Alliage | n°55-56 - Mars 2004 Dialogue transculturel 3 |  I. L'identité européenne dans le dialogue transculturel 

Imtiaz Ahmad  : 

L’identité  musulmane en Inde

Plan

Texte intégral

« L’histoire des relations hindou-musulmanes se teinte de différentes nuances selon la couleur des lentilles à travers lesquelles on la regarde. Pour l’historien libéral ou orienté à gauche, l’histoire baigne dans l’éclat rosé de l’âge d’or précolonial où prédominait l’amitié hindou-musulmane. Ces conteurs disent l’histoire de la constitution et de l’épanouissement d’une tradition culturelle composite, particulièrement dans les domaines de l’art, de la musique et de l’architecture. Cette vision laisse peu de place au conflit intercommunautaire. Pour les nationalistes conservateurs hindous et les fondamentalistes musulmans, le mélange du safran hindou et du vert musulman ne forme pas un rose pâle, le fossé entre les deux communautés est une donnée fondamentale de l’histoire indienne. »
Kakar, 1997 : 19-20

Introduction

Nous traversons une période de grandes mutations qui dépasse de très loin le passage d’un millénaire à un autre. Le concept même de changement, et pas seulement la manière dont sa évolue signification, est incertain. Les débats de la fin du vingtième siècle n’ont pas rendu plus claires les façons de négocier le changement en vue de dominer notre terreur de la destruction...

Les événements du 11 septembre ont démontré que le phénomène de polarisation et la violence nous conduisent sur une voie aussi douloureuse que dramatique. Ils ont mis à nu la vulnérabilité d’un des États les plus puissants du monde, le dépouillant de son aura et de sa substance d’invincibilité sous-entendue dans le terme superpuissance. Ils ont aussi révélé que les sociétés démocratiques libérales sont menacées par les périls de la violence politique. La polarisation elle-même est issue des politiques d’exclusion inhérentes à la nature inégalitaire du monde dans lequel nous vivons. Il est donc important de revisiter et d’explorer les moyens de diluer cette polarisation ainsi que la violence et le conflit qui lui sont intrinsèques. Nous devons accélérer la construction d’une communauté humaine pacifique acceptant tous les peuples en son sein.

Jamais encore, dans ces temps modernes, nous n’avions eu à ce point le sentiment que les cultures et les institutions traditionnelles sont menacées par les mutations technologiques et l’expansionnisme commercial. En même temps, nous ressentons profondément que le processus historique de changement est différent aujourd’hui de celui qui, dans le passé, a façonné le cours de l’histoire humaine.

Au long de l’histoire, chaque fois que les cultures sont entrées en contact, les collisions qui en ont résulté ont suscité des étincelles de communication. Parfois, un respect salutaire pour la diversité qui s’en est suivi, les membres de chaque culture s’étant enrichis mutuellement, construisant ensemble dans la foulée des cultures composites. Mais en de nombreuses autres occasions, le contact a mené à l’intolérance, et même au mépris. Quand les partisans d’un groupe quel qu’il soit adopte le point de vue ethnocentrique selon lequel ses valeurs sont intrinsèquement supérieures à celles des autres, il en résulte une animosité et un irrespect pour les différences entraînant fréquemment le choc, le conflit et la violence armée.

Deux compétitions se disputent le chemin entre le monde tel qu’il est et le monde de demain. La première est la course entre savoir et oubli. L’ignorance fait obstacle au progrès global et à la justice. Les avancées de la science et de la technologie vont bien plus vite que la résolution des problèmes sociaux et politiques qu’elles ont engendrés. Le challenge ultime pourrait bien être de construire un savoir qui permette d’aborder et de résoudre ces problèmes. « La fission de l’atome, a prévenu Einstein, a tout changé, sauf nos modes de pensée, nous allons donc droit vers une catastrophe sans précédent. » À moins de changer résolument nos attitudes les uns envers les autres, ainsi que notre manière de concevoir l’avenir, nous nous dirigeons vers un désastre sans précédent.

Si le monde veut se forger un avenir meilleur, il doit développer un savoir plus élaboré. Une telle élaboration exige de voir le monde plus seulement comme la somme d’éléments individuels, mais aussi comme un tout. La société, quant à elle, doit avoir une visée inclusive et être en harmonie avec ses différents constituants. Nous devons lutter contre la tentation de regarder les autres à travers notre propre image et de projeter sur eux des objectifs et des valeurs qui sont les nôtres. Nous devons rejeter la croyance en une formule magique pour des lendemains meilleurs, et résister à une approche de la réforme centrée sur un problème unique. La tolérance, et même la recherche de l’ambiguïté, doivent être encouragées. La deuxième course voit s’affronter l’exclusion et « l’inclusion » à de multiples niveaux. L’inclusion est recherchée et pratiquée au niveau global, au niveau des relations interétatiques, mais surtout, au sein de la société, des communautés, et même de la famille.

Pour avancer dans cette direction, nous devons prêter une attention plus grande à la manière dont on impose aux gens des identités sans nuances et prétendument supérieures. Nous sommes susceptibles d’être classifiés selon des systèmes de répartition concurrents : par nationalité, lieu de vie, classe, profession, langue, l’appartenance politique, etc. ; par ailleurs, chacun de ces critères présente pour nos vies un intérêt restreint. Alors que beaucoup d’importance a été attribuée aux catégories religieuses, on ne peut en attendre qu’elles oblitèrent d’autres distinctions ; encore moins y voir un critère pertinent de classification des humains sur la planète. Aujourd’hui fréquemment invoquée, la classification récente selon le critère de civilisation, avec ses conséquences profondes sur les attitudes et la politique, fait concurrence à la division selon l’appartenance religieuse. Parler du « monde islamique », du « monde hindou » ou du « monde chrétien » revient déjà à réduire les individus à une seule de leurs dimensions.

À l’origine de la thèse annonçant un choc des civilisations, se trouve la présomption que les peuples peuvent être catégorisés en fonction d’un système de partition unique et valable pour tous. Cette vision, qui prône particulièrement la catégorisation, va à l’encontre  d’une appréhension d’un monde où dominent la diversité et les différences. Et en effet, le principal espoir d’harmonie dans le monde contemporain réside dans la pluralité de nos identités. Ces identités plurielles se recoupent en partie et contribuent à empêcher des divisions de se crisper à partir d’un unique système de catégorisation. Une diversité multiforme peut être unificatrice, là où un système unique et englobant de division échoue à l’être. Nous allons porter notre attention sur ce mode de classification à orientation unique à travers deux exemples : les relations intercommunautaires dans le contexte sud-asiatique et le cas de l’Islam en Europe.

Antécédents historiques

Deux perspectives contradictoires sont liées au conflit fondamental qui oppose le « nous » aux « ils » dans le contexte des religions traditionnelles en Inde. L’une est qu’il y a une distinction fondamentale entre, d’une part, les traditions religieuses indigènes, qui peuvent être, dans le meilleur des cas, tenues pour des ramifications de l’hindouisme et, d’autre part, les traditions religieuses exogènes ayant réussi à s’établir sur le sol indien. Une deuxième distinction sépare entre elles les traditions religieuses exogènes. Les unes sont parvenues à établir une relation pacifique et bienveillante avec la tradition dominante hindoue, et ses fidèles sont tolérés et acceptés sans conflit social apparent. Les autres entretiennent avec la tradition dominante hindoue des rapports de confrontation et de conflit. Ses fidèles sont tolérés, mais pas acceptés. Le zoroastrisme et le judaïsme entrent dans la première catégorie. L’islam et le christianisme, dans la seconde.

Ce mode de classification des religions pose certaines questions non résolues. On peut ainsi se demander dans quelles circonstances a vu le jour cette classification en deux catégories, et si elle dérive de l’antiquité ou est une invention récente.

Les évidences sociologiques permettant de résoudre la première question sont inexistantes jusqu’à aujourd’hui ; les preuves historiques au sujet de la seconde sont remarquablement maigres. Par conséquent, nous nous trouvons dans la position inconfortable de travailler à partir de peu et d’employer ces classifications sans être certains de leur validité sociologique et historique. Nous sommes dans la position peu enviable d’avoir à accepter inconditionnellement ces classifications ou à les rejeter selon des a priori idéologiques ou émotionnels. La littérature traitant de ce sujet a donc raison de suggérer que le choix ne se pose pas vraiment entre différentes constructions du conflit opposant nous et eux. Nous devons en fait choisir entre diverses positions idéologiques ou émotionnelles.

Des éléments épigraphiques ou littéraires ont été récemment mis au jour par des historiens des périodes anciennes. Ils sous-entendent que l’idée d’une construction des traditions religieuses réalisée dans les termes soit d’une tolérance mutuelle (comme celle présumée entre Paris et les juifs d’un côté, les hindous de l’autre), soit d’une confrontation (comme celle censée opposer les hindous aux musulmans et aux chrétiens) ne remonte pas aussi loin que les périodes antique ou médiévale. La terminologie relative à ce type de classification dichotomique n’apparaît pas avant la période médiévale tardive. Par exemple, Chattopadhya a récemment démontré, par une analyse de la terminologie des textes sanskrits du sixième au treizième siècle, qu’il n’y a aucune occurrence des termes génériques désignant aujourd’hui les musulmans (les chrétiens entrent en scène bien plus tard). On trouve cependant dans ces sources des termes et des concepts liés à l’Islam « au moins depuis le milieu du treizième siècle », Chattopadhya écrit :

 « On trouve des preuves d’une familiarité avec le terme Musalmana  (« celui qui se soumet à Allah »), et de concepts relatifs à la pratique de l’Islam. Mais ces occurrences sont extrêmement rares, alors que des termes génériques désignant des étrangers dans des temps plus éloignés sont appliqués sans la moindre modification aux nouveaux arrivants. Le fait qu’un terme soit, de manière générale, absent des sources écrites ne constitue pas véritablement une preuve qu’il est inconnu. D’un autre côté, il peut être intéressant de se demander pourquoi, si un terme tel que Musalmana était connu, son usage demeurait restreint.  L’usage ou le non-usage de mots particuliers, ainsi que les façons de les utiliser, nous informent sur des façons d’être » (1998 :29).

Quatre catégories de noms étaient d’usage commun. Noms ethniques, dérivés de noms tribaux ou communautaires, noms dérivés du pays d’origine, noms honorifiques, et noms génériques signalant déjà les étrangers. Chattopadhyaya avance également que ces termes étaient d’usage commun et ne semblent pas avoir évolué dans le temps.

Les sources épigraphiques et littéraires sanskrites montrent également que lorsque des mots tels tajika, saka, yavana ou mleccha interprétés par la suite comme des représentations haineuses et excluantes des musulmans, entrèrent dans l’usage, ils ne véhiculaient pas le sentiment de l’apparition d’un ennemi unique et commun à tous. On pourrait plutôt dire que ces termes figuraient en bonne place parmi d’autres participants à une situation de compétition intense et continue. Chattopadhyaya écrit :

« La description des Turuskas/Sakas/Mlecchas comme portant sur leurs épaules le grand fardeau de la Terre (mahabhara) au point de soulager Vichnou de ses inquiétudes correspond à une forme de représentation. Dans une représentation différente, ils deviennent eux-même le grand fardeau de la Terre, et le seigneur qui les soumet devient alors comparable à Vichnou : c’est un renversement complet de la première version» (1999 : 55).

Ce revirement semble lié à la perception d’un changement de l’ordre du monde, à une prise de distance d’avec de ce qui est familier et précieux. À d’autres moments, il s’agit d’une soumission au principe de réalité, à d’autres moments encore, d’une action positive. L’attitude consistant à céder à ce qui est perçu comme un changement de l’ordre des choses est assimilé, avec un grand pathos et avec foi, à un miracle » (Chattopadhyaya, 1998 : 55).

Des éléments littéraires et épigraphiques similaires, provenant de sources arabes et persanes, attestent l’absence relative d’une représentation essentialiste des hindous en tant que communauté ou groupe religieux réifié. Il est depuis longtemps établi que le terme hindou, plus tard utilisé pour décrire l’hindouisme et les hindous, désignait à l’origine les peuples vivant de ce côté de la rivière Sindh (Sindhou). Il s’appliquait donc à tout un peuple, plutôt qu’aux adhérents à une foi particulière. L’autre tendance prédominante était de désigner ceux qu’on appela ensuite hindous et musulmans par leur appartenance à une caste, ou à une communauté ethnique ou sectaire. Par suite, nous tombons sur des références  à  des brahmanes, des rajputs, des syeds, des sheikhs, etc. décrits comme des castes ou des groupes ethniques plutôt que des membres d’une communauté religieuse hindoue ou musulmane. Nous devons noter, à la suite de Schermerhorn, que les hindous et les musulmans ont combattu plus de guerres côte à côte que les uns contre les autres (1973).

À partir du treizième siècle, les représentations côté musulmans commencèrent à se modifier à l’image de ce qui s’était produit côté hindou. Muzaffar Alam a récemment avancé que ces représentations extrêmement diffuses, caractéristiques de la première période médiévale, commencèrent à s’effondrer sous le poids de plus en plus lourd de la lutte pour le pouvoir et la souveraineté. « Les musulmans lettrés moyens, écrit Alam, croyaient que l’islam et l’hindouisme  appartenaient à deux traditions radicalement différentes et que ces deux jumeaux ne pourraient jamais se rencontrer » (1989 :51). Il est clair que ces mutations des représentations et perceptions de soi résultèrent d’une révolte sociale précipitée par les changements de souveraineté et de relations de pouvoir.1

Construction des traditions religieuses

Le colonialisme apporta à la fois le cadre et les techniques permettant de consolider ces représentations et perceptions de soi émergentes. Lors de sa marche en avant dans les différentes parties du monde, le colonialisme rencontra la plus forte résistance. Chez les musulmans, en comparaison, son avancée en Inde fut relativement fluide et facile. En effet, en Inde, l’expansion coloniale fut pour beaucoup plus ou moins la bienvenue, dans la mesure où elle offrait la promesse d’une libération de la longue domination musulmane. Ces éléments ont permis de définir le cadre de base dans lequel se sont inscrites les représentations subséquentes des traditions hindoues et musulmanes et de leurs adhérents respectifs. L’érudition orientaliste, dont l’émergence coïncide largement avec l’expansion coloniale, vint à point nommé constituer un réservoir de ressources théologiques susceptibles de servir à l’élaboration et à la modification des représentations. Parce que le colonialisme rencontra une âpre résistance dans le monde musulman, on se représenta les musulmans et l’Islam comme résilients, intolérants et agressifs. Au contraire, les hindous passaient, dans les représentations, pour accommodants, tolérants et non violents. Cette essentialisation des représentations, avec, d’un côté, les hindous, de l’autre, les musulmans, fut encouragée par les perceptions coloniales de la société indienne.2 Au mépris des profondes divisions internes des deux communautés, caractérisées par de sérieux conflits relatifs aux statuts sociaux, intérêts économiques, divisions sectaires et doctrinales.

Une fois le cadre général posé de manière à ordonner représentations et identités en fonction d’une dualité hindous/musulmans, tout le reste suivit aisément. Le savoir théologique fut exploité pour démontrer que ces représentations se fondaient sur des fondamentaux religieux propagés par les deux traditions. Du côté hindou, adaptation et tolérance furent rapportées à la doctrine diffuse censée le caractériser. En premier lieu, il n’existait pas, au sein de l’hindouisme, une théorie ou une pratique bien délimitées. La culture des basses castes incorporait différentes sortes de dévotions et de pratiques, différentes de celles des hautes castes ; cela menait à créer une dichotomie fondamentale entre les notions de l’hindouisme sanskritique et de l’hindouisme populaire. En deuxième lieu, cet aspect diffus ne relevait pas seulement d’un cas classique de dualité entre une grande et une petite tradition. Le schéma était complexifié, dans le cas de l’hindouisme, par l’absence d’unité dans la grande tradition :

 « Les sources sanskrites ne fournissent pas un seul mais plusieurs modèles, lesquels impliquent des idéaux fondamentalement opposés. Ce que nous nommons philosophie indienne ne constitue pas une unique école de pensée, reconnaissant et prônant plusieurs images divergentes de la société et plusieurs schèmes différents de valeurs » (Dube, 1965 : 465).

En troisième lieu, la tradition indienne, bien qu’elle sanctionne une orthopraxie rigoureuse, ne comprend pas d’orthodoxie, en raison d’une absence d’un « livre » qui constituerait un point de référence communément partagé. L’hindouisme est un conglomérat de sectes. Isolées les unes des autres, ces sectes elles sont pourtant rivales au sein d’une compétition visant à obtenir le soutien des puissants et imposer la prééminence de leurs enseignements spécifiques.

 « Cette logique sectaire peut conduite à une analyse de l’hindouisme non comme une religion mais comme une juxtaposition de religions mal dotées en matière de structure formelle » (Jaffrelot, 1996 :2)

Enfin, le développement d’une conscience hindoue fut inhibée non seulement par l’extrême différenciation sociale et religieuse, mais également par une tendance à nier l’importance de l’autre, et donc à ignorer la nécessité d’être solidaire face à cet autre :

« L’indocentrisme développé dans la pensée orthodoxe hindoue transcende de très loin ce que nous appelons « ethnocentrisme ». Nous ne nous trouvons pas seulement face à une perspective acceptée sans remise en question ou face à un biais, mais aussi face à une structure théorique sophistiquée d’« universalisation de soi » et d’auto-isolation. Vus depuis cette structure complexe et hautement différenciée, les mlecchas ne sont rien qu’un phénomène distant et vague, à l’horizon de la tradition indigène. Les hindous ne possèdent pas un « autre » qui reflète ou contre lequel affirmer son identité » (Halbfass, 1988 : 187).

Une fois l’hindouisme ainsi construit, il fut aisé de lui opposer l’Islam.

Comme nous l’avons souligné, l’Islam fit montre de la plus grande des résistances à l’encontre du colonialisme. Ainsi était-il suffisamment prouvé qu’aucune religion n’était aussi intolérante et politiquement agressive que l’Islam. Par ailleurs, au moins trois éléments pouvaient être invoqués à l’appui de cette prétendue unicité de l’Islam. Premièrement, l’Islam était caractérisé par le dogmatisme extrême de ses doctrines, exprimé dans le Coran et les paroles du Prophète. Celui-ci était capable d’engendrer un fort militantisme. Être musulman ne constituait pas une simple profession de foi, mais relevait d’une participation acharnée et compulsive à l’application des paroles révélées d’Allah.

Deuxièmement, on suggérait que, comparé à d’autres traditions religieuses et à d’autres systèmes idéologiques, l’Islam suscitait parmi ses croyants, partout dans le monde, un sentiment d’unité qui venait à l’appui d’une nette distinction entre les « musulmans » et les « autres ». Le concept musulman d’umma, communauté des fidèles, était perçu comme renforçant ce sentiment d’unité à l’intérieur de la communauté. De l’extérieur, il symbolisait l’unité essentielle (ontologique) des musulmans et de l’Islam partout dans le monde. Carre insiste sur ce sentiment d’unité présupposé. Il écrit :

 « Il existe une véritable communauté d’attitudes et de sentiments à travers le monde musulman qui va bien au-delà du partage des mêmes grands ordres soufistes. C’est une solidarité internationale qui chapeaute tout et qu’on appelle le système de l’Islam. C’est vrai, il n’y a pas de clergé — dans le sens d’une hiérarchie investie des pouvoirs sacramentaux d’une l’Église fondée sur la croyance en l’incarnation de Dieu. Cependant, il existe bien un personnel spécialement formé aux devoirs du culte et à la doctrine. Il y a donc un réseau qui traverse le monde musulman, formé d’« érudits » (ulama), de juristes (fuqaha), de « chefs de prières » (imams) présents dans de nombreuses mosquées et lieux religieux. » (1989 : viii).

Finalement, en tant que système de croyance, de valeurs et de symboles, l’Islam n’était pas seulement ressenti comme incapable d’opérer la distinction entre le regnum et le sacerdotum, mais aussi incompatible avec les idées modernes. Il était tenu pour éminemment résistant à la sécularisation. En conséquence, il était difficile pour les Musulmans de partager le pouvoir politique. Ils étaient plutôt enclins au séparatisme et au nationalisme religieux. Les prédictions (1997) de Samuel P. Huntington en faveur de l’éventualité d’un choc entre civilisations, qui rassemblerait l’Occident contre l’Islam, est en continuité avec la construction de l’Islam, vieille de plus d’un siècle, et réincarnée aujourd’hui dans les permutations de la logique de l’ordre international. Ainsi que le souligne Moussali:

 « L’Islam a été perçu comme l’incarnation parfaite de l’ennemi après la guerre froide, en raison de son ampleur géographique, de son potentiel à effrayer, de son antioccidentalisme, de sa soif de pouvoir et de sa colère. Il s’étend sur de vastes territoires et on peut donc voir à la télévision de grandes taches vertes sur les cartes, comme pour, autrefois, les pays communistes, qui apparaissaient en rouge. » (1998 : 6).

Contexte et identités

On pourrait être tenté, après cette discussion sur les constructions, par les colonisateurs, de traditions religieuses, de dire que les administrateurs coloniaux portent en quelque sorte la responsabilité du fossé qui sépare aujourd’hui des traditions religieuses, même si, en réalité, un tel fossé ne peut être retracé historiquement.

Les écrits historiques indiens perpétuent une tradition interprétative, qui voient en la tendance à opposer hindouisme et islam pendant la période coloniale un mécanisme introduit par l’administration et visant à consolider la solidarité des communautés religieuses au moyen de diverses mesures bureaucratiques et légales. En voici quelques exemples : énumération et classification des populations en communautés dans le recensement, établissement d’électorats distincts en fonction de l’appartenance religieuse, promulgation de lois cherchant à réifier et figer cultures et communautés dans une perspective essentialiste et a-historique. Chacune de ces mesures administratives et légales contribua de manière significative à consolider les communautés religieuses.

Il n’en est pas moins vrai que l’initiative concernant le vote et l’adoption de ces mesures, à l’exception probable du recensement, vint en réalité des acteurs sociaux appartenant aux différentes communautés religieuses. Attribuer au poids croissant de la domination coloniale dans le pays la distance grandissante et le conflit entre les membres des différentes communautés religieuses, revient à nier la participation active des populations visées. Dans ces circonstances, la tendance à vouloir équilibrer islam et hindouisme pendant la période coloniale doit être considérée comme le déploiement, historiquement déterminé, d’une trajectoire de la modernité et des institutions politiques modernes. Ce déploiement est régi par le contexte colonial, les discours de la pensée orientaliste indienne et musulmane, et par la construction et la transformation d’identités religieuses conflictuelles. Tout cela fut grandement facilité par l’émergence de nouveaux modes de communication dans un contexte socio-historique particulier (voir Chaterjee, 1995).

Il y a deux manières d’appréhender le besoin urgent de reconnaître et d’affirmer des identités religieuses dans l’Inde coloniale. Du côté positif, les efforts de certaines populations pour affirmer leur identité peuvent être interprétés comme « mouvements de libération », stratégies visant à combattre l’oppression et l’injustice. Ce que font ces groupes quand ils proclament leur différence, redécouvrent les racines de leur culture, renforcent la solidarité du groupe ou aspirent à une autodétermination politique, seraient des tentatives légitimes d’échapper à la domination et de retrouver leur dignité. D’un autre côté, militer pour la reconnaissance tend à renforcer la crispation de ces groupes sur eux-mêmes et  l’étanchéité des compartiments culturels dans lesquels ils sont « rangés ». Affirmer son identité devient alors  synonyme d’égocentrisme et d’isolement, ce qui peut rapidement se transformer en intolérance à l’égard de l’autre et dériver vers le nettoyage ethnique, la xénophobie et la violence.

Le trait principal des traditions religieuses et culturelles a toujours été leur immobilisme et paradoxale leur réceptivité au changement. Presque toutes les traditions religieuses et presque toutes les cultures, y compris l’hindouisme et l’islam, ont été, d’une manière ou d’une autre, prises dans l’histoire, soit par un phénomène naturel, ou des mouvements migratoires, voire des événements politiques ou des facteurs économiques. Elles ont toujours été obligées de se redéfinir et de se transformer, d’inventer, de générer des idées, de produire de nouvelles manières d’agir et de penser. Bien loin de représenter un ensemble immuable de manières d’agir et de penser, ou un corpus définitivement constitué de savoirs, croyances, valeurs, traditions et règles, la culture est une chose vivante. Elle est un processus fait de communication et que se nourrit de rencontres. C’est parce que l’histoire transforme continuellement les traditions et les cultures qu’un groupe religieux ou culturel ne constitue jamais une entité uniforme, mais éclate au contraire en une multitude de sous-unités culturelles soumises elles-mêmes au changement. Par conséquent, bien que la différence soit au cœur de l’identité de chaque groupe, chaque groupe englobe des individus ayant de nombreux points de ressemblance avec les individus d’autres groupes. En fonction de l’élément culturel sur lequel est mis l’accent (culture, religion, habitudes et préférences culinaires et vestimentaires, langage, etc.), les groupes déplacent les frontières et se croisent, les limites se font moins nettes, les distinctions entre sa propre identité et celle de l’autre deviennent une histoire de degré ou de place au sein d’un même continuum.

Gouvernées par leurs propres logiques hybrides, les traditions religieuses et les cultures ressemblent beaucoup plus à un assemblage d’une multitude d’éléments différents qu’à une entité uniforme, stable, close sur elle-même, simple à définir. C’est particulièrement vrai en des temps de mutations sociales et politiques rapides, quand se succèdent des soulèvements de toute sorte, quand les cultures communiquent entre elles plus que jamais et que les populations se déplacent en masse. En un temps où les façons de penser et d’agir changent continuellement, les identités collectives procurent aux individus  des moyens de simplifier la réalité. En premier lieu, cette simplification vise à transformer l’ensemble des individus composant le groupe (minorité culturelle, groupe ethnique, race ou nation) en une entité uniforme et distincte, destinée à apparaître comme une réalité empirique évidente.

L’uniformité du groupe se fonde sur la sélection d’un nombre limité de traits, définis comme, à la fois des typiques individus formant le groupe et les plus représentatifs de leur identité. La distinction entre un groupe et un autre est établie en simplifiant les traits sélectionnés. Alors que les variations pour chaque critère devraient former un continuum et prévenir la création de divisions strictes entre les groupes, ceux qui militent pour la reconnaissance de leur identité simplifient chaque critère en éliminant les variations qui leur paraissent secondaires. Ils peuvent dès lors aisément parler d’un langage national ou d’une foi musulmane.

La simplification aboutit également à une essentialisation des traditions et des communautés. Celles-ci deviennent des abstractions imperméables au changement. Le groupe culturel apparaît alors en dehors du temps, les changements et les effets de l’histoire sont niés ou sous-estimés. Dans certains cas, les gens semblent croire que le groupe est demeuré inchangé. Ils évoquent, par exemple, l’histoire des peuples musulmans ou des musulmans indiens comme s’ils avaient survécu des siècles tels quels, les musulmans d’il y a un ou deux siècles étant les mêmes qu’aujourd’hui, avec les mêmes manières d’agir et de penser, mêmes désirs, mêmes craintes et mêmes aspirations. Dans d’autres cas, alors que les changements amenés par l’histoire sont reconnus, l’identité profondément ancrée du groupe n’est pas remise en question. Métaphoriquement, le groupe apparaît comme un édifice façonné collectivement au cours des siècles ou bien encore un individu qui est venu au monde et se développe normalement.

Lorsque les concepts inclus dans les mots « patrimoine » ou « héritage » sont étudiés dans le contexte de la métaphore d’un « travail en construction », ils prennent tout leur sens. Objets, savoirs, croyances, valeurs et traditions représentent tous des éléments de construction nécessaires à l’édifice collectif. Ils ont été empilés et stockés et ne doivent pas être perdus ou détruits. De même, la métaphore de l’individu permet-elle de saisir le concept de « mémoire collective ». On attribue aux cultures une faculté de mémorisation et l’on parle d’elles comme de créatures humaines, susceptibles d’être humiliées, trahies ou vengées. Quand les gens n’ont d’autre choix que de reconnaître les changements de grande envergure  introduits par l’histoire et admettent que l’identité du groupe pourrait bien ne plus être ce qu’elle était, alors, ils regardent le passé comme le temps de sa pureté originelle ou de son authenticité, aujourd’hui perdue.

Paradoxalement, c’est justement parce que l’identité est une fiction simplificatrice qui se crée à partir d’individus disparates des groupes uniformes, qui brise les continuums avec des frontières artificielles, qui essentialise  les groupes, qu’elle est nécessaire et même essentielle aux agents du changement. C’est un facteur de division, mais aussi de vision. À la manière des concepts que nous utilisons pour nommer les choses et désigner les idées, les catégories identitaires nous permettent de sentir et de saisir la réalité. Elles nous rendent aptes à nous nommer et à nommer les autres, nous faire une idée de qui nous sommes et de qui sont les autres et à affirmer la place que nous occupons, aux côtés des autres, dans la société. Le besoin d’affirmer l’identité des groupes peut donc en partie s’expliquer par les intérêts particuliers des groupes et des communautés, qui font de la religion et de la culture des moyens d’atteindre des objectifs distincts et de manipuler les populations. Cela dit, les gens n’adhéreraient pas en masse, comme ils le font, à des demandes de tels sacrifices si elles n’étaient l’écho d’un profond besoin identitaire, de la nécessité de « faire le point», de savoir « qui nous sommes », « d’où nous venons » et « où nous allons ».

L’ethnicisation, entendue au sens le plus large comme le processus par lequel des cultures, des traditions, des communautés, qui partageaient autrefois des croyances, des valeurs et une mémoire collective, deviennent des étrangères et s’éloignent les unes des autres, est une expérience courante chez les sociétés passées par la domination coloniale. Les analyses de cette expérience historique, encore peu nombreuses, suggèrent qu’il s’agit d’un processus social, culturel et psychologique complexe, impliquant une transformation totale des perceptions, stéréotypes et interprétation de l’expérience politique et sociale immédiate et distale. Soumis à cette pression extrêmement persuasive, ainsi que l’a montré Somasundaram pour le conflit Tamil/Sinhala au Sri Lanka :

« Nous construisons un modèle interne de représentation du monde extérieur qui se rigidifie par l’usage de généralisations, de stéréotypes, et de préjugés résistants au changement, en dépit de preuves affirmant que celui-ci a lieu. Nous déformons toutes les nouvelles informations pour les adapter à nos modèles internes, nous percevons le monde à travers nos conformations cognitives, nous voyons ce que nous voulons voir et réagissons de notre manière habituelle, afin de déterminer directement l’univers que nous habitons. » (1998 :103).

Bien sûr, les mots aident à catégoriser et à classifier des informations diverses et complexes. Ils permettent de penser et d’agir efficacement. Les étiquettes stéréotypiques ont souvent une tonalité émotionnelle, souvent négative et insultante. Somasundaram argumente :

 « Les attributions et les attentes impliquées par un stéréotype tendent à être auto-réalisatrices, ce qui conduit à un cercle vicieux. La création de tels stéréotypes qui s’autoperpétuent est caractéristique de situations où nos propres sentiments d’insécurité et de méfiance sont projetés sur un autre. D’où une vision des événements et des conduites qui s’ensuivent à travers des verres déformants. La réponse que l’on attendait de l’autre sera d’autant plus fortement stimulée, confirmant notre paranoïa originelle » (1998 :105).

Une manière de comprendre pourquoi les constructions de l’hindouisme et de l’islam furent aussi généralement et facilement acceptées est de considérer ces constructions comme offrant un répertoire où puiser des éléments permettant de créer des communautés politiques solidaires dans un contexte où les contestations du pouvoir devenaient centrales]. La comparaison sociale dans des situations de compétition intense pour le prestige, le pouvoir et les ressources économiques s’effectue habituellement entre des groupes et des communautés de même statut. Un fois la loi musulmane remplacée par la loi britannique, les élites hindoues et musulmanes devinrent le groupe de référence des unes et des autres. Ce rôle ne fut pas assumé par les Britanniques vus comme un groupe supérieur distal, chargé d’une identité sociale positive, donc non comparable. Alors que les leaders hindous se succédaient au pouvoir en exploitant les émotions correspondant à la forme recherchée du sentiment nationaliste, glorifiant dans la foulée l’hindouisme, les élites musulmanes se mirent à craindre pour leur identité et leur existence culturelle en tant que groupe distinct et unique.

Considérant le degré de charge émotionnelle, il fallait affronter ce défi par une généralisation de la peur, telle qu’elle était perçue, d’une possible domination ou confrontation entre élites hindoues et musulmanes. Ces craintes devaient être étendues à leurs traditions religieuses et à leurs adeptes, autrement divisés et fragmentés. Des leaders assoiffés de pouvoir et des démagogues, d’un côté ou de l’autre, puisèrent astucieusement dans le réservoir de la construction coloniale des traditions religieuses, afin de changer les perceptions, réorienter les stéréotypes, et consolider les identités communes. Ils s’approprièrent et exploitèrent un réservoir d’énergie potentiellement explosif en faisant appel à des concepts aussi mystiques que le patriotisme, la religion et l’identité religieuse.

Les principaux affrontements et conflits pendant toute la durée du combat nationaliste opposèrent les hindous aux musulmans. Ceux-ci étaient conçus comme des communautés solidaires et finirent par s’accorder pour demander des pays séparés. On assista également à une fixation des nationalistes hindous sur la formation d’une Inde indivise, où l’hindouisme (par la suite rebaptisé hindutva) servirait de critère de base pour l’accès à la citoyenneté et à l’intégration nationale. Le fait que cette opinion soit battue en brèche des deux côtés du spectre politique avec, d’un côté, de nombreux musulmans qui défendaient l’idée d’une Inde unie, et, de l’autre, un nombre substantiel d’hindous qui souhaitaient asseoir l’Inde future sur le postulat que des personnes de confessions différentes pouvaient vivre ensemble harmonieusement, ne compta pas dans ce conflit et cette confrontation. Finalement, à travers une série de développements extrêmement variés, attentivement élaborés et documentés par l’histoire moderne, la partition du pays s’est faite en fonction d’une division religieuse qui s’était cristallisée et avait acquis un pouvoir de persuasion au cours d’un bref moment de l’histoire politique récente.Ce qui fit suite à la partition servit uniquement à renforcer une mémoire politique et des antagonismes qui, à mesure que s’affirmait la possibilité d’un retrait des Britanniques,  en étaient venus à  dominer la scène politique. Et cela se reproduit à chaque cas d’émeutes opposant hindous  et musulmans dans le pays.

Si la partition était supposé résoudre le conflit entre des traditions religieuses apparaissant de plus en plus antithétiques et contradictoires, alors ce fut un véritable échec. En réalité, la partition compliqua encore le problème. En effet, après l’indépendance, une nouvelle dimension fut ajoutée à la scène religieuse déjà bien encombrée. On ne s’en préoccupa pas trop au début, car le conflit récurrent et dominant continuait à opposer les hindous aux musulmans. C’était en très grande partie un legs de la partition, mais cela a également poussé de nombreux Indiens à voir la confrontation entre hindous et musulmans comme un cas particulier de conflit bâti sur une longue tradition d’animosité et sur la nature contraire de leurs traditions religieuses respectives. L’absence apparente de discorde et de dissensions entre hindous et chrétiens servait à réitérer l’unicité de la division entre musulmans et hindous. Permettez-moi de citer un passage de Sudhir Kakar articulant le plus éloquemment possible cette distinction. Bien sûr, dans ce cadre,  Kakar compare les attitudes des hindous vis-à-vis de musulmans à celles qu’ils opposèrent aux Britanniques. Cependant, l’essentiel de son argument vaut aussi pour les relations avec les chrétiens, auxquels les hindous, si l’on suit l’analyse de Kakar, ne portent pas la même animosité. Il écrit :

 « En dépit du fait que le raj a été un exploiteur économique qui fit sortir la richesse du pays alors que celle-ci était restée dans ses frontières pendant le règne musulman, c’est ce dernier qui récolte toute l’hostilité. La soumission politique et l’exploitation économique, semble-t-il, ne furent pas vraiment déterminantes en ce qui concerne la réaction hindoue. En effet, l’identité collective hindoue, si nébuleuse soit-elle, se cristallisait autour de symboles religieux partagés, plus qu’elle ne se structurait autour du politique et de l’économique. Les musulmans étaient perçus comme outrageant les sentiments religieux hindous et ridiculisant leur foi, alors que les Britanniques (lire les chrétiens) étaient, au pire des cas, indifférents. Il est vrai que les Britanniques eux aussi mangeaient du boeuf, une pratique alimentaire répugnante pour la plupart des hindous. Mais ils étaient peu nombreux et menaient leur vie privée cloîtrés dans des bungalows et des quartiers entourés de hauts murs et de haies épaisses. Au contraire, les musulmans vivaient côte à côte avec les hindous. La proximité favorisait l’émergence de nouvelles formes sociales et culturelles, mais occasionnait également un ressentiment croissant et des frictions continuelles. » (1997 : 27-28).

On peut se demander ce que Kakar aurait à dire des attaques récentes dans plusieurs régions du pays des hindous à l’encontre des chrétiens, d’hindous qui vont jusqu’à brûler églises et missionnaires.

Sécularisation et conflits religieux

Après l’indépendance, on adopta la sécularisation comme cadre politique pour la future Inde, de manière à aplanir les profondes animosités religieuses et communautaires résultant d’une distance croissante entre les communautés religieuses. On visait aussi à la création d’un espace civique commun, où les différentes communautés pourraient co-exister et être au même titre citoyennes d’un État-Nation moderne. De nombreux individus de tous partis avaient réclamé cette sécularisation, mais sa signification précise restait floue et peu explicite. Le refus déterminé d’accorder une signification concrète à la sécularisation relève-t-il d’un choix volontaire dicté par les ambiguïtés inhérentes à notre monde ?  Ou bien est-ce un élément d’une politique publique délibérée visant à perpétuer la confusion, autorisant du même coup ce concept à demeurer dans le champ des polémiques politiques et l’empêchant de devenir un véritable principe de gouvernance ? Si nous voulons comprendre ce que devrait signifier pour nous la sécularisation dans l’avenir et de quelle manière elle pourrait être érigée en principe guidant l’État et les nombreuses communautés sociales constitutives de l’Inde contemporaine, nous devons à tout prix affronter ces questions.

La sécularisation concept et philosophie politique a son origine dans la transformation historique de la société européenne à la suite de l’émergence du capitalisme et de la révolution industrielle.3 Cette transformation suscita la formation de nouvelles classes sociales, qui voyaient dans l’ordre politique fondé sur la domination par l’Église des affaires sociales un obstacle à leur futur développement. En conséquence, elles voulaient un changement de l’ordre social permettant de leur assurer une autonomie vis-à-vis des diktats de l’Église et d’une religion formalisée, et les autoriserait à rechercher une éthique sociale susceptible de garantir l’exercice de leur libre arbitre concernant les affaires publiques. À travers l’édit séparant les domaines appropriés de l’État et de l’Église, Henri VIII avait créé une base permettant aux nouvelles classes sociales de prendre en main la conduite de leur vie. Cet édit leur donnait également les moyens de constituer une nouvelle éthique sociale qui, à une extrémité, s’occupait des affaires de ce monde, et, à l’autre, permettait à l’État d’agir comme gardien de la morale publique sans pour autant interférer activement et directement. Cette nouvelle philosophie, avec ses perspectives, fut, au cours du temps, baptisée sécularisation.

Un tel développement n’eut pas cours en Inde. Alors que historiquement la suprématie de l’Église sur l’État n’avait jamais existé, L’État avait depuis toujours un caractère théocratique dans la mesure où son objectif avoué était de soutenir la religion et de se laisser guider par elle dans l’art de gouverner. Chacun des rois, de l’Antiquité à la période médiévale, gouvernait, en un sens, un état théocratique. Même Akbar, dont le règne au Moyen Âge est souvent décrit comme promoteur du principe séculaire, était techniquement un dirigeant théocratique. C’est autre chose de dire qu’Akbar, comme de nombreux autres dirigeants des périodes antique et médiévale, reconnaissait la complexité inhérente à l’application des diktats imposés par son orientation religieuse et sa tradition et allégeait en conséquence le poids théocratique de son règne. Il fit des compromis politiques pratiques, garda le clergé à distance et respecta du bout des lèvres son engagement à soutenir l’islam, car cela aurait mis en péril la viabilité de son empire. En somme, on peut estimer que des souverains tels Chandragupta Maury, Asoka et Akbar fait preuve de bienveillance, de tolérance et d’esprit de compromis dans leur administration de l’État. Caractériser l’un d’entre eux de dirigeant séculier n’aurait cependant aucun sens. Ils n’avaient certainement aucune intention d’appliquer le principe laïc.

C’est précisément parce que la sécularisation n’avait pas de racines dans l’histoire de la société indienne qu’il fallut lui trouver une assise au moment de l’émergence des sentiments nationalistes dans le pays. Ce fondement fut découvert dans la tradition de tolérance et d’adaptation qui constituait depuis toujours un aspect de la vie sociale indienne, symbolisée par le principe des castes. Un lien contingent avec la sécularisation tel qu’elle s’était développée dans la tradition culturelle européenne pouvait aussi être retracé. La tolérance était un caractère contingent de l’ordre social européen après l’établissement de la sécularisation comme principe de la vie politique et sociale. Une société séculière est une société tolérante. Elle est tolérante des diversités de perspectives, de croyances, de visions du monde. Elle ne cherche pas à imposer un modèle unique de pensée ou de perspective, mais autorise un espace où s’expriment une diversité d’opinions et de visions du monde. C’est cette caractéristique de la sécularisation que l’on pouvait rattacher à l’expérience historique indienne, afin de prétendre qu’elle avait des racines dans l’histoire et la culture de la société indienne. Rien d’autre ne pouvait autoriser une telle affirmation ; tout effort pour y parvenir aurait été voué à l’échec.4

L’articulation de la théorie nationaliste d’une « culture composite » par les leaders du Congrès national indien fut une tentative de renforcement et de réitération d’une longue tradition de tolérance et d’adaptation mise en place par des gouvernants par ailleurs plutôt religieux et théocratiques. Cette tentative fut vivement et ouvertement critiquée par deux tendances politiques adverses : le mouvement hindou Mahasabha et la Ligue musulmane. Que cette tendance idéologique ait pu survivre (grandement estropiée, puisqu’elle n’a pu empêcher la partition) ne signifie pas que la sécularisation se soit imposée dans la vie politique et sociale indienne. Elle a triomphé un moment car appuyée par la longue expérience historique du peuple indien. Cela ne signifiait pas qu’elle s’était faite une place en Inde et que, dès lors, l’État fonctionnerait selon des principes établis en Europe par le processus de mutation sociale.

Après l’indépendance, les leaders indiens commencèrent à affirmer que l’État indien se fonderait sur le principe de la sécularisation. Cela avait deux significations possibles. D’un côté, cela pouvait signifier que l’État commencerait à restructurer la société indienne en transposant et en adaptant  le principe séculier appliqué, dans un contexte européen, à la vie sociale indienne. D’un autre côté, cela pouvait signifier que l’État serait gouverné selon le principe de tolérance établi de longue date par les politiques comme un bon principe de l’art de gouverner. Si la position de l’Inde avait été plus claire sur ce point, cela nous aurait épargné toute la calomnie dont nous avons été victimes au nom du sécularisme. Malheureusement, tel ne fut pas le cas.

On ne peut que faire des hypothèses concernant les raisons de cette confusion. L’un des motifs possibles est que les leaders ne s’accordaient pas sur la définition de la sécularisation dans le contexte indien. Gandhi était suffisamment courageux pour admettre que celle-ci n’était pertinente en Inde que si elle signifiait tolérance et aptitude aux compromis et était équivalente aux orientations séculières de la Constitution prônant un traitement égal de toutes les religions (sarva dharma sambhav). Nehru était plus idéaliste. Il voulait que la sécularisation soit un choix idéologique présent dans la Constitution, agissant comme levier sur l’État, de manière à promouvoir en Inde le même genre de transformations sociales vécues par les Européens au cours de leur cheminement vers la sécularisation. Il réalisa petit à petit qu’avancer dans cette direction serait au mieux un exercice voué à l’échec, il cessa de défendre une sécularisation à l’occidentale et la définit en Inde comme le fait de rester à « distance égale de toutes les religions ». La sécularisation est aujourd’hui encore interprétée dans ces termes en Inde, et cette signification est critiquée par des partis aussi opposés que, d’un côté, les traditionalistes et les fondamentalistes religieux, et de l’autre, les libéraux séculiers.

Les critiques du credo séculier se sont en général justement concentrées sur le terrain laissé ouvert ou imparfaitement défini par les architectes de la nouvelle Inde. Du côté des traditionalistes et des fondamentalistes religieux, les critiques ont prétendu que l’idée séculière définie par la Constitution sape la religion ou nie son rôle positif dans la mise en ordre de la vie. Selon eux la religion est pour ses adeptes une réalité vivante  qu’ils répugnent à abandonner au profit d’un bienfait inconnu en mesure de détruire leurs conceptions spécifiques d’une bonne vie. Du côté des libéraux séculiers, les critiques ont reproché à la sécularisation son ignorance du génie indigène, lequel rejette la dichotomie opposant le religieux au séculier ou encore les englobe tous deux dans un cadre de vie commun.

Bien sûr, il y de nombreux courants parmi ces critiques, mais il n’est pas nécessaire de les explorer en détail. Ce qu’il faut bien souligner est que les deux ensembles de critiques, traditionalistes et fondamentalistes religieux aussi bien que libéraux séculiers, font une grossière erreur quand ils cherchent à appliquer la conception occidentale de la sécularisation au cas de l’Inde, dans l’unique objectif de la critiquer. Leur critique du credo séculier prétendument embrassé par les Indiens aurait été pleinement justifiée si les leaders politiques avaient ouvertement et explicitement admis qu’ils en adoptaient la conception européenne dans le but de l’appliquer à l’Inde. Ils ne le firent jamais, car c’eût été un mauvais choix stratégique, à moins qu’il n’eût été rejeté d’office. Bien au contraire, les architectes de l’avenir de l’Inde laissèrent la connotation précise de la sécularisation (et aussi l’idée qu’ils en adoptaient une définition européenne) largement indéfinie. Dans ces circonstances, la critique croissante de la sécularisation sur la base de son ignorance du génie indien ou de sa négation des dimensions positives de la religion aboutit à guère plus qu’un combat de fantômes, n’existant même pas l’objet de l’attaque.

D’un point de vue pratique, il apparaît que laisser la définition da la sécularisation dans le flou et ne pas davantage accepter que rejeter l’idée que l’État indien fonctionne selon des principes similaires à ceux établis par l’idéologie séculière en Europe, ne relève finalement pas d’un mauvais choix stratégique. Un aspect positif résultant de cette ambiguïté volontaire fut de permettre à la sécularisation d’être largement adoptée parmi les différentes communautés sociales et religieuses de l’Inde. Bien sûr, l’empressement à adopter la sécularisation, et les raisons de cette acceptation varièrent d’un groupe et d’une communauté  à l’autre. Par exemple, dès le début de nombreux hindous acceptèrent avec ardeur la sécularisation. Au contraire, les musulmans et plusieurs autres groupes furent d’abord sceptiques relativement à ses conséquences et à l’aptitude du gouvernement à la maintenir dans l’avenir.

Ils préférèrent d’abord réserver leur jugement. Ensuite ils en rejetèrent l’idée, prétendant qu’elle contenait en elle les bases d’un déni de leur spécificité culturelle et de leur intégrité religieuse. Finalement, ils admirent le rôle positif de la sécularisation et l’acceptèrent avec l’arrière-pensée de la détourner dès que possible à leur avantage. Les musulmans n’admettent toujours pas de nos jours que réclamer un État et une société séculiers impose des limites et n’est pas un dû. Ils ont la responsabilité de jouer un rôle dans sa consolidation. Les musulmans sont enthousiastes quand il s’agit de demander que l’État et les autres agissent selon les principes de la sécularisation. Par contre, ils répugnent à insister pour son adoption quand des membres de leur propre communauté agissent de manière à la saper. Pourtant, la majorité des musulmans voient aujourd’hui en elle un aspect positif de la vie indienne alors que de nombreux hindous la rejettent. Ils arguent que la sécularisation ne rend pas justice à l’héritage historique hindou et fait d’une erreur « épistémologique » une bévue politique (Voir Sen, 1998).

Il est clair que l’ambiguïté concernant la signification et le contenu précis de la sécularisation dans le contexte indien était un avantage au départ mais qu’elle le reste dans l’avenir est douteux. Cette ambiguïté se voit détournée à grande vitesse pour servir de prétexte au rejet de la sécularisation. Les groupes fondamentalistes, qui ne se limitent désormais plus à des communautés sociales ou religieuses particulières, essaient de jouer de cette ambiguïté persistante pour élargir leurs espaces d’action et avancer leurs propres opinions surchargées d’idéologie comme une alternative à la sécularisation. Dans ces circonstances, la nécessité de définir la et de la charger d’un contenu positif afin qu’il soit capable de retenir l’imagination et l’allégeance des gens à long terme est inéluctable. De la signification qui sera finalement attribuée à la sécularisation, en Inde dépend sa survie en tant que nation. Permettez-moi donc, en conclusion, de dresser une ébauche de la direction qu’il faudrait donner à notre quête d’une sécularisation qui soit plus largement acceptable, et qui puisse défier les multiples attaques montantes des traditionalistes et des fondamentalistes.

Il ne sert à rien dire qu’en Inde la pertinence de la place de la religion dans la vie des individus est un problème ambivalent. D’un côté, les masses rurales et urbaines vivant dans la pauvreté, et les membres des classes moyennes qui disent rituellement leurs prières quotidiennes et invoquent l’intervention divine en cas de crise. L’ampleur des foules venues assister à des rassemblements religieux (satsangs, ijtimahs et congrégations) confirme l’emprise de la religion sur les individus. Néanmoins, dans le même temps, le nombre des dévots qui prient quotidiennement et font appel aux divinités pour résoudre des crises vitales se réduit peu à peu. De plus, les rituels religieux se transforment progressivement en actes instrumentalisant la religion à des fins mondaines. Il y a quelques années, j’ai mené une étude sur la multiplication et l’élaboration de lieux de culte : les lieux de culte de toutes les traditions religieuses sont en phase d’expansion et rassemblent de grosses sommes d’argent sous forme de dons et donations. Cependant, cet phénoménal accroissement des ressources des lieux de culte et des autels résulte de considérations existentielles mondaines plus que d’une croyance profondément ancrée dans la religion. Au mieux, il s’agissait de se procurer l’assistance des divinités dans la résolution de crises précipitées par des changements sociaux difficiles à gérer pour les individus.  

Cependant, alors que la religion perd du terrain à un niveau interindividuel, elle se transforme de plus en plus en un viatique collectif. On trouve dans la religion une source pour s’autodéfinir dans un monde où l’identité en tant qu’individu et que groupe ou collectivité est constamment menacée par ce qui se passe au niveau local comme au niveau global. En conséquence, sans être pratiquant dévot sur un plan interindividuel, on cherche à préserver l’intégrité de la religion comme base d’une identité communautaire spécifique et à en faire étalage pour démontrer son appartenance à une communauté sociale et religieuse plus large et viable comme telle. On s’engage dans des actions et l’on adopte des comportements dont l’objectif est de renforcer cette orientation communautaire. On est également de plus en plus porté à montrer son sens de la solidarité à chaque fois qu’une initiative de l’État ou d’un groupe similaire semble menacer ou saper son identité communautaire. Des controverses religieuses sur des questions qui, dans d’autres circonstances, n’auraient pas eu une telle portée publique, sont dès lors devenues de véritables arènes accueillant des polémiques populaires.

Dans de telles conditions, investir la sécularisation d’un sens a-religieux voire anti-religieux, prôner son rejet du domaine public et attendre de l’État qu’il engage un processus de relégation à l’arrière-plan de l’attachement collectif à la religion pourrait bien soulever une tenace antipathie. Fondamentalistes religieux et traditionalistes seraient ravis de capitaliser cette antipathie pour créer un réservoir de résistance à la sécularisation. Une meilleure stratégie serait peut-être de rendre à la religion la place qui lui est due et de nous donner le temps de choisir une adhésion à la religion à la fois personnelle et collective, en attendant que le processus de transformation sociale conduise à l’émergence de nouvelles formes d’autodéfinitions communautaires. Chercheur en sciences sociales, je ne prévois rien de tel dans un avenir proche, mais nous ne devrions pas nous en inquiéter. Même si les gens restaient attachés à perpétuité à leurs orientations communautaires, cela ne porterait pas une grave atteinte à la cause de lasécularisation. Cela exigerait simplement que l’État et nous-mêmes apprenions à prendre en compte cette éthique communautaire et ces auto-définitions dans la conception et la mise en oeuvre de politiques publiques.

Mais alors que l’on accepte de remettre sa foi religieuse et ses auto-identifications communautaires aux mains de l’État, on escompte en même temps que, quelles que soient la religion et l’auto-identification choisies, celles-ci n’influencent pas de manière déterminante les opportunités de la vie. D’un côté, on veut avoir le choix de pratiquer sa religion dans le domaine privé comme dans le domaine publique et de faire corps avec ses auto-identifications communautaires sans interfèrence directe de l’État ou d’autres communautés religieuses et sociales. En effet, on s’attend à ce que la sécularisation assure de plus en plus cette possibilité et l’on s’étonne qu’elle ait eu l’effet inverse. D’un autre côté, on a tendance à exiger un accès égal à tous les avantages offerts par le social, l’économique et le politiquequel que soient sa religion ou son auto-identification communautaire. On prétend que la forme actuelle de la sécularisation a agit au détriment de certains groupes et à l’avantage d’autres, et ceci équivaut à une négation du credo séculier adopté par la Constitution.

Cela nous offre un cadre pour élaborer une nouvelle définition de la sécularisation propre à satisfaire les aspirations de la majorité des individus et acceptable à long terme. En conséquence, le débat relatif à la sécularisation doit impérativement se débarrasser de la question litigieuse de la séparation de la religion et de l’État (ainsi que de la politique). Celle-ci nous a poursuivis dans la mesure où nous souhaitions transposer le modèle européen de la sécularisation à notre propre, et extrêmement différent, contexte social. Nous avions également en tête d’investir la sécularisation d’un contenu économique. À moins que celle-ci ne devienne une idéologie et une politique publique capables d’assurer à des personnes de religions et de points de vue divers un égal accès aux biens économiques et sociaux sans que leur foi religieuse ou leur auto-identification jouent en leur défaveur, nous nous dirigeons vers plus de communautarise, plus de convervatisme, plus de fondamentalisme religieux, et de moins en moins de sécularisation. Jusqu’à ce que cela se produise, ainsi que l’a avancé Dominique Sila Khan :

 « Les conflits modernes, centrés sur une nouvelle idée de l’hindouisme et de l’islam qui, privés de leur fluidité, tendent à s’opposer l’un à l’autre comme des blocs monolithiques luttant pour l’hégémonie, témoignent du danger de la catégorisation ; la quête passionnée d’identité est une voie ouverte à la violence. Mais aussi longtemps que les musulmans, même moins nombreux, continuent leur pèlerinage à Ramdeora, et aussi longtemps que les hindous, serait-ce occasionnellement, ne cessent de prononcer le nom de Multan, tout espoir n’est pas perdu » (1997 : 272).

Traduit de l’anglais par Natacha Collomb

Notes de bas de page numériques

1 . Paul Brass écrit : « Dans le processus de transformation des formes, des valeurs et des pratiques culturelles en symboles politiques, les élites qui sont en compétition pour obtenir le contrôle de l’allégeance ou du territoire du groupe ethnique en question oeuvrent à la destruction ou à l’affaiblissement de la solidarité de ce groupe. Les élites qui cherchent à mobiliser le groupe ethnique contre ses rivaux ou contre l’État œuvrent à la promotion d’une congruence de la multiplicité des symboles du groupe et veulent prouver que les groupes diffèrent de multiples manières, chacun de leurs éléments culturels renforçant ces différences » (1991 : 15).

2 . Don Miller remarque : « Par leur éducation, leur législation, leur administration, leur codes et procédures judiciaires et même par cette opération apparemment simple de classification objective, le recensement, les Britanniques ont involontairement imposé des oppositions dualistes du type soit/soit comme ordre « naturel » normatif de la pensée. D’une multitude de manières, les Indiens apprirent que qu’une personne  est soit ceci, soit cela ; qu’elle ne peut être les deux à la fois, ou aucun des deux, ou indifférent. L’importance de l’identité devint alors une nouvelle préoccupation fondamentale, une orthodoxie de l’être remplaçait graduellement  une hétérodoxie des êtres » (1991 : 169).

3 . Il existe une vaste littérature concernant la sécularisation comme idéologie, mais le lecteur peut espérer atteindre à une compréhension extensive du contexte historique de sa progression en Europe en se référant à John Rex (1969).

4  Je ne cherche pas à nier que de telles affirmations furent en effet avancées. L’auteur indien K. M. Pannicker est peut-être un des meilleurs exemples d’un effort méritoire visant à affirmer que la sécularisation était profondément ancrée dans la société et la culture indiennes. Dans son ouvrage autrefois célèbre Les fondations de la nouvelle Inde (London, George Allen et Unwin, 1960), Pannicker l’affirme sans ambiguïté, mais il éprouve des difficultés à étayer son propos. Il finit par adopter des positions contradictoires, argumentant parfois que la sécularisation était enracinée dans l’histoire indienne et, à d’autres moments que son acceptation marquée une nette rupture avec le passé.

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Pour citer cet article

Imtiaz Ahmad, « L’identité  musulmane en Inde », paru dans Alliage, n°55-56 - Mars 2004, I. L'identité européenne dans le dialogue transculturel, L’identité  musulmane en Inde, mis en ligne le 06 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3594.

Auteurs

Imtiaz Ahmad

Sociologue, université Nehru, New Delhi

Traducteurs

Natacha Collomb