Alliage | n°65 - Octobre 2009 Sciences, Fictions, Philosophies, 

Delphine Bellis  : 

La fable du Monde chez Descartes

Une physique fictive ?

Plan

Texte intégral

Si la science produit des discours qui prétendent dire quelque chose de vrai sur le monde, on comprend difficilement, à première vue, pourquoi elle devrait recourir au procédé de la fiction, lequel pose d’emblée son objet comme possible, mais non réel. La science ne risque-t-elle pas alors d’élaborer des théories incapables de nous apprendre quoi que ce soit sur le monde réel ? Bien sûr, la fiction a aussi pu servir à des penseurs pour présenter sous le voile de l’irréel un discours sur la réalité qui ne pouvait s’affirmer en tant que tel sans risquer de tomber sous le coup de la censure. La fiction ouvre un espace de liberté qu’exprime métaphoriquement l’autre monde dans lequel elle est censée se dérouler. Il pourrait sembler que c’est à ce subterfuge que recourt Descartes dans un traité intitulé Le Monde. Dans ce texte, où il affirme le mouvement de la Terre, Descartes imagine la création d’un nouveau monde à partir d’un amas de matière dont les parties seraient mises en mouvement selon des lois auparavant établies. Cette fiction procède à la création par la pensée d’un univers matériel, création spéculative qui se veut distincte de la création historique qui serait relatée, pour le catholique qu’est Descartes, dans la Genèse. Il pourrait sembler que le rôle de la fiction est ici de soustraire ce monde matériel recréé par la pensée à la comparaison avec le texte biblique et, par conséquent, à l’autorité de l’Église. Pourtant, à la suite de la condamnation de Galilée, Descartes décide d’abandonner la rédaction de ce traité, comme si le procédé de la fiction se révélait finalement insuffisant pour le mettre à l’abri des critiques religieuses. En outre, quand il entreprend, quelques années plus tard, de rédiger un ouvrage qui expose l’ensemble de sa physique, Descartes use à nouveau de cette création fictive d’un monde matériel, alors même qu’il a trouvé un moyen d’expliquer comment la Terre peut ne pas être en mouvement — du moins par rapport au ciel qui l’enveloppe et l’emporte dans le même mouvement que celui qui l’anime. Peut-on, en ce cas, continuer à dire que Descartes use ici encore d’une simple stratégie dont l’objectif serait de présenter comme purement hypothétiques ses théories physiques afin d mieux les soustraire aux soupçons des théologiens ? Ou ne faut-il pas plutôt concevoir que la fiction, dès le texte du Monde, revêt une autre fonction ? Nous souhaiterions soutenir que le recours à la fiction dans ce texte peut être interprété comme la mise en œuvre d’un mode opératoire de raisonnement qui ne saurait se réduire à l’exposition d’une simple hypothèse systématique et développée. Mais quel rapport cet autre monde fictif entretient-il alors avec le nôtre ? Qu’est-il en mesure de nous apprendre sur le nôtre, puisque la visée de la physique cartésienne ne saurait être réduite à l’élaboration d’une fiction purement romanesque ? Nous montrerons que l’usage de la fiction dans la physique cartésienne relève d’une invention à la croisée de la physique et de la métaphysique. Elle assume ainsi la fonction consistant à inventer la liaison manquante entre les principes de la science et les explications particulières, mais sous une autre forme que celle de la pure déduction.

De l’usage de fictions dans la science à la constitution de la science par la fiction

Si la science recourt à des fictions, celles-ci, pour se distinguer des fictions littéraires, ne sauraient se contenter d’orner le discours mais se doivent d’être informatives, et ce non par incidence, mais fonctionnellement. Par ailleurs, s’il y a un usage spécifiquement scientifique des fictions, ces informations, ces connaissances, doivent être avant tout elles-mêmes de nature scientifique. En effet, si les fictions de la science se distinguent sur le plan gnoséologique, non seulement des fictions de la littérature en général, mais aussi des fictions de ce genre littéraire (la science-fiction) qui explore, souvent en les extrapolant et en les dépassant, les possibilités ouvertes par la science, c’est que les fictions de la science-fiction ne sont pas des fictions scientifiques, mais des fictions littéraires qui exploitent des possibilités scientifiques pour en tirer des vérités, non pas tant sur le monde matériel lui-même, que sur l’homme, la politique, la morale ou encore la science elle-même — dans ce dernier cas, nous avons donc affaire à des fictions, non scientifiques, mais métascientifiques. Alors que, dans la science-fiction, la science n’est qu’un moyen de la mise en œuvre de la fiction narrative — elle en fournit en partie le prétexte, la matière, et en nourrit la réflexion —, dans le cas des fictions scientifiques, les choses doivent être inversées, puisque c’est la fiction qui devient un moyen pour la constitution (heuristique) ou la diffusion (pédagogique) de la science. Quand la science fait ponctuellement appel à des dispositifs narratifs relevant de la fiction, elle vise toujours à formuler des conclusions vraies se rapportant à notre monde réel. En général, la science ne se construit pas elle-même dans son intégralité sous le régime de la fiction — car qu’un ensemble de théories scientifiques soit même présenté comme formant un tout cohérent déduit à partir d’hypothèses n’en fait pas pour autant une fiction, si tant est que ces théories prétendent explicitement rendre compte de ce qui se passe dans le monde réel — et elle ne reconstruit pas non plus un monde matériel, dans sa globalité, auquel elle s’applique pour en mettre en évidence les lois, comme si ces lois étaient celles d’un autre monde — imaginaire, fictif — que le nôtre. Pourtant est-ce à dire qu’aucune démarche scientifique n’est susceptible de procéder à la manière que nous venons de décrire en négatif ? Il nous semble, en effet, que c’est une entreprise intellectuelle d’une telle radicalité que mène Descartes, dans le texte intitulé Le Monde.

Bien sûr, on ne manquera pas de se rappeler que la physique cartésienne a été taxée de fiction par un certain nombre de contemporains et de successeurs, pour mieux dénigrer une physique par trop spéculative et ne tenant pas suffisamment compte de la réalité expérimentale.1 Pourtant, si l’on tâche de comprendre l’ambition de cette physique d’un point de vue cartésien, force est de constater que cette critique porte à faux pour deux raisons. Tout d’abord, elle ignore le statut, revendiqué par Descartes lui-même, de l’usage de la fiction pour sa physique. Ensuite, pour Descartes, l’important n’est pas tant de forger des fictions pour nourrir sa réflexion intellectuelle que de construire toute sa philosophie naturelle par une fiction. Le Discours de la méthode évoque, quelques années plus tard, l’entreprise menée par Descartes dans le traité du Monde :

« […] Je me résolus de laisser tout ce Monde ici à leurs disputes, & de parler seulement de ce qui arriverait dans un nouveau, si Dieu créait maintenant quelque part, dans les Espaces Imaginaires, assez de matière pour le composer, & qu’il agitât diversement & sans ordre les diverses parties de cette matière, en sorte qu’il en composât un Chaos aussi confus que les Poètes en puissent feindre, & que, par après, il ne fît autre chose que prêter son concours ordinaire à la Nature, et la laisser agir suivant les Lois qu’il a établies. »2

Après avoir exposé ces lois, qui sont notamment celles du mouvement, Descartes les applique à une matière qu’il a auparavant réduite à la pure étendue géométrique. Par la diversification progressive des parties de la matière qui se séparent et s’assemblent successivement, les différents corps (les étoiles, les planètes, les cieux, les corps à la surface de la Terre) pourront être formés peu à peu. C’est donc une véritable cosmogonie fictive que met en scène le récit du Monde. Ce caractère totalisant de la fiction cartésienne dépasse largement, par son ambition et sa radicalité, les fictions modélisatrices partielles auxquelles peut avoir recours la science contemporaine.

Certes, Descartes n’est pas le premier à présenter une cosmogonie physique du monde, explicitement en décalage par rapport à la Création biblique. Outre les cosmogonies mythiques, on trouvait déjà, en dehors de tout cadre chrétien, des cosmogonies, notamment dans l’œuvre de Platon (le Timée), ou encore dans celle des épicuriens (au début de la Lettre à Pythoclès d’Epicure ou au chant V du De rerum natura de Lucrèce). À l’époque chrétienne, des encyclopédistes médiévaux avaient aussi recouru à ce dispositif.3 C’est ainsi que, dans la Cosmographia de Bernard Sylvestre, Nature et Noÿs collaborent pour faire surgir un monde matériel ordonné à partir d’un chaos d’éléments.4 Surgissent alors progressivement l’éther, les astres, la terre, la mer, les montagnes, les animaux, les fleuves, etc. L’homme est le terme de cette création5. Certes, il est fort peu vraisemblable que Descartes ait lu ces récits. Nous ne tâcherons donc pas de tracer une ligne de continuité transitive d’eux à Descartes, mais nous contenterons d’opérer ce rapprochement à titre de comparaison afin de mieux mettre en lumière ce qui fait diverger ces recours à la fiction et cerner ainsi la spécificité de la philosophie naturelle cartésienne de ce point de vue. Au-delà de la survivance d’un archaïsme, souvent rhétorique ou pédagogique, quel sens cette cosmogonie non mythique peut-elle revêtir dans le cadre de la pensée cartésienne elle-même ? Faut-il seulement y voir une rémanence empêchant la science cartésienne d’user utilement de véritables modèles ? Nous ferons le pari de ne pas considérer le récit cosmogonique comme un élément exogène par rapport à la philosophie cartésienne et tenterons de lui assigner un sens propre, caractéristique de la pensée de Descartes.

Nous ferons tout d’abord remarquer que, chez les encyclopédistes médiévaux qui recourent à une cosmogonie pour présenter l’univers matériel, quand cette cosmogonie n’est pas d’emblée explicitement calquée sur la Genèse et l’œuvre créatrice de Dieu, c’est alors la Nature qui est la grande ordonnatrice. On peut sans doute voir là l’influence d’un néoplatonisme qui s’est développé à partir d’un travail d’interprétation du Timée.6 Mais cette évocation de la Nature constitue bien souvent une allégorie qui confine au topos. D’ailleurs, pour nombre de ces auteurs, la Nature est le plus fréquemment placée aussitôt sous la coupe d’un Dieu créateur dont elle est une dépendance.7 Et il importe également souvent à ces auteurs d’articuler, d’une façon ou d’une autre, leur cosmogonie naturaliste au texte biblique de la Genèse.8

Or, outre le fait que les textes médiévaux que nous avons évoqués s’appuient sur une physique bien différente en ses principes de la physique cartésienne — en particulier une physique des éléments, force est de constater que Descartes se démarque de ces cosmogonies médiévales en deux aspects précis. Tout d’abord, dès le début du chapitre vii du Monde, Descartes précise que, si sa cosmogonie est bien en une certaine façon régie par la nature, il ne faut pas entendre ce terme en son sens habituel, c’est-à-dire culturellement reçu :

« Sachez donc, premièrement, que par la Nature je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque autre sorte de puissance imaginaire ; mais que je me sers de ce mot, pour signifier la Matière même, en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées, comprises toutes ensemble, & sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même façon qu’il l’a créée. »9

Par là, Descartes montre qu’il connaît cette tradition d’inspiration néoplatonicienne, mais que sa physique relève d’une tout autre démarche. Descartes procède ainsi à une matérialisation de la Nature ; celle-ci n’est plus une figure allégorique10 ordonnant téléologiquement la matière, mais elle est la matière elle-même, en tant que celle-ci est soumise aux lois que Descartes appelle « de la nature », lois claires pour l’esprit, imposées par Dieu à la matière, et qui ne sont autres que les lois du mouvement et du choc.11

En outre, Descartes tient à affirmer le statut immédiatement fictif de sa cosmogonie et il ne prétend pas explicitement l’articuler au texte biblique.12 La théologie, tout comme les doctrines scolastiques, est au départ neutralisée par le procédé de la création d’un nouveau monde. Par là, la cosmogonie pourra alors acquérir un statut proprement scientifique, et non mythico-théologique. Elle ne constitue plus un moyen rhétorique commode pour mettre en ordre les connaissances dont nous disposons sur la nature entière, mais elle vise à soutenir les principes de la physique dont elle montrera la fécondité.

Les modalités de la fiction cartésienne

Si Descartes choisit « l’invention d’une Fable »13 comme cadre de sa physique, la fiction cartésienne ne saurait néanmoins être analysée comme une invention sans fondement. En effet, ce récit s’appuie sur un ensemble de principes métaphysiques certains, comme la réduction de la matière à l’étendue géométriqu,14 et sur les règles du mouvement15 que Descartes expose avant le déploiement de son récit cosmogonique proprement dit.16 Néanmoins, c’est bien à la création d’un nouveau monde qui n’a jamais existé auparavant que nous convie d’abord Descartes. Il ne s’agit pas, pour le philosophe, de restituer un processus originel. En effet, le texte du Discours de la méthode, revenant sur l’entreprise du Monde, proclame que le monde a été créé achevé d’emblée par Dieu, et non selon le processus évoqué par la fiction :

« Toutefois je ne voulais pas inférer, de toutes ces choses, que ce monde ait été créé en la façon que je proposais ; car il est bien plus vraisemblable que, dès le commencement, Dieu l’a rendu tel qu’il devait être. »17

D’un point de vue métaphysique, il est plus cohérent avec la toute-puissance divine de concevoir une création instantanée du monde, plutôt qu’une création continue par agencement progressif des parties de la matière. Mais la création du monde peut être envisagée sous un autre point de vue, avec lequel diverge également la fiction cartésienne, celui du texte de la Genèse. La dimension fictive de la fable cartésienne se mesure donc aussi à l’écart qu’elle instaure avec le texte biblique, en tant que celui-ci est porteur d’une certaine vérité. Par conséquent, la cosmogonie cartésienne est fictive en deux sens et dans l’exacte mesure où elle se distingue de deux créations du monde plus « réelles » dans leur dimension effective, historique : la Création telle qu’elle est exposée dans la Genèse et, plus évidente d’un point de vue métaphysique mais moins compréhensible pour la raison humaine car presque irreprésentable, la création instantanée du monde que la métaphysique nous représente comme une conséquence de l’essence divine bien comprise selon sa toute-puissance. Mais la fiction à laquelle recourt la philosophie naturelle n’en est pas moins utile, car penser la création instantanée du monde ne nous apprend rien en physique et le texte de la Genèse ne s’avère pas toujours compatible avec les théories scientifiques.18

La création matérielle du monde vise en effet non pas à simuler à nouveau la création effective de notre monde, mais à faire voir et comprendre le lien entre les principes métaphysiques et les principales règles du mouvement, d’une part, et les apparences phénoménales, d’autre part. Ce qui intéresse Descartes, ce n’est pas la manière dont Dieu a effectivement créé le monde (car cela ne nous est pas compréhensible dans le détail), mais les principes selon lesquels il conserve ce monde. Mais, comme le fait remarquer Descartes,

« la lumière naturelle nous fait voir clairement que la conservation & la création ne diffèrent qu’au regard de notre façon de penser, & non point en effet ».19

Dès lors, ce n’est que par une abstraction de l’esprit que nous dissocions création et conservation, et cela parce que la finitude de notre esprit ne nous permet pas de nous représenter clairement et distinctement comment cette identité est possible, même si nous savons qu’elle est réellement. Par conséquent, toute création du monde que l’entendement forgera et représentera, comme distincte de la conservation de ce monde pourra être identifiée à une fiction. La cosmogonie cartésienne, en tant qu’elle dissocie narrativement le moment de la création du temps de la conservation du monde, peut donc être considérée comme une fiction, dans la mesure où elle repose sur une première condition de possibilité fictionnelle.

Cette dimension métaphysiquement fictionnelle se trouve en outre redoublée par un deuxième élément. Descartes débute en effet par la considération d’un amas de matière sans ordre comme élément initial de sa cosmogonie dans le Monde. Mais ce point de départ fictif peut aussi être envisagé selon une possibilité extrême, consistant en un chaos initial de matière, « un Chaos, le plus confus & le plus embrouillé que les Poètes puissent décrire ».20 Notons cependant que, dans le texte du Monde, ce chaos est envisagé à titre de possibilité, puisque Descartes l’introduit par la supposition : « Encore que nous supposions [que Dieu] en compose un Chaos ».21 D’ailleurs, ce chaos dans les Principes de la philosophie deviendra davantage une possibilité explicitement fictive qu’une réalité même seulement rationnelle, quand Descartes recourt à nouveau à une cosmogonie pour exposer sa physique :

« Car bien que ces lois de la nature soient telles, qu’encore même que nous supposerions le Chaos des Poètes, c’est-à-dire une entière confusion de toutes les parties de l’univers, on pourrait toujours démontrer que, par leur moyen, cette confusion doit peu à peu revenir à l’ordre qui est à présent dans le monde, […] toutefois, à cause qu’il ne convient pas si bien à la souveraine perfection qui est en Dieu, de le faire auteur de la confusion que de l’ordre, & aussi que la notion que nous en avons est moins distincte, j’ai cru devoir ici préférer la proportion & l’ordre à la confusion du Chaos […]. »22

Par un renversement qui tient de l’effet de miroir, le mode de la fiction (« encore même que nous supposerions le Chaos des Poètes ») semble ici s’appliquer à ce qui devrait pourtant être tenu pour plus réel face à la fable du Monde, à savoir le chaos à partir duquel Dieu a créé la lumière, le ciel et la Terre dans la Bible. On assiste ici, comme par une mise en abyme, à une « fiction dans la fiction » (comme on parle du « théâtre dans le théâtre »). Dans le cadre de la fiction d’une recréation du monde par étapes à partir de principes physiques, on envisage la possibilité fictionnelle de partir d’un chaos initial qui ne saurait être lui-même que fictif, au second degré, dans la mesure où il semble peu compatible avec l’idée rationnelle de Dieu. Le chaos, pour Descartes, ne constitue donc pas une représentation précise qui pourrait s’inspirer de tout un imaginaire religieux ou culturel. Il est avant tout pensé sur le mode de la situation initiale la moins favorable à la réalisation d’un ordre. Aperçu du point de vue rationnel de la fiction explicative, c’est alors ce que la religion considère comme un point de réel échappant à la rationalité (le chaos de la Genèse) qui devient lui-même fictif. Par une inversion des référentiels, la fiction devient le référent de réalité et le réel théologique, incompréhensible par des voies rationnelles, le fictif par rapport à ce référent rationnel. La fiction dans la fiction vise alors à suggérer la validité a fortiori de la physique que présente la cosmogonie du Monde.

La constitution d’une connaissance scientifique par la fiction

Sans nul doute, pour Descartes, choisir la fiction, c’est bien se donner les moyens d’accéder au vrai. En effet, la fiction cosmogonique, grâce à laquelle l’esprit crée un monde matériel par composition, assemblage de parties qui se forment et se positionnent au fur et à mesure les unes par rapport aux autres, se révèle, à l’analyse, le strict équivalent méthodologique du mécanisme tel que le théorisera plus tard Descartes dans les Principes de la philosophie.23 En proposant un modèle génétique, la physique cartésienne, fidèle au principe de l’analyse, décompose le monde en ses parties pour remonter aussi bien à ses constituants matériels qu’aux principes théoriques qui permettent de comprendre les phénomènes naturels. Autrement dit, si noudevions nous satisfaire d’une contemplation passive de la nature, nous nous retrouverions sans doute enclins à lui attribuer tout un ensemble de qualités spécifiques ou de pouvoirs divers. La fiction cosmogonique vise au contraire à montrer qu’il n’est absolument pas nécessaire de projeter sur la nature de telles entités pour élaborer une physique capable de nous faire comprendre les mécanismes réellement à l’œuvre dans la nature. C’est bien notre monde que nous donnera à comprendre la physique cartésienne mais, pour cela, il faut opérer le détour par une fiction partant d’une conception purifiée du corps. Réduit à la pure étendue géométrique.24 le corps devient le support d’une fiction au sein de laquelle la possibilité d’une telle purification n’a même pas à être mise en question — pourquoi ne pas concevoir ainsi le corps si cette conception semble évidente et si, après tout, nous nous représentons un autre monde ? En même temps, la fiction justifiera a posteriori la purification géométrique initiale du corps — la fiction qui fait naître sous nos yeux un nouveau monde se révèle en définitive capable d’engendrer un monde tout à fait semblable au nôtre. La fiction est un modèle d’engendrement (au sens mathématique du terme) de la nature matérielle, mais elle ne produit pas pour autant un modèle du monde physique car le monde ainsi produit n’est pas qu’une version simplifiée et idéalisée du monde réel, mais ce monde même conçu dans ce qu’il a de plus réel, c’est-à-dire son étendue géométrique.

Ne nous laissons donc pas abuser par l’apparence faussement démiurgique de la fable du Monde. Alors même que, narrativement, ce texte nous donne l’illusion d’une composition synthétique d’un monde matériel unifié et cohérent à partir d’un amas de matière immédiatement scindé en diverses particules isolées de matière, le sens de cette fiction est bien analytique et non synthétique. Ce qui importe à Descartes n’est pas tant le résultat mondain auquel nous fait aboutir la fiction que le processus mécaniste de formation de parties matérielles distinctes et leur agencement selon les lois du mouvement. La ressemblance mondaine du nouvel univers matériel avec l’ancien n’intervient que pour apporter une caution a posteriori aux mécanismes révélés par le nouveau monde et dont les principes sont déjà largement garantis par les arguments qui précèdent la mise en œuvre de la fiction. Mais cette ressemblance n’est pas l’objet de la fiction scientifique elle-même. Alors même que la mention des « Espaces Imaginaires »25 pouvait, au départ, ressembler à une invitation à la rêverie, la fable du Monde prend la fiction à rebours et en fait l’instrument de la mécanisation du monde. Il ne s’agit pas de trop se laisser prendre au spectacle, mais de comprendre le fonctionnement de la nature dans sa matérialité, au-delà — ou en deçà, selon l’ordre suivi par la fable — de son bel ordonnancement visuel que la fiction a pour objet de rejoindre.

La fable cartésienne opère donc d’abord un dédoublement entre la réalité immédiate, telle que nous la percevons par les sens ou encore telle que nous l’imaginons.26 et un modèle d’engendrement de l’univers matériel. Néanmoins, c’est à une connaissance du monde réel que nous reconduit en définitive la fiction. Celle-ci révèle donc l’ambivalence du statut de l’imagination dans la pensée cartésienne. En effet, Descartes critique les scolastiques qui ne font qu’imaginer les éléments, les qualités et les formes substantielles dans les corps.27 Imaginer, c’est, dans ce cas, inventer faussement des entités théoriques en les projetant dans les corps, alors qu’elles ne sont qu’un produit de notre pensée sans rapport avec la réalité matérielle. Mais, alors même que la fiction a pour objectif de mettre à distance nos représentations imaginaires de la nature, la fable du Monde est une œuvre de l’imagination, mais d’une imagination qui ne reçoit pas passivement ses représentations du corps mais les provoque, et cela à double titre. Une fois l’imagination déréglée mise à distance, imaginer et feindre correspondent en effet, chez Descartes, à deux usages pertinents de l’imagination, mais qu’il convient de distinguer. D’une part, Descartes pense une imagination qui peut rejoindre le réel par ses propres forces car elle est le mode de la pensée adéquat pour penser l’étendue. C’est ainsi que Descartes écrit, dans une lettre à Elisabeth du 28 juin 1643 :

« Le corps, c’est-à-dire l’extension, les figures & les mouvements, se peuvent aussi connaître par l’entendement seul, mais beaucoup mieux par l’entendement aidé de l’imagination ».28

C’est à cette imagination géométrique que Descartes fait appel et demande à son lecteur de faire appel, en particulier dans le chapitre vi du Monde, quand il s’agit de se représenter la création d’un nouveau monde.29 D’autre part, la physique cartésienne révèle une imagination capable de créer une fiction scientifique, une feinte,30 volontairement en décalage par rapport à la réalité, du moins à une certaine réalité. L’imagination fictionnelle a pour fonction d’engendrer des représentations qui ne sont pas immédiatement adéquates à la réalité sensible. Néanmoins, il ne s’agit pas là de deux imaginations différentes, mais bien de deux usages distincts de cette imagination, qui finissent d’ailleurs, dans la fiction cartésienne, par se rejoindre. Si l’imagination fictionnelle permet de nous détacher du monde vécu pour en créer un nouveau, c’est néanmoins grâce à l’imagination géométrique que se déploie la fiction, puisque celle-ci n’est rien d’autre que la représentation dynamique de lignes et de figures s’engendrant les unes les autres dans un étendue homogène pour former de petits corps en mouvement.

Comme on le comprend alors, la dimension totalisante de la physique cartésienne qu’exprime sa présentation dans le cadre d’une cosmogonie correspond à l’affirmation de l’unité, de l’homogénéité du monde physique cartésien.31 Par ce biais, Descartes veut anéantir la scission aristotélicienne entre le monde sublunaire et le monde supralunaire. Désormais, il est possible d’expliquer à partir des mêmes principes et des mêmes lois les phénomènes terrestres ou atmosphériques comme les phénomènes astronomiques. La continuité entre les différents moments de la création physique et la solidarité entre tous les corps, qui est au point de départ de la fiction cartésienne, constituent comme une démonstration du caractère inopérant de la division aristotélicienne du cosmos. La cosmogonie cartésienne vise donc à ruiner une cosmologie en lui en substituant une autre. Or, pour anéantir une conception physique qui rend compte de chaque phénomène à partir de sa situation dans un monde matériel ordonné et différencié, il faut pouvoir être en mesure de proposer une physique expliquant l’ensemble des phénomènes de l’univers. Et c’est ce que cherche à faire Descartes en « produisant » ces phénomènes à partir de sa conception de la matière et de ses lois de la nature.

Mais, plus profondément encore, la fiction correspond à une nécessité interne à la constitution de la physique cartésienne dans son rapport avec ses principes métaphysiques. En effet, si la conception cartésienne d’une matière réduite à l’étendue est assurée métaphysiquement à partir de la clarté et de la distinction de cette idée et si, en outre, les lois de la nature sont tirées de la considération métaphysiquement claire de l’immutabilité divine.32 il reste impossible de déduire de ces principes métaphysiques une physique complète.33 Il y a un décrochage entre les principes et l’explication de tel ou tel phénomène particulier. Pour remédier à ce problème épistémologique, le physicien doit trouver un moyen pour établir une liaison entre les principes et les explications particulières ; c’est ce rôle qu’assume alors la fiction de création du monde chez Descartes. La pensée opère elle-même le choix entre différentes liaisons possibles des phénomènes naissant les uns des autres. Elle expérimente sa propre créativité dans la construction de tels enchaînements qui doivent viser un certain état du monde.

La fiction du Monde, loin d’être un simple artifice rhétorique, relève donc éminemment de la pensée cartésienne. Tout d’abord, elle correspond à une conception systématique de la science que Descartes gardera en vue jusqu’aux Principes de la philosophie. Descartes cherche à élaborer, dans sa physique, un « système du monde ».34 En outre, dans la physique cartésienne, la fiction est une procédure de constitution de la physique qui n’a pas le statut fondationnel de la métaphysique, mais n’en exprime pas moins le lien, revendiqué mais complexe, que cette physique entretient et tâche d’expliciter avec cette métaphysique.

Notes de bas de page numériques

1 . L’image critique de la physique cartésienne comme « roman » est aussi bien utilisée par Christian Huygens dans une note sur la Vie de M. Descartes d’Adrien Baillet (cf. Œuvres complètes publiées par la Société hollandaise des sciences, La Haye, M. Nijhoff, 1905, t. x, p. 403) que par Voltaire (cf. Le Siècle de Louis xiv, chap. xxix, Francfort, Veuve Knoch & J.G. Eslinger, 1753, t. iii, pp. 53-54).

2 . Œuvres de Descartes publiées par Charles Adam et Paul Tannery, Paris, Léopold Cerf, 1897-1913 ; édition revue et augmentée, Vrin, 1996 (désormais abrégée at, suivi du numéro de tome en chiffres romains et du numéro de page en chiffres arabes), at VI, 42.

3 . Bernard Ribémont évoque notamment le cas de Bernard Sylvestre ou d’Alexandre Neckam. Cf. De natura rerum, Études sur les encyclopédies médiévales, Orléans, Paradigme, 1995, pp. 112-114. Nous tenons à remercier Irène Fabry pour ses suggestions en ce domaine.

4 . Cf. Bernard Silvestre, Cosmographie, trad. Michel Lemoine, Paris, Cerf, 1998.

5 . Ce devait aussi être le cas, dans le texte de Descartes, où L’Homme devait faire suite au Traité de la lumière.

6 . « The Neoplatonism of Plotinus […], which synthesized Christian philosophy with Platonism, divided the female soul into two components. The higher portion fashioned souls from the divine ideas; the lower portion, natura, generated the phenomenal world. The twelfth-century Christian Cathedral School of Chartres, which interpreted the Bible in conjunction with the Timaeus, personified Natura as a goddess and limited the power attributed to her in pagan philosophies by emphasizing her subservience to God. », Carolyn Merchant, The Death of Nature, New York, Harper and Row, 1983, p. 10.

7 . Dans la Cosmographie de Bernard Silvestre, la Nature est ainsi aidée par Noÿs, image de la science et de la décision de la volonté divine, dans sa recréation du monde : « De la sagesse naît le conseil, du conseil la volonté, de la volonté divine la mise en œuvre de l’univers », op. cit., p. 89 (traduction du texte latin suivant : De sapientia consilium, voluntas consilio nascitur, de divina mundi molitio voluntate).

8 . Par exemple, dans le De naturis rerum, Alexandre Neckam, « prétendant parler de la nature des choses, introduit son texte en faisant explicitement référence à la Genèse et au in principio creavit Deus terram et celum » (Bernard Ribémont, op. cit., p. 114).

9 . at xi, 36-37.

10 . Carolyn Merchant évoque ainsi le cas d’Alain de Lille, de l’École de Chartres, qui propose, dans son De Planctu Naturae, un portrait allégorique de la nature, servante de Dieu. Cf. op. cit., pp. 10-11.

11 . « Mais je ne veux pas différer plus longtemps à vous dire, par quel moyen la Nature seule pourra démêler la confusion du Chaos dont j’ai parlé, & quelles sont les lois que Dieu lui a imposées », at xi, 36.

12 . En fait, on peut montrer qu’il tâche de le faire, mais sans le revendiquer explicitement. Il s’agit donc davantage d’une réflexion sur l’ordre à donner aux étapes de sa fiction, qui peut se nourrir de ce que dit le texte de la Genèse, que d’un souci d’inscrire son texte dans une orthodoxie chrétienne.

13 . « Mais afin que la longueur de ce discours vous soit moins ennuyeuse, j’en veux envelopper une partie dans l’invention d’une Fable, au travers de laquelle j’espère que la vérité ne laissera pas de paraître suffisamment, & qu’elle ne sera pas moins agréable à voir, que si je l’exposais toute nue », at xi 31.

14 . Descartes pose ce principe dans le chapitre vi du Monde.

15 . Descartes les expose dans le chapitre vii du Monde.

16 . Ce récit débute véritablement à partir du chapitre viii du Monde avec la création du Soleil et des Étoiles.

17 . at vi, 45. Les Principes de la Philosophie, préciseront cet argument :

18 . C’est ainsi que la conception cartésienne de la lumière comme tendance au mouvement de particules de matière subtile exerçant une pression sur l’œil n’est pas compatible avec la création de la lumière, dans la Genèse, avant les étoiles et les planètes. Descartes devra alors abandonner sa tentative de conciliation en cet aspect précis de la cosmogonie.

19 . Méditations métaphysiques, iii, at ix-1, 39.

20 . atxi 34.

21 . Ibid.

22 . atix-2, 125-126.

23 . Cf. Principes de la philosophie, iv, 203, at ix-2, 321-322.

24 . « […] Tous les corps, tant durs que liquides, sont faits d’une même matière », at xi, 17 ;

25 . at vi, 42.

26 . Dans le chapitre premier du Monde, Descartes écrit ainsi :

27 . Outre l’exemple que nous avons donné ci-dessus d’une imagination connotée négativement, parce que soumise aux sens, on relèvera notamment les mentions suivantes :

28 . at iii, 691 ; dans la deuxième Méditation, il écrit déjà :

29 . On relèvera, par exemple, les occurrences suivantes :

30 . « Et mon dessein n’est pas d’expliquer, comme eux [les Philosophes], les choses qui sont en effet dans le vrai monde ; mais seulement d’en feindre un à plaisir, dans lequel il n’y ait rien que les plus grossiers esprits ne soient capables de concevoir, & qui puisse toutefois être créé tout de même que je l’aurai feint », at xi, 36 (nous soulignons).

31 . Comme le fait remarquer à juste titre Michel Fichant, « [l]’étendue indéfinie, en ce qu’elle s’identifie à l’universalité des choses créées, opère comme un facteur de globalisation qui interdit à Descartes toute sectorisation de l’objet physique et toute partition du corps de la science en théories relativement indépendantes », « La Fable du Monde », Science et métaphysique dans Descartes et Leibniz, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 83.

32 . Il convient néanmoins de faire remarquer que, dans le Monde, Descartes ne présente pas une analyse en bonne et due forme de la réduction de la matière à l’étendue ou du lien entre l’idée de Dieu et les lois de la Nature. Il faudra pour cela attendre les Méditations et les Principes.

33 . Cf. Discours de la méthode, at vi, 64-65.

34 . Descartes emploie notamment cette expression dans une lettre à un destinataire non identifié : cf. at v, 550.

Pour citer cet article

Delphine Bellis, « La fable du Monde chez Descartes », paru dans Alliage, n°65 - Octobre 2009, La fable du Monde chez Descartes, mis en ligne le 03 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3578.

Auteurs

Delphine Bellis

Doctorante en histoire de la philosophie à l’université Paris-Sorbonne et à la Radboud Universiteit Nijmegen (Pays-Bas), elle occupe actuellement un poste de Junior Researcher à la Radboud Universiteit Nijmegen. Elle achève une thèse intitulée « Le visible et l’invisible dans la pensée cartésienne : sur la figuration de la réalité matérielle dans la physique de Descartes ». Elle a publié : « La reconstruction physique du monde à partir de l’expérience de pensée ou l’invention de la physique cartésienne », in Les détours du savoir : expérience de pensée, fiction et réalité (dir. D. Bellis & E. Brun-Rovet), Nouveau Monde, 2009.