpture des trois flèches, issue des peintures de flèches que je faisais à l’époque. J’avais fait une série d’études de structures relativement simples en métal — j’ai encore ces pièces-là. J’avais fait aussi des pièces en néon de récupération, je construisais autour de la lumière : un façonnier d’enseignes en néon me donnait des vieux tubes de formes particulières, et je faisais mes sculptures autour de la lumière. Au lieu de faire une pièce en métal entourée ou éclairée par un néon, c’était le tube de récupération en néon, bleu ou rouge ou vert, qui déterminait la forme autour de laquelle je construisais une pièce en métal.
Ça c’est la première étape, puis j’ai fait cette sculpture monumentale, Les trois mondes, une commande de la ville de Nice ; en fait, je l’ai offerte à la ville de Nice qui l’a produite. Ça m’a donné l’occasion de travailler aux chantiers navals de La Ciotat, pendant plusieurs mois, juste avant qu’ils ne ferment.

6Pourquoi La Ciotat ?

7Il n’y avait rien ici à Nice qui permette de travailler sur de telles  dimensions. La pièce est faite dans une tôle de quatre centimètres, elle mesure six mètres trente sur quatre mètres quatre-vingt, elle pèse six tonnes et il n’y avait que ce chantier où je pouvais réaliser une pièce de cette importance, dans des conditions à peu près honnêtes.

8Là, ce n’est pas toi qui as travaillé directement le fer.

9Le plus drôle en arrivant à La Ciotat, avec une maquette des trois flèches en volume qui mesurait soixante-dix centimètres de hauteur, cinquante de large,  en aluminium, découpée dans des plaques de lithographie, on me demande les plans. Je dis : « il n’y a pas de plans, la sculpture c’est ça » ; on me demande alors comment je vais la dessiner, je réponds : « c’est simple, vous mettez la plaque par terre et moi je dessine ». Je me suis retrouvé avec des tôles de douze mètres de long sur deux mètres cinquante de large, quatre centimètres d’épaisseur et de la craie. J’ai posé ma maquette au bout de ces plaques et j’ai dessiné à même la tôle chacune des flèches en intégrant dans ma tête le galbe de la sculpture et les découpes afin que tout se raccorde. Ensuite est arrivé un chalumiste qui a découpé suivant mon dessin. J’avais inventé un code qui donnait l’angle de découpe : la pièce n’était pas découpée perpendiculairement à la plaque mais suivant les biais que j’avais codés, soit rentrants, soit sortants, de manière que les quatre centimètres d’épaisseur deviennent un véritable dessin.

10Combien de temps pour la découpe ?

11Plusieurs journées de découpe pour chacune des flèches, longues, fastidieuses, il faut un chalumiste de qualité avec cette histoire des biais sortants, rentrants, plus ou moins larges, qu’il comprenne bien le dessin, les marques à la craie. J’étais présent de manière à contrôler le travail de découpe, cette sorte de dentelle métallique qui me semblait importante.

12Je me souviens que tu avais parlé de déchirure.

13Voilà, je voulais que ce soit déchiré et que lorsque l’angle du biais s’ouvre l’impression d’épaisseur en soit augmentée. Et quand on reprend en contrepoint le biais dans l’autre sens, on a une lumière qui change. Ensuite les plaques ont été pliées, puis mises à la verticale. Il fallait que ça se raccorde en chaque point et ce qui les a beaucoup étonnés, c’est que le dessin était assez juste — il n’y avait qu’une seule coupe d’un centimètre à refaire pour que tout se raccorde dans l’espace après pliage. Et ça, ils n’ont jamais compris comment c’était possible. J’ai travaillé au feeling, et c’est ce qui m’a le plus intéressé : intégrer un plan, en le pensant en volume, donc dans l’espace, intégrer les déformations que les contraintes du pliage allaient produire, le fait que la pièce reposait sur trois pieds et que les plaques étaient raboutées par trois endroits dans l’espace. Ce qui a été le plus étrange, c’est le rapport au dessin, à la découpe, la pensée du volume au moment du dessin plan. Les ouvriers de La Ciotat étaient étonnés car ils voulaient faire la découpe avec une machine, au laser, à partir de plans cotés. C’était un peu risqué de ma part, mais ça a marché. La preuve, c’est que quand on a voulu faire des petites pièces en acier sur le même modèle, l’ouvrier a voulu les faire à la presse avec sa méthode habituelle, ça n’a jamais marché ! Je lui ai dit que j’allais les faire moi à la presse, lui appuierait sur les boutons et moi je dirais marche-arrêt-stop. Le cintrage a été obtenu ainsi les yeux fermés, c’est la seule manière que j’ai trouvé, je tenais la tôle les yeux fermés, lui faisait marcher sa presse qui pèse deux cents tonnes. Une grande expérience.

14Combien de galbe, de cintrage pour la  grande pièce ?

15À la verticale, elle est très légèrement cintrée, à l’horizontale entre les deux points extrêmes, il y a pratiquement un mètre cinquante de galbe entre les éléments pliés. L’idée est que ce soit comme un corps : quand on voit un corps en silhouette, on le voit plan, mais plus on approche, plus le volume apparaît et tout ce qui en fait les qualités apparaît, alors que de loin on a une silhouette reconnaissable mais sur un seul plan. Sauf que pour ma pièce c’est à l’envers, puisqu’elle est concave.Les trois flèches se raboutent en trois points, par le centre, les angles et au sol. Il fallait qu’on ait le volume voulu et l’assise voulue, c’est-à-dire une parfaite verticalité malgré le cintrage de manière que la pièce tienne debout.

16Tiendraient-elles  debout non soudées au sol ?

17À mon avis ça tient. Le problème, c’est qu’une flèche pointe vers le sol, celle du milieu, puisque c’est Les trois mondes. Elle est raboutée là et les deux autres se rejoignent sur la queue de la flèche centrale, c’est une question d’équilibre entre les deux queues de droite et de gauche qui fait que tout doit tenir dans l’espace. C’est simple et compliqué à la fois, comme souvent les choses simples, pour que ça tienne debout. Plus les contraintes relatives au poids de la pièce — six tonnes —, en extérieur, qui subit donc des intempéries.
Des ingénieurs ont calculé le poids du béton du socle. Normalement elle tient par elle-même, mais la soudure au sol est un artifice technique nécessaire pour résister aux intempéries, au vent. Elle aurait pu être en équilibre naturel, bien que pour moi cet équilibre n’avait d’intérêt que symbolique. La pièce s’appelle Les trois mondes, c’est le passé, le présent, le futur, le présent est fiché dans le sol — le passé, le futur, on ne sait pas trop où ça va… Et puis c’est une pièce faite pour Nice, avec ses trois collines. C’est pour cela que j’ai demandé à ce qu’elle soit déplacée, parce que là elle est, derrière le palais des congrès Acropolis, vraiment dans la pire des positions. J’aurais aimé qu’elle soit en front de mer, après Rauba Capeu ou alors à la Réserve, parce que j’ai un bateau, que je suis niçois, parce que la mer c’est important. Je suis pêcheur, je suis du port et j’aimerais qu’elle soit là, en front de mer. Cette pièce a besoin de l’air pour exister. C’est un volume qui doit être de prime abord vu dans un plan, mais lorsqu’on va vers elle, on s’aperçoit qu’elle est enserrante, elle est comme un corps qui tend les bras : le centre et les ailes se referment sur vous. L’idée c’est qu’on puisse toucher le cœur, le centre de la pièce, et si les gens écrivaient à la craie dessus, ça ne me déplairait pas. Je suis même demandé au cas où elle serait déplacée, si je n’allais pas y mettre un anneau, comme pour amarrer un navire, qu’on puisse cogner sur la partie concave, le regardeur serait obligé de s’approcher, ce serait un geste comme un appel. Si elle était au bord de la mer c’est ce que je ferais ; je dessinerais un gros anneau, très simple qu’on pourrait tenir etlâcher, bangggg et laisser sonner, ça me plairait… ne pas la déplacer pour rien… j’espère que ça va se faire…

18Ce qui me trouble, c’est que tu aies travaillé dans un chantier naval qui allait fermer. C’est l’inverse du côté industriel efficace,  productif. Et ta manière de faire appartient aussi à un autre monde.

19J’ai pu faire ça au chantier naval de la Ciotat parce qu’il était mourant, j’ai eu une liberté de fin de règne, de quelque chose qui se délite, et qui permettait l’expérimentation. Ils n’avaient pas de grand navire à construire, pas de pétrolier de trois cent mille tonnes. Peut-être que nous les artistes, nous sommes faits pour travailler dans les interstices, un peu tordus, où le profit immédiat n’est pas là. Nous sommes toujours un peu en décalage, c’est notre liberté, notre force.

20Quel a été l’intérêt des ouvriers pour les problèmes techniques que tu posais ?

21Étonnés, du peu de considération que j’ai eu pour les techniques super sophistiquées de découpe mécanique par ordinateur, et que je travaille au feeling, que les choses se sont faites hors des normes habituelles des ateliers. Intrigués aussi, parce que pour eux un artiste, c’est un rigolo qui arrive avec sa maquette ; ils pensent qu’il va planter. Après, il suffit de prouver qu’on sait où on va, et de par mes origines ça m’a facilité le rapport avec les gens de métiers. J’ai travaillé sur des chantiers de bâtiment pendant des années. J’ai plus de facilités que d’autres, déjà en 68 j’allais distribuer mes tracts anars en usine alors que d’autres ne passaient pas.

22Et après, quand le travail a été terminé ?

23Ça n’a pas été toujours évident, pour des tas de raisons, un jour un ouvrier était là, le lendemain c’était un autre. Moi j’allais là-bas, je prenais mon train, ça m’a coûté beaucoup de temps, beaucoup d’argent, beaucoup de difficultés. Ça n’a pas été un moment formidablement heureux, à la vérité, pas en totale sympathie : des moments bien, d’autres assez pénibles. À la fin, ce qui a réconcilié, c’est que ça a fonctionné, ça a tenu la route. Ils étaient étonnés que ça marche. Jusqu’au bout, jusqu’au moment où la pièce a été dressée à la verticale, mise en espace et raccordée, ils étaient sceptiques. La vérité c’est ça.

24Les soudures ont été faites à la verticale et sont tombées juste ?

25Oui, parce que j’avais intégré dans mon dessin le fait du cintrage : les diminutions ont été faites à l’intuition, comme quand je prépare de la peinture. Quand je peins, si je regarde une couleur, la prépare dans ma boîte, pose le pinceau et que c’est pile poil, qu’il n’y a pas un quart de ton de différence, c’est qu’entre mon cerveau qui a vu avant et mon cerveau qui regarde après, il y a une chose qui marche juste et si en plus j’ai la quantité exacte pour peindre la surface que j’avais dessinée, là je sais que je suis bon. Si la couleur est juste et la quantité est juste, ça veut dire qu’on a su tout faire. Il y a là quelque chose d’exceptionnel qui ne réussit pas à tous les coups, c’est les jours où ça va bien. Juste, c’est comme une partie d’échecs. Chaque décision absolue induit tout le devenir du tableau, chaque geste à la fois dans la matière, dans le dessin, dans la mise en place, est un acte définitif donc pertinent par rapport aux questions que je me pose et à ce que je veux obtenir — que je ne connais pas au préalable. C’est ce qui est angoissant avant de commencer : il y a tellement peu de raisons de commencer et tellement peu de raisons de finir. La complexité est telle que ça marche comme la poésie : qu’est-ce qui fait que ça sonne juste, que le sens est juste, la longueur est juste, le rythme est juste, avec les mêmes mots de tout le monde ? C’est ça qui se joue, chacun des éléments contribue à advenir un moment où on peut difficilement passer le cap pour aller plus loin, où on a le sentiment qu’on est arrivé à ce qu’il fallait par rapport à ce qu’on peut faire. C’est le rapport entre ce qu’on veut faire et ce qu’on est capable de faire, comment la partie va se régler. On joue aux échecs contre soi-même sans trop savoir, avec des coups qui sont à la limite de l’échec.

Pour citer cet article

« Les trois mondes de Noël Dolla », paru dans Alliage, n°53-54 - Décembre 2003, Les trois mondes de Noël Dolla, mis en ligne le 07 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3653.