Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

Norbert Meusnier  : 

Isidore Ducasse, géomètre de la poésie

Texte intégral

« Ne transmettez à ceux qui vous lisent que l’expérience qui se dégage de la douleur elle‑même. Ne pleurez pas en public. » Poésies 1

Je cherche ici à mettre en évidence plusieurs aspects du rapport qu’entretient avec les mathématiques l’œuvre poétique d’lsidore Ducasse (1846‑1870), alias comte de Lautréamont ; mon objectif n’est pas du tout de reprendre les éléments de l’enquête sur la formation mathématique1 de l’auteur, mais de m’en tenir au seul contenu de l’œuvre. Apparaissent alors deux thèmes majeurs originaux :
— les mathématiques, comme symbole de la violence extrême, expression de la violence pure, ce qui peut être interprété comme la manifestation littéraire de l’épreuve du travail de la “vulgarisation” mathématique.
— les mathématiques, comme modèle, soubassement, moteur idéologique de l’accouchement métapoétique de l’auteur, et ainsi, vecteur de l’aspect le plus dérobé de l’œuvre, son unité profonde.

« La poésie personnelle a fait son temps de jongleries relatives et de contorsions contingentes. Reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle, brusquement interrompu depuis la naissance du philosophe manqué de Ferney, depuis l’avortement du grand Voltaire.
» Il paraît beau, sublime, sous prétexte d’humilité ou d’orgueil, de discuter les causes finales, d’en fausser les conséquences stables et connues. Détrompez‑vous, parce qu’il n’y a rien de plus bête ! Renouons la chaîne régulière avec les temps passés ; la poésie est la géométrie par excellence. »2

Isidore Ducasse a écrit ces lignes en 1870, dans un petit opuscule intitulé Poésies, et probablement conçu comme la préface à un livre futur qui ne parut jamais ; il est mort quelques mois après, à vingt-quatre ans, à Paris, pendant le siège de la ville par l’armée prussienne.

Un an avant, avait été imprimé un texte parfaitement improbable, signé du pseudonyme de comte de Lautréamont, Les Chants de Maldoror, imprimé, et c’est tout, il ne fut pas mis en vente, personne ne le lut. Cette première édition ne fit son apparition en librairie qu’en 1874 à Bruxelles et entre 1885 et 1890 les Chants commencèrent une existence confidentielle et, par le relais de quelques écrivains belges, atteignit en France Léon Bloy, qui, le premier, allait consacrer aux Chants de Maldoror un article au titre aliénant, « Le Cabanon de Prométhée ».

C’est à partir des années 1919‑1920, qui voient paraître une réédition des Chants et la première réédition des Poésies, accompagnée d’une préface de Philippe Soupault, que commence à grandir la notoriété de l’œuvre et de l’auteur, dont le groupe surréaliste va faire un intouchable mythe :

« Ce qui a pu si longtemps se garder de toute souillure, à quoi pensez‑vous en le livrant aux littérateurs, aux porcs ? »3

écrit André Breton, qui ajoute :

« Aux yeux de certains poètes d’aujourd’hui, Les Chants de Maldoror et Poésies brillent d’un éclat incomparable ; ils sont l’expression d’une révélation totale, qui semble excéder les possibilités humaines. »4

 Ainsi, l’église surréaliste posait‑elle un véritable interdit sur toute lecture de son livre sacré :

« Toutes les études, tous les commentaires, toutes les notes passées, à venir... tout cela entoure ce livre, le cache, le souille, le banalise, l’éteint, sous les petites passions de ceux qui le lisent, sous la trahison de ceux qui feignent  de le comprendre, sous le détachement gratuit de ceux pour qui il n’est pas fait. »5

Mais que ce soit au travers de l’hagiographie, de l’invective, ou de l’admiration sidérée, Lautréamont‑Ducasse est devenu, comme l’écrit Gide en 1925,

« avec Rimbaud, plus que Rimbaud peut‑être, le maître des écluses pour la littérature de demain. »,6

le « dynamiteur archangélique », comme l’appelle Julien Gracq, ou encore le sabordeur de bibliothèque selon Francis Ponge, qui conseille :

« Munissez votre bibliothèque personnelle du seul dispositif permettant son sabordage et son renflouement à volonté. »7

À la fin de sa préface à la récente édition des Chants et des Poésies, Jean-Luc Steinmetz décrit fort bien le dernier état des lieux :

« Ducasse, posthume, nous surplombe par une œuvre en suspens, gratuite dans tous les sens du terme, sans prix. À son corps défendant, ce qu’il écrivit continue d’imposer une attente. Éternellement préfaciel, ici, résonne un avertissement. Le roman‑feuilleton qu’est la littérature même se poursuit. Le Montévidéen en contresigne désormais tous les volumes. »8

***

En 1868-69, Ducasse écrit dans Les Chants de Maldoror :

« Il y en a qui écrivent pour rechercher les applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du cœur que l’imagination invente ou qu’ils peuvent avoir. Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la cruauté ! (…) Celui qui chante ne prétend pas que ses cavatines soient une chose inconnue ; au contraire, il se loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son héros soient dans tous les hommes. »9

Et de manière encore plus explicitement agressive et destructrice :

« Race stupide et idiote ! Tu te repentiras de te conduire ainsi. C’est moi qui te le dis. Tu t’en repentiras, va ! tu t’en repentiras. Ma poésie ne consistera qu’à attaquer, par tous les moyens, l’homme, cette bête fauve, et le Créateur, qui n’aurait pas dû engendrer une pareille vermine. Les volumes s’entasseront sur les volumes, jusqu’à la fin de ma vie, et, cependant, l’on n’y verra que cette seule idée, toujours présente à ma conscience. »10

Mais quelques mois plus tard, en exergue à ses Poésies, il énonce, apparente palinodie :

« Je remplace la mélancolie par le courage, le doute par la certitude, le désespoir par l’espoir, la méchanceté par le bien, les plaintes par le devoir, le scepticisme par la foi, les sophismes par la froideur du calme, et l’orgueil par la modestie. »11

Aussi, en un siècle, les lectures critiques de ces textes ont-elles évolué d’une interprétation qui voulait voir dans leur auteur un fou génial, comme Léon Bloy, qui écrit en 1890 :

« Car c’est un vrai fou, hélas ! Un vrai fou qui sent sa folie, qui s’arrête subitement de nous raconter sa soif d’un monde infini, pour exhaler ce cri déchirant : “Qui donc sur la tête me donne des coups de barre de fer comme un marteau frappant l’enclume ?” C’est un fou comme il ne s’en était jamais vu, qui aurait pu devenir l’un des plus grand poètes du monde. »12

à celle, « fascinée », d’André Breton, qui y reconnaissait le médiateur d’une écriture primitive, régénérante et salvatrice, véritable « plasma germinatif »1:

« Le Verbe, non plus le style, subit avec Lautréamont une crise fondamenlale, il marque un recommencement. C’en est fait des limites dans lesquelles les mots pouvaient entrer en rapport avec les mots, les choses avec les choses. Un principe de mutation perpétuelle s’est emparé des objets comme des idées, tendant à leur délivrance totale qui implique celle de l’homme. »14

Cette évolution s’est poursuivie, à partir des études de Gaston Bachelard en 1939 et de Maurice Blanchot en 1949, par la reconnaissance de la cohérence psychique de l’auteur, jusqu’à l’affirmation de celle, logique, de l’œuvre tout entière, Chants et Poésies dans l’article de Philippe Sollers de 1967, « La science de Lautréamont ».15

Par contre, ce qui, depuis 1890, n’a guère évolué au contact de ce magma incandescent, de cette coulée de lave en fusion que paraît être aux premières lectures le texte des Chants, c’est l’attention qu’ont portée les commentateurs à une stance du Chant II, la dixième. Léon Bloy signalait ainsi, il y a un siècle :

« L’auteur — quel qu’il fût — des Chants de Maldoror nous apprend qu’il était mathématicien et même montévidéen, ce qui paraît impliquer une mathématique supérieure (sic). Il y revient plusieurs fois. (…) La catastrophe inconnue qui fit de cet homme un insensé a dû (…) le frapper au centre même des exactes préoccupations de sa science et sa rage folle contre Dieu a dû être, nécessairement, une rage mathématique. »16

***

Afin de faciliter l’analyse et le repérage des éléments de cette dixième stance du Chant II, la « Stance aux mathématiques », je propose de la décomposer ainsi, en dix segments :

S 1, lignes 1‑4 : « Ô mathématiques sévères … onde rafraîchissante. »
Ouverture: prière en évocation.

S2, lignes 4‑l8 : « J’aspirais instinctivement … d’un sincère amour. »
Les mathématiques, mère nourricière, éclairante et fortifiante de l’esprit.

S3, lignes 18 40 : « Arithmétique, Algèbre, Géométrie … magnifiques splendeurs. »
Les mathématiques permettent d’échapper aux illusions terrestres, pour atteindre l’ordre de la vérité et du Tout‑Puisant.

S4, lignes 40‑62 : « Aux époques antiques … image du Tout-Puisant. »
Les mathématiques, image du Tout‑Puissant, vénérées par les esprits supérieurs qu’accablent la petitesse et la folie de l’humanité.

S5, lignes 62-75 : « Pendant mon enfance … Je ne vous ai pas abandonné. »
Les mathématiques rêvées comme trois grâces sensueIles et nourricières.

S6, lignes 75‑94 : « Depuis ce temps … le siflement plaintif du vent. »
Le monde terrestre et vivant est un monde de désillusions et de mort.

S7, lignes 94‑107 : « Mais vous ... avec le Jugement dernier. »
Les mathématiques, elles, sont éternellement identiques.

S8, lignes 107‑146 : « Merci pour les services innombrables … afin d’abaisser mon vol. »
Les mathématiques, arme du poète, poignard aigu, auxiliaire terrible dans son combat à mort contre l’homme et son idolâtrie du Créateur.

S9, lignes 146‑157 : « Le penseur Descartes … superbes domaines.
La valeur des mathématiques n’est pas immédiatement décelable.

S 10, lignes 157‑160 : « Ô mathématiques saintes … injustice du Grand‑Tout. »
Envoi : prière en consolation.

Ce découpage du texte permet de mettre en évidence, d’une part l’architecture formelle dans laquelle se manifestent l’équilibre et la symétrie des volumes de la construction, d’autre part, l’architecture rhétorique qui induit des courants de circulation de forces .

Le recouvrement de ces deux schémas révèle alors, me semble‑t‑il, la très forte cohérence de l’architecture de l’écriture qui, d’une part, place au centre du monument et du mouvement de la lecture le segment S6 — la désillusion et la mort —, seul segment à être totalement indépendant de toute référence aux mathématiques et, d’autre part, installe à la fois le mouvement en boucles ou en vagues — vagues, rouleaux et lames de fond — et l’harmonie et l’équilibre :

« Vieil océan, tu es le symbole de l’identité : toujours égal à toi-même. Tu ne varies pas de manière essentielle, et si tes vagues sont quelque part en furie, plus loin, dans quelque autre zone, elles sont dans le calme le plus complet. »17

Ce dithyrambe, cet hymne à la gloire des mathématiques, reprend les thèmes les plus classiques de la conception idéologique, que l’on peut rattacher — pour simplifier — à une interprétation idéaliste de type platonicien : beauté, grandeur, éternité, identité, vérité, divinité ; des thèmes directement associés à ceux de l’ordre, du pouvoir, du sacré et de la rigueur, formant un complexe statique, auquel s’oppose un autre complexe de thèmes, dynamiques, liés à la vie, ceux de la maternité, de l’amour, de l’abondance, de l’évolution et de la violence, les quatre éléments fondamentaux se distribuant parallèlement dans l’opposition entre la terre, d’une part, et l’eau, l’air et le feu, d’autre part.

Les mathématiques, qui sont divinisées, sont la manifestation la plus vraie (S3‑S4)18 du « Tout‑Puissant », lui qui est à la fois « Créateur », promoteur de l’ordre issu du chaos (S3), mais aussi idole construite par la « lâcheté de l’homme » (S8), et Grand‑Tout injuste (S 10), lieu du changement et de la mort (S6).

Les mathématiques sont ici l’intermédiaire entre le Tout‑Puissant et le locuteur, qui développe chez ce dernier son humanité profonde (S5) et lui permet de ne pas être vaincu dans son combat existentiel contre l’homme, ses « ruses pernicieuces », ses « offres trompeuses » (S8), et contre le Créateur, son « injustice » et ses « ficelles »19 (S8), car c’est en elles que « le Tout‑Puissant s’est révélé complètement » (S3).

Le caractère divin et sacré des mathématiques s’affirme tout au long de la stance dans l’énoncé ternaire qui les sculpte :

Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! (S3)
Grâce, pudeur, majesté (S5)
Sévères (S1), concises (S3), saintes (S10)
Chiffres cabalistiques, équations laconiques, lignes sculpturales (S7)
Méthodes admirables de l’analyse, de la synthèse et de la déduction (S8)
Froideur, prudence, logique (S2, S8, S9)

Cette froideur excessive, qui échappe à la passion, cette prudence consommée et opiniâtre, cette logique implacable, qui se matérialisent dans le poignard, l’arme‑griffe20 « symbole de la volonté pure »,21 nous éloignent tout à coup vertigineusement de cette douceur, de cet apaisement, que certains ont cru voir se manifester dans cette stance ; Bachelard, qui note l’étrangeté de cette douceur,22 ose néanmoins — bien qu’avec une surprenante réserve — signaler :

« Peut‑être devons‑nous indiquer aussi une note à peine sensible dans la page, mais qu’il faut toujours réveiller quand on évoque une culture mathématique. C’est précisément la violence, une violence froide et rationnelle. Il n’y a pas d’éducation mathématique sans une certaine méchanceté de la raison. Est‑il ironie plus fixe, plus rapide, plus glaçante que l’ironie du professeur de mathématiques ? Tapi au coin de la classe, comme l’araignée dans son encoignure, il attend. (…) Imposer la raison nous paraît une violence insigne, puisque la raison s’impose d’elle‑même. »23

La violence qui s’exprime, non pas de manière à peine sensible mais au cœur même de toute la phase de combat du segment S8, révèle les mathématiques comme condition fondamentale de la violence. Le poignard « aigu » est l’expression analogique parfaite de cette violence « froide et concise », et la logique, « âme [des] enseignements » des mathématiques, « auxiliaire terrible » de cette violence « implacable », est en elle‑même une arme « empoisonnée ».

***

La plupart des commentateurs des Chants ont été frappés par cette dixième stance du deuxième Chant, cet hymne grandiose, excessif, aux mathématiques, mais s’ils l’ont remarquée sans trop savoir qu’en faire, aucun, sinon Philippe Sollers de manière implicite, n’a cherché à comprendre en quoi il s’agissait de bien plus que d’un vertigineux morceau de bravoure poétique, un simple effet de respiration et d’apaisement succédant à la stance décoiffante des poux :

« Les Chants notent positivement — et sans hasard — la logique, l’océan, l’hermaphrodite (le sexe), les mathématiques ; et négativement, l’homme, la philosophie, Dieu, la parole. (…) L’exploiteur de la parole humaine, l’allié de la saleté, le symptôme de l’impossibilité de se débarrasser de l’altérité corporelle, de la caricature, est le pou (prêtre, philosophe) “que les hommes nourrissent à leurs frais”. “Dieu”, pareillement, est l’instance qui “mange” ce qui l’a créé comme ayant été créé par lui. Il suffit de “lever les yeux” pour atteindre cette scène sanglante qui fait crier, rend la voix et l’audition, et oblige à parler (à chanter contre la parole dans l’écriture). Ce mouvement transphénoménal, translinguistique (mais non pas transcendant), est rendu possible par les mathématiques, dont la source “plus ancienne que le soleil”, (Poésies : “La science que j’entreprend est distincte de la poésie. Je ne chante pas cette dernière. Je tâche de découvrir sa source.”) est désirée instinctivement “dès le berceau.” »24

En dehors de la stance qui leur est entièrement consacrée, les mathématiques sont sans cesse présentes tout au long des Chants : dans la description du vol des grues au début du Chant I25, dans celle du vol des étouneaux au début du Chant V,26 celle du vol de Mervyn à la fin du Chant VI27 et celle de l’Océan dans le Chant I.28 Mais au fond, de quelles mathématiques s’agit-il, et pour quel usage ? Il faut tout d’abord mentionner que le vocabulaire mathématique n’est pas spécialement privilégié et que Ducasse va chercher ses références dans de multiples sciences, depuis les plus proches des mathématiques, comme l’optique et la mécanique, jusqu’aux plus éloignées, comme l’entomologie et la psychologie, mais plus surprenant lorsqu’on y regarde de près, le vocabulaire mathématique utilisé est extrêmement simple, modeste ; il consiste la plupart du temps en celui de la géométrie élémentaire : point, point fixe, angle, figure géométrique, forme géométrique, forme sphérique, sphère, cône, sphère, espace, compas, circonférence, ellipse, cercle, centre, surface, cube, polyèdre, rectangle, icosaèdre, plan horizontal, parabole ; on peut lui associer quelques adjectifs et quelques mots à sonorité géométrique : carré, ovale, cubique, triangulaire, cylindro‑conique, rayons, direction rectiligne ; la plupart de ces mots ne sont utilisés qu’une seule fois, et les allusions les plus savantes se réduisent aux équations algébriques dans la « Stance à l’Océan » :

« Vieil Océan. (…) On ne peut pas t’embrasser d’un coup d’œil. Pour te contempler, il faut que la vue tourne son télescope, par un mouvement continu, vers les quatre points de l’horizon, de même qu’un mathématicien, afin de résoudre une équation algébrique, est obligé d’examiner séparément les divers cas possibles, avant de trancher la difficulté. »2

À la mention d’un « mémoire sur la courbe que décrit un chien en courant aprés son maître »,30 et à l’évocation de la théorie mathématique des probabilités :

« Et même, si le hasard te permettait, par un miracle absurde, mais non pas, quelquefois, raisonnable, de retrouver cette peau précieuse qu’a gardée la religieuse vigilance de ton ennemi, comme le souvenir enivrant de sa victoire, il est presque extrêmement possible que, quand même on n’aurait étudié la loi des probabilités que sous le rapport des mathématiques (or, on sait que l’analogie transporte facilement l’application de cette loi dans les autres domaines de l’intelligence), ta crainte légitime, mais un peu exagérée, d’un refroidissement partiel ou total, ne refuserait pas l’occasion importante, et même unique, qui se présenterait d’une manière si opportune, quoique brusque, de préserver les diverses parties de ta cervelle du contact de l’atmosphère. »31

Si l’on considère maintenant les thèmes, deux thèmes majeurs à caractère mathématique se dégagent nettement : celui de l’infini, mais c’est un thème banal de l’arsenal romantique et celui, bien plus original, de la force centrifuge associée aux formes géométriques enveloppantes (cercle, sphère, ellipses, spirales) et à la violence :

« Je pourrais, soulevant ton corps vierge avec un bras de fer, te saisir par les jambes, te faire rouler autour de moi, comme une fronde, concentrer mes forces en décrivant la dernière circonférence, et te lancer contre la muraille. »32

Le passage suivant, qui évoque le même thème, reprend l’association, mise en évidence dans la stance II, de notions mathématiques — ici mécaniques — avec le poignard et la violence extrême :

« Un jour, parce qu’il m’avait arrêté la main, au moment où je levais mon poignard pour percer le sein d’une femme, je le saisis par les cheveux avec un bras de fer, et le fis tournoyer dans l’air avec une telle vitesse, que la chevelure me resta dans la main, et que son corps, lancé par la force centrifuge, alla cogner contre le tronc d’un chêne... »,33

 et c’est encore le même thème qui est repris pour la troisième fois à la fin des Chants, et très longuement développé dans une description mathématique extrêmement précise :

« La fronde siffle dans l’espace ; le corps de Mervyn la suit partout, toujours éloigné du centre par la force centrifuge, toujours gardant sa position mobile et équidistante, dans une circonférence aérienne, indépendante de la matière. Le sauvage civilisé lâche peu à peu, jusqu’à l’autre bout, qu’il retient avec un métacarpe ferme, ce qui ressemble à tort à une barre d’acier. Il se met à courir autour de la balustrade, en se tenant à la rampe par une main. Cette manœuvre a pour effet de changer le plan primitif de la révolution du câble, et d’augmenter sa force de tension, déjà si considérable. Dorénavant, il tourne majestueusement dans un plan horizontal, aprés avoir successirement passé, par une marche insensible, à travers plusieurs plans obliques. L’angle droit formé par la colonne et le fil végétal a ses côtés égaux ! Le bras du renégat et l’instrument meurtrier sont confondus dans l’unité linéaire, comme les éléments atomistiques d’un rayon de lumière pénétrant dans la chambre noire. Les théorèmes de la mécanique me permettent de parler ainsi ; hélas, on sait qu’une force ajoutée à une autre force engendre une résultante composée des deux forces primitives ! Qui oserait prétendre que le cordage linéaire ne se serait déjà rompu, sans la vigueur de l’athlète, sans la bonne qualité du chanvre ? »34

***

Mais ce qui est bien plus inattendu, bien plus étrange, plus saugrenu encore, dans le texte des Chants, que l’utilisation d’un simple vocabulaire d’objets mathématiques, c’est celui d’un vocabulaire du deuxième niveau, relevant de la logique et de la méthodologie des mathématiques, pour ne pas dire de la métamathématique : problème, preuve, prouver, résoudre, démonstration, règle, formule, énoncé, proposition, hypothèse, axiome, théorème, vérité, analyse, analytique, synthétique. Peu nombreux dans les deux premiers Chants, ces termes prennent à partir du quatrième Chant une importance de plus en plus manifeste.

Quelques passages particulièrement remarquables :

« N’est‑il pas vrai, mon ami, que, jusqu’à un certain point, ta sympathie est acquise à mes chants ? Or qui t’empêche de franchir les autres degrés ? La frontière entre ton goût et le mien est invisible, tu ne pourras jamais la saisir : preuve que cette frontière elle-même n’existe pas […]. Si je ne savais pas que tu n’étais pas un sot, je ne te ferais pas un semblable reproche. Il n’est pas utile pour toi que tu t’encroûtes dans la cartilagineuse carapace d’un axiome que tu crois inébranlable. Il y a d’autres axiomes aussi qui sont inébranlables, et qui marchent parallèlement avec le tien… »,35

et arrachés, pour faire court, de l’ouverture du sixième chant :

« ... Il est préférable de prouver par des faits les propositions que l’on avance. […] Les cinq premiers récits n’ont pas été inutiles ; ils étaient le frontispice de mon ouvrage, le fondement de la construction, l’explication préalable de ma poétique future. […] En conséquence, mon opinion est que, maintenant, la partie synthétique de mon œuvre est complète et suffisamment paraphrasée. [...] Il résulte des observations qui précèdent, que mon intention est d’entreprendre, désormais, la partie analytique ; […] Il faut, je le sais, étayer d’un grand nombre de preuves l’argumentation qui se trouve comprise dans mon théorème. »36

Il apparaît maintenant — sous réserve d’une lecture intégrale du premier paragraphe du sixième Chant — combien l’évocation du travail accompli dans les cinq premiers Chants renvoie directement à l’argument de surface de la « Stance aux mathématiques », celui développé dans le segment S8, le combat contre « l’homme, le Créateur et moi‑même, en même temps qu’il vient révéler l’intention la plus profonde, théorique, ou plus précisément métapoétique :

« Prétendriez‑vous donc que, parce que j’aurais insulté, comme en me jouant, l’homme, le Créateur et moi‑même, dans mes explicables hyperboles, ma mission fût complète ? Non : la partie la plus importante de mon travail n’en subsiste pas moins, comme tâche qui reste à faire. Désormais, les ficelles du roman remueront les trois personnages nommés plus haut : il leur sera ainsi communiqué une puissance abstraite. »37

Il me semble alors possible et nécessaire de revenir sur un passage de la « Stance aux mathématiques », le segment S9 :

« Le penseur Descartes38 faisait, une fois, cette réflexion que rien de solide n’avait été bâti sur vous. C’était une manière ingénieuse de faire comprendre que le premier venu ne pouvait pas sur le coup découvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que les trois qualités principales déjà nommées qui s’élèvent, entrelacées comme une couronne unique, sur le sommet auguste de votre architecture colossale ? Monument qui grandit sans cesse de découvertes quotidiennes, dans vos mines de diamant, et d’explorations scientifiques, dans vos superbes domaines. »

Cette référence, apparemment si énigmatique et « d’une tournure si gauche » qu’elle peut paraître « exprimer même tout le contraire de ce que dit Descartes »,39 est une clé de la compréhension du rôle que jouent les mathématiques dans l’œuvre de Ducasse. Ce dernier, en effet, a parfaitement relevé, dans le Discours de la Méthode, à quel point Descartes nous surprenait d’abord en affirmant que sur des fondements aussi solides que ceux des mathématiques, on n’avait rien bâti de plus relevé que les arts mécaniques avant que nous ne comprenions que ce qui fait la véritable solidité des mathématiques, c’est sa « méthode » qui, elle, lui assure la possibilité de fonder la métaphysique : de même, pour Ducasse, ce qui, caché au premier venu, est leur véritable solidité, ce sont leurs qualités : froideur, prudence, logique, et celles qui les accompagnent : rigueur, modestie, concision, ténacité, solidité, méthode.

Ainsi, de même que Descartes voyait dans les mathématiques l’expression de la méthode qui lui permettrait de fonder la métaphysique, Ducasse voit en elles, ressent en lui, par le travail générateur qu’elles y ont opéré, l’arme capable de fonder une nouvelle poétique, comme semble bien le mettre en évidence le rapprochement que j’ai effectué plus haut entre le segment S8 de la « Stance aux mathématiques » et l’ouverture du sixième chant.

Mais ce court passage, qui évoque le « penseur Descartes » n’est que l’une des nombreuses mentions que fait Ducasse de la philosophie,40 de la philosophie des sciences, et en particulier de la philosophie des mathématiques, c’est‑à‑dire des mathématiques considérées non comme une technique pratique et physiquement opératoire et utilitaire, mais comme une discipline de l’esprit, des mathématiques en tant que logique :

« Les sentiments sont la forme de raisonnement la plus incomplète qui se puisse imaginer », « La poésie personnelle a fait son temps, […] reprenons le fil indestructible de la poésie impersonnelle, […] la poésie est la géométrie par excellence ».41

La géométrie dont parle Ducasse, ces mathématiques qui l’ont nourri et fortifié, enrichissant son intelligence de « qualités étrangères », c’est « la logique qui (en) est comme l’âme », cette logique qui, à l’heure où il écrit, parcourt l’atmosphère intellectuelle des mathématiques de ses frissons.

« La science que j’entreprends est une science distincte de la poésie. Je ne chante pas cette dernière. Je m’efforce de découvrir sa source. »42

La continuité fondamentale entre les Chants et les Poésies réside dans ce projet théorique,43 métapoétique, d’une science de la poésie, et ce sont les mathématiques, les jugements sur les mathématiques, la réflexion métamathématique, la philosophie des mathématiques, qui en montrent la voie :

« Une philosophie pour les sciences existe. Il n’en n’existe pas pour la poésie », « Les jugements sur la poésie ont plus de valeur que la poésie. Ils sont la philosophie de la poésie. La philosophie, ainsi comprise, englobe la poésie ».

Ainsi comprise, car

« une logique existe pour la poésie. Ce n’est pas la même que celle de la philosophie ».44

Cette interprétation philosophique des mathématiques permet de comprendre un autre passage, déjà cité mais énigmatique, du début du Chant Vl où, là encore, Ducasse paraît s’exprimer de manière approximative ou même erronée :

« Les cinq premiers récits n’ont pas été inutiles ; ils étaient le frontispice de mon ouvrage, le fondement de la construction, l’explication préalable de ma poétique future : et je devais à moi-même, avant de boucler ma valise et de me mettre en marche pour les contrées de l’imagination, d’avertir les sincères amateurs de la littérature, par l’ébauche rapide d’une généralisation claire et précise, du but que j’avais résolu de poursuivre. En conséquence, mon opinion est que, maintenant, la partie synthétique de mon œuvre est complète et suffisamment paraphrasée. C’est par elle que vous avez appris que je me suis proposé d’attaquer l’homme et Celui qui le créa. Pour le moment et pour plus tard, vous n’avez pas besoin d’en savoir davantage ! Des considérations nouvelles me paraissent superflues, car elles ne feraient que répéter, sous une autre forme, plus ample, il est vrai, mais identique, l’énoncé de la thèse dont la fin de ce jour verra le premier développement. Il résulte des observations qui précèdent, que mon intention est d’entreprendre, désormais, la partie analytique. »45

Comment ne pas être tenté, comme Steinmetz, de se dire :

« Ducasse semble donc avoir commencé par la fin, la synthèse, chaque chant regroupant et mêlant, strophe après strophe, ses idées fondamentales, personnages et situations. Au module des strophes, compact et mixte, succéderait désormais le roman, avec des chapitres nettement délimités, développant méthodiquement les intuitions des Chants… L’impression qui domine toutefois est celle d’une synthèse (dans le petit roman) de ce qui fut exprimé auparavant dans les cinq premiers Chants de façon presque analytique. »46

Mais si l’on interprète les termes « analytique » et « synthétique », non pas dans le sens commun ou même mathématique attribué à l’analyse et à la synthèse, mais dans le sens que leur donne la philosophie des mathématiques de Kant47 lorsqu’il distingue « jugements analytiques » et « jugements synthétiques », il est possible de comprendre que les cinq premiers Chants sont tenus par Ducasse pour le matériel expérimental à partir duquel il est possible d’écrire un sixième chant purement analytique du fait qu’une fois posés les fondements, les principes sur lesquels repose la construction, tout le texte en découle de manière déductive.

***

Au terme de cette étude sur le rôle que jouent les mathématiques dans l’œuvre de Ducasse, peut‑être perçoit‑on comment celui qui sort ainsi « libéré » de dons de l’enfance et du romantisme par l’écriture des Chants de Maldoror se retrouve sous les apparences de la palinodie, de la versatilité et « l’inconséquence poétique », le même, lui‑même « qui n’est plus un autre », celui qui torture dans les Poésies, l’écriture, les tics — l’éthique, railleur ! — de la pensée : l’archange de la révolte s’est accouché du provocateur à penser.48

Si « l’amour ne se confond pas avec la poésie », si l’amour ne se confond pas avec la théorie, « le théorème est railleur de sa nature »,49 et Ducasse a presque certainement réuni les éléments de son complexe océan‑mathématiques-violence-fondatrice, afin de me procurer l’émotion croissante de ces lignes :

« Avec une émotion croissante, inconnue jusqu’alors, le spectateur, placé sur le rivage, suit cette bataille navale d’un nouveau genre. Il a les yeux fixés sur cette courageuse femelle de requin, aux dents si fortes. […] Du haut du rocher, l’homme à la salive saumâtre se jette à la mer, et nage vers le tapis agréablement coloré, en tenant à la main ce couteau d’acier qui ne l’abandonne jamais. Désormais, chaque requin a affaire à un ennemi. Il s’avance vers son adversaire fatigué, et, prenant son temps, lui enfonce dans le ventre sa lame aiguë. La citadelle mobile se débarrasse facilement du dernier adversaire... Se trouvent en présence le nageur et la femelle du requin, sauvée par lui. Ils se regardèrent entre les yeux pendant quelques minutes ; et chacun s’étonna de trouver tant de férocité dans les regards de l’autre. Ils tournent en rond en nageant, ne se perdent pas de vue, et se disent à part soi : “Je me suis trompé jusqu’ici  en voilà un qui est plus méchant.” Alors, d’un commun accord, entre deux eaux, ils glissèrent l’un vers l’autre, avec une admiration mutuelle, la femelle du requin écartant l’eau de ses nageoires, Maldoror battant l’onde avec ses bras ; et retinrent leur soufle, dans une vénération profonde, chacun désireux de contempler, pour la première fois, son portrait vivant. Arrivés à trois mètres de distance, sans faire aucun effort, ils tombèrent brusquement l’un contre l’autre, comme deux aimants, et s’embrassèrent avec dignité et reconnaissance, dans une étreinte aussi tendre que celle d’un frère et d’une sœur. Les désirs charnels suivirent de près cette démonstration d’amitié. Deux cuisses nerveuses se collèrent étroitement à la peau visqueuse du monstre, comme deux sangsues ; et les bras et les nageoires entrelacés autour du corps de l’objet aimé qu’ils entouraient avec amour, tandis que leurs gorges et leurs poitrines ne faisaient bientôt plus qu’une masse glauque aux exhalaisons de goémon ; au milleu de la tempête qui continuait de sévir ; à la lueur des éclalrs ; ayant pour lit d’hyménée la vague écumeuse, emportés par un courant sous‑marin comme dans un berceau, et roulant, sur eux-mêmes, vers les profondeurs inconnues de l’abîme, ils se réunirent dans un accouplement long, chaste et hideux !… Enfin, je venais de trouver quelqu’un qui me ressemblât !… Désormais, je n’étais plus seul dans la vie !… Elle avait les mêmes idées que moi !... J’étais en face de mon premier amour ! »50

[ce texte a paru, en 1991, dans La figure et l’espace, actes du 8ème colloque IREM, Espitémologie et Histoire des mathématiques.]

Notes de bas de page numériques

1 . S-C. David, « Isidore Ducasse, bachelier ès sciences », dans [6] p. 5-18.

2 . Poésies 1, p. 339. La pagination des citations de Ducasse se réfère à l’édition complète, la dernière en date, 1990, de Jean‑Luc Steinmetz, chez Garnier-Flammarion.

3 . André Breton, [4] p. 46.

4 . André Breton, [1] p. X.

5 . Aragon, Breton, Éluard, [7].

6 . André Gide, [4], préface.

7 . Francis Ponge, [5].  

8 . Jean-Luc Steinmetz, [3], pp. 53-54.

9 . Chants I 4, pp. 101-102.

1 0. Chants II 4, p. 143.

1 1. Poésies I, p. 327.

1 2. Léon Bloy, 1890, [12], p.27.

1 3. André Breton, 1938, [12], p.142.

1 4. André Breton, 1938, [1], p. XII.

1 5. Philippe Sollers, [15], « La science de Lautréamont », 1967, pp. 250-301.

1 6. Léon Bloy, 1890, [12], p.25-26.

1 7. Chants I 9, p.111.

1 8. De ce point de vue (les mathématiques comme l’expression profonde et l’image même du Tout-Puissant), l’unité des segments S3 et S4, mise en évidence formellement par le premier schéma, est effectivement réalisée.

1 9. Les ficelles, je pense, sont à la fois les liens de la loi, thème récurrent tout au long des Chants et des Poésies, et les trucs du Créateur, les « tics » (Poésie II, p. 356) de l’écrivain : « Désormais, les ficelles du roman remueront les trois personnages nommés plus haut. » Chant VI 1, p. 283.

2 0. Arme-griffe qui s’oppose directement dans le combat à la griffe perfide de l’homme (S8).

2 1. Bachelard, [8], p. 34.

2 2. Bachelard, [8], p. 91. « Les quatre pages mathématiciennes apparaissent dans les Chants de Maldoror juste après les pages les plus excessives (…) et voici l’apparition d’une étrange douceur de la raison. »

2 3. Bachelard, [8], pp. 92-93.

2 4. Sollers, [15], p. 265.

2 5. Chants I 1, pp. 99-100.

2 6. Chants V 1, pp. 249-250.

2 7. Chants VI 8, pp. 315-317.  

2 8. Chants I 9, pp. 111-115.

2 9. Chants I 9, pp. 112-113.

3 0. Chants V 2, p. 257, ce mémoire a effectivement été publié en 1911 par un ancien élève de Polytechnique, voir [3] p. 414] et [6] pp. 29-31.

3 1. Chants V 1, pp. 233-234. Le lecteur mettra presque certainement, comme moi, un certain temps pour comprendre la finesse de l’utilisation par Ducasse des notions « d’événement très rare », de « probabilité extrêmement faible » et d’« impossibilité physique » ; on trouve ces notions, par exemple, dans le traité de A. A. Cournot : « Exposition de la théorie des chances et des probabilités », paru en 1843. On trouve aussi dans ce livre la célèbre définition du hasard : « Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre de phénomènes qui appartiennent à des séries indépendantes, dans l’ordre de la causalité, sont ce qu’on nomme des événements fortuits ou des résultats du hasard. » Je me risque à penser que les rapprochements esthétiques du sixième Chant, « la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie », ne sont pas sans rapport de stimulation avec le point de vue sur le hasard issu de la théorie des probabilités.

3 2. Chants II 5, p. 146.

3 3. Chants IV 8, pp. 246-247.

3 4. Chants VI 8, pp. 315-317. La même utilisation des mathématiques associées à la violence se retrouve dans Chants V 2, pp. 255-256.

3 5. Chants V 1, p. 250. « Ces axiomes qui marchent parallèlement » paraissent bien être une allusion aux bouleversements philosophiques déclenchés par l’apparition des géométries non-euclidiennes. Un peu plus loin (p. 251), Ducasse écrit : « À l’heure que j’écris, de nouveaux frissons parcourent l’atmosphère intellectuelle : il ne s’agit que d’avoir le courage de les regarder en face. » Il est très vraisemblable que ces frissons vont bien au-delà, à sa pensée, des séismes déclenchés dans les mathématiques et la philosophie des mathématiques, mais que ces derniers n’en sont pas exclus, bien au contraire. Il faut noter que c’est dans les années 1866-1870 que les géométries non-euclidiennes commencent à connaître une assez large diffusion. En particulier, Houël fait connaître en France les travaux de Lobatchevski et Bolyai : en 1867, il publie dans les « Mémoires de la société des sciences physiques et naturelles de Bordeaux » une traduction de l’article de Janos Bolyai paru en 1833, « Appendice sur la science absolue de l’espace, indépendante de la vérité ou de la fausseté de l’axiome XI d’Euclide (que l’on ne pourra jamais établir a priori), suivie de la quadruture géométrique du cercle, dans le cas de la fausseté ».

3 6. Chants VI, 1, pp. 283-284.

3 7. Chants VI 1, p. 283. Voir la note 19.

3 8. Comme on l’a déjà remarqué — en construisant le deuxième schéma —, le segment S9 renvoie au segment S4 ; s’y trouve l’orgueil de l’homme opposé à la grandeur des mathématiques ; quelle surprise de retrouver cette opposition chez Descartes : insensibilité, orgueil, désespoir, parricide… tout un programme ducassien !

3 9. Faurisson, [11] p. 92. Avant de s’essayer à prouver l’inexistence des chambres à gaz dans les camps nazis, le grand inquisiteur Faurisson avait déjà établi l’inexistence littéraire de Lautréamont ! Le lecteur pourra constater ici à quel point sa méthode de lecture — la paraphrase indigente et ironique — est perspicace ! Il est possible, à mon avis, de rapprocher la « gaucherie » qui s’exprime ici de la finesse évocatrice du passage sur « la loi des probabilités ». Voir la note 31.

4 0. Contrairement à ce qu’affirme Sollers ([15] p. 265), les chants ne notent pas négativement la philosophie ; de multiples indices prouvent exactement le contraire, par exemple : I 9 p.1, I 9 p.115, II 9 p.158, II 13 p. 175, V 1 p. 250.  

4 1. Poésies I, p. 341 et 339.

4 2. Poésies I, pp. 357-358.

4 3. Les commentateurs ont bien sûr scruté les différences avec la première version du Chant I, publié seul en 1869, et ils ont remarqué les transformations du nom de Dazet, l’ami d’enfance, en « Rhinolophe » (I 10) ou en « Acarus Sarcopte » (I 14), celles aussi qui concernent la présentation des dialogues ; ils me semblent, en revanche, n’avoir attaché aucune importance — mais pouvaient-ils le faire ? — à l’apparition du mot « hypothèse » (voir les pp. 85 et 118). Cet infime détail ne peut-il pas laisser entrevoir que la perspective théorique n’était probablement pas présente initialement chez Ducasse avec l’intensité qu’elle prit dans la version complète des Chants, au point d’en devenir la colonne vertébrale ? : « Ne parlez pas de ma colonne vertébrale puisque c’est un glaive » (Chant IV 4, p. 231).

4 4. Poésies II, p. 355, p. 354, p. 357.

4 5. Chants VI 1, p. 284.

4 6. Steinmetz, [3] p. 419.

4 7. Kant, Critique de la raison pure, Introduction IV.

4 8. Chants V 3, p.260.

4 9. Poésies II , p. 356 et 358.  

5 0. Chants II 13 pp. 180-181.

Bibliographie

Œuvres complètes avec une introduction d’André Breton, GLM 1938.

Œuvres complètes avec les préfaces d’édition antérieure dues à L. Genonceaux, R. de Gourmont, E. Jaloux, Philippe Soupault, Julien Gracq, André Breton, Roger Caillois, Maurice Blanchot, José Corti, Paris, 1953.

Œuvres complètes, édition établie par Jean‑Luc Steinmetz, Garnier-Flammarion, Paris, 1990.

Revues

Le Disque vert « Le cas Lautréamont », Paris-Bruxelles, 1925.

Cahiers du Sud, « Lautréamont n’a pas cent ans », n°275 août 1946.

Cahiers Lautréamont, Livraison I et Il, décembre 1987.

J.-M. Agasse, « Notes pour une rhétorique des Chants » dans Entretien n°30, ler trimestre 1971, pp. 175-185.

Aragon, Breton, Éluard, Lautréamont envers et contre tout, Éditions surréalistes, 1927.

Gaston Bachelard, Lautréamont, José Corti, Paris 1939.

Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, éd. de Minuit, Paris, 1949.

Robert Faurisson, A‑t‑on lu Lautréamont ?, Gallimard, Paris, 1972.

Michel Philip, Lectures de Lautréamont, Armand Colin, Paris, 1971.

Robert Pickering, Lautréamont/Ducasse. Thématique et écriture, Minard, Paris, 1988.

Marcellin Pleynet, Lautréamont par lui‑même, Seuil, Paris, 1967.

Philippe Sollers, Logiques, Seuil, Paris, 1968.

Annexes

Lautréamont
Les chants de Maldoror, II.10

O mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées, depuis que vos vivantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon coeur, comme une onde rafraîchissante. J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés. Il y avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoi épais comme de la fumée ; mais, je sus franchir religieusement les degrés qui mènent à votre autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à la place, une froideur excessive, une prudence consommée et une logique implacable. À l’aide de votre lait fortifiant, mon intelligence s’est rapidement développée, et a pris des proportions immenses, au milieu de cette clarté ravissante dont vous faites présent, avec prodigalité, à ceux qui vous aiment d’un sincère amour. Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! Il mériterait l’épreuve des plus grands supplices ; car, il y a du mépris aveugle dans son insouciance ignorante ; mais, celui qui vous connaît et vous apprécie ne veut plus rien des biens de la terre : se contente de vos jouissances magiques ; et, porté sur vos ailes sombres, ne désire plus que de s’élever, d’un vol léger, en construisant une hélice ascendante, vers la voûte sphérique des cieux. La terre ne lui montre que des illusions et des fantasmagories morales ; mais vous, ô mathématiques concises, par l’enchaînement rigoureux de vos propositions tenaces et la constance de vos lois de fer, vous faites luire, aux yeux éblouis, un reflet puissant de cette vérité suprême dont on remarque l’empreinte dans l’ordre de l’univers. Mais, l’ordre qui vous entoure, représenté surtout par la régularit parfaite du carré l’ami de Pythagore, est encore plus grand ; car, le Tout-Puissant s’est révélé complètement, lui et ses attributs, dans ce travail mémorable qui consista à faire sortir, des entrailles du chaos, vos trésors de théorèmes et vos magnifiques splendeurs. Aux époques antiques et dans les temps modernes, plus d’une grande imagination humaine vit son génie, épouvanté, à la contemplation de vos figures symboliques tracées sur le papier brûlant comme autant de signes mystérieux, vivants d’une haleine latente, que ne comprend pas le vulgaire profane et qui n’étaient que la révélation éclatante d’axiomes et d’hiéroglyphes éternels, qui ont existé avant l’univers et qui se maintiendront après lui. Elle se demande, penchée vers le précipice d’un point d’interrogation fatal, comment se fait-il que les mathématiques contiennent tant d’imposantes grandeurs et tant de vérité incontestable tandis que, si elle les compare à l’homme, elle ne trouve en ce dernier que faux orgueil et mensonge. Alors, cet esprit supérieur, attristé, auquel la familiarit noble de vos conseils fait sentir davantage la petitesse de l’humanité et son incomparable folie, plonge sa tête, blanchie, sur une main décharnée et reste absorbé dans des méditations surnaturelles. Il incline ses genoux devant vous, et sa vénération rend hommage à votre visage divin comme à la propre image du Tout-Puissant. Pendant mon enfance, vou-m’apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune, sur une prairie verdoyante, aux bords d’un ruisseau limpide, toutes les trois égales en grâce et en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme des reines. Vous fîtes quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme une vapeur et vous m’attirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils béni. Alors j’accourus avec empressement, mes mains crispées sur votre blanche gorge Je me suis nourri, avec reconnaissance, de votre manne féconde, et j’ai senti que l’humanité grandissait en moi, et devenait meilleure. Depuis ce temps, ô déesses rivales, je ne vous ai pas abandonnées. Depuis ce temps, que de projets énergiques, que de sympathies, que je croyais avoir gravées sur les pages demon coeur, comme sur du marbre, n’ont-elles pas effacées lentement de ma raison désabusée, leurs lignes configuratives, comme l’aube naissante efface les ombres de la nuit ! Depuis ce temps, j’ai vu la mort, dans l’intention, visible à l’oeUil nu, de peupler les tombeaux, ravager les champs de bataille, engraissés par le sang humain et faire pousser des fleurs matinale par-dessus les funèbres ossements. Depuis ce temps, j’ai assisté aux révolutions de notre globe; les tremblements de terre, les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du désert et les naufrages de la tempête ont eu ma présence pour spectateur impassible. Depuis ce temps, j’ai vu plusieurs générations humaines élever, le matin, ses ailes et ses yeux, vers l’espace, avec la joie inexpériente de la chrysalide qui salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir, avant le coucher du soleil, la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance le sifflement plaintif du vent. Mais, vous, vous restez toujours les mêmes. Aucun changement, aucun air empesté n’effleure les rocs escarpés et les vallées immenses de votre identité. Vos pyramides modestes dureront davantage que les pyramides d’Égypte, fourmiliéres élevées par la stupidité et l’esclavage. La fin des siècles verra encore debout sur les ruines des temps, vos chiffres cabalistiques, vos équations laconiques et vos lignes sculpturales siéger à la droite vengeresse du Tout-Puissant, tandis que les étoiles s’enfonceront, avec désespoir, comme des trombes, dans l’éternité d’une nuit horrible et universelle, et que l’humanit grimaçante, songera à faire ses comptes avec le jugement dernier. Merci, pour les services innombrables que vous m’avez rendus. Merci, pour les qualités étrangères dont vous avez enrichi mon intelligence. Sans vous, dans ma lutte contre l’homme, j’aurai peut-être êtê vaincu. Sans vous, il m’aurait fait rouler dans le sable et embrasser la poussiêre de ses pieds. Sans vous, avec une griffe perfide, il aurait labouré ma chair et mes os. Mais, je me suis tenu sur mes gardes, comme un athlète expérimenté. Vous me donnâtes la froideur qui surgit de vos conceptions sublimes, exemptes de passion. Je m’en servis pour rejeter avec dédain les jouissances éphémères de mon court voyage et pour renvoyer de ma porte les offres sympathiques, mais trompeuses, de mes semblables. Vous me donnâtes la prudence opiniâtre qu’on déchiffre à chaque pas dans vos méthodes admirables de l’analyse, de la synthèse et de la déduction. Je m’en servis pour dérouter les ruses pernicieuses de mon ennemi mortel, pour l’attaquer, à mon tour, avec adresse, et plonger, dans les viscères de l’homme, un poignard aigu qui restera à jamais enfoncé dans son corps; car, c’est une blessure dont il ne se relèvera pas. Vous me donnâtes la logique, qui est comme l’âme elle-même de vos enseignements, pleins de sagesse; avec ses syllogismes, dont le labyrinthe compliqué n’en est que plus compréhensible, mon intelligence sentit s’accroître du double ses forces audacieuses. À l’aide de cet auxiliaire terrible, je découvris, dans l’humanité, en nageant vers les bas-fonds, en face de l’écueil de la haine, la méchanceté noire et hideuse, qui croupissait au milieu de miasmes délétères : en s’admirant le nombril. Le premier, je découvris, dans les ténèbres de ses entrailles, ce vice néfaste, le mal ! supérieur en lui au bien. Avec cette arme empoisonnée que vous me prêtâtes, je fis descendre, de son piédestal, construit par la lâcheté de l’homme, le Créateur lui-même ! Il grinça des dents et subit cette injure ignominieuse ; car, il avait pour adversaire quelqu’un de plus fort que lui. Mais, je le laisserai de côté, comme un paquet de ficelles, afin d’abaisser mon vol... Le penseur Descartes faisait, une fois, cette réflexion que rien de solide n’avait été bâti sur vous. C’était une manière ingénieuse de faire comprendre que le premier venu ne pouvait pas sur le coup découvrir votre valeur inestimable. En effet, quoi de plus solide que les trois qualités principales déjà nommées qui s’élèvent, entrelacées comme une couronne unique, sur le sommet auguste de votre architecture colossale ? Monument qui grandit sans cesse de découvertes quotidiennes, dans vos mines de diamant, et d’explorations scientifiques, dans vos superbes domaines. O mathématiques saintes, puissiez-vous, par votre commerce perpétuel, consoler le reste de mes jours de la méchanceté de l’homme et de l’injustice du Grand-Tout !


René Descartes
Discours de la Méthode, Première Partie

Je me plaisais surtout aux mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons ; mais je ne remarquais point encore leur vrai usage, et, pensant qu'elles ne servaient qu'aux arts mécaniques, je m'étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n'avait rien bâti dessus de plus relevé. Comme, au contraire, je comparais les écrits des anciens païens, qui traitent des mœurs, à des palais fort superbes et fort magnifiques, qui n'étaient bâtis que sur du sable et sur de la boue. Ils élèvent fort haut les vertus, et les font paraître estimables par-dessus toutes les choses qui sont au monde ; mais ils n'enseignent pas assez à les connaître, et souvent ce qu'ils appellent d'un si beau nom n'est qu'une insensibilité, ou un orgueil, ou un désespoir, ou un parricide.

Pour citer cet article

Norbert Meusnier, « Isidore Ducasse, géomètre de la poésie », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, Isidore Ducasse, géomètre de la poésie, mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3553.

Auteurs

Norbert Meusnier

Mathématicien, historien des sciences, maître de conférences à l’université Paris VIII.