Alliage | n°53-54 - Décembre 2003 Métallurgie - Art - Informatique 

Bernard Stiegler  : 

L’esthétique comme arme

p. 18-34

Plan

Texte intégral

Alliage a voulu rendre hommage, en illustrant cet article, à un artiste récemment disparu, Daniel Pommereulle (1937-2003).
Pommereulle réalise à partir de 1962 des assemblages d'objets. Cet « objecteur », comme le nomme Alain Jouffroy, propose des « Objets de tentation », des « Urgences », des « Objets de prémonition » qui mettent en scène une menace permanente à laquellle ne peut échapper le regardeur.
Le marbre, le verre, l'acier, l'ardoise, la céramique, la pierre participent à cette œuvre violente et fragile, en équilibre toujours instable.
« Si quelque chose distingue Daniel Pommereulle dans notre époque, c’est son refus d’exercer son art comme on tient boutique. Il est possible d’aller chercher du côté du dandysme les ressources de cette résistance, mais c’est pourtant quant à l’œuvre d’abord que s’adresse une telle fierté : ne rien faire plutôt que fabriquer, détruire plutôt que refaire, attendre plutôt que passer le temps — une politique de la terre brûlée, sans doute, mais aussi une éthique, une rage d’honneur (et non pas, surtout pas, d’honneurs) presque classique. » Jean-Christophe Bailly, 1998.

1Au XXe siècle, l’esthétique devient un enjeu et une arme dans une guerre économique mondiale conduisant vers des formes an-esthésiques. Selon nous, l’analyse de la genèse d’une telle situation requiert une esthétique pensée comme organologie générale. Une telle organologie générale viserait l’histoire de l’esthétique humaine telle que s’y articulent transductivement, pour parler comme Simondon,1 à la fois l’organologie de la physiologie du corps humain, l’organologie des organes artificiels à la base de toute tekhnaï, de tout art et de tout artisanat, et l’organologie comme pensée des organisations, où goût, jugement et discernement se fabriquent socialement (magiquement, religieusement, politiquement ou, aujourd’hui, économiquement), le goût, aussi bien que l’an-esthésie et l’hyper-esthésie propres à la prothesthésie industrielle.

La schize esthétique du nous et son horizon guerrier

2Nous vivons un véritable décrochage esthétique, comme si le nous se divisait en deux (et, à l’intérieur de ce deux, explosait et s’atomisait en multiplicités sans singularité, en particularités vides) : ceux qui « sentent », et ceux qui consomment. Il s’agit d’une catastrophe du sensible, plutôt que de son partage – ce qu’il est certes confortable et tentant d’ignorer, tout comme on n’aura pas cessé de dénier l’imminence du 21 avril, avant comme après son événement.

3Face à cette catastrophe, qui divise les multitudes2 il s’agit d’engager un combat – dont il faut tout d’abord distinguer autant que c’est possible les protagonistes, les enjeux et les armes. Et si c’est possible, c’est à la limite de l’impossible : il s’agit là de la passion, en propre – du pâtir en quoi consiste le pathein, et quirequiert patience.

4Si le sensible et son partage ont toujours fait l’objet de luttes et de combats, aujourd’hui, une sorte de guerre esthétique est devenue le cœur de la guerre tout court, en quoi consiste ce que l’on désigne plus ou moins naïvement comme « mondialisation » — que Michael Hardt et Toni Negri décrivent plutôt moins naïvement comme « l’Empire ».

L’oubli organologique comme mode ordinaire de la sensibilité

5Le sentir qui forme la philia est organologiquement constitué, et une telle sensibilité n’a lieu qu’aux conditions d’une technicité, mais celle-ci est en principe insensible et naturalisée : elle est aussi invisible dans son mode d’être ordinaire que l’eau l’est au poisson. Elle ne peut fonctionner qu’à cette condition, et c’est ainsi que nous nous expliquons la fortune et l’incidence critique de concepts tels ceux d’inconscient optique (Benjamin, Krauss, Crary) ou d’inconscient politique (Jameson). Elle ne fonctionne qu’occultée par la sym-pathie même qu’elle permet d’engendrer comme sentiment d’immédiateté, comme sentiment de l’immédiat dans quoi se donnent les pathémata (Aristote, Rhétorique). Les pathémata peuvent être artificieusement produites, et, sans doute, ne sont possibles que dans un milieu artificieux — et c’est l’art, l’ars, la tekhnè et les tekhnaï qui permettent cet artifice. C’est en conséquence de cette technicité des artes et tekhnaï que Platon pousse la poésie et les leurres picturaux, et tous autres artifices de la sensibilité, hors de la cité.

6Ce caractère antithétique et paradoxal, qui exige des conditions médiates de production des sentiments de l’immédiat, produisant la naturalisation de l’artefact et du même coup son oubli et son adoption, par exemple, par une « ethnicité fictive » (Étienne Balibar), n’est possible que parce que l’hominisation comme sortie du règne animal consiste en un processus d’extériorisation que Leroi-Gourhan, après Kapp et Engels, a mis au cœur de l’anthropogenèse.

7Or, ce processus constitue une histoire à la fois naturelle et sociale. Il y a une organologie de la sym-pathie du nous qui date d’avant la polis elle-même (d’avant la « politicité sensible »), et prend sa source dans une histoire esthétique animale, dans une histoire naturelle : les conditions de la socialisation trouvent avant cette socialisation des pré-requis qui sont ceux de la reproduction du vivant.

8L’esthétique est une question sexuelle, si sublime qu’elle puisse être – ainsi que le souligna Lacan dans Le stade du miroir.

La défonctionnalisation des organes comme condition de l’histoire esthétique

9La défonctionnalisation de la patte, qui devient ainsi main (abandonnant sa fonction motrice), est l’ouverture même de la technicité : la main est productrice de signes, objets, artefacts, prothèses, oeuvres. Cette main (celle de Focillon) est un organe techniquevivant, doté d’une compétence technique constitutive, c’est-à-dire en relation transductive (où les termes de la relation sont co-constituants) à l’objectivité technique : elle produit des organes techniques non-vivants, de la « matière inorganique organisée »3 (outils, produits, oeuvres). Cette production est toujours déjà une reproduction : le geste technique est le geste qui peut se répéter.4

10L’histoire organologique de l’esthétique consiste en une succession d’extériorisations fonctionnelles et de défonctionnalisations corrélatives où se produisent aussi des réassignations fonctionnelles qui affectent les organes des sens sur le fond desquelles se constitue la prothesthésie — condition de possibilité de l’anesthésie sensorielle sur laquelle insiste Susan Buck-Morss. Ces réassignations canalisent les énergies de l’« économie libidinale » qui en résulte. Ce n’est que sur un tel fonds organologique défonctionnalisant/refonctionnalisant, redéfinissant sans cesse les dispositifs fonctionnels qui supportent toute « esthétique », que peuvent se produire des tekhnaï comme artes  et arts pour un « partage du sensible » – les arts n’étant qu’une dimension de l’esthétique où se produit un tel partage.

11Autrement dit, nous pensons qu’avant d’explorer le « partage du sensible » que configureraient les époques des arts, et les « configurations artistiques » qui en seraient issues selon Alain Badiou,5il faut commencer par interroger la sensibilité organologiquement constituée. L’apparition des arts en tant que tels est de plus un fait tardif (tout comme le fait politique), à propos duquel il s’agit de ne pas se donner pour acquise sa perpétuation. Partir d’emblée de la question artistique pour tenter de cerner la question du sensible tel qu’il ne se réduit pas à l’organe du sens animal, c’est sans doute déjà et par avance faire un geste de naturalisation et d’occultation de la question organologique – et plonger tête baissée dans la désuétude métaphysique.

12Or, cette histoire organologique connaît depuis la révolution industrielle une nouvelle époque.

Narcissisme et organologie

13Il y a une organologie du sensible, et elle a une histoire. C’est sur ce fond qu’est possible une « mécanisation » du sensible — contemporaine ou à peu près, du moins dans ses linéaments, de la révolution industrielle. La mécanisation, pensée sous le nom de « reproductibilité machinique » par Benjamin, est une époque dans une organologie générale où l’on peut, depuis au moins deux millions d’années, identifier des stades, même si le XIXe siècle constitue vraisemblablement un moment de rupture précisément comme moment de mécanisation du sensible, c’est-à-dire de séparation entre producteurs et consommateurs du sensible, mais aussi et surtout, et bien plus largement, de mise en oeuvre des machinismes dans tous les domaines de production,6 et, en tout premier lieu, des produits industriels — bien avant les œuvres.

14Cette machinisation, qui est aussi, précisément comme reproduction et répétition, une époque de la fétichisation, affecte le désir, et, à travers lui, le narcissisme où il se constitue – jusqu’au moment où, en particulier, le marketing devenant la technique des consciences et des corps visant l’intensification sans limites de la consommation, le désir fait l’objet d’investissements industriels systématiques et l’esthétique devient (vers la fin du XXe siècle) le nerf de la guerre économique qui ravage la planète.

15C’est pour partie ce que tentent de penser (mais ils échouent) Adorno et Horkheimer sous le nom d’industrie culturelle. C’est également ce que tentèrent de caractériser Vance Packard dans La persuasion clandestine, (Calmann-Lévy, 1958), et, plus récemment, Jeremy Rifkin dans L’âge de l’accès, 1999 — notamment dans son chapitre huit, « Le capitalisme culturel » — et André Gorz dans L’immatériel, (Galilée, 2003).

16C’est pourquoi, tenter de penser le « partage du sensible » aujourd’hui, ou plutôt, le défaut de partage du sensible contemporain, n’est possible qu’à réévaluer la dimension qui constitue la sensibilité humaine à l’intérieur d’une sensibilisation caractérisant le devenir de la différence sexuelle à l’œuvre dans l’animalité, et que la prothèse, comme support de la fétichisation et surface de projection constitutive du narcissisme,7 reconfigure en totalité tout en y inscrivant la nécessité d’un jugement – c’est-à-dire la possibilité d’une préférence esthétique, dont on peut cependant se demander si elle n’émerge pas dès les pratiques alimentaires des grands singes.8

L’organologie générale comme histoire de désajustements

17La transformation fonctionnelle de l’odorat est pour Freud une conséquence de la station debout :

Il m’est souvent arrivé de soupçonner qu’un élément organique entrait en jeu dans le refoulement … il s’agi[ssai]t de l’abandon d’anciennes zones sexuelles … rôle modifié des  sensations olfactives : au port vertical, aux narines s’éloignant du sol et, par cela même, une foule de  sensations antérieurement intéressantes, qui , émanant du sol, devenaient repoussantes – ceci par un processus que j’ignore encore … 9

18Il faut évidemment rapprocher la conquête de la station debout de celle de l’arme qui est la concrétisation de la station debout conduisant à la défonctionnalisation d’un sens au profit d’un réinvestissement libidinal. Or, Freud ne pense pas la station debout et ses conséquences, et en particulier, ce qu’elle signifie quant au meurtre du père, à savoir le lien entre technique et sexualité, celle-ci ouvrant une nouvelle époque de l’esthétique dans la longue histoire de la sensibilité de l’animal sexuellement différencié. C’est la question de ce que Paul-Laurent Assoun a nommé « l’arsenal freudien » – qui n’a pas été pensé, cependant, par Freud lui-même.10

19André Holley, neuro-physiologiste spécialiste du goût et de l’odorat, a formulé plus récemment une hypothèse qu’il est intéressant de comparer à celle de Freud :

Alors que paraît s’affaiblir la valeur adaptative de l’odorat, pourvoyeur d’informations qui n’aident plus guère les humains à survivre dans le monde très sophistiqué qui est le leur, la charge affective des odeurs reste toujours aussi forte. C’est que l’évolution biologique qui a conçu les circuits neuronaux reliant le cerveau olfactif au cerveau de l’affectivité et de l’action va infiniment moins vite que les changements culturels qui ont transformé notre rapport à l’environnement. Nous vivons avec un appareil sensoriel merveilleusement adapté à un mode de vie qui n’est plus tout à fait le nôtre.11

20Il y a ici une sorte de désajustement entre l’évolution organique et l’évolution technique et sociale. Or, une défonctionnalisation esthétique affecte aussi les organisations et les pratiques sociales, et non seulement les organes, naturels ou artificiels : c’est une telle hypothèse qui supporte les discours de Bataille sur Manet, de Benjamin sur l’âge bourgeois de l’art et la valeur d’exposition, ou de Malraux sur le Musée. Nous nous y attardons ici parce qu’il y a un paradoxe de ce discours - en particulier de celui de Benjamin, et qui est le support de tant de malentendus autour de la « reproductibilité ». La défonctionnalisation de l’art a paradoxalement été affirmée aussi bien comme conditiond’accès à l’art en son sens propre que comme fin de son époque « auratique », et, comme tel, comme une forme de liquidation.

Le marketing comme nouveau « partage du sensible »

21Quoi qu’il en soit, ce discours sur la défonctionnalisation ignore ce fait que tandis que l’art se défonctionnalise, l’esthétique devient plus fonctionnelle que jamais.12

22Nous ne pensons pas ici à l’esthétique du design, qui aurait été conçue comme telle entre 1900 et 1910, développée par l’industrie, par exemple, avec la production de la Ford T (1908), et qui a été beaucoup étudiée par les artistes eux-mêmes, notemment le Bauhaus fonctionnaliste et les constructivismes européens ; mais elle le fut aussi par l’anthropologie, comme celle de Leroi-Gourhan qui distingue esthétique fonctionnelle et esthétique figurative en partant des « degrés du fait technique ».13

23Ce à quoi nous pensons est le marketing et tout ce qui, aujourd’hui, fait que l’accès aux marchés est d’abord un accès esthétique aux corps et aux âmes— aux consciences et à l’inconscient, comme le comprit si bien Packard. La musique industrialisée est ainsi devenue un marqueur majeur de comportements (aux sens ethnologique aussi bien qu’éthologique) ouvrant aux marchés des espaces d’homogénéité de la sensibilité qui sont essentiels, en tant qu’homogènes, à son développement. Ce « partage du sensible » est celui que tentent d’imposer les marques des entreprises transnationales.14 La mondialisation lisse les espaces esthétiques différenciés et la conjonctivité néguentropique formés par eux, qui constituent des obstacles aux économies d’échelles ne pouvant être que mondiales : c’est la liquidation de toutes les barrières esthétiques : langues, religions, habitudes alimentaires et vestimentaires, architectures, organisations familiales et rituelles, dispositifs de transmission des savoirs — c’est-à-dire aussi des saveurs —, etc. Loin de nous l’idée de concélébrer une esthétique de la localité ; mais nous nous sentons tout aussi éloignés d’un modernisme velléitaire (appelé post-modernisme), qui refuserait de prendre la mesure des effets ravageurs de ce qui, nous y reviendrons, liquide les narcissismes – des je, ceux des artistes et de leurs publics, et donc des nous, le narcissisme du nous ne pouvant être simplement réduit à celui des « petites différences ».15

Le neveu de Freud et « l’art industriel »

24Le XXe siècle n’a pas pu prendre la véritable mesure de ce qu’il advient de l’esthétique dans les sociétés humaines avec l’industrialisation, malgré une thématisation récurrente de la question. La critique du progrès qui s’amorça durant les dernières décennies annonçait une radicale perte de confiance de la société mondiale dans toutes ses couches – allant jusqu’à cette récente déclaration papale : « Dieu ne révèle plus, il semble se cacher dans son ciel, en silence, presque dégoûté par les actions de l’humanité. »16

25En termes historiques,17 on pourrait être tenté de traduire ces faits comme prolongement du processus de désajustement commencé avec la révolution industrielle entre le système technique de production et les divers systèmes organisant la société. Ce désajustement est la modernité en propre— en tant qu’elle vient systématiquement bouleverser et altérer l’état des choses qu’avant l’ère industrielle, la tradition semblait imperturbablement reconduire.

« Jamais avant Manet le divorce du goût public et de la beauté changeante, que l’art renouvelle à travers le temps, n’avait été si parfait. Manet ouvre la série noire ; c’est à partir de lui que la colère et les rires publics ont aussi sûrement désigné le rajeunissement de la beauté. » (Bataille, Manet)

26 Le contexte d’Olympia tout autant que de la poésie de Baudelaire, c’est celui du désajustement de la société par rapport au devenir technique : le devenir-moderne de l’art est intrinsèquement inscrit dans l’industrialisation de la production, c’est-à-dire dans la constitution d’une société de masse supposant un machinisme généralisé où se forgera finalement la figure du consommateur, que dessine déjà la publicité, née en 1836 avec Émile de Girardin, mais dont les États-Unis seront sans doute le véritable pays de naissance, lorsque le marketing à proprement parler y émergera, entre 1930 et 1950 — débutant avec Edward Barnays, neveu de Freud, au début des années 20.18 .C’est ce que pressent déjà Flaubert dans L’éducation sentimentale, où l’affaire du « sieur Arnoux » estl’art industriel.

27Or, lorsque l’innovation permanente devient, à la fin du XXe siècle, le mode de développement industriel à un point tel que la flexibilité, la fluidité et l’obsolescence chronique en sont desormais les maîtres-mots, le désajustement évolue purement et simplement en décrochage, c’est-à-dire rupture inconciliable entre systèmes (technique et sociaux). Situation d’autant plus tendue qu’elle constitue aussi l’accomplissement de la mondialisation via les technologies d’information et de communication : technologies de ce que l’on désigne bien à tort comme constituant la sphère de l’immatériel, là où il s’agit d’industries des symboles, c’est-à-dire des représentations, aussi bien intellectives qu’esthétiques, rendues possibles par des moyens matériels nouveaux, ceux-ci relevant de l’organologie générale. Le système technique étant ainsi — comme informationnel, symbolique et mnémotechnique — devenu mondial à proprement parler, il ne se bâtit plus que sur ces zones de fracture, et le décrochage est en effet ce que l’on n’aura plus cessé de désigner, depuis une dizaine d’années, comme fracture : sociale, technologique (numérique), économique, et géopolitique – sinon civilisationnelle. Or, cette fracture est aussi, et d’abord, et essentiellement — et pour chacune de ses diverses occurrences technologique, sociale, économique et géopolitique — une fracture esthétique.

Des coups de boutoir dans tous les sens : la condition insuffisante

28Dans ce devenir qui paraît souvent infernal, la science, en tant que soumise aux impératifs du développement industriel et économique, mais aussi pour des raisons qui tiennent à une révélation historique de la technicité irréductible de toutes choses humaines et du destin humain dès son origine, ou comme son défaut d’origine, est devenue technoscience. Loin de s’en tenir, comme à ses époques antique et classique, à la juridiction régionale de ce qui est, elle en explore désormais toutes les possibilités de devenir, et, en cela, se rapproche sans cesse plus de la création et de l’invention, des tekhnaï, des artes, et des arts au sens actuel, laissant dans une indétermination croissante ce que serait en propre la découverte. C’est ainsi qu’elle fait du vivant une matière plastique dont il s’agit moins de découvrir les lois que de les modifier.

29En quelque sorte, science et art, ou ce que sont devenus ce que désignaient ces mots anciens, résonnent désormais comme autant de « coups de boutoir dans tous les sens ». Car ce qui fait à présent fondre et confondre ces vieux mots de science et d’art dans le creuset du maintenant où ne se présente qu’un devenir dont l’avenir reste indiscernable, c’est la technicité commune aux scientifiques et aux artistes d’aujourd’hui, et, bien plus profondément encore, la technicité comme horizon originaire et condition de toutes possibilités. Mais comme condition insuffisante, et, en quelque sorte, par défaut. La technicité originaire comme condition nécessaire-insuffisante-et-par-défaut ouvre cette possibilité dont parle Artaud :

J'ai fait venir parfois
à côté des têtes humaines
des objets
des arbres
ou des animaux,
parce que je ne suis pas encore sûr des limites
auxquelles le corps du moi humain peut s'arrêter.
J'en ai d'ailleurs définitivement brisé
avec l'art, le style ou le talent.
Dans tous les dessins que l'on verra ici,
je veux dire que
malheur à qui les considérerait
comme des œuvres d'art,
des œuvres de simulation esthétique de la réalité.
Aucun n'est à proprement parler une œuvre,
tous sont des ébauches,
je veux dire des coups de sonde ou de boutoir donnés dans tous les sens du hasard,
de la possibilité, de la chance, ou de la destinée.

Never more

30Cependant, l’époque de la technoscience conquérante est aussi celle où l’ontologie de l’œuvre d’art contemporain devient éminemment énigmatique — question qui ferait oeuvre par elle-même, comme avec Beuys : « Par la présente je n’appartiens plus à l’art. »

31À cet égard, la question qui s’ouvrait avec Manet est à reconsidérer au regard d’un contexte industriel qui a lui-même totalement changé. Le décrochage de la société par rapport au système technique devenu mondial est, de façon essentielle, cette « fracture esthétique » telle qu’une immense part de la société ne sent plus, nonobstant le phénomène sans précédent de consommation d’art sous mille formes. Une immense part de la société ne sent plus ce qui se produit aux extrémités de l’expérience esthétique — où la sensibilité s’invente, tandis que le marketing renforce et massifie les stéréotypes.

« Un autre monde se lève, dur, cynique, analphabète, amnésique, tournant sans raison, étalé et mis à plat, comme si on avait supprimé la perspective, le point de fuite. Le plus étrange, c’est que les morts-vivants de ce monde sont construits sur le monde d’avant : leurs réflexions, leurs sensations sont d’avant. »20

32Cette insensibilité nouvelle est tout autre chose que le décalage intempestif caractéristique de l’époque des avant-gardes issues de la modernité. C’est une fracture telle que deux sociétés au moins cohabitent désormais sur le plan esthétique.

33Il y a la société qui continue d’expérimenter, peut-être de plus en plus dubitativement et difficilement, mais en trouvant encore dans ce trouble un plaisir, sinon une jouissance, à l’épreuve des parcours éminemment singuliers qui tracent l’histoire de l’art et les œuvres.

34Et puis, il y a la société qui a perdu, peut-être à jamais, la notion même de toute expérience esthétique, parce qu’elle n’est tout simplement plus constituée par l’expérience, mais bien aliénée par le conditionnement.

35Soulignons ici que personne ne peut échapper, au moins dans ces moments que décrit Giorgio Agamben,21 au deuxième monde, tandis que, non-réciproquement, beaucoup n’accéderont plus jamais au premier.

Le devenir esthétique comme individuation psychique et collective

36Leconditionnement commeerstazde l’expérienceconstitue une nouvelle époque de l’esthétique — qui nous paraît très peu pensée, sinon aux marges, par ce que l’on appelle « l’esthétique », ou par ceux qui agissent esthétiquement à l’écart du marketing et des industries culturelles.

37L’esthétique refonctionnalisée conduit à une massification qui s’annonce dès le machinisme industriel comme synchronisation des comportements, et qui devient littéralement, avec les mass-médias, une hyper-synchronisation. Dès le XIXe siècle, ce processus de modernisation, liquidateur des traditions, engendre aussi, et comme en réaction, mais à la fois comme affirmation, une hyper-diachronisation artistique qui est bien l’exploration de nouveaux possibles de la sensibilité, d’où surgit tout d’abord la figure même de l’artiste, par exemple, Manet, et cette figure, en tant qu’affectée par un narcissisme bien spécifique, produisant ce que Bataille nomme, à propos de Baudelaire, un « moi enflé ».

38Tout se passe comme si l’hyper-synchronisation esthétique propre à ce que certains nomment à présent l’hyper-capitalisme, désormais opposée à l’hyper-diachronisation esthétique, conduisait à la fracture esthétique précédemment évoquée. C’est l’époque des industries culturelles hégémoniques, où l’art qui n’a pas encore été patrimonialisé (contemporain) devient un règne particulier, plus ou moins bien rémunéré par un marché, plus ou moins volontiers soutenu par un appareil d’État, mais qui rencontre de plus en plus difficilement ses publics parce qu’il ne peut plus les produire : l’industrie est devenue un appareil de production esthétique opposé à ses fins. Beuys est une figure particulièrement souffrante de ce fait — dont le « moi enflé » de Baudelaire est la première époque.

39La genèse de cette relation dys-chronique de l’artiste comme je à son public et à son époque peut être pensée à partir du concept de processus d’individuation psychique et collective tel que le forgea Simondon.22 Ce processus d’individuation, toujours à la fois celui d’un je et celui d’un nous, est le déploiement dynamique d’une inadéquation au sein du processus. C’est en même temps par le fait de cette inadéquation que le processus a lieu (qu’il est process, mouvement), et c’est pour compenser et réduire cette inadéquation qu’il se déroule. Le processus, en s’efforçant de réduire cette inadéquation, ne peut que la déplacer : c’est le caractère métastable du processus, qui n’est ni à l’équilibre (il atteindrait alors sa fin), ni en déséquilibre (il se détruirait par atomisation — ce qui serait aussi sa fin).

40Comme processus psycho-social, le je ne s’individue qu’à la mesure de sa participation au processus d’individuation du nous auquel il appartient. Cela ne signifie évidemment pas que l’individuation du je coïncide avec celle du nous : cela veut dire que je et nous procèdent d’un même fonds pré-individuel et que le je ne s’individue que dans la mesure où son individuation affecte l’individuation du nous et inversement.

41Cette affection, qui est une esthétique, peut être médiate ou immédiate : la réciprocité de l’individuation du je et du nous est intempestive,et c’est dans cette intempestivité que se loge l’inadéquation nommée déphasage par Simondon, et qui est le principe dynamique de l’individuation.

42Une telle inadéquation peut produire soit le sentiment de l’incommensurable et de l’excès, de l’exceptionnel en quoi consistent la surnature, le sacré ou le génial, soit le décalageentre la sensibilité constituée et son « avant-garde » out of joint. Il y a donc une nécessité du déphasage dont le désajustement et le décrochage évoqués ci-dessus sont des cas. La tension qui lie et sépare tout à la fois Manet et le « goût public » procède précisément de cette intempestivité de l’individuation moderne. Mais il y a aussi une limite à cette nécessité. Et cette nécessité et sa limite doivent faire l’objet d’une nouvelle critique,qui sera obligatoirement à la fois esthétique et politique.

Notes de bas de page numériques

1 .Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique, Aubier.

2 . Et les analyses de Bourdieu ne nous semblent pas permettre de la penser.

3 . B. Stiegler, La faute d’Épiméthée, La technique et le temps, tome 1, 1994.

4 . Cf par exemple J-M Geneste, Tristan Hordé et Chantal Tanet, Lascaux, une oeuvre de mémoire, Fanlac, 2003.

5 . Alain Badiou, Traité d’inesthétique, Le Seuil, 1998.

6 . Et c’est en tous ces sens qu’il faudrait interroger la production et ses conditions organologiques générales, et comme esthétique générale, dans « l’Empire » de Hardt  et Negri – faute de quoi les appels à la critique risquent de demeurer  très formels et sans prises.

7 . Cette question du fétichisme et du narcissisme est à la fois ce que pose et manque Slavoj Zizek dans Le spectre rôde toujours, actualité du Manifeste du parti communiste, Nautilus, 2002

8 . Cf « Au bon goût des singes », Claude-Marcel Hladik et Pascal Picq, dans Aux origines de l’humanité, Fayard, 2002. Cf aussi Gloria Friedmann et Frans de Waal, « The artist  and other  apes », Janus, 13/03.

9 . Lettre à Wilhelm Fliess du 14 novembre 1897, PUF p. 205

1 0. Paul-Laurent Assoun, « L’arsenal freudien » in Corps écrit, p. 53.  Sur ce même point, cf. également Bernard Stiegler, « Perséphone, Prométhée, Œdipe », in L’Inactuel, Calmann-Lévy.

1 1. André Holley, Éloge de l’odorat, p. 14.

1 2. C’est ce que Roger Pouivet dans son Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation, La lettre volée, 2003, nous semble à la fois mettre en relief et revendiquer, et cependant ignorer tout à fait dans ses conséquences.

1 3. Par exemple, ceux qui structurent l’organologie du harpon du chasseur de mammifères aquatiques

1 4. Le problème industriel, c’est la réalisation d’économies d’échelles. La réalisation d’un prototype d’automobile « haut de gamme », selon le directeur de la recherche et du développement d’un grand groupe automobile, est d’environ un milliard deux cent vingt millions d’euros. Or, son prix de vente au concessionnaire doit être d’environ douze mille euros. L’économie d’échelle est, autrement dit, d’un facteur dix mille.

1 5. Freud, Pyschologie des foules et Malaise dans la civilisation.

1 6. On trouvera un commentaire de ce propos par Massimo Cacciari dans La Repubblica datée du 12 décembre 2002.

1 7. Ceux de Bertrand Gille dans ses Prolégomènes à une histoire des techniques.

1 8. Comme nous l’apprend André Gorz dans l’Immatériel : le capital fonctionne dès lors « pour produire des désirs, des envies, des images de soi et des styles de vie qui, adoptés et intériorisés par les individus, les transformeront en cette nouvelle espèce d’acheteurs « qui n’ont pas besoin de ce qu’ils désirent et ne désirent pas ce dont ils ont besoin ». Dans les années 1920, Barnays « se mit à expliquer que si les besoins des gens étaient limités par nature, leurs désirs étaient par essence illimités. » « La cigarette, expliqua-t-il, était un symbole phallique et les femmes  se  mettraient à fumer si elles voyaient dans la cigarette un moyen de s’émanciper symboliquement de la domination masculine. » Lors d’un événement organisé à New York, « de jeunes élégantes, au nombre d’une vingtaine, tirèrent cigarettes et briquet de leur sac à main et allumèrent leurs symboliques freedom torches (« torches de la liberté »). La cigarette était devenue le symbole de l’émancipation  féminine. » Op. cité, pp. 64-65.

2 0.  J.-L. Godard, Histoires du cinéma.

2 1. G. Agamben, Enfance et histoire, pages 19-20, éditions PPB : « Tout discours sur l’expérience doit aujourd’hui partir de cette constatation : elle ne s’offre plus à nous comme quelque chose de réalisable. Car l’homme contemporain, tout comme il a été privé de sa biographie, s’est trouvé dépossédé de son expérience : peut-être même l’incapacité d’effectuer et de transmettre des expériences est-elle l’une des rares données sûres dont il dispose sur sa propre condition. ... Nous savons pourtant, aujourd’hui, que pour détruire l’expérience, point n’est besoin d’une catastrophe : la vie quotidienne, dans une grande ville, suffit parfaitement en temps de paix à garantir ce résultat. Dans une journée d’homme contemporain, il n’est presque plus rien, en effet, qui puisse se traduire en expérience : ni la lecture du journal, si riche en nouvelles irrémédiablement étrangères au lecteur même qu’elles concernent ; ni le temps passé dans les embouteillages au volant d’une voiture ; ni la traversée des enfers où s’engouffrent les rames du métro ; ni le cortège de manifestants, barrant soudain toute la rue ;  ni la nappe de gaz lacrymogènes, qui s’effiloche lentement entre les immeubles du centre ; pas davantage les rafales d’armes automatiques qui éclatent on ne sait où, ni la file d’attente qui s’allonge devant les guichets d’une administration ; ni la visite au supermarché, ce nouveau pays de Cocagne ; ni les instants d’éternité passés avec des inconnus, en ascenseur ou en autobus, dans une muette promiscuité. L’homme moderne rentre chez lui le soir épuisé par un fatras d’événements — divertissants ou ennuyeux, insolites ou ordinaires, agréables ou atroces — sans qu’aucun d’eux se soit mué en expérience. »

2 2.  Cf Gilbert Simondon, L’individuation psychique et collective, Aubier.

Annexes

Le Centre culturel international de Cerisy-la-Salle (Manche) accueille, du 26 mai au 2 juin 2004, un colloque sous la direction de Bernard Stiegler sur "La lutte pour l'organisation du sensible : comment repenser l'esthétique ?",  avec le concours de l'IRCAM, du CNRS, d'Art Press et des Cahiers du Cinéma.  Pour toute information sur le colloque, consulter le site http://www.ccic-cerisy.asso.fr et, plus précisément, la page http://www.ccic-cerisy.asso.fr/esthetique04.html.

Pour citer cet article

Bernard Stiegler, « L’esthétique comme arme », paru dans Alliage, n°53-54 - Décembre 2003, L’esthétique comme arme, mis en ligne le 07 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3640.


Auteurs

Bernard Stiegler

Philosophe, directeur de l'IRCAM, est l'auteur de La technique et le temps, ouvrage en 5 volumes dont le dernier paru : Aimer, s'aimer, nous aimer - du 11 septembre au 21 avril (éditions Galilée, octobre 2003)