Alliage | n°55-56 - Mars 2004 Dialogue transculturel 3 |  II. Modèles de la connaissance et transculturalité 

Jacques Perriault  : 

Savoir en ligne, réciprocité et bien public international

Plan

Texte intégral

Les réseaux numériques mettent désormais en contact direct des cultures reposant sur des modèles de connaissance différents. Des échanges qui s’ensuivent résulteront des savoirs qui circuleront sur des supports variés. À côté de l’imprimé traditionnel, de la cassette et du cédérom, le support en ligne constitue aujourd’hui un mode original de création, de conservation et de consultation du savoir. Comment garantir la liberté d’accès de tous à celui-ci ? L’hypothèse explorée ici est qu’il bénéficie du statut de bien public international. La notion même de savoir en ligne est encore floue, nous tenterons de mieux la cerner. Quant au statut de bien public international, c’est une notion récente, qui a émergé dans la dernière décennie, en même temps que s’élaborait une réflexion critique sur la mondialisation, telle qu’elle se profilait dans une perspective libérale. Pourquoi poser une telle question, quel en est l’enjeu ? Pour y répondre, examinons au préalable la difficile question suivante : dans quelle mesure les réseaux numériques contribuent-ils, actuellement ou potentiellement, à atténuer les déséquilibres en matière de connaissances ?

La nature complexe du savoir en ligne

Cette complexité est tout d’abord liée au statut même de la connaissance : toute information devient une connaissance dès lors que celui qui s’en saisit décide de la considérer comme telle. La pratique la plus courante sur les réseaux en ligne est l’activité documentaire, que peut exercer tout un chacun à l’aide des moteurs de recherche. Celle-ci opère à la fois dans la transmission verticale du savoir et dans son échange horizontal. Dans le premier cas, ce sont les institutions, académiques, universitaires, scientifiques, les musées, certaines entreprises, qui mettent en ligne des informations. Dans le second cas, les sites personnels les offrent, de même que les groupes de discussion où s’élaborent et se diffusent des savoirs. Dans son livre Knowledge as a global public good , Joseph Stiglitz rappelle cette parole de Thomas Jefferson, troisième président des États-Unis : « He who receives an idea from me, receives instruction himself without lessening mine ; as he who lights his taper at mine, receives light without darkening me », rappelant ainsi que celui qui transmet un savoir ne s’en prive pas pour autant. Se fondant sur deux caractéristiques du savoir, la non exclusivité et la consommation sans rivalité, Joseph Stiglitz a proposé il y a quelques années que l’on voie en la connaissance un bien public international, puisqu’elle présente effectivement ces deux traits. Le savoir en ligne possède-t-il lui aussi ces deux caractéristiques ?

Le vecteur du savoir en ligne est l’appareillage nécessaire au fonctionnement du dispositif numérique : standards, logiciels, droits d’accès notamment, et au-delà, l’infrastructure constituée de câbles sous-marins, satellites, dorsales et serveurs. Quand on parle d’internet et des avantages culturels qu’il promet, on met rarement en avant cette infrastructure, qui, en termes d’investissements financiers et d’amortissement, est hors de mesure avec les véhicules classiques de la culture que sont l’édition et l’audiovisuel. On peut lire et regarder un film n’importe où dans le monde, sans convoquer pour autant des bateaux poseurs de câbles en fibre optique ni des fusées spatiales, ce qui est le cas pour Internet. Or, c’est là que le bât blesse. De récentes faillites retentissantes, notamment celle du consortium Global Crossing, qui détenait plus de cent mille milles de câbles optique sur la planète, nous alertent sur la fragilité des réseaux numériques gérés par des entreprises privées, dès lors que les investissements qui les ont constitués ne sont pas amortis grâce à un trafic suffisant.

Aussi bien, devrait-on s’interroger d’urgence — si ce n’est déjà fait — sur les parts respectives des investissements publics et privés dans ces infrastructures, de façon à en évaluer les externalités, c’est-à-dire les coûts et avantages qui retomberont sur les pays tiers. Global Crossing a été racheté en février 2002 par une firme singapourienne, ce qui, au passage, marque le démantèlement partiel de la stratégie de communication planétaire qu’avait mise en place l’administration Clinton. Il est difficile de dire aujourd’hui que cette firme réussira mieux dans ses retours sur investissement, alors que la presse spécialisée admet que le câblage de la planète n’est utilisé qu’au dixième de ses capacités. On ne peut donc écarter a priori le scénario d’un Internet détraqué, qui mettrait en péril l’émergence de ces nouvelles formes de construction des savoirs en ligne.

Une autre caractéristique spécifique du savoir en ligne est qu’il comporte, du fait de sa gestion numérique, une part très importante de formats et de procédures. Il n’y a pas d’écran possible sur le web sans html ou xml ni de communications sans tcp/ip. Mais ce n’est pas tout : rechercher une information, explorer les liens affichés par un écran, construire son propre site, lire des menus déroulants, explorer des arborescences sont des opérations relèvant d’un ensemble fonctionnel qui a germé et s’est développé dans la culture occidentale. La procédure, cette suite ordonnée d’opérations effectuables, destinée à résoudre une classe de problèmes est un acte culturel qui ne va pas de soi, car il suppose une dissociation délibérée de la forme et du sens pendant le temps de l’action. Or à respecter des formats contraignants, n’y a-t-il pas une limite à l’expression et à la construction de savoirs, dans lesquels interviennent bien d’autres facteurs que la formulation sur écran dont  semble se contenter maintenant l’Occident ?

Telle une noix de coco, le savoir est entouré dans les réseaux numériques d’une coque dure. Considéré de cette façon, le savoir en ligne est une activité permanente à distance d’échanges personnels et collectifs, de consultations, de mise à jour de bases de cours et de documents en vue d’apprentissages, recourant à des formats et à des procédures normalisées, qui supposent le bon fonctionnement de l’infrastructure physique des télécommunications sur la planète. Cette définition appelle quatre commentaires :

— l’accès au savoir en ligne intègre progressivement des techniques jusque-là distinctes d’apprentissage, de recherche d’information et de gestion des connaissances. Si, en effet, l’on se documente et si l’on tente de localiser des sources de savoir, c’est bien pour construire des connaissances ;

— le savoir en ligne est un ensemble complexe et non classable de notions, présentées toutefois selon des formats et gérées par des procédures normalisées ;

— le savoir en ligne est un savoir conditionnel, en tant que soumis à la condition de fonctionnement du dispositif numérique. Cette condition le rend fragile parce que soumis à des pannes possibles et très probablement à des restrictions d’accès dans l’avenir, par la transformation d’une partie du réseau public en réseaux propriétaires, c’est-à-dire nantis d’un code d’accès et d’un droit de péage. Cette fragilité devrait conduire à envisager des dispositifs alternatifs. Ainsi, le Consorzio Nettuno, en Italie, qui recourt à la télévision numérique par satellite et à internet, envisage-t-il actuellement le téléchargement par satellite sur un ordinateur de la séquence d’interactivité pour une formation. Internet n’est pas toujours indispensable. De plus, un tel agencement autorise la desserte de formation dans des zones dépourvues d’internet, et rappelle que la télévision et la radio sont toujours des moyens disponibles ;

— l’existence d’un savoir disponible en ligne ne dispense pas pour autant d’organiser les conditions de sa consultation en créant des lieux d’accès public, en gérant le rapport collectif d’apprentissage, et en installant à cet effet les médiations humaines nécessaires.

La demande

La demande de savoirs dans le monde est immense, et le déséquilibre des formations s’inscrit dans le déséquilibre général des flux d’information, qu’a souligné Joseph Stiglitz. Les pays du Sud sont à la recherche dans l’urgence de palliatifs, sinon de solutions, pour que leurs ressortissants accèdent au savoir. Les deux moteurs de cet intérêt sont l’insuffisance des moyens pour mettre en place une politique locale et l’émergence de pratiques spontanées d’accès à distance aux sources de savoir.

L’insuffisance des moyens

Le taux de scolarisation souvent très faible dans certains pays défavorisés s’aggrave sans cesse pour les pays à démographie galopante. L’Algérie voit ainsi cent dix mille jeunes arriver chaque année au niveau de l’enseignement supérieur sans que des structures universitaires soient là pour les accueillir. Il ne lui est guère possible de construire des universités en proportion. Des pays tels que la Turquie ou la Thaïlande se sont tournés vers la formation à distance donnée par des universités étrangères, selon la Banque mondiale,  pour près de la moitié de leurs effectifs. Il est compréhensible que les États dont les budgets éducatifs sont faibles, aient la tentation de se tourner vers l’accès au savoir en ligne. Ceci constitue une première raison de s’intéresser à la nature du savoir en ligne, car, par le truchement des réseaux numériques, la politique publique d’un État peut opter pour la fourniture de savoir à distance en se raccordant à des sources privées ou publiques. Aussi, à partir de 1998, a-t-on assisté à la constitution d’une offre considérable de formations sur Internet, proposées aussi bien par des partenariats d’universités que par des firmes commerciales. Mais il semble bien que cette offre ait fait long feu, car il ne suffit pas de réaliser des écrans présentant des contenus pour que ceux qui les regardent reçoivent pour autant une formation.1 La relance de l’apprentissage à distance passe notamment par l’analyse et la conception de dispositifs globaux où les réseaux numériques ne se substituent pas à l’intervention humaine mais sont là, au contraire, pour en accroître l’efficacité.

Les pratiques spontanées d’accès au savoir

La scolarisation connaît des limites qu’Ivan Illitch avait déjà soulignées dans les années soixante-dix, en matière de financement et de formation des maîtres, notamment. L’éducation risque aujourd’hui de se développer autrement, car les réseaux numériques fournissent de grandes opportunités aux initiatives locales les plus diverses d’accès au savoir, individuelles ou collectives. Cette forme spontanée d’apprentissage n’est pas encore bien comprise. Elle s’inscrit sans exclusive dans un rapport vertical aux sources académiques, et dans un rapport horizontal, au moyen duquel individus et groupes échangent ou construisent ensemble des savoirs. De nombreux chats et groupes de discussion thématiques autorisent de telles pratiques. Et il arrive fréquemment que des gens qui se construisent eux-mêmes un programme d’accès au savoir combinent à leur guise rapport vertical et rapport horizontal. J’ai eu l’occasion d’observer de tels comportements, surtout chez des personnes jeunes qui se sont ainsi construites un cursus de formation aux techniques de gestion d’internet.

L’hybridation de l’offre et de la demande de savoirs

Selon certains auteurs, comme Gary Shank, la construction horizontale de savoir devrait mettre en question les frontières disciplinaires. C’est déjà le cas lorsque l’action collective produit un nouveau savoir mis à la disposition de tous. Un cas très intéressant est celui des logiciels ouverts et du langage informatique Linux, de plus en plus utilisés pour la formation à distance. Bien que distants les uns des autres, des informaticiens programment ensemble, échangent des logiciels qui deviennent des services offerts gratuitement à tous, dans notre domaine, par exemple, des plateformes pour mettre des cours en ligne. Ces programmeurs constituent des communautés de pratiques grâce à internet. Selon Etienne Wenger, de telles communautés supposent un engagement mutuel, une entreprise commune et un répertoire partagé autour d’une pratique.2 L’engagement mutuel se construit par détermination progressive d’une action dont le sens résulte de négociations entre ceux qui y participent et aboutit fréquemment à une véritable collaboration. Collaboration est autre chose que coopération. La coopération est la gestion d’une action commune par plusieurs partenaires qui apportent chacun leur contribution, tandis que la collaboration suppose un travail approfondi d’élaboration, de tests et de discussions pour mener à bien une entreprise commune. Cette collaboration suppose un équilibre constant de l’implication des partenaires exigeant la réciprocité.

L’entreprise commune est le programme d’activité que les membres ont déterminé et le répertoire partagé est l’ensemble des outils, instruments, logiciels dont ils se servent. L’affinité joue un rôle fort dans l’organisation de ces communautés qui partagent un bien commun, qui se développent dans et hors des organisations, qui s’auto gèrent et qui constituent une base et une mémoire de savoirs. On ne peut écarter aujourd’hui l’hypothèse qu’une nouvelle cartographie du savoir révèlerait un paysage marqué de nombreuses ocellations constituées par des communautés de pratiques. Quelques études empiriques en cours à propos des sites personnels confirment cette impression. Très nombreux aujourd’hui, les sites personnels sont tout autant visités par les moteurs de recherche que les grands sites ayant pignon sur Web. Ces moteurs sont devenus tellement puissants aujourd’hui qu’ils vont jusqu’à chercher des informations dans les ordinateurs des particuliers connectés, comme s’en est excusée récemment la firme qui gère le moteur Google.

Les quelques études morphologiques portant sur les liens et les renvois qu’offrent ces sites avec d’autres sites personnels suggèrent des constructions de galaxies thématiques. Les réseaux numériques ont ainsi grandement favorisé les initiatives à la périphérie des institutions et des entreprises. Internet de ce point de vue fonctionne à la manière d’un révélateur photographique qui met en évidence les aspirations, les attentes, les pratiques, philanthropiques ou marchandes, conformes ou contraires aux bonnes mœurs, universalistes ou particularistes dans leurs formes de pensée. Le Tiers instruit, pour reprendre l’expression de Michel Serres, se manifeste ainsi sous la forme d’un manteau d’Arlequin dont la texture et les motifs restent à découvrir. Encore faut-il s’y mettre et engager un programme ambitieux d’analyse des clichés que nous révèle internet.

Le savoir en ligne en tant que bien public

Quelles que soient ses imperfections et ses défauts, la nébuleuse du savoir en ligne est un phénomène dynamique en devenir dont on peut augurer qu’il rendra de grands services à l’humanité dans le long terme. Il convient en effet d’avoir la patience de laisser au temps le soin de permettre aux usages sociaux de se stabiliser. L’impatience actuelle de bien des porteurs de projets est en synchronie avec le taux de renouvellement des technologies, la loi de Moore, selon laquelle la puissance d’un ordinateur double tous les dix-huit mois, et des logiciels, ce qui convient parfaitement à l’industrie mais laisse bien des gens sur le bord du chemin. Cette impatience a été, est et sera cause de bien des échecs d’universités virtuelles, en raison d’une précipitation provoquée par le mythe ou la perspective de profit, qui est allée jusqu’à faire oublier à certains de ces promoteurs, même dans les entreprises, d’identifier au préalable les clientèles et leurs besoins. Les rythmes du développement éducatif, plus lents que ceux de la technologie, exigent que les dispositifs aient le temps de se mettre en place et de se caler pour des populations qui aient, elles aussi, le temps de déterminer leurs besoins et leurs contributions.

Ceci est une première considération. La seconde est de prévenir le risque de détérioration partielle et de privatisation d’usage des réseaux numériques, évoqué plus haut. Ces deux raisons amènent à considérer le savoir en ligne, à l’instar de la connaissance, comme un bien public international. Les critères de non exclusivité et de consommation sans rivalité peuvent s’exercer ici de plein effet. La mise en évidence des investissements publics dans les infrastructures numériques, câbles, satellites, serveurs, ainsi que dans les programmes académiques et universitaires de mise de cours en ligne, comme,  en France, les incitations de l’Éducation nationale à la création de campus numériques, devrait éclairer l’opinion internationale sur la contribution de la puissance publique à la création d’un tel bien. Le même exercice sera sans doute très éloquent au niveau de l’Union européenne, qui investit des budgets considérables dans le projet d’une Europe de l’information. Le statut de bien public international ne concerne pas l’ensemble des informations et des savoirs en ligne et n’est pas automatique. La mise en ligne est un acte technique, volontaire et coûteux d’investissement dans la diffusion de la culture. Cette qualification serait décidée par les États, par organisations internationales, des organismes privés s’engageant à respecter les principes suivants : 1) un principe d’altérité, l’aide aux pays défavorisés est prioritaire, 2) un principe d’inaliénabilité, l’organisme s’engage à rendre ce savoir inaliénable et à le mettre à jour, 3) un principe de co-développement, favoriser la réciprocité des productions et des utilisations de savoirs entre pays favorisés et pays défavorisés.

La politique de l’Union européenne de dispense du savoir par les ntic, depuis les programmes comett et delta de la fin des années quatre vingt, illustre la pertinence de la notion de « bien public régional », proposée par Lisa Cook et Jeffrey Sachs.3 Région est entendu ici au sens de cadre géo-politique de la régionalisation de l’économie mondiale. Ces deux auteurs plaident pour cette entité, parce que les régions du monde ont des besoins spécifiques et qu’il est nécessaire de coordonner les apports régionaux aux biens publics mondiaux. Ce palier intermédiaire paraît un préalable à la mondialisation, encore que les tenants de cette dernière refusent cette étape. La grande désillusion, le dernier ouvrage de Joseph Stiglitz,4 qui connaît bien le problème de l’intérieur, pour avoir été vice gouverneur de la Banque mondiale, devrait aider à la prise de conscience de la nécessité d’autres stratégies. Un projet de normes ouvertes européennes pour l’accès au savoir en ligne illustre cette notion de bien public régional.

Des normes européennes pour l’accès au savoir en ligne

Un travail international est en cours ux fins d’établir des standards pour l’apprentissage à distance à l’aide des réseaux numériques. Conduit dans le cadre de l’iso (International Standards Organization), il a pour objectif de faciliter la communication entre les divers dispositifs de formation en ligne. Plusieurs systèmes sont aujourd’hui en lice pour préfigurer celui qui devrait être retenu à l’issue des négociations en 2003. Certains de ces systèmes comprennent des architectures très élaborées et des protocoles de mise en œuvre qui supposent beaucoup de moyens humains et logiciels pour y parvenir. Autrement dit, seules de puissantes organisations industrielles se réserveraient ainsi la capacité quasi exclusive de  mettre de la formation en ligne. La commission française de l’afnor, correspondante de l’iso, a entrepris une réflexion sur ce sujet avec l’Association des universités Françaises, l’Unesco et le ministère français de l’Éducation nationale. Il a été récemment décidé de proposer à l’Union européenne la constitution d’un groupe ad hoc au sein du Comité européen des normes (cen), qui produirait un ensemble de normes transparentes, ouvertes et flexibles. Ces normes refléteraient les styles pédagogiques à l’œuvre dans les pays de l’Union européenne. Elles prendraient la forme de learning object metadata (lom),5 c’est-à-dire des ensembles de méta-données décrivant un cours, notamment : identifiant, titre du cours, référence dans un catalogue, langage utilisé, description, cycle de vie du cours et information sur la structure du système d’information.

En outre, la dynamique de développement des logiciels ouverts — c’est-à-dire non protégés par des brevets — est intervenue dans ce champ de pratiques. Les logiciels ainsi rédigés présentent, outre leur performance, les avantages d’être d’utilisation et de diffusion libres et modifiables par ceux qui s’en servent, car le code source en est accessible à tous. De plus, ils n’engendrent que peu de transferts de fonds d’un pays à un autre, ce qui est le cas, par contre, lorsqu’une entreprise d’un pays acquiert un logiciel étranger. Plusieurs plateformes ouvertes pour la gestion de logiciels pédagogiques sont déjà utilisées. L’hypothèse est ici que les équipes européennes constitueront ainsi un ensemble européen de formats en vue de constituer des objets de savoir librement accessibles en ligne.

Il va de soi que transparence, plasticité et gratuité conviennent à l’éducation et à la formation et, en particulier, aux pays en voie de développement, où des communautés de rédacteurs et d’utilisateurs de logiciels ouverts se développent à grande vitesse. Notre laboratoire est en relation à ce sujet avec des équipes de Tunisie, du Maroc, du Sénégal et de Côte d’Ivoire. En tant que telles, elles réalisent un bien public régional, au sens où nous l’avons entendu plus haut. De la même façon, d’autres aires culturelles, le Maghreb, l’Afrique noire, sont en train de produire de tels biens publics. Les échanges constants sur ces questions devraient permettre à chacun des partenaires de mieux cerner l’identité culturelle des autres dans une dynamique où s’exerce la réciprocité. Il serait souhaitable, mais peut-être est-ce déjà le cas ?, que d’autres régions du monde, l’Amérique latine, la Chine, par exemple, mettent en évidence par le jeu de telles normes ce qui constitue le propre de leur génie culturel et pédagogique. L’Unesco, en tant qu’instance de régulation, devrait promouvoir la réflexion sur le « bien commun mondial » auquel devrait concourir une société du savoir (knowledge society) digne de ce nom,6 en favorisant la diffusion des logiciels ouverts pour l’accès au savoir en ligne. Certains ne suggèrent-ils pas de fusionner l’Organisation mondiale de la Propriété industrielle avec cette organisation ?

Le chantier en cours du projet Avicenne, patronné par l’Unesco et financé par l’Union européenne, pourrait constituer à cet égard une expérience de choix. Ce projet a pour objectif de créer une université à distance entre des pays du pourtour méditerranéen, européens, africains et moyen-orientaux. Les travaux préparatoires ont montré une forte inclination à l’exercice de la réciprocité dans les échanges. Les normes et standards qui seront utilisés, de même que les passerelles établies entre les divers protocoles pédagogiques constitueraient un autre type de bien public régional, euro-méditerrannéen celui-ci.

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Qualifier de bien public international le savoir en ligne fait intervenir de façon organique le projet intellectuel de développement de la connaissance réciproque, dans le débat sur la mondialisation, notamment sur des perspectives de coopération internationale entre régions économiques et culturelles de la planète. La conception exposée ici implique l’exigence du maintien en l’état par la puissance publique des bases matérielles, en l’occurrence les infrastructures de radio, de télévision et de télécommunications, qui en autorisent le fonctionnement. Elle permet d’engager la réflexion sur des politiques de tarification des prestations de savoir en ligne, que devraient respecter les industries concernées dans ce secteur d’activité. Elle incite enfin à intégrer l’accès au savoir en ligne dans des dispositifs incluant des médiateurs humains et des lieux d’accueil, préfigurant ainsi de possibles modèles pour le développement durable. Il serait important que cette question soit débattue lors du sommet mondial de la société de l’information qui s’est tenu à Genève en décembre 2003, sous les auspices des Nations unies.

Notes de bas de page numériques

1 . Jacques Perriault, L’accès au savoir en ligne, Paris, Odile Jacob, à paraître.

2 . Etienne Wenger, Communities of practice, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

3 .  Inge Kaul, Isabelle Grunberg, Marc Stern, Les biens publics à l’échelle mondiale, La coopération internationale au XXIe siècle, PNUD, New York, Oxford, Oxford University Press, 1999.

4 . Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002.

5 . J.M. Saillant, Henri Hudriser, Michel Arnaud, Eric Lazardies, Afsa Zaoui, Laurent Romarie, Jacques Perriault, L’impact de la normalisation sur els dispositifs d’enseignement, Paris, GEMME, février 2002.

6 . Philippe Quéau, La planète des esprits. Pour une politique du cyberespace, Paris, Odile Jacob, 2000.

Pour citer cet article

Jacques Perriault, « Savoir en ligne, réciprocité et bien public international », paru dans Alliage, n°55-56 - Mars 2004, II. Modèles de la connaissance et transculturalité, Savoir en ligne, réciprocité et bien public international, mis en ligne le 06 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3618.

Auteurs

Jacques Perriault

Professeur à l’université Paris-10 Nanterre