Alliage | n°55-56 - Mars 2004 Dialogue transculturel 3 |  I. L'identité européenne dans le dialogue transculturel 

Michel Kaplan  : 

La connaissance réciproque au temps du calife al-Mamoun

Texte intégral

 Bien que la religion musulmane soit en partie héritière des religions du Livre, la civilisation des Bédouins arabes dont faisait partie Mahomet était avant tout de culture orale. Le succès des conquêtes qui vit l’Empire arabo-musulman s’étendre de l’Indus aux Pyrénées au début du viiie siècle mit les conquérants au contact d’antiques civilisations dotées d’une riche tradition scientifique culturelle reposant sur des écrits. Notamment dans les provinces d’Égypte, de Palestine et de Syrie conquises sur l’Empire byzantin, avec ces deux grands pôles intellectuels qu’étaient Alexandrie et Antioche, sans compter Beyrouth. C’était aussi le cas du monde perse.

Dans un premier temps, le califat ummeyade installé à Damas (661-750) utilisa avant tout les compétences des populations soumises à son autorité, islamisées ou non, dans le domaine de l’administration et de la fiscalité. Il en alla de même au début du califat abbasside, fondé en 750 par al-Mansour. Les premiers califes de cette dynastie étaient soucieux de fortifier leur pouvoir et d’organiser la gestion d’un empire étendu sur des milliers de kilomètres, tout en évitant les velléités de contre-attaque de l’Empire byzantin, doté d’une supériorité navale et bien réorganisé sur la frontière du Taurus, avec lequel la guerre était endémique. Ils s’attelaient également, depuis Haroun al-Rashid (786-809), à édifier en Basse Mésopotamie, sur les rives du Tigre, une nouvelle capitale, Bagdad. Malgré ces préoccupations, Haroun al-Rashid entreprit l’œuvre de recherche de la science antique, notamment dans le domaine mathématique, en demandant des ouvrages à Constantinople.

Après le court califat d’al-Amin, son successeur, al-Mamoun (813-833), tout en maintenant la tradition de guerres aux frontières, notamment sous forme de razzias, se montra soucieux avant tout de connaissances. Il entreprit donc de fonder à Bagdad une Maison de la Sagesse :

« Le calife Mamoun acheva l’œuvre commencée par son aïeul Mansour. Il s’occupa de rechercher la science où elle se trouvait et, grâce à la hauteur de ses conceptions, à la puissance de son intelligence, il la tira des endroits où elle se cachait. Il entra en relation avec les empereurs de Byzance, leur fit de riches présents et les pria de lui offrir les livres de philosophie qu’ils avaient en leur possession. Ces empereurs lui envoyèrent ceux des ouvrages de Platon, d’Aristote, d’Hippocrate, de Galien, d’Euclide, de Ptolémée qu’ils détenaient. Mamoun fit alors choix de traducteurs émérites et les chargea de translater ces ouvrages de leur mieux. Les traductions en ayant été faites avec toute la perfection possible, le calife poussa ses sujets à les lire et les encouragea à les étudier, car ils voyaient leur maître, plein de considération pour les hommes qui cultivaient les sciences, admettre les savants dans son intimité. Mamoun, en effet, recevait ces derniers en audience particulière, aimait à les consulter, se plaisait à leurs entretiens. Aussi, les savants occupaient-ils auprès de lui de hautes situations et des postes élevés. Telle fut, jusqu’à la fin, le comportement de ce calife avec les érudits, jurisconsultes, traditionnistes, docteurs en kalâm, lexicographes, annalistes, métriciens et généalogistes. Un certain nombre de savants et d’érudits de l’époque de Mamoun possédèrent à fond nombre d’éléments de la philosophie et frayèrent la voie à leurs successeurs, en médecine par exemple, et dans les connaissances qui sont à la base de la culture. À l’époque, l’empire abbasside à ce moment rivalisa presque avec celui des Romains, au temps de sa splendeur et de sa plus grande puissance. » (Sâ’id al-Andalusî, Livre des catégories des nations, trad. R. Blachère, Paris, 1935, p. 100).

La Maison de la Sagesse devint donc un lieu privilégié de connaissance réciproque entre les arabes, les juifs, nombreux dans cet empire et occupant une place non négligeable dans l’administration califale, les héritiers de la culture gréco-romaine et le monde iranien, même si, dans un premier temps, les ouvrages de langue grecque étaient les plus recherchés.

Dans les dernières années du règne d’al-Mamoun se situe un épisode particulièrement significatif. Byzance est alors gouverné par l’empereur Théophile. Depuis la fin du viiie siècle, dans le cadre de la querelle iconoclaste nécessitant de part et d’autre un intense effort de recherche bibliographique, l’Empire byzantin, surtout sa capitale Constantinople, sont animés par une vraie renaissance culturelle. Le besoin en livres se traduit notamment par l’invention, à peu près en même temps que dans l’Occident carolingien, qui n’est pas exclu de ce mouvement, de la minuscule cursive permettant de recopier beaucoup plus rapidement, sur une moindre quantité de parchemin, les ouvrages disponibles dans les bibliothèques, celle du palais impérial, celle du patriarcat ou celle de tel ou tel monastère. Le jeune Phôtios, futur haut fonctionnaire de l’administration impériale avant de devenir patriarche de Constantinople en 858, nous a ainsi laissé dans sa bibliothèque le résumé des deux cent cinquante-neuf ouvrages qu’il a lus dans les années 830. Au même moment, se développe un système d’enseignement secondaire dans des écoles profanes souvent situées dans des bâtiments annexes d’établissements ecclésiastiques. Parmi les professeurs de la Constantinople du deuxième quart du ixe siècle, le plus réputé, Léon le Mathématicien, deviendra, en 840, archevêque de Thessalonique, avant de restaurer dans les années 860 l’université de la capitale byzantine.

Le surnom de Léon signifie en réalité Léon le Savant, les connaissances se disant en grec mathèmata. Savant dans tous les ordres du savoir, Léon était particulièrement réputé dans ses connaissances scientifiques et mathématiques au sens strict : la géométrie euclidienne et l’arithmétique n’avaient pas de secrets pour lui. Ces connaissances lui avaient permis de mettre au point un système d’horloges coordonnées permettant de transmettre par signaux optiques, à l’aide de relais couvrant toute l’Asie mineure, des informations sur les incursions arabes à la frontière du Taurus, à chaque heure d’envoi, et donc de réception à Constantinople, du message correspondait une information différente et codée.

Les écoles comme celle que dirigeait Léon dans les dépendances de l’église des Quarante Martyrs, à proximité du forum de Constantin, avaient pour clients (l’enseignement est privé et payant) les fils de l’aristocratie de fonction, qui se forment ainsi pour entrer dans l’administration laïque ou ecclésiastique. Un de ses élèves, devint secrétaire d’un stratège d’Asie mineure, c’est-à-dire de l’un de ces gouverneurs des thèmes, circonscriptions à la fois civiles et militaires apparues au viie siècle et qui forment l’ossature de l’Empire byzantin. Mais il y a des risques et ce jeune homme est fait prisonnier par l’armée califale et emmené en captivité à Bagdad.

Naturellement, il s’agit de prisonniers de qualité. Al-Mamoun sait comment marche le système byzantin, et le relatif haut degré d’instruction de ses fonctionnaires. Or il se trouve que le calife s’intéresse à la géométrie euclidienne, dont il ne possède que quelques éléments. Dans des circonstances mal connues, il apprend que l’un de ses prisonniers, ce secrétaire de stratège, est ancien élève de Léon. Mamoun le confronte à ses géomètres, qui savaient dessiner les figures et leur donner le nom approprié, énoncer les axiomes et les théorèmes de la géométrie euclidienne, mais en ignoraient les démonstrations. Le jeune homme les leur donne : le calife et ses savants sont stupéfaits, d’autant que leur prisonnier est jeune et que la science est plutôt associée à un âge avancé. Ils l’interrogent pour savoir si l’Empire byzantin « compte beaucoup de savants tels que lui ». Il répond avec aplomb que oui, mais que lui-même n’est qu’un élève. Mamoun et ses savants l’interrogent alors sur son maître, et le jeune homme leur apprend que celui-ci est vivant et mène une existence modeste, préoccupé de la seule science.

Aussitôt, Mamoun écrivit à Léon en substance ceci :

« De même que l’on reconnaît l’arbre à ses fruits, de même, on reconnaît le maître à ses élèves. Malgré ta haute connaissance de la vertu et la profondeur de ton savoir, tu demeures ignoré de tes concitoyens et tu n’as pas reçu les fruits de ta sagesse et de ton savoir, qui ne t’ont valu aucun honneur ; aussi, ne dédaigne pas de venir parmi nous et de nous transmettre ton enseignement. Si tu le fais, tout le peuple sarracène s’inclinera devant toi, tu recevras richesses et présents, comme jamais homme n’en a reçu. »

Mamoun donna cette lettre au jeune homme, le gratifia de cadeaux et lui ordonna de trouver son maître. Il lui promit honneurs et présents et même, s’il le désirait, de pouvoir retourner à nouveau chez lui, pourvu qu’il arrive à convaincre Léon de quitter la terre des Romains.

Quand le jeune homme arriva dans la ville impériale et se trouva face à son maître, la vue de celui-ci le réchauffa et, pour ainsi dire, l’enflamma, lui arrachant des larmes qui mouillèrent ses joues, mais aussi son cou et sa poitrine. D’abord, Léon resta sans voix devant les événements ; il ne savait qui était ce disciple, ni pourquoi il agissait ainsi. Car l’aspect du jeune homme, altéré par le temps et les rigueurs de la captivité, ne lui était nullement familier. Mais, quand il eût révélé son identité en déclinant son nom et les domaines qu’il avait étudiés, puis ajouta les circonstances de sa captivité et les causes de sa libération et de son retour, tout en mettant la lettre dans les mains de Léon, l’un et l’autre cessèrent de concert leurs pleurs et lamentations. Mais Léon estima qu’il n’était pas sans danger de recevoir une lettre de l’ennemi; il se rendit chez le logothète (c’était Théoktistos, que Bardas fit assassiner) pour lui expliquer tout ce que le prisonnier, son disciple, lui avait relaté; en même temps, il lui donna la lettre de l’ameramnoumès (translittération de commandeur des croyants d’arabe en grec, amir al mouminim, ndt). Et c’est ainsi que l’Empereur eut son attention attirée sur Léon et s’attacha ses services. Car le disciple et la lettre de Mamoun firent la lumière sur la sagesse de Léon, jusqu’ici cachée comme dans un recoin obscur. Le logothète, en effet, montra la lettre à Théophile, lequel convoqua Léon, le couvrit de richesses et le nomma pour enseigner publiquement dans l’église des Quarante Martyrs.

Peu après, lorsqu’il réalisa que le sage ne voulait pas quitter sa patrie pour un autre pays, Mamoun lui soumit par lettres de délicats problèmes de géométrie, astrologie et autres dont il désirait recevoir la solution. Léon résolut chacun comme il fallait et envoya la solution, y ajoutant même d’étonnantes prédictions. Quand il reçut ces réponses, l’ameramnoumès fut plus encore frappé par la soif de ce sage et poussa de cris violents, tant il plaçait au-dessus de tout sa sagesse et son savoir. Aussi envoya-t-il aussitôt une lettre non à Léon, mais à Théophile. La substance en était à peu près ceci :

« J’aurais désiré venir moi-même vers toi, accomplissant l’acte d’un ami et d’un disciple. Mais le commandement que Dieu m’a donné et la multitude des gens qui relèvent de ma main et de mon pouvoir ne me le permettent pas. Je te demande de m’envoyer pour une courte durée l’homme si expert en philosophie et autres sciences que tu as, et que tu le persuades de demeurer auprès de moi pour me transmettre ses connaissances et la sagesse que j’admire tant. Ne refuse pas cette demande au titre des différences de langue et de foi, mais plutôt, compte tenu du haut rang du demandeur, la demande recevra satisfaction ; ceci fait entre amis honnêtes et utiles l’un envers l’autre. En retour, je t’enverrai vingt kentenaria d’or (vingt fois cent livres d’or, soit cent quarante-quatre pièces, ndt), en même temps que des traités de paix perpétuelle. »

Par ces moyens, il aurait acheté la présence de Léon et son départ de Constantinople. Mais Théophile répondit qu’il serait dépourvu de sens d’offrir à d’autres son précieux bien et de faire connaître à d’autres peuples des choses pour lesquelles tout le monde admire et honore les Romains. Et il n’accéda pas à la demande. Mais il tint Léon en plus grande estime encore, il ordonna à Jean, qui détenait alors le trône patriarcal, d’ordonner métropolite de Thessalonique cet homme doté d’une telle sagesse. (Théophane Continué, IV, 27-29, éd. Bonn, trad. M. Kaplan. 185-191).

Théophile voit en son principal savant un produit stratégique qu’il ne saurait exporter chez l’ennemi, car non seulement la science antique donne du prestige à l’Empire, mais aussi que, on l’a vu, Léon était expert en communications utilisées à des fins militaires. La connaissance réciproque avait donc des limites. Pas au point toutefois d’avoir privé la Maison de la Sagesse de Bagdad de l’essentiel, la connaissance des démonstrations de la géométrie euclidienne. Certes, dans la méthode d’apprentissage de l’époque, et d’autres aussi, le contact direct avec le savant aurait été plus fécond. Mais la guerre entre les deux empires n’avait finalement pas empêché, voire avait favorisé au hasard d’une capture, la connaissance réciproque entre les deux civilisations des deux grandes puissances de l’époque.

Pour citer cet article

Michel Kaplan, « La connaissance réciproque au temps du calife al-Mamoun », paru dans Alliage, n°55-56 - Mars 2004, I. L'identité européenne dans le dialogue transculturel, La connaissance réciproque au temps du calife al-Mamoun, mis en ligne le 06 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3588.

Auteurs

Michel Kaplan

Président de l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne