Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

David F. Bell  : 

Gustave Le Rouge et La Conspiration des milliardaires

m.a.d. avant la lettre

Plan

Texte intégral

« Que chacun de vous mette en commun une somme à déterminer pour l’établissement de vastes ateliers et de laboratoires de l’Union. Que l’on rétribue largement les ingénieurs et les chimistes les plus remarquables de l’Union. Que l’on construise à notre compte des navires sous-marins, des torpilles perfectionnées, des explosifs nouveaux, enfin des engins d’une puissance telle qu’aucun État n’ose engager une guerre avec ceux qui en seront les détenteurs. »2

Non, cette épigraphe n’est pas une déclaration de politique internationale ou militaire du secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld, même si cela semble tout à fait possible. Ce n’est pas non plus une exhortation à la nation du président Bush, me^me si c’est également tout à fait vraisemblable. C’est, en fait, une déclaration de stratégie formulée par le milliardaire américain William Boltyn, au cours de la réunion inaugurale d’un groupe trié sur le volet de milliardaires américains. Organisée par Boltyn, à Chicago, à la fin du dix-neuvième siècle, cette réunion a pour objectif de décider comment parvenir à subjuguer de la « vieille Europe » dans une sorte de projet inversé de colonisation. Rassurons-nous : la réunion est fictive — elle a lieu dans les premières pages de La Conspiration des milliardaires, de Gustave Le Rouge. Publié en huit petits volumes, à quatre sous chacun, entre 1899 et 1900, et co-signé par Gustave Guitton, La Conspiration des milliardaires est le premier d’une série de romans de science-fiction (souvent aussi des romans policiers) publiés par Le Rouge au cours des trente premières années du vingtième siècle. La série comprend des titres bien connus des jeunes lecteurs d’une génération précédente, fascinés par la science-fiction et les romans d’aventure : Le Prisonnier de la planète Mars, La Guerre des vampires, Le Mystérieux docteur Cornélius, et Todd Marvel détective-milliardaire, entre autres. Pionnier du genre dans ses romans populaires Le Rouge a proposé de véritables chroniques décrivant la rupture en train de s’opérer entre les structures religieuses et politiques traditionnelles et les nouvelles idéologies techno-industrielles, qui allaient s’exprimer de plus en plus clairement lors de la première guerre mondiale.

Cette évolution politique et sociale a été marquée par la création de nouveaux cultes. Ils ont peu à peu remplacé les précédents, fournissant ainsi les ensembles de croyances indispensables pour donner une certaine unité aux citoyens peuplant les nouvelles nations techno-industrielles modernes, des populations peu uniformes, façonnées par une démographie plutôt chaotique à la suite des arrachements structuraux et économiques de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle. Paul Virilio décrit ainsi cette évolution et l’importance de la techno-science comme relais idéologique :

« Le premier conflit mondial marque la fin des relations privilégiées entre les vieilles religions et les jeunes États militaro-industriels. Ces États, fondés comme en Union soviétique sur la violence ouverte, ont besoin pour être acceptés du plus grand nombre […] de créer une unanimité nouvelle, d’où l’urgente nécessité d’imposer aux masses des cultes de remplacement. Le matérialisme mystique et scientiste du XIXe siècle, en parvenant au pouvoir, se transforme en une réalisation des miracles de la science par la technique, le pseudo-avènement de la Raison dans l’Histoire devient paradoxalement celui d’un fatras cultuel, un syncrétisme technophile. »3

Les Etats-Unis contre l’Europe

En l’absence des prêtres, il reste tout de même des ingénieurs : nous voici devant la prémisse principale de La Conspiration des milliardaires. Mettre les États-Unis face à la vieille Europe revient à provoquer la confrontation entre un groupe d’ingénieurs et leurs rivaux. Si le rêve de William Boltyn doit se réaliser, c’est-à-dire, si l’on veut vraiment subjuguer l’Europe et la transformer en un vaste marché qui serait la chasse gardée des États-Unis, Boltyn ne dispose pas d’autres moyens, la voie politique lui est fermée pour cause de démocratie… L’argent et l’expertise technologique seront donc appelés à créer des machines de plus en plus puissantes, menaçantes et meurtrières. Les efforts de ce milliardaire piqué par la folie des grandeurs n’ont quelque espoir d’aboutir que lorsque les ingénieurs deviendront rois — ou disons plutôt, dictateurs.4

C’est pour cela que Boltyn installe à la tête de l’effort américain le brillant ingénieur Hattison, secondé par son fils, Ned. Si le lecteur a bien prononcé le nom de Hattison en lisant la phrase précédente, il aura sans doute saisi tout de suite la résonance avec un autre nom d’ingénieur illustre. Hattison est manifestement une translittération lumineuse du nom mythique d’Edison, dont les exploits étaient connus de Gustave Le Rouge à travers sa lecture de L’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam (et sans doute à d’autres lectures dans le domaine scientifique de l’époque).5 Le portrait d’Edison brossé par Villiers dans L’Ève future était déjà plutôt inquiétant et mystérieux, mais avec Hattison, la puissance diabolique de l’ingénieur sera multipliée, devenant du coup bien plus sinistre, car transformée en puissance de destruction. Alimenté par un flot de dollars qui semble illimité, des dollars octroyés par les membres du club des Milliardaires de William Boltyn, Hattison va construire Mercurey’s Park, vaste laboratoire de recherche, avec son satellite, Skytown, situés tous deux dans un lieu caché des montagnes Rocheuses, au bord du Pacifique. Le but des recherches lancées par Hattison est de créer les armes les plus mortelles possibles. C’est le Menlo Park d’Edison transformé en usine d’engins de guerre. Le côté militariste de l’affaire n’eût-il pas été si omniprésent dans la description que Le Rouge nous en donne, on serait tenté de prendre Mercurey’s Park pour une espèce de proto-Disneyland : le monorail de celui-ci reproduit le chemin de fer à glissement qui lie Skytown et Mercurey’s Park, et dont un prototype avait été construit pour l’Exposition de 1889. Dans un parallèle très frappant avec le train à lévitation magnétique, qui semble être la passion de tout physicien du vingt et unième siècle travaillant dans le domaine de la supraconductivité, le chemin de fer à glissement se déplace sur des rails couverts d’une mince couche d’eau, propulsé par l’énergie hydraulique, ce qui élimine une grande partie de la friction qui empêche les trains à roues de l’époque d’atteindre des vitesses satisfaisantes.6 Malheureusement, Mercurey’s Park est loin d’être un parc à thème pour jeunes et familles…  

La tentative des ingénieurs américains sera contrée par les Européens, dont le champion est le Français Olivier Coronal avec son maître, l’ingénieur/chercheur scientifique Arsène Golbert. Bien entendu, pour Le Rouge, l’Europe devient très vite la France toute seule, les autres pays européens étant plus ou moins absents dans le roman — à l’exception sinistre de l’Angleterre, présentée comme empire rusé et peu digne de confiance, pays de l’espionnage diplomatique et industriel, si ce n’est carrément du terrorisme. Le contraste entre Coronal et Hattison est on ne peut plus clair : Coronal adopte une philosophie du développement industriel dans la paix et déplore la course aux armements, qui semble être le destin fatal de la fin de siècle :

« Est-ce que ce sera donc toujours la même chose, murmurait-il ; et notre vie n’aura-t-elle jamais un but plus élevé ? N’est-ce pas illogique d’inventer pour détruire, de s’armer les uns contre les autres ; et le cerveau humain ne sera-t-il jamais affranchi de la haine et du meurtre ? » (1:200).

Son maître intellectuel, Golbert, propose une vision quasiment religieuse de la science, digne du siècle des Lumières : « La science élargira le contrat social en dissipant l’ignorance, en imposant la vérité » (2:29). Par contre, l’Américain Hattison n’hésite jamais à utiliser la science et la technologie à des fins militaires et met ainsi la science au service d’un ordre techno-politique américain imposé en fin de compte au monde entier — à commencer par l’Europe. Il défend une vision ostensiblement agnostique du développement technique : ce n’est pas le rôle de l’ingénieur ou de l’homme scientifique de surveiller l’évolution des techniques et d’essayer de prévoir les effets à long terme qu’elles peuvent provoquer : « La science est la force », répète son fils sans hésiter lorsqu’il présente les toutes dernières inventions sorties de Mercurey’s Park et Skytown (1:111). Toute discussion sur la bonne application de cette force est ajournée sine die, puisque, de toute façon, l’ingénieur ne peut que suivre le génie de sa science et de ses recherches là où elles le mènent.

Cependant, Olivier Coronal serait un piètre adversaire des Américains s’il n’avait déjà illustré sa valeur dans le domaine de la course aux armements. Il est effectivement l’inventeur d’une « torpille terrestre », arme terrible de destruction massive. Bien que la description de cette arme dans le roman soit assez peu vraisemblable, à la limite même du cohérent ou du compréhensible, les effets qu’elle annonce n’en sont pas moins inquiétants :

« C’était un engin merveilleux, de la grosseur d’un obus, et qu’on lançait au moyen de canons. On le disait muni, de plus, d’un appareil automatique d’un genre nouveau, et de cartouches chargées d’un nouvel explosif, de la puissance duquel rien ne pouvait donner une idée.
» L’appareil automatique réglait les décharges, qui se produisaient chaque fois que, touchant la terre, l’engin se trouvait transporté à une nouvelle distance, au moyen d’un propulseur électrique. » (1:180)

Cet obus contient une charge explosive d’une puissance inconnue auparavant, et il peut être lancé sur une distance impressionnante. En outre, il est contrôlé par un système robotique lié à un moyen de propulsion supplémentaire qui en fait une redoutable machine d’anéantissement une fois est lancé vers l’ennemi. Les systèmes de guidage endoscopiques et télévisés en temps réel dont disposent nos armes modernes pourraient sortir de l’imagination de Gustave Le Rouge avec cette description de l’invention de Coronal. L’engin est certainement à la hauteur de ceux de Hattison. Au fond, ce qui est formulé dans La Conspiration des milliardaires n’est rien moins qu’une proto-doctrine de la destruction mutuelle assurée, la célèbre m. a. d., à laquelle le titre du présent essai fait référence. Arrivé à un certain niveau de destruction assurée, l’idée de provoquer une guerre devient de la folie pure :

« Que résultera-t-il de cet immense conflit ? Peut-on, sans frémir d’horreur, envisager la perspective d’une guerre générale ? Avec les moyens de destruction que nous possédons, qui, chaque jour, deviennent plus terribles, et, dans cinquante ans, seront inimaginables, quelle tuerie, quelle hécatombe ensanglanterait l’univers soi-disant civilisé ! » (1:201).

Celui qui tire en premier sera inexorablement détruit. Le Rouge ne s’est pas trompé dans ses prévisions : l’Union soviétique a réussi son premier essai nucléaire en 1949, cinquante ans tout juste après la publication de La Conspiration des milliardaires, et les experts américains et soviétiques de la défense ont aussitôt procédé aux analyses indispensables pour situer l’arme nucléaire dans le contexte d’une politique militaire internationale. La doctrine de la dissuasion fait alors son apparition.

Une technique prophétique

La Conspiration des milliardaires, roman résolument populaire, n’appartient pas, bien entendu, au corpus de la grande littérature, mais les prophéties de Gustave Le Rouge sur l’utilisation des techniques et de la science n’en possèdent pas moins une justesse pour le moins surprenante. Sans pouvoir me lancer dans une analyse détaillée du roman, je voudrais offrir quelques remarques sur un sous-ensemble d’éléments-clés du texte. Il s’agit de réfléchir de façon plus abstraite à ces armes créées par les ingénieurs dans La Conspiration. La torpille terrestre d’Olivier Coronal est la puissante réalisation d’une « prothèse », dans le sens que donne à cette notion Bernard Stiegler.7 Le rapport entre l’humanité et son monde rencontre des limites dans l’absence d’outils — ou, à une époque plus tardive, de machines —, extensions tendant à combler la nature incomplète et potentielle de l’homme. La prothèse projette l’action de l’homme sur la nature au-delà des limites immédiates d’un corps fondamentalement faible par rapport aux forces qu’il affronte. Ces limites ont rapport à la puissance, mais aussi à la distance : il faut pouvoir concentrer l’énergie nécessaire pour surmonter la faiblesse inhérente du corps, ainsi que, si besoin est, combler les distances pour situer l’intervention du corps au-delà de ce qui peut être vu et touché dans l’immédiat.

Le thème de la prothèse dans le roman de Le Rouge atteint son point culminant lorsque l’ingénieur américain Hattison crée un véritable bataillon de robots de fer, indestructibles fantassins du nouveau régime impérialiste américain. Coronal ayant réussi à pénétrer dans le laboratoire de Mercurey’s Park pour contempler enfin les réussites techniques de Hattison, prêtes à être lancées contre les Européens, est stupéfait et profondément troublé :

« Des automates remplaceront les soldats dans la guerre prochaine. Et quels automates ! ... Jamais on n’a rêvé de telles merveilles de précision. Jamais on n’a imité d’aussi près la nature. » (2:145)

De manière fascinante, l’invention reine de Thomas Edison, celle d’où il a tiré une grande partie de sa gloire, le phonographe, revient ici dans la description des robots de Hattison. Le « cerveau » de ces robots n’est autre qu’une variation sur le phonographe :

« On […] faisait manoeuvrer [les automates] à coups de sifflet stridents et modulés. Un phonographe, qui leur tenait lieu d’oreilles, recueillait les vibrations sonores, et les transmettait à un appareil spécial influençant lui-même les moteurs électriques. » (2:148-49)

Pour la première fois dans l’histoire, nous dit Friedrich Kittler dans Grammophon Film Typewriter,8 le phonographe permettait l’enregistrement de bruits jamais entendus auparavant — bruits en deçà du domaine de la signification. Au cœur de l’appareil robotique, sous la forme d’un système en servomoteur caché dans les entrailles, le phonographe capte le ton et l’intensité d’un sifflement et modifie ainsi le mouvement de la machine. Voici un cerveau en deçà du raisonnement, le mécanisme de commande d’une machine de mort qui étend les capacités destructives du corps humain au point où sa perfection garantit la défaite certaine de l’ennemi.

Torpille terrestre d’un côté, robots en fer et en acier de l’autre : il semble que la production des engins de guerre dans La Conspiration des milliardaires ne connaisse pas de limites, et que ces machines soient destinées à provoquer un désastre militaire dont les rescapés seront peu nombreux — à moins que cette force hyperbolique n’assure tout simplement la capitulation. Peut-être… Ces armes demeurent néanmoins lourdes et mécaniques, fondamentalement matérielles, malgré leur perfectionnement et leur puissance, et donc tributaires d’une infrastructure pesante, difficile à manier et à protéger. En fait, elles peuvent être découvertes et détruites par un ennemi sachant manœuvrer assez rapidement pour s’y opposer. Les robots de Hattison sont découverts non pas une fois, mais deux — par Coronal d’abord, ensuite par son factotum, Léon Goupit, doté d’une intelligence tactique et d’une adaptabilité contenues dans son nom. Une fois découverts et détournés de leur maître, les robots peuvent tout simplement être dirigés vers une falaise : ils avancent docilement pour se jeter dans la mer et disparaître à jamais. Et le laboratoire où ils ont été créés peut, lui aussi, être détruit à l’aide de quelques explosifs bien placés.

Lo logique de l’immatériel

Avec une clairvoyance qui est véritablement caractéristique de La Conspiration des milliardaires, Le Rouge se tourne ensuite dans les derniers volumes de son roman vers d’autres spéculations stratégiques, ce qu’on pourrait appeler une logique du soft, de l’immatériel, anticipant ainsi l’importance de la communication et du logiciel qui ont dominé les réflexions sur la stratégie de la mondialisation à la fin du vingtième siècle. Marginalisé pendant les premières phases de la campagne américaine menée par Boltyn et Hattison, le personnage de Harry Madge fait un retour en force dans la deuxième moitié de La Conspiration. Madge est ce que les autres milliardaires appellent un spirite, quelqu’un qui croit que l’esprit peut projeter la pensée vers l’extérieur, à la fois pour influencer les autres et pour « voir » à distance. Sa croyance en ces possibilités l’avait quelque peu ridiculisé dans un premier temps, mais la destruction des robots de Hattison — et la mort de ce dernier — obligent Boltyn à recourir à Madge pour recentrer les efforts américains. Madge fonde immédiatement une école préparatoire destinée à enseigner à une élite la façon d’utiliser le cerveau pour transmettre et recevoir messages et images :

« Nous ne sommes plus menacés par des canons et des torpilles, dit [Olivier Coronal]. Harry Madge [...] a démontré à ses collègues le néant des sciences matérielles, les a fait assister à une série d’expériences concluantes sur l’hypnotisme, la lecture à distance et autres phénomènes psychiques. Les dollars des Yankees ne serviront plus à construire des arsenaux. Une somme énorme a été consacrée par eux à la fondation d’une sorte de collège des sciences psychiques, où Harry Madge travaille à former des hypnotiseurs de première force.
Le moment venu, ces liseurs de pensées et de documents se jetteront sur l’Europe comme sur une proie facile. Ils s’attaqueront à tous les secrets qui font notre force. » (3:109)

Un peu plus tard, Coronal ajoute :

« Dans la guerre prochaine, la victoire appartiendra à celui qui réussira le mieux à capter les âmes. » (2:110)

Paul Virilio dégage clairement l’enjeu d’une certaine logistique de la perception, qui mobilise le cinéma et la guerre pendant la première guerre mondiale :

« La guerre ne peut se détacher du spectacle magique, parce que la production de ce spectacle est son but même : abattre l’adversaire, c’est moins le capturer que le captiver, c’est lui infliger, avant la mort, l’épouvante de la mort. » (Guerre et cinéma, 7)

« Shock and awe », littéralement le choc et la terreur, nom fétiche donné à la campagne de bombardement qui a entamé la guerre américaine en Irak, ont décidément une longue histoire. Quoi de plus épouvantable que de savoir qu’aucun acte, aucun secret, n’est à l’abri du regard de son ennemi, c’est-à-dire, précisément, que l’on a été transformé en spectacle pour l’autre ? Une logistique de la vision telle que proposée par Harry Madge est l’ultime solution au problème tactique posé par la manœuvre de forces puissantes et lourdes. Pour se mobiliser assez rapidement et anticiper ce que fera l’adversaire, on a besoin d’informations communiquées en temps réel. Seules des mises à jour continuelles et rapides permettent au militaire de créer les simulations nécessaires pour décider quel coup il faut jouer à tel ou tel moment. Virilio illustre son propos en nous rappelant un instant clé de l’histoire de la France :

« Avec le télégraphe optique, opérationnel en 1794, le champ de bataille le plus éloigné pouvait réagir presque immédiatement sur la vie intérieure d’un pays. […] C’est déjà l’instantanéité de l’action à distance. » (71)

Ce que propose Harry Madge, un siècle plus tard, est bien plus perfectionné que le télégraphe optique. Ses « médiums » sont capables de projeter sur un écran le contenu de n’importe quel document sur lequel ils choisissent de se concentrer :

« Sous l’influence de la volonté des hypnotiseurs, les devis des inventions, les notices explicatives venaient s’inscrire sur l’écran de cristal, en caractères lumineux, qui s’effaçaient lentement ensuite, lorsque les espions les avaient photographiés. » (3:148)

La télégraphie sans fil et le tube cathodique ne sont peut-être pas encore visibles sur l’horizon technique de l’époque (la technique de la TSF commence à peine à se répandre à la fin du dix-neuvième siècle), mais les principes de fonctionnement de ces techniques sont clairement saisis par Le Rouge. Madge et ses experts ont très bien compris que dans un combat moderne les manœuvres imposent la nécessité d’une vue à distance — non pas une vue directe, mais plutôt organisée par des prothèses qui permettent un calcul et une simulation assez rapides pour anticiper et déjouer les coups de l’adversaire. « Voir, c’est dangereux », suggère Virilio (119), critiquant ainsi une structure de la vision contenant à la fois l’observateur et le phénomène observé, un espace « théâtral », sans médiation :

« La guerre totale puis la dissuasion tendent désormais à faire disparaître l’effet scénario dans un effet technique ambiant, permanent, privé de substrat. Avec les nouveaux mixtes, le monde disparaît dans la guerre et la guerre en tant que phénomène disparaît aux yeux du monde. » (119)

Où se trouve, au fond, la guerre menée par Harry Madge, avec sa stratégie de la perception secrète, au cours de laquelle la lutte a été médiatisée sous la forme d’images qui se matérialisent sur un écran, à des lieux incertains, à des moments incertains ?9

Une thérapeutique cognitive

Sans avoir ici la place nécessaire pour approfondir cette analyse dans le détail, il suffit de dire qu’une fois les termes de la guerre entre les États-Unis et l’Europe portés au niveau de l’immatériel et du logiciel, la course aux armements atteint son stade ultime. Le Rouge, obligé de trouver une sortie catégorique à la spirale infinie du soupçon et de la destruction imminente, permet à l’ingénieur français Golbert de perfectionner une machine qui seule peut éviter la ruée vers la catastrophe, un « accumulateur psychique », « pour améliorer les hommes, non pour les détruire. » (3:248) Cet appareil capte chez n’importe lequel être humain ses idées et ses pulsions positives et les transforme en principes fondamentaux de son comportement ultérieur, contrecarrant à jamais ses pulsions négatives et destructrices. Cette « thérapeutique cognitive » — une fois de plus avant la lettre — modifie les désirs et les buts de celui qui en est l’objet, éventuellement William Boltyn lui-même, et résout la crise provoquée par la course aux armements dissuasifs. Les exercices de simulation militaires qui renforcent la doctrine de la destruction mutuelle assurée sont suspendus, et la civilisation des ingénieurs est sauvée — au moins dans l’immédiat... Avec La Conspiration des milliardaires, Gustave Le Rouge nous lègue une réflexion étonnante sur les tendances et les limites d’une perspective techno-militaro-industrielle, au moment même de la concrétisation de ce type d’organisation nationaliste et impérialiste. Nous aurions sans doute profit à relire ce roman populaire un peu oublié de nos jours, mais à coup sûr clairvoyant au-delà de son temps.

Notes de bas de page numériques

1 . m.a.d. est l’acronyme anglais pour la stratégie nucléaire dite mutual assured destruction, destruction mutuelle assurée. Il va sans dire que cet acronyme n’a toute sa saveur qu’en anglais, puisque mad veut dire fou, comme nous l’a bien montré le docteur Folamour…

2 . Gustave Le Rouge et Gustave Guitton, La Conspiration des milliardaires, 10/18, Paris, Union générale d’Éditions, 1977, 1:51.

3 . Paul Virilio, Guerre et cinéma I : Logistique de la perception, Paris, éditions Cahiers du cinéma, 1991, 37.

4 . N’oublions pas que la création d’une sociologie de droite, appuyée sur la notion d’une élite forte et musclée, dont la responsabilité serait de dompter le peuple ignorant et toujours tenté par le désordre, est une création de l’époque tout de suite après la publication du roman de Gustave Le Rouge. L’un des théoriciens d’origine de cette sociologie naissante est un autre Gustave contemporain : Gustave Le Bon.

5 . L’Ève future paraît en feuilleton en 1880-81 et en volume en 1886.

6 . Voir Frédéric Delaître, Railway Pages, le 21 février 2004 <http://perso.club-internet.fr/fdelaitre/Girard.htm> pour une description de cette technologie. La conception de ce type de techique ferroviaire date des années 1850.

7 . La technique et le temps, 1 : La faute d’Épiméthée, Paris, Galilée, 1994.

8 . Berlin, Brinkmann & Bose, 1986.

9 . Cette lutte feutrée, larvée, à la limite du détectable, donne un peu froid dans le dos à la réfléxion dans le contexte de la « guerre » contre le terrorisme actuellement menée aux États-Unis. Rien n’est plus visible politiquement, tandis que le détail de l’exécution de cette « guerre » reste immergé dans le plus profond secret (même les élus du Congrès ne disposant plus d’aucun moyen efficace de vérifier les dires du président et de ses ministres).

Pour citer cet article

David F. Bell, « Gustave Le Rouge et La Conspiration des milliardaires », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, Gustave Le Rouge et La Conspiration des milliardaires, mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3559.

Auteurs

David F. Bell

Professeur au département de Français de l’université de Duke aux Etats-Unis, il travaille sur le roman du dix-neuvième siècle et son rapport à la culture et à la science de l’époque. Il a récemment publié un essai sur la vitesse (Real Time:  Accelerating Narrative from Balzac to Zola).