Alliage | n°53-54 - Décembre 2003 Métallurgie - Art - Informatique 

Mike Ashby et Kara Johnson  : 

Le design des matériaux et des produits

Plan

Texte intégral

Un bon design est efficace. Un excellent design apporte en outre du plaisir.Ce plaisir est lié à la forme, la couleur, la texture, le toucher du produit, ainsi qu’aux associations et perceptions ainsi créées. Un design plaisant dit quelque chose sur lui-même ; la franchise est généralement plus satisfaisante que la tromperie, même si l’excentricité ou l’humour peuvent aussi avoir leur charme. Les professionnels qui se consacrent à ces aspects de la conception technique sont connus sous le nom plutôt vague de « designeurs industriels ». Notre article présente quelques idées du design industriel, et notamment le rôle des matériaux et des procédés utilisés pour mettre ceux-ci en forme, les assembler et les achever. Mais nous voudrions commencer par une mise en garde.

La conception technique, visant à réaliser une fonction technique, suit des procédures bien établies et largement admises ; c’est une démarche systématique. Le design industriel, pour sa part, n’est pas systématique selon cette définition : sa réussite exige une sensibilité au contexte culturel et éducatif, et elle est influencée (voire manipulée) par la mode et la publicité. Le design industriel a fait l’objet de nombreuses publications (voir la liste d’ouvrages recommandés à la fin de l’article). On constate avec surprise qu’il est rarement question dans ces ouvrages de fonctionnalité ou d’efficacité, alors que ce sont les thèmes centraux des traités de conception technique. Les ouvrages sur le design industriel mettent l’accent sur des qualités non mesurables : forme, texture, proportion et style, mais aussi d’autres plus subtiles : vision créatrice, perspective historique, franchise concernant les qualités des matériaux. Notre article reprend en partie le propos d’auteurs que nous croyons sensés, et exprime en partie notre propre opinion.1 Le lecteur ne sera pas nécessairement d’accord avec ce qui est dit, mais nous aurons atteint notre objectif si nous l’incitons à réfléchir sur la notion de plaisir dans le style.

Associations et perceptions esthétiques

Le stylo qui me sert à écrire cet article m’a coûté cinq livres sterling (Figure 1, en haut). Dans certaines boutiques, on peut en trouver à plus de mille livres (image du bas). Écrivent-ils pour autant deux cents fois mieux que le mien ? J’en doute, car celui-ci écrit parfaitement. Mais il existe un marché pour ces stylos. Pourquoi ?

Figure 1

Stylos. C’est le matériau choisi qui détermine l’esthétique et les associations mentales : plastique pour ceux du haut, bon marché, or, argent, émail pour ceux du bas, chers. Ils sont perçus différemment, les premiers comme utilitaires, les seconds comme rares et luxueux.

Tout produit a un coût, C, correspondant aux frais de fabrication et de commercialisation. Il a un prix P, qui est le montant pour lequel il est mis en vente. Et il a une valeur V, qui indique ce qu’il vaut dans l’esprit du consommateur. Pour qu’un produit soit un succès commercial, il faut que :
C < P < V.
En effet, si C > P le fabricant perd de l’argent, et si P > V personne n’achètera le produit. Plus la valeur est grande, plus le prix peut être élevé dans le respect des inégalités de la formule ; plus la différence entre le prix et le coût est importante, plus le bénéfice est grand. Le coût est déterminé par la conception technique du produit et par le choix des matériaux et procédés utilisés pour le fabriquer. Mais qu’est-ce qui détermine la valeur ?

Figure 2

La pyramide des charges. Sa base est couramment appelée « design technique », et son sommet « design industriel ». Il vaut sans doute mieux considérer les trois étages comme parties d’un seul processus que nous appelons « design de produit ».

La fonctionnalité conférée par la conception techniquejoue évidemment un rôle, mais à un moindre niveau que le design industriel, l’approche esthétique du produit et l’étude des associations et perceptions qu’il véhicule. Nous y reviendrons, après avoir d’abord examiné ce qui fait le succès d’un produit. La pyramide d’exigences de la figure 2 comporte à sa base le facteur de fonctionnalité : le produit doit fonctionner correctement, sans risques et de façon économique. Mais la fonctionnalité ne suffit pas : le produit doit être facile à comprendre et à utiliser. C’est le facteur d’aptitude à l’utilisation, le deuxième niveau de la pyramide. Enfin, au troisième niveau de la pyramide, il faut que le produit donne satisfaction, qu’il améliore la vie de son propriétaire.

Prenons, par exemple, l’achat d’une voiture. Dans une fourchette de prix donnée, il existe un large choix de modèles. Aujourd’hui, tous sont à peu près équivalents en termes de performances, aussi sûrs et économiques. La fonctionnalité ne suffit donc pas pour choisir une voiture. Voyons un peu l’aptitude à l’emploi. N’importe qui peut louer une voiture qu’il n’a même jamais vue, à l’aéroport de Los Angeles par exemple, et s’engager dans le dense trafic d’une ville inconnue, en conduisant d’une manière relativement sûre et compétente. On peut en conclure que l’interface utilisateur est relativement standard et que du point de vue de l’utilisation, la voiture choisie n’est pas très différente des autres. Si les modèles se distinguent tellement peu les uns des autres, le meilleur moyen de les différencier, de définir leur caractère individuel, est peut-être leur esthétique, avec les associations et les perceptions qu’elle engendre.

Selon certains auteurs, parmi lesquels des ingénieurs aussi différents que Brunel et Barnes-Wallis, un objet fonctionnel est automatiquement beau. Les tenants de cette théorie prennent pour exemple la beauté incontestable d’un pont ou d’un avion modernes. Le créateur Eric Gill (connu pour ses caractères typographiques pleins d’élégance et ses sculptures) l’a exprimé à un niveau plus élevé par la formule : « Recherchez dans le design le bon et le juste, et la beauté viendra d’elle-même. » Il existe cependant une autre opinion, largement répandue, voulant que le design soit un art, ou pour le moins un artisanat enraciné dans l’art et non dans la technique. Les partisans de cette opinion, qui comptent dans leurs rangs de nombreux designeurs de renom, affirment que la formation des designeurs doit s’appuyer sur la pratique des beaux-arts et du dessin, seules disciplines à même de former l’appréciation de la forme, des couleurs, des lignes et de la qualité, et la sensibilité aux possibilités de combinaison adéquates.

Ces deux attitudes représentent des extrêmes. La première, l’idée qu’une machine est agréable pour l’œil et l’esprit par le fait même qu’elle est fonctionnelle, aura la préférence des techniciens : elle constitue la base de « l’esthétique des machines ». Mais il lui manque manifestement quelque chose. Une machine est faite pour être utilisée, et sa conception est incomplète si l’on ne pense pas à la satisfaction de l’opérateur. C’est comme si l’on réduisait l’acte de manger à l’absorption de quantités mesurées de glucides et de protéines, sans aucun plaisir gastronomique. Ce qui manque, c’est l’ergonomie, l’interface de l’homme et de la machine, et cette ergonomie inclut aussi l’idée de plaisir visuel et esthétique, sans contrepartie technique.

Cela étant dit, une décoration vide n’est pas plus satisfaisante. Le style peut être source de plaisir, mais celui-ci est diminué si l’aspect du produit n’a aucun rapport avec sa fonction. Le plaisir n’a qu’un temps et l’on finit par s’en lasser : sipposez que l’on se nourrisse uniquement de chocolat et de mille-feuilles. Un design industriel réussi dit ce qu’est le produit et comment l’utiliser et en plus il est source de plaisir.

À présent, qu’est-ce qu’un excellent design ? C’est une approche imaginative visant à résoudre tous les aspects du problème à la fois : utilisation prévue du produit, bon fonctionnement, adéquation de ses matériaux, méthode de production, qualité du travail, modes de commercialisation, de conditionnement et d’entretien, et aussi, et peut-être surtout, satisfaction que ce produit apportera à son utilisateur. Une bonne forme coûte rarement plus cher à produire qu’une forme médiocre, une bonne texture qu’une mauvaise.

Caractère du produit

La figure 3 illustre une manière de disséquer le caractère d’un produit. On peut la voir comme un moyen d’organiser les informations sur le design du produit et la manière dont le perçoit l’observateur. Au centre, les informations sur le produit proprement dit : impératifs de base de la conception, fonctionnement et caractéristiques. Le cheminement de leur conception et de leur développement dépend du contexte, représenté par le cercle situé au-dessus.

Figure 3

L’analyse du caractère du produit. Le contexte en définit l’esprit ; les matériaux et les processus en déterminent la structure ; l’ergonomie en détermine l’utilisabilité ; l’esthétique (perceptions et associations) en détermine la personnalité.

La figure 4 est un approfondissement : le contexte est défini par la réponse aux questions : qui ? où ? quand ? pourquoi ? Commençons par « qui »: un designeur qui veut créer un produit attrayant pour les femmes ne fera pas les mêmes choix que celui dont le produit est destiné aux enfants, aux personnes âgées ou aux sportifs. Où ?Un produit destiné à être utilisé à la maison n’aura pas la même forme ni le même matériau qu’un autre destiné à l’école ou à l’hôpital. Quand ?Un objet destiné à un usage occasionnel n’est pas conçu de la même manière qu’un objet dont on va se servir tout le temps, et un objet utilisé dans les occasions formelles ne sera pas le même qu’un autre destiné aux moments de détente. Pourquoi ?Un produit essentiellement utilitaire exige des décisions de style différentes d’un autre qui sert surtout à l’affirmation d’un mode de vie. Le contexte influence et conditionne toutes les décisions prises par le designeur à la recherche d’une solution. C’est lui qui crée l’ambiance.2

Figure 4

La personnalité du produit est créée par son esthétique (couleur, forme, toucher, etc.), ses associations (les idées et choses qu’il suggère), et sa perception (les émotions qu’il engendre chez l’observateur).

Revenons à la dissection de la figure 3. Des informations sur les matériauxet les procédésemployés pour mettre en forme, assembler et finir le produit apparaissent à droite. Chacune représente un répertoire des choix possibles et des attributs résultant de chaque choix. Le premier critère de sélection des matériaux et des procédés est leur aptitude à répondre aux contraintes imposées par les exigences fondamentales de la conception : les fonctions et caractéristiques essentielles indiquées dans le cercle central. Matériau et procédé donnent sa forme tangible au produit, sa substance ; ils créent la physiologie du produit.

À droite sur la figure 3, deux autres ensembles d’informations : celui du bas, l’aptitude à l’utilisation, caractérise la manière dont le produit communique avec l’utilisateur par le biais des fonctions sensorielles, cognitives et motrices. Le succès du produit exige un mode de fonctionnement intuitif et ne demandant pas trop d’efforts, dans la mesure du possible, et une interface qui indique l’état du produit et sa réaction par une réponse visuelle, sonore ou tactile. Un nombre étonnant de produits ne remplissent pas cette condition et, de ce fait, excluent beaucoup d’utilisateurs potentiels.

Reste le dernier cercle de la figure 3 : la personnalité. La personnalité des produits est le thème central de notre article ; elle est lié à l’esthétique, aux associations et aux perceptions. Nous allons expliquer ces notions. L’anesthésie endort les sens. L’esthétique, à l’inverse, fait appel aux cinq sens : vue, ouïe, toucher, goût et odorat. C’est ce que précise la première ligne de la figure 4 : il y est question de couleur, de forme, de texture, de toucher, d’odeur et de sons (songez à l’odeur d’une nouvelle voiture, au bruit que fait sa portière en se fermant). Les produits éveillent aussi des associations, nous font penser à certaines choses, suggèrent certaines choses. Le Land Rover et les autres 4 x 4 ont une forme et (souvent) une couleur rappelant les véhicules militaires. Les lignes des voitures américaines des années 1960 et 1970 évoquaient l’aéronautique et l’espace. La forme d’insecte de la « Coccinelle » Volkswagen est peut-être accidentelle, mais elle est délibérée pour d’autres modèles, délibérément choisie par le designeur pour attirer le groupe de consommateurs (les « qui ») auquel est destiné le produit.

Enfin, la qualité la plus abstraite de toutes : les perceptions. Les perceptions sont les réactions qu’un produit suscite chez un observateur, les sensations de celui-ci. Les avis peuvent diverger sur la question ; la perception d’un produit change avec le temps et dépend de la culture et de l’histoire de l’observateur. En fin de compte, pourtant, c’est cette perception qui incite le consommateur, appelé à faire un choix parmi une multitude de modèles plus ou moins similaires, à en préférer un ; c’est elle qui crée « l’envie ». Le tableau 1 dresse la liste de quelques perceptions et de leurs contraires (pour préciser leur signification). Ces notions sont tirées d’analyses de produits et de magazines de design. Elles font partie d’un vocabulaire utilisé pour communiquer des idées sur le caractère des produits.3

Tableau 1.

Agressif Passif

Extravagant - Sobre

Bon marché - Coûteux

Féminin -Masculin

Classique ­­-Branché

Formel -Décontracté

Clinique -Accueillant

Fait main -Industriel

Malin - Idiot

Honnête -Trompeur

Courant -Exclusif

Humoristique - Sérieux

Orné - Simple

Décontracté Formel

Délicat -Robuste

Irritant -Adorable

Jetable -Durable

Durable -Jetable

Terne - Sexy

Mûr -Jeune

Élégant -Pataud

Nostalgique - Futuriste

Quelques attributs perçus des produits avec leur contraire

L’analyse du caractère des produits

Pour illustrer la manière dont se combinent matériau, procédés, aptitude à l’utilisation et personnalité pour créer un caractère de produit adapté au contexte ou à « l’ambiance », mieux vaut employer des exemples. La figure 5 en est un premier. L’image de gauche représente une lampe de bureau. Voici une tentative d’analyse de son caractère :

Figure 5

Lampes. Elles ont toutes deux les mêmes spécifications techniques, mais leurs personnalités diffèrent complètement en raison de leurs matériaux, modes de fabrication, forme, poids et couleurs respectifs.

Figure 5 gauche

Contexte : Employé administratif, qui passe la plupart de son temps à son bureau.

Matériaux et procédés : Tôle d’acier pliée, socle en fonte, peinture à la poudre.

Aptitude à l’utilisation : Simple ; un seul interrupteur.

Personnalité :

  • Esthétique : Forme anguleuse, métallique ; couleur crème ; toucher lisse, lourd (très lourd).

  • Associations : forme et couleur rappellent celles des consoles informatiques, claviers, téléphones de bureau (donc haute technologie, bureau moderne)

  • Perceptions : Bien faite, durable, adaptée à l’usage, moderne, rationnelle, sobre ; mais aussi terne, impersonnelle, évoque le travail (ne conviendrait pas comme lampe de chevet).

La lampe de droite sur la figure 5 a les mêmes qualités techniques que celle de gauche, la même fonctionnalité et la même aptitude à l’utilisation, mais la ressemblance s’arrête là. Voici son caractère :

Figure 5 droite

Contexte : Design destiné aux enfants et aux adultes qui voudraient rester des enfants ; pour salle de jeu ou chambre à coucher.

Matériaux et procédés : Acrylique teinté dans la masse et moulé par injection.

Aptitude à l’utilisation : Simple ; un seul interrupteur.

Personnalité :

  • Esthétique. Forme arrondie, contournée. Couleur contrastée, nuances translucides. Toucher lisse, faible poids.

  • Associations : Forme inspirée de la nature ; BD, dessins animés (donc joyeux).

  • Perceptions : Ludique, drôle, gai, malin, mais aussi : excentrique, peu durable et facilement abîmée.

Fig. 6

Electronique marchande. Les produits de droite et de gauche s’adressent à des groupes de consommateurs différents, ce qui détermine leurs personnalités, qui repose ici pour beaucoup sur le choix des matériaux.

La figure 6 représente un autre exemple. Le produit de gauche est fabriqué par une société qu’on ne présente plus, utilisant le design industriel d’une manière efficace et qui la rend instantanément reconnaissable. Les composantes de son caractère sont les suivantes :

Figure 6 gauche

Contexte: Supposé : professionnels en pleine ascension ou ayant déjà réussi, disposant d’un excédent de revenus important et recherchant des produits remarquables mais discrets, et modernes, pour leur maison.

Matériaux et procédés : Aluminium brossé, émail noir et tissu.

Aptitude à l’utilisation : Complexe : télécommande multifonctions à infrarouges.

Personnalité :

  • Esthétique. Forme linéaire, utilisant des formes primitives (cercles, carrés, cylindres, cônes), couleur : sobre, argent mat et noir.

  • Associations : Tuyaux d’orgue (donc musique) ; instruments de précision (donc performances, fiabilité).

  • Perceptions : Technologie avancée, design de pointe, qualité, symbole de bon goût : « on ne se contente que du meilleur ».

Les produits de droite que représente la figure 6 ont un caractère très différent. La société qui les fabrique a conservé ses parts de marché et en a même gagné en ne changeant rien, du moins à l’aspect de ses produits (j’en avais un il y a quarante ans, ressemblant exactement à ceux-ci).

Figure 6 droite

Contexte : Supposé : personnes de goûts traditionnels, mal à l’aise avec la technologie moderne ou qui trouvent qu’elle jure avec leur décoration.

Matériels et procédés : Bois poli, cuir teinté, peau velours.

Aptitude à l’utilisation : Exceptionnellement simple et facile à comprendre : 4 boutons et 2 molettes commandant une seule fonction chacun.

Personnalité :

  • Esthétique. Forme : simple et douce. Couleur douce, pastel. Toucher doux.

  • Associations : Meubles d’ébéniste, sacs en cuir (donc luxe, confort, style), passé (donc stabilité).

  • Perceptions : Bel ouvrage artisanal, fiabilité, tradition, design agréablement rétro mais intemporel.

On dispose ainsi d’un cadre pour l’analyse des produits existants : une sorte de « rétroconception ». Mais pour examiner les choix effectués par un designer pour créer la personnalité d’un nouveau produit, il faut aller plus loin et voir comment les matériaux et les procédés contribuent à la création de la personnalité et du caractère du produit.

Le choix des matériaux et des procédés

Les matériaux ont-ils une personnalité ? Il existe une école de pensée dont le principe central est que les matériaux doivent être utilisés honnêtement. Autrement dit, la tromperie et le déguisement sont inacceptables et chaque matériau doit être employé de manière à rendre visibles ses qualités intrinsèques et son aspect naturel. Cette école s’enracine dans la tradition de l’artisanat : les potiers utilisent des terres et des glaçures, les ébénistes des bois, orfèvres et verriers créent de beaux objets en exploitant les qualités particulières de leurs matériaux : la technique respecte le matériau.

Cette opinion est respectable, mais ce n’est pas la seule. Les consommateurs savent apprécier l’intégrité du design, mais aussi d’autres qualités : humour, sympathie, surprise, provocation, voire la capacité à choquer. Les produits présentant ces qualités ne manquent pas, et le résultat est souvent obtenu en employant les matériaux d’une manière trompeuse. Les polymères, nous l’avons vu, sont souvent utilisés pour cela et y invitent même par leur adaptabilité. C’est ici, en partie, une question de définition : si l’on pose que l’attribut caractéristique des polymères est de pouvoir imiter les autres matériaux, alors il est honnêtede les utiliser de cette manière.

Mais peut-on dire qu’un matériaua une personnalité ? À première vue, la réponse est non : il n’en acquiert une que lorsqu’il est mis en œuvre dans un produit. Comme un acteur, il peut endosser de multiples personnalités selon le rôle qu’il doit jouer. Le bois évoque le savoir-faire artisanal dans un beau meuble, mais l’utilitarisme bon marché dans une cagette. Le verre est associé à l’optique de précision pour l’objectif d’un appareil photo mais à un emballage jetable pour une bouteille de bière. Et même l’or, synonyme classique de richesse et de puissance, évoque des associations différentes lorsqu’il est employé dans les circuits intégrés : celles de la fonctionnalité technique.

Fig. 7

Un cercueil. Le bois est perçu comme adéquat à sa fonction funèbre et cérémonielle, alors que le plastique serait ressenti comme inadéquat.

Mais un instant : le produit de la figure 7 évoque lui aussi une association moins plaisante. Si vous deviez en choisir un, celui-ci ne vous inspirerait peut-être pas spécialement : c’est un spécimen plus ou moins typique. Mais si je vous disais qu’il est en plastique, le regarderiez-vous de la même manière ? Le voilà soudain ravalé au même rang qu’un seau ou une poubelle, très loin de l’usage distingué auquel il était destiné. On dirait bien que les matériaux ontune personnalité.

L’expression par le matériau.

Pensez au bois, par exemple. C’est un matériau naturel, dont le grain a une texture en surface, un dessin, une couleur et un toucher que n’ont pas les autres matériaux. C’est un matériau tactile, jugé plus chaud que d’autres et apparemment plus doux. On l’associe à des sons et des odeurs caractéristiques. Le bois a une tradition lié à l’artisanat. Et il vieillit bien, son caractère s’enrichit avec le temps ; les objets en bois anciens ont plus de valeur que les neufs. Ce n’est pas seulement une question d’esthétique : ce sont les composants d’une personnalité, des éléments que le designeur doit incontestablement mettre en évidence, mais qui existent lui.

Et les métaux... Le métal a l’air froid, propre, précis. Il résonne quand on le frappe. Il produit des reflets, en particulier quand il est poli. On accepte les métaux, on leur fait confiance : le métal usiné a l’air solide, il suggère par sa nature même qu’il est technique. La solidité des métaux permet de créer des structures aériennes, comme les cathédrales des grandes gares ferroviaires ou la travée des ponts. On peut leur donner des formes fluides en en faisant des filigranes complexes ou des pièces en fonte massives, pleines de détails élaborés. Comme le bois, les métaux vieillissent bien et acquièrent une patine qui les rend plus attrayants que lorsqu’ils sont polis de frais : pensez au bronze des sculptures, à l’étain des chopes, au plomb des toitures.

Et la céramique et le verre... Leur tradition est exceptionnellement ancienne : songez aux poteries grecques et aux verreries romaines. On peut leur donner quasiment n’importe quelle couleur ; outre cela et leur résistance presque totale aux éraflures, à l’usure, à la décoloration et à la corrosion, ils possèdent une certaine immortalité, compromise seulement par leur manque de résistance aux chocs. Ils sont, ou ont été, les matériaux des grands centres de l’industrie artisanale : verre de Venise, porcelaine de Meissen, grès Wedgwood, dont la valeur dépassait celle de l’argent à certaines époques. Aujourd’hui, la céramique évoque aussi d’autres associations : celles des technologies de pointe avec les plaques de cuisson, les soupapes pour hautes températures et hautes pressions, les briques isolantes des navettes spatiales... tous matériaux pour conditions extrêmes.

Et pour finir, les polymères. L’expression « imitation bon marché en plastique » les poursuit. Elle date de l’époque où le plastique servait à imiter la couleur et l’éclat des poteries japonaises fabriquées à la main, très appréciées en Europe. C’est un fait, les polymères de consommation courante sont bon marché. Faciles à teinter et à mouler (donc matière « plastique »), ils facilitent l’imitation. À la différence des céramiques, leur brillant s’éraille facilement et leurs couleurs ternissent : ils vieillissent mal. Voilà pour l’origine de leur réputation. Mais est-elle justifiée ? Aucune autre catégorie de matériaux ne possède autant de caractères possibles que les polymères : teintés, ils ressemblent à la céramique ; imprimés, ils imitent le bois ou le tissu ; métallisés, ils ont tout à fait l’air métallique. Ils peuvent être transparents comme le verre ou opaques comme le plomb, souples comme le caoutchouc ou, une fois renforcés, rigides comme l’aluminium. Mais malgré ce comportement de caméléon, ils ont quand même une certaine personnalité : ils sont chauds, bien plus que le métal ou le verre. Ils sont adaptables, cela fait partie de leur caractère, et ils se prêtent en particulier à des designs aux couleurs vives, joyeux, ou même humoristiques.

Les matériaux ont donc un caractère propre avant même que l’on en tire une forme reconnaissable. Une personnalité intérieure, pour ainsi dire, timide et pas toujours évidente, facilement cachée ou déguisée, mais qui donne ses qualités au design si on sait l’exploiter adroitement. C’est pour cela que certains matériaux sont si étroitement liés à certains styles. La notion de style désigne une approche du design partageant un certain nombre d’éléments esthétiques, d’associations et de perceptions. Le style industriel précoce (Early Industrial, 1800–1890)4 avait adopté les technologies de la révolution industrielle, la fonte et l’acier, avec souvent des ornementations complexes destinées à leur donner une façade historique. Le mouvement Arts and Crafts (1860–1910) a rejeté ce style et choisi de mettre en œuvre les matériaux naturels et les tissus pour créer des produits offrant une qualité artisanale traditionnelle. À l’opposé, l’Art nouveau (1890–1918) exploitait la souplesse des formes et la durabilité du fer forgé et du bronze, la chaleur et les textures des bois durs et la transparence du verre pour créer des produits au caractère fluide et organique. L’Art éco (1918–1935) élargira l’éventail de matériaux en utilisant pour la première fois les plastiques (Bakélite et Catalin) qui permettaient de fabriquer aussi bien des produits de luxe pour les plus riches que des produits de masse pour un marché plus large. La simplicité et le caractère explicite du Bauhaus (1919–1933) s’expriment surtout par l’utilisation des tubes d’acier chromé, du verre et du contreplaqué moulé. Les plastiques atteignent leur maturité dans le design des produits avec la vague audacieuse et iconoclaste du Pop Art (1940–1960). Depuis, l’éventail de matériaux n’a cessé de s’élargir, mais ils jouent toujours leur rôle dans la formation du caractère des produits.

L’expression par les procédés.

Créer des formes est l’une des plus anciennes manières de s’exprimer de l’humanité : pierres gravées, figurines en terre moulée, ornements en métal martelé ou coulé sont antérieurs à toutes les traces d’écriture ou de dessin et illustrent l’activité de création des formes en tant que modes d’expression de la personnalité. Les procédés utilisés aujourd’hui dans le design de produits sont les descendants évolués de ces ancêtres préhistoriques. Les figures 5 et 6 représentaient des manières dont les formes et les matériaux ont été choisis pour créer la personnalité des produits dans l’optique d’un groupe d’utilisateurs donné.

Fig. 8

L’assemblage comme moyen d’expression. À gauche, le bouchon de réservoir d’essence en acier inoxydable usiné avec précision et assemblé avec huit boulons Allen (bien qu’il ne supporte aucune charge) engendre un sentiment de précision quant à l’ingéniérie globale du véhicule. À droite, la montre Aquanautic, super-professionnelle pour plongée profonde, construite pour résister aux plus rudes traitements.

L’assemblage aussi servir à l’expression. Il touche à l’art dans la reliure des livres, l’assemblage du bois en queue d’aronde, les coutures décoratives sur les vêtements. Mais les assemblages peuvent aussi être un mode d’expression dans le style des produits. La figure 8 représente, à gauche, le bouchon du réservoir d’une voiture sportive contemporaine, usiné en inox et fixé par huit vis à six pans creux : c’est une expression de la technologie de précision, impliquant la même technologie pour le reste de la voiture. La montre de droite, destinée à la plongée sous-marine, utilise le même motif pour suggérer sa solidité. Les soudures saillantes sur le cadre du VTT de la figure 9 (à gauche) suggèrent davantage un produit solide et robuste que les assemblages à manchon soudé du vélo de ville de droite. Mis en évidence, les assemblages servent de motif décoratif, soulignent parfois la fonction du produit, et peuvent éveiller des associations, comme la lampe de droite sur la figure 5.

Fig. 9

À gauche, la soudure épaisse et ostensible de la bicyclette VTT engendre un sentiment de robustesse quant à l’objet entier. À droite, la soudure du vélo de ville dégage une impression de décoration stylée.

La finition des surfaces transmet elle aussi des messages. La fin du XXe siècle et le début du XXIe est l’époque du culte de la perfection absolue.5 Les fabricants d’engins de terrassement savent depuis longtemps que s’ils veulent vendre leurs produits, ils doivent les livrer avec une qualité de peinture identique à celle d’une voiture, même si l’utilisateur n’aura rien de plus pressé que de faire descendre l’engin dans un trou boueux pour y creuser des trous. Tout cela, parce que la perfection de la peinture exprime la perfection de la machine dans son ensemble ; une mauvaise finition implique, même si c’est à tort, une mauvaise qualité d’ensemble. On peut aussi repenser à l’aluminium brossé et au cuir teint des produits de la figure 6, et à la manière dont ils créent des associations : perfection technique pour l’un, sacs et bagages de luxe pour l’autre.

Les procédés de traitement des surfaces peuvent donc servir à attirer, comme c’est le cas pour notre pelleteuse. Ils peuvent suggérer, parfois pour tromper, comme le plastique métallisé. Ils peuvent surprendre, apporter une nouveauté, comme une bouilloire au revêtement thermochrome qui change de couleur lorsque l’eau chauffe. Ils peuvent distraire, tels des films holographiques suggérant que quelque chose est à l’affût dans l’article sur lequel ils sont appliqués. Ils peuvent ajouter une fonction : les revêtements antiadhésifs ont une fonction ergonomique, les contrastes de couleur identifient différents éléments fonctionnels. Et ils peuvent simplement habiller le même produit différemment pour l’adapter à différents contextes (figure 10).

Fig. 10

Fuji Nexia Q1s : le même appareil présenté en quatre habillages différents : neutre, séducteur, sport, technique.

Conclusions

Qu’avons-nous appris ? Que l’élément de satisfaction est aujourd’hui crucial dans le design des produits. Qu’on l’obtient par l’intégration d’une bonne conception technique créant la fonctionnalité, par la prise en compte des besoins de l’utilisateur dans la conception de l’interface, et par un design industriel imaginatif, créant un produit capable de séduire les consommateurs auxquels il est destiné.

Les matériaux jouent ici un rôle central. La fonctionnalité dépend du choix du bon matériau et du bon procédé pour répondre aux exigences techniques de la conception de manière sûre et économique. L’aptitude à l’utilisation dépend des propriétés visuelles et tactiles des matériaux pour transmettre des informations et répondre aux actions de l’utilisateur. Et surtout, esthétique, associations et perceptions du produit sont fortement influencées par le choix du matériau et de son traitement, conférant au produit une personnalité reflètant, plus ou moins, celle du matériau lui-même.

Les consommateurs veulent plus que de la fonctionnalité quand ils achètent un produit. Sur les marchés complexes des pays développés, la notion de « durabilité pour le consommateur » appartient au passé. La tâche du concepteur ne se limite plus à répondre aux exigences techniques, mais à y répondre d’une manière qui satisfera aussi les besoins esthétiques et émotionnels. Le produit doit être porteur de l’image que cherche le consommateur, véhiculer la signification qu’il demande : tantôt une élégance intemporelle, tantôt une nouveauté stylée. Un fabricant japonais va même jusqu’à dire que « le moteur du design n’est plus le besoin mais le désir. »

Tout le monde ne sera pas forcément d’accord avec lui. Nous conclurons donc par des mots plus simples, ceux qui nous ont servi d’introduction : Un bon design est efficace. Un excellent design apporte en outre du plaisir.

Remerciements

Les auteurs remercient le Dr. Torben Lenau de l’université technique du Danemark, Nathan Creely de l’université de Cambridge et Willy Schwensfeier et Patrick Fenton de Swayspace à New York pour les discussions stimulantes qu’ils ont eues avec eux à propos de cet article.

Notes de bas de page numériques

1 . Ces idées sont développées par M.F. Ashby et K. Johnson dans leur ouvrage Materials and Design – the Art and Science of Materials Selection in Product Design, Butterworth Heinemann, Oxford (2002).

2 . De nombreux designeurs créent pour leurs projets un tableau de critères composé d’images du type de consommateurs auquel s’adresse le produit, des lieux où ils pourraient utiliser ce produit, et d’autres produits qu’ils peuvent posséder, afin de se mettre dans l’ambiance de leur style de vie.

3 . Esthétique, associations et perceptions sont abordés de façon plus détaillée dans le livre d’Ashby et Johnson, 2002.

4 . Les dates sont évidemment approximatives. Les styles ne se succèdent pas nettement à une date précise, mais naissent de l’évolution de styles antérieurs, ou d’une réaction à ceux-ci, et coexistent souvent avec eux pour se fondre ensuite avec d’autres styles qui leur succèdent.

5 . C’est une erreur. La perfection d’une surface est altérée par le moindre défaut et n’a aucune chance de bien vieillir. Il vaut mieux faire de l’imperfection visuelle un élément de la personnalité du produit, quelque chose qui lui donne un caractère individuel. C’est, en partie, ce qui fait l’attrait des matériaux naturels : bois, cuir et pierre.

Bibliographie

M.F. Ashby & K. Johnson, Materials and Design – the Art and Science of Materials Selection in Product Design, Butterworth Heinemann, Oxford, UK, 2002. (Ce livre développe les idées exposées dans notre article.)

P. Clark and J. Freeman, Design, a Crash Course, The Ivy Press Ltd, Watson-Guptil Publications, BPI Communications Inc. New York, NY, USA, 2000. (Tour d’horizon distrayant de l’histoire du design des produits, de 5 000 avant notre ère au XXIe siècle.)

P. Dormer, Design since 1945, Thames and Hudson, London UK, 1993. (Livre de poche bien illustré et bon marché, décrivant l’influence du design industriel dans l’ameublement, l’électroménager et le textile ; une histoire du design contemporain complémentaire de l’approche plus large de Haufe (1998))

A. Forty, Objects of Desire – Design in Society since 1750, Thames and Hudson, London, UK, 1986. (Une étude stimulante de l’histoire du design dans les textiles imprimés, les produits ménagers, le matériel de bureau et les équipements de transport. Ce livre se distingue par l’absence d’éloges des designers et en dit plus sur les réalisations du design industriel que sur ses grands noms. Les illustrations, en noir et blanc, sont décevantes et représentent surtout des exemples de la fin du XIXe et du début du XXe, et quelques-uns plus contemporains.)

T. Haufe, Design, a Concise History, Laurence King Publishing, London, UK, 1998, version originale en allemand.(Publication brochée, bon marché. Probablement la meilleure introduction au design industriel pour les étudiants (et les autres). Concis, complet et clair, bien présenté et avec de bonnes illustrations en couleurs, un peu petites cependant.)

P. S. Jordan, Designing Pleasurable Products, Taylor and Francis, London, UK, 2000.(Jordan, responsable de la recherche esthétique chez Philips Design, affirme que les produits doivent aujourd’hui fonctionner correctement, être faciles à utiliser, et aussi apporter du plaisir. L’ouvrage est en grande partie consacré aux méthodes d’étude de marché destinées à recueillir les réactions des utilisateurs aux produits.)

G. Julier, Encyclopedia of 20th Century Design and Designers, Thames & Hudson, London, UK, 1993. (Un résumé succinct de l’histoire du design, avec de bonnes illustrations et une discussion sur l’évolution du design des produits.)

E. Manzini, The Material of Invention, The Design Council, London UK, 1989.(Des descriptions étonnantes du rôle des matériaux dans le design et les inventions. La traduction d’italien en anglais apporte un commentaire intéressant et souvent éclairant, et un vocabulaire rarement employé dans la littérature classique consacrée aux matériaux.)

C. McDermott, The Product Book, D & AD in association with Rotovison, UK, 1999. (Cinquante essais de designeurs respectés qui décrivent leur définition du design, le rôle de leurs sociétés et leur approche du design des produits.)

D. A. Norman, The Design of Everyday Things, Doubleday, New York, USA, 1988. (Un aperçu du design des produits, mettant notamment l’accent sur l’ergonomie et l’aptitude à l’utilisation.)

Pour citer cet article

Mike Ashby et Kara Johnson , « Le design des matériaux et des produits », paru dans Alliage, n°53-54 - Décembre 2003, Le design des matériaux et des produits, mis en ligne le 07 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3645.

Auteurs

Mike Ashby

Professeur au Département d’ingénierie de l’université de Cambridge (Royaume-Uni) et au Royal College of Arts de Londres, spécialiste de métallurgie et de science des matériaux.

Kara Johnson

Dirige la section des matériaux de la firme internationale de design industriel IDEO (Palo Alto, Californie, É.-U.).