Alliage | n°53-54 - Décembre 2003 Métallurgie - Art - Informatique 

Mitsu Edwards  : 

The Broken Jug de Frank Stella

La réalisation d’une sculpture monumentale

Plan

Texte intégral

Frank Stella est l’un des artistes américains contemporains les plus en vue. Né en 1936, il est diplômé de l’université de Princeton. Ses travaux monochromes du début des années 60 (« Black Paintings »), dans le cadre de l’abstraction géométrique, font de lui l’un des précurseurs du mouvement minimaliste. En 1969, il commença à s’écarter de la rigueur géométrique, pour présenter des toiles aux formes irrégulières. Dans les années 80 et 90, ses œuvres sortent du plan du mur et, alliant peinture et sculpture, offrent d’impressionnants reliefs. Au cours des deux dernières décennies, son travail prend une dimension proprement architecturale. Il a ainsi créé de nombreuses œuvres monumentales destinées à des  espaces publics, comme celle ici présentée, initialement conçue pour répondre à la commande d’une sorte de kiosque pour des représentations de plein air.

L’artiste américain Frank Stella a réalisé une série de sculptures par déformation et enchevêtrement de casquettes en carton estampé que l’on peut acheter pour moins d’un dollar sur les plages brésiliennes. Pour un site en front de mer aux États-Unis, l’une de ces œuvres a été transposée à grande échelle — onze mètres de haut et quinze mètres de large.

Cette métamorphose, depuis un objet qui ne se donne qu’à voir de l’extérieur vers une forme que l’on appréhende depuis l’intérieur, n’est pas aussi évidente qu’il y paraît. Le changement d’échelle et l’exposition de la sculpture aux intempéries – le site subit régulièrement des ouragans – obligent à réinterpréter l’œuvre, à la géométriser, la calculer, la consolider, la plier à un mode de fabrication industriel. Dans ce processus, la casquette d’origine est oubliée, seule subsiste la forme étrange et chaotique.

Le processus de transformation s’est déroulé entre 1998 et 2001 ; son histoire est donc une étude de cas en temps réel de l’évolution des capacités de représentation et d’analyse des outils informatiques. L’eldorado d’un développement du design interactif, virtuel et sans papier, était, pour la première fois, à portée de nos mains.

De la conception ….

Forme 

Génération de structure et génération de forme se sont imbriquées dans un processus de design itératif, tantôt physique, tantôt virtuel. La maquette en carton originelle, de la taille d’une balle de tennis, a donné naissance à une deuxième maquette, plus grande, découpée à partir d’une feuille de plastique. Dès cette échelle cependant, un support central s’avéra nécessaire pour maintenir la forme en place, mettant déjà en évidence le problème de flexibilité qu’il allait falloir résoudre dans les études à venir.

La matière plastique fut choisie pour définir la géométrie des spirales de la casquette déformée, car sa résilience sous torsion permettait d’assurer une évolution fluide des tracés courbes de la sculpture. L’épaisseur de la feuille plastique, à l’échelle, correspondait à l’épaisseur souhaitée pour les pétales.

La phase virtuelle a démarré par la digitalisation de cette maquette physique, à l’aide d’un stylus électronique lequel servit à relever les contours de l’enveloppe. Un long travail d’interprétation et de lissage fut indispensable pour parvenir à transformer le nuage de points enregistrés par le stylus en un modèle 3-D volumétrique cohérent. On utilisa le logiciel « Alias » pour cette première étape.

Stella en profita pour transformer sélectivement les surfaces gauches développables, qui résultaient par défaut de l’utilisation de la feuille plastique, en surfaces non-développables à épaisseur variable. De ce moment, la maquette physique devint caduque, remplacée par une nouvelle réalité virtuelle.

Cette mutance (morphing) continua tout au long de cette phase virtuelle, tiraillée entre l’intention exigeante de l’artiste — une légèreté chaotique — et l’obligation de résistance et de stabilité. Un dialogue entre logiciels s’est instauré pour faciliter le développement du design : Microstation pour ses capacités de modélisation 3-D volumétrique et son moteur de rendu surpuissant, et Algor pour sa remarquable maniabilité à l’égard d’analyses aux éléments finis. La compatibilité des formats de fichiers d’échange, notamment pour la transformation des splines en maillages d’éléments finis, était primordiale.

De telles géométries hyperstatiques sont relativement impénétrables à une approche schématique ou intuitive pour la détermination des efforts et des déformations. Les cheminements des forces et les distributions des contraintes internes sont trop sensibles aux moindres modifications de modélisation. En contrepartie, une foi « aveugle », sans contrôle indépendant, dans les résultats d’une analyse globale complexe, est réductrice et parfois dangereuse, puisque défauts de résistance se confondent avec défauts de maillage.

Nous avons donc procédé par étapes successives, examinant le comportement d’éléments isolés de la structure avant d’étudier leur interaction avec les éléments voisins, les modélisant par un modèle filaire avant de les transcrire en un modèle aux éléments finis surfaciques. Approfondissant progressivement de cette manière notre compréhension de l’objet structurel, nous sommes parvenus à tirer profit d’une ultime modélisation globale par éléments finis pour réaliser des économies de poids et de matière.

Sur ce projet, structure et sculpture ne font qu’un et les notions d’optimisation ou d’efficacité structurelle n’ont pas cours. Cependant, il est parfois difficile de lâcher ses propres a priori. L’une de nos premières conclusions étant que la version initiale de la sculpture n’aurait pu se tenir par elle-même sous les charges de vent prévues (jusqu’à six mille Pa), il nous incombait d’ajouter de la raideur à l’ensemble et de stabiliser les spirales contre les excitations dynamiques. Nous avons proposé l’ajout de jambes arquées surplombant la sculpture pour la tenir. Sans céder à ces tentatives de rationalisation, Stella s’en inspira, déformant et tordant les courbes des poutres triangulaires, les intégrant dans l’entrelacs des spirales. La stabilité était certes accrue, mais notre tentative de simplification avait été transformé en complexification jubilatoire…

Intéressé par la chaîne des processus qui altèrent les formes et font perdre la trace de l’origine, Stella s’est également servi des résultats des calculs informatiques pour créer de nouveaux objets. Ainsi, une famille de géométries virtuelles a-t-elle été dérivée à partir des déformées, à échelle exagérée, de la sculpture d’origine sous charges du vent.

Matériaux

En quelle matière fallait-il réaliser ce cyclone pétrifié ? Stella avait réalisé ses précédentes sculptures en bois et en matériaux composites, mais la taille étonnante de cette sculpture et la nature extrême du site ont imposé une nouvelle approche.

Il fallait assurer la pérennité en atmosphère marine, la résistance aux charges de vent jusqu’à six fois celles de Paris et une robustesse contre le vandalisme. En outre, il fallait éviter de surcharger la structure de support, à savoir les poutres d’un parking enterré. Les contraintes liées au phasage des travaux imposaient une préfabrication en atelier, il fallait donc également satisfaire à une logistique complexe de transport et d’assemblage sur site. Plus important encore pour le résultat final, il fallait choisir un matériau malléable, mais pas trop, qui se prête à des opérations de formage et d’assemblage compliquées.

Construire à cette échelle et dans ce contexte nous a obligé d’abandonner toute option en matériaux composites à base de résine-fibre de verre ou de résine-fibre de carbone. Ce sont des matériaux intrinsèquement flexibles se prêtant bien à la réalisation de formes tordues, mais les processus de fabrication et de parachèvement sont longs et leur précision, qui dépend totalement du savoir-faire artisanal de la main-d’œuvre, rend impossible un contrôle en amont. Les assemblages sur site auraient nécessité un raboutage laborieux sur site. Enfin, l’échelle de la sculpture pénalisait ce matériau en terme de flexibilité et de capacité résistante, entraînant à des épaisseurs inélégantes et anti-économiques.

La décision fut rapidement prise de réaliser l’ensemble en tôle d’aluminium, un matériau robuste, de faible densité, résistant à la corrosion, soudable et suffisamment ductile pour se plier à des formes aussi gauchies. Le principal alternatif à l’aluminium — l’acier inoxydable — était moins intéressant, non seulement en raison de son poids, mais aussi parce que son énergie de formage et sa résilience accrues rendaient plus difficiles la réalisation de courbes fluides aux tolérances serrées.

Nous avons retenu deux alliages d’aluminium : le 5083-H111 pour la tôlerie et le 6061-T6 pour les extrusions tubulaires qui délimitaient les rives externes des jambes arquées. Tous deux offrent une performance anticorrosion supérieure et des caractéristiques mécaniques intéressantes à l’état trempé ou écroui ; en contrepartie, les opérations à chaud font chuter cette résistance mécanique améliorée. Cet inconvénient nous a pénalisé dans le dimensionnement puisque la fabrication nécessitait une quantité de soudage importante et le formage des tubes nécessitait une cintrage à chaud.

La fluidité et l’homogénéité de la courbure étaient conditionnées par la facilité de formage, et donc par la minceur, des tôles qui constituaient les surfaces externes. Tous les profils ont été conçus en forme de caissons creux à tôle mince : six millimètres en règle générale, jusqu’à vngt millimètres très localement dans les zones fortement sollicitées au pied des jambes arquées. Les tôles externes sont stabilisées contre le voilement et le cloquage localisés par une ossature de raidisseurs internes qui augmente leur rigidité en torsion.

.… vers la réalisation.

En version prototype

À mi-parcours de la phase de pré-dimensionnement, Stella exprima le désir de faire fabriquer un prototype à échelle intermédiaire, pour des expositions itinérantes. Le fichier 3-D Microstation, tenu à jour en fonction des retours d’analyse, fit office de gabarit de repérage et de fabrication.

Un fabricant américain fut désigné pour la fabrication d’un prototype de trois mètres de haut, en raison de sa proximité à l’artiste. Nous aurions aimé réaliser ce prototype en aluminium, afin de mettre le retour d’expérience au profit de la réalisation en grandeur nature. Cependant, pour des raisons d’expédition et de coût, nous avons fini par le faire réaliser en matériau composite résine/fibres de verre sur support plein en mousse.

La découpe numérique de la mousse fut programmée directement à partir du fichier de définition 3-D. Ce prototype fut la première manifestation physique qui intègre les jambes arquées, bien que leur géométrie fût encore en pleine évolution.

En version définitive 

Changement d’échelle, changement d’entreprise : la réalisation finale nécessitait beaucoup d’espace d’atelier, des outils de précision industriels, des appareils de levage importants et une procédure rigoureuse de contrôle-qualité à chaque étape de la fabrication.

Le complexité des formes nous conduisit à chercher un fabricant parmi les chantiers navals, ce métier ayant une longue expérience du travail par prototypes et de la réalisation de surfaces à double courbure. Le relais fut passé à l’équipe de CMN, fabricant de navires en France à Cherbourg.

De nouveau, le CD du fichier 3-D constitua la seule pièce contractuelle. La compatibilité entre les systèmes informatiques du client et de l’entreprise devint primordiale pour le transfert des données. Par le biais du logiciel « Catia », CMN transforma les surfaces gauches volumétriques du fichier Microstation en plans de traçage. Une série de règles d’application fut établie concernant les épaisseurs de tôle par zone, le nombre et l’implantation des raidisseurs internes, les positions & les types de soudure requises.

Ces plans 3-D définissait au millimètre près les dimensions et l’emplacement de chaque tôle, l’implantation des encoches nécessaires aux assemblages internes, les rayons de courbure section par section, les usinages requis au droit des lignes de soudure, etc. À partir de ces informations, les surfaces non-développables ont été « déployées » par un logiciel spécialisé dans l’optimisation de la découpe des tôles. Le fichier résultant servit directement à l’approvisionnement et à la programmation de la machine de découpe à plasma.

Catia permettait d’extraire l’empreinte exacte de la matière obtenue à partir d’une découpe droite ou biaise, en n’importe quelle section reconstituée. Par transfert de fichiers partiels entre Catia et Algor, nous avons pu contrôler le respect des règles de fabrication et vérifier de manière précise la résistance des sections reconstituées complexes. Ainsi, avons-nous pu optimiser ensemble la nature des renforts internes aux endroits critiques, notamment aux points de rencontre des pétales et des poutres arquées.

La phase de fabrication dura huit mois, dont deux de travaux de préparation et six de travaux d’atelier. La sculpture fut subdivisée en différents éléments et sous-ensembles pour les travaux en atelier, à savoir : les pétales, leur noyau central (dit « œil du cyclone »), le bord extérieur annulaire commun à tous les pétales (dit « rim »), le podium au sol, les jambes arquées en poutres triangulaires et les appuis hémisphériques. Au fur et à mesure des opérations, les travaux sur la sculpture occupèrent progressivement une halle entière et un atelier de fabrication, et jusqu’à quatre-vingt personnes en tâches simultanées.

CMN s’engagea à respecter une tolérance millimétrique dans la fabrication de chaque sous-ensemble, ayant conclu que c’était le seul moyen de garantir l’absence totale de lignes de brisure entre sections préfabriquées. Ce pari a pour l’essentiel été tenu, grâce à la remarquable maîtrise de leur métier.

Avant de commencer la fabrication, une implantation spatiale spécifique à chaque élément fut définie à l’aide de Catia. Orientation et niveau moyen par rapport au sol d’atelier furent choisis pour faciliter les opérations d’assemblage et de soudage, et des plans tracés au sol pour assurer une implantation précise des gabarits de forme.

La fabrication de chaque sous-ensemble commença avec le montage des voiles transversaux sur la tôle de fond ; espacées de soixante centimètres environ, ceux-ci servirent de gabarits permettant de maintenir avec précision la géométrie des tôles externes. L’assemblage des tôles sur les raidisseurs se fit par soudures alternées sur les parois ouvertes, puis par soudures-bouchons sur les tôles de fermeture. Des contrôles de soudure ont été effectués selon les règles de l’art.

Dans tous les cas, les tôles subirent des transformations de mise en forme au préalable : d’abord un pré-cintrage par roulage à rayon simple, ensuite une gauchissement sur forme par vérinage ou emboutissage, la méthode de formage étant choisie en fonction du degré de déformation requis.

Les séquences de soudage ont été soigneusement étudiées pour éviter tout phénomène de bridage interne. Le bridage génère des contraintes résiduelles qui peuvent se libérer de manière imprévue aux points faibles, souvent par cloquage de la section ou arrachement d’un cordon de soudure.

Le cintrage des tubes pour les poutres triangulaires nécessitait un outillage industriel spécifique, c’est donc la seule opération qui a été sous-traitée. En l’occurrence, ce sont les tolérances de cintrage qui ont entraîné le plus de rebut.

En finition, un meulage généralisé des soudures s’imposait avant l’application d’une couche d’enduit blanc. Après meulage, les fantômes des lignes de meulage mettaient bien en évidence l’implantations des renforts internes. Cet effet imprévu plut à Stella, qui finit par abandonner l’enduit blanc au profit d’une vernis transparent.

Tout au long du processus, l’envoi par courriel de photos numériques permettait à l’ensemble des intervenants, éparpillés entre Cherbourg, Paris, Sophia Antipolis & New York, de suivre la fabrication à distance. Détails de construction et contrôle-qualité ont pu être résolus par l’annotation des photos numériques.

Le résultat de la transformation d’échelle de cette sculpture, dont l’allure nous était devenue si familière, fut toutefois une révélation. Le processus de fabrication, tant artisanal qu’industriel, a imprégné les formes d’une personnalité jusque-là absente dans la froide perfection des images virtuelles. Stella, seul, avait peut-être eu une prémonition de la beauté des entrelacs, de la puissance émanent du métal, et de l’extraordinaire énergie qui emplit son espace interne, frappant et poétique à la fois.

Pour citer cet article

Mitsu Edwards, « The Broken Jug de Frank Stella », paru dans Alliage, n°53-54 - Décembre 2003, The Broken Jug de Frank Stella, mis en ligne le 07 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3638.

Auteurs

Mitsu Edwards

Mitsu Edwards est l'un des directeurs de RFR, bureau d'ingénierie spécialisé dans le design des ouvrages combinant architecture et invention technique