Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

Jean-Marc Lévy-Leblond  : 

Des essais transformés (hommage à Stephen J. Gould)

Texte intégral

Stephen Jay Gould est entré dans la petite cohorte de ceux qui ont su écrire la science, et pas seulement sur la science. Ses ouvrages ont rejoint la catégorie assez peu fournie, il faut le reconnaître, des textes scientifiques qui sont aussi des textes littéraires, suivant les traces de Galilée (dont il se réclamait d’ailleurs explicitement), de Fontenelle, de son cher Darwin, et de quelques autres, bien rares au vingtième siècle.

Il est devenu banal de saluer en Gould un remarquable chercheur qui était aussi un excellent vulgarisateur. Je souhaite récuser cette trop banale dichotomie, et affirmer que l’on ne saurait distinguer un Gould scientifique et un Gould médiatique, fut-ce pour les recombiner ensuite. Des conversations que j’ai pu avoir avec lui ressortait clairement l’idée que produire le savoir et le partager relèvent du même mouvement, sans que ce partage soit subordonné ou postérieur à cette production. C’est que l’interaction est constante de la compréhension d’un phénomène, ou d’une idée, et de sa diffusion. Autrement dit : on ne comprend vraiment bien que ce que l’on se met en demeure d’expliquer — qu’il s’agisse d’enseignement ou de popularisation, pour reprendre ce mot (plus amène que vulgarisation) à la tradition anglo-saxonne. C’est bien pourquoi l’idéal d’une carrière scientifique est celui d’enseignant-chercheur, indissolublement. Steve le savait, lui qui n’a jamais renoncé à ses engagements pédagogiques. Il m’a plusieurs fois expliqué comment certains de ses travaux de recherche spécialisés avaient trouvé leur origine dans les difficultés qu’il avait rencontrées en écrivant ses articles destinés au lectorat profane ou en faisant cours devant ses étudiants. La diffusion du savoir peut donc ainsi être à l’origine de son émergence.

Je voudrais ensuite insister sur le rôle de l’Histoire dans la pensée de Gould et dans son travail d’écrivain. Contre l’idée naïvement positiviste que le passé de la science est entièrement récapitulé dans son présent, Gould savait que ce passé, riche de complexités oubliées, lourd de contingences inouïes, recèle bien des clés de compréhension pour le présent, et non moins de portes vers l’avenir. Si une telle conception est peut-être assez naturelle dans une discipline dont le temps est la matière première et qui est donc historique par essence, je puis témoigner que la force qu’a su donner Gould à l’expression de cette idée a contribué à me convaincre de sa pleine validité jusque dans une discipline apparemment (ou prétendument) anhistorique comme la mienne, la physique. Mais le plus remarquable peut-être est la façon dont Gould, à la fois narrateur et penseur, entremêle histoires et Histoire. Son grand art est de choisir des épisodes singuliers, souvent surprenants mais parfois bien connus, et de les montrer comme révélateurs d’une perspective d’ensemble qui les transcende et leur donne sens.

Gould présentait ses écrits comme des essais. Et c’est bien ce qu’il étaient — en plus d’un sens. Tout d’abord, certes, au sens que Montaigne a conféré au terme en inventant le genre : la mise en jeu de sa propre pensée par la mise à distance qu’en permet l’écriture dans la liberté de facture et l’exigence de vérité à la fois, pour qui écrit en étant son premier lecteur, avant que d’en trouver d’autres. Gould était donc bien un essayiste. Mais c’était aussi un essayeur, celui qui vérifie la qualité, au sens originel, celle du titrage des monnaies en métaux précieux, au sens figuré, celle des idées en circulation — métaphore qui remonte à Galilée dans son fameux ouvrage polémique, Il Saggiatore, c’est-à-dire justement L’Essayeur. Et j’ai déjà rappelé en quelle estime Gould tenait Galilée. Il existe enfin un troisième sens du mot essai, que Gould n’aurait pas renié, lui qui a utilisé tant de références au sport dans ses écrits. Je veux parler bien sûr du rugby et de ses essais à transformer en buts. On peut dire, à cet égard, que Gould a effectivement transformé la plupart de ses essais en buts marqués contre la paresse intellectuelle, le conservatisme social et la passivité morale.

Transformation il y a eu aussi du style même de Gould. Je laisse à de futures études littéraires (beau sujet de thèse !) le soin d’apprécier si la technique d’écriture de Steven a subi une évolution de type gradualiste ou ponctualiste. Mais en tout cas, elle a évolué vers une complexité croissante, et sans doute pas par un simple processus de diffusion asymétrique bornée par un mur de complexité minimale, suivant le modèle si convaincant que Gould expose dans L’éventail du vivant. Dans les derniers écrits, un style quasiment baroque se développe sous sa plume, avec une abondance d’adjectifs inattendus, de termes rares, de tournures élaborées. Il n’est pas fortuit sans doute que cette complexité atteigne son comble dans le dernier ouvrage de Stephen Gould, Le renard et le hérisson (Seuil, 2005), consacré à une réflexion sur la possibilité de combler le fossé entre les humanités et les sciences. Y développant l’idée que la science a beaucoup à apprendre des humanités, en particulier eu égard à ses formes d’expression et (donc) à la nature de sa réflexion, il illustre lui-même à merveille cette leçon.

Pour citer cet article

Jean-Marc Lévy-Leblond, « Des essais transformés (hommage à Stephen J. Gould) », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, Des essais transformés (hommage à Stephen J. Gould), mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3575.

Auteurs

Jean-Marc Lévy-Leblond

Physicien, professeur émérite de l’université de Nice Sophia-Antipolis, directeur des éditions scientifiques du Seuil, directeur de la revue Alliage. Il a récemment publié : La vitesse de l’ombre, Seuil, 2006 et De la matière, Seuil, 2006.