Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

Carl Djerassi et Roald Hoffmann  : 

La comédie de l’Oxygène

Texte intégral

Chaque année, la désignation et la proclamation des prix Nobel de physique, de chimie, et de médecine, orientent l’attention des médias et de l’opinion publique vers les découvertes scientifiques. Comme pour légitimer la foule, plus ou moins anonyme, des dizaines de milliers de chercheurs, les comités des trois Nobel scientifiques font émerger chaque année quelques noms de découvreurs, aussitôt exposés à l’admiration publique. Cette récompense scientifique suprême, instaurée par les exécuteurs testamentaires d’Alfred Nobel en 1901, couronne — de son (leur) vivant — les travaux d’un, d’une ou plusieurs scientifique(s), trois au maximum, pour chaque prix1 La récompense pour les lauréats ne consiste pas seulement en une somme rondelette, mais aussi en une clef en or, qui ouvre miraculeusement la voie aux crédits publics et privés, et l’accès aux médias, aux prises de parole publique. Certes, l’annonce des noms des lauréats des prix Nobel peut déchaîner les passions.2 Mouvements d’humeur ou sursauts de fierté nationaliste viennent périodiquement troubler l’image convenue de la froide et impartiale objectivité de la science. Mais les vaguelettes de protestation n’altèrent pas le prestige de ces rites annuels. Tout comme l’onction prêtait aux rois des pouvoirs quasi surnaturels, le prix est supposé conférer à l’élu une sagesse universelle et le droit de parler de tout sujet. La puissance de ce rituel dans les sociétés modernes présuppose une définition tacite de la découverte scientifique. Mais en quoi consiste-t-elle au juste ? Plutôt que d’analyser en un long traité pédant les difficultés que pose une telle définition, pourquoi ne pas recourir aux vertus du théâtre : tel est le propos de deux chimistes, Carl Djerassi et Roald Hoffmann, tous deux auteurs de multiples découvertes qui leur ont valu des canapés de médailles et récompenses – y compris le Nobel pour le second.

Dans leur pièce, sobrement intitulée Oxygène, Carl Djerassi et Roald Hoffmann ont choisi de construire délibérément une double fiction aux actions consciencieusement imbriquées l’une dans l’autre et font rebondir la réflexion sur deux thèmes intrinsèquement liés : la découverte et la priorité.

La première fiction se déploie dans le monde contemporain. 2001. À l’occasion du centenaire de la création des prix Nobel, la Fondation Nobel décide d’octroyer un « rétro-Nobel » pour couronner une découverte particulièrement remarquable réalisée dans le passé. Ce genre de rétrospective était courant au tournant du XXe siècle, à l’époque où furent institués les prix Nobel. Ainsi, malgré son côté évidemment fantaisiste, la fiction de Carl Djerassi et Roald Hoffmann se situe dans la droite ligne de cette tradition d’héroïsme scientifique qui fut le berceau de la vulgarisation scientifique comme de l’institution Nobel, et que celles-ci entretiennent. Le comité restreint du rétro-Nobel de chimie parcourt donc à grands pas l’histoire de la chimie : Gibbs, Mendeleïev, Dalton… Il veut récompenser une découverte qui fait coupure et marque l’envol victorieux de la science moderne. Astrid Rosenqvist, présidente de ce comité dans la pièce, pose comme principe : « Pas de rétro-Nobel pour les alchimistes », excluant d’entrée de jeu tous ceux qui ont participé à la lente émergence d’une discipline à la croisée de l’art, de l’occultisme, des techniques et de la science. Un accord se dessine très vite autour de l’épisode de la révolution chimique accomplie à la fin du XVIIIe siècle, parce qu’il est généralement considéré comme l’acte de naissance de la chimie moderne et scientifique. De cette époque, en effet, datent la décomposition de l’air et de l’eau, l’idée des trois états de la matière et la nomenclature chimique moderne. L’épisode est prioritaire parce que fondateur.

Reste à identifier dans ce changement — désigné comme « révolution » par l’un des protagonistes, Lavoisier — la découverte qui en fut le catalyseur.  Le choix n’est pas difficile, à vrai dire, étant donné que ladite révolution suscita une controverse cristallisée sur l’alternative entre phlogistique (ou principe igné, c’est-à-dire du feu) et oxygène. On interprète la combustion, la calcination lente des métaux (qui les couvre de rouille), ou bien comme une libération du phlogistique contenu dans les corps combustibles et les métaux, ou bien comme une combinaison avec une partie de l’air atmosphérique, qualifiée « air vital ». Cet élément fut rebaptisé « oxygène », c’est-à-dire générateur d’acide, dans la nomenclature forgée en 1787, car selon Lavoisier, tous les acides en contenaient. Dans le camp de la chimie de l’oxygène, on trouve au départ de la bataille, vers 1785 ou 87, une petite poignée de chimistes français.3 Le camp des phlogisticiens rassemble la majorité des chimistes qui, par toute l’Europe, d’Edimbourg à Cadix et de Berlin à Coïmbra, se passionnent pour l’étude des gaz. La quête des « airs » parfois nommée « chimie pneumatique », bien qu’elle croise aussi la médecine, la physiologie et la météorologie, fait fureur dans les années 1770. L’oxygène n’est ni le premier ni le dernier des gaz isolés et caractérisés par les chimistes pneumatiques mais, dans la théorie lavoisienne, il est primordial, car il assume — à l’envers — la plupart des rôles alors prêtés au phlogistique dans l’interprétation des phénomènes chimiques. Il est comme l’image inversée du phlogistique. L’accord sur la découverte de l’oxygène comme événement digne d’un rétro-Nobel est donc pleinement justifié au regard de l’historien comme des chimistes actuels.

Mais qui a découvert l’oxygène ? Trois noms surgissent, Scheele, Lavoisier et Priestley, munis chacun des titres historiques requis pour prétendre à la récompense posthume. Ces trois chimistes vécurent à la même époque et travaillèrent de manière plus ou moins indépendante : Carl Wilhelm Scheele (1742-1786) était apothicaire en Suède. Il n’était membre d’aucune académie et ne disposait pas de moyens très importants, mais la Suède était un centre très actif de recherches à la fois minéralogiques et chimiques. Scheele a isolé et caractérisé une bonne douzaine de gaz nouveaux — dont le chlore —, interprétant toutes ses découvertes dans le cadre de la théorie régnante du phlogistique. Lavoisier (1743-1794) n’a jamais rencontré Scheele puisqu’il n’a pas, semble-t-il, voyagé hors de France. Il n’était pas non plus chimiste à plein temps, sa fonction principale, source d’une belle fortune, étant celle de fermier général. Lavoisier se trouvait cependant au cœur de la vie scientifique de l’époque, en raison de son appartenance à l’Académie royale des sciences de Paris. Cette prestigieuse institution lui conférait, outre des contacts avec les savants du monde entier, des instruments scientifiques, un public régulier, enfin une certaine autorité. Quant à Joseph Priestley (1733-1804), il vivait en Angleterre où il était pasteur. Dans les années 1770, tandis qu’il gagne sa vie comme secrétaire de Lord Shelburne, il pratique de multiples expériences sur les gaz et en isole un tel nombre qu’il est reconnu dans toute l’Europe savante comme le champion de la chimie pneumatique. Priestley se donnait lui-même le titre de aerial philosopher. Jusqu’à la fin de sa vie, il défend la théorie du phlogistique et conteste la chimie lavoisienne de l’oxygène. Ces trois chimistes se connaissaient par leurs travaux mutuels, ont communiqué par lettres — Priestley et Lavoisier se sont rencontrés à Paris, mais n’ont jamais organisé une réunion pour convenir ensemble de celui qui le premier avait découvert l’oxygène.

Cette rencontre imaginaire, située en 1777, forme la trame de la deuxième fiction imaginée par Djerassi et Hoffmann. La date choisie est-elle même fictive : en 1777, le terme d’oxygène n’est pas encore établi, et l’eau pas encore un corps composé, mais cette invraisemblance est voulue parce qu’elle saisit un moment précis où Scheele, contrairement à ses deux rivaux, n’a pas encore publié. À l’invitation du roi de Suède Gustave III, Scheele, Priestley et Lavoisier se retrouvent à la cour de Stockholm : celui qui, à l’assentiment des deux autres, sera reconnu comme le premier découvreur de l’oxygène remportera une médaille à l’effigie du souverain. Pour établir cette priorité, point de tribunal, ni d’observateurs extérieurs. Gustave III fait confiance à l’esprit éclairé des trois savants qui, sous les yeux de la cour, réaliseront chacun l’expérience d’un des deux autres, afin de documenter et d’établir cette priorité. Mais au risque de décevoir les chercheurs contemporains qui se consolent des rigueurs de la compétition actuelle en invoquant l’âge d’or d’une science sans frontières ni rivalités, les trois prétendants au titre ne parviennent pas à se mettre d’accord, pas plus que les membres du comité du rétro-Nobel chargés chacun de défendre le dossier de l’un de ces glorieux prédécesseurs.

Le rideau tombe et la question demeure.

On trouvera ci-après la scène 6 de la pièce, qui met elle-même en scène un impromptu chimique monté par les protagonistes.

[Extrait de la préface de Bernadette Bensaude-Vincent & Brigitte Van Tiggelen ; Oxygène, traduction française d’Aimée et Jean-Michel Kornprobst, Presses universitaires du Mirail, 2004]

Scène 6. Une pièce nue, à l’exception d’un rideau de théâtre. MM. et Mmes Priestley, Scheele et Fru Pohl sont assis, le dos tourné au public. La scène suggère une loge royale occupée. M. et Mme Lavoisier entrent.

Lavoisieret Mme Lavoisier (Ils saluent en faisant une profonde révérence),
— Majestés !
Lavoisier
— Docteur et Madame Priestley !

Mme Lavoisier
— Apothicaire Scheele, Fru Pohl …

Lavoisier
— Soyez les bienvenus !

Mme Lavoisier
— Majestés … connaissant votre goût pour le théâtre et l’opéra …

Lavoisier— Dans votre magnifique théâtre de Drottningholm …

Mme Lavoisier
— Et dans la tradition de la cour de notre roi Louis XVI …

Lavoisier
— Nous vous présentons un bref divertissement, une mascarade, concernant …

Mme Lavoisier
— La Victoire de l’Air Vital …

Lavoisier
— Sur le Phlogistique !

(De la musique de Lully, Rameau, Mozart, ou, si possible, du compositeur suédois Johan Helmich Roman, s’élève majestueusement. Scheele et Priestley se déplacent pour manifester leur inquiétude. Les Lavoisier, après s’être masqués, entrouvrent les rideaux. À partir de cet instant et jusqu’au moment où commence la mascarade, la musique doit diminuer ou se transformer en un accompagnement récitatif au clavecin.

Lavoisier (tenant le rôle du Phlogistique. Il joue de manière prétentieuse, infatuée, accompagné d’une musique pompeuse. Il déclame, de préférence en récitatif)
— Esprit de la Chimie, mon nom est Phlogistique ;
Je suis l’élément clé, le cœur de l’atomique.
Les anciens philosophes, nos savants helléniques,
Sur l’eau, l’air et la terre ignoraient ma pratique.
Sans moi tout reste obscur, grossier et archaïque.
Je transmue les matières de façon scientifique :
Sels et métaux précieux, tous les produits chimiques
Exaltés par mes soins, s’offrent à vous, magnifiques.

(Les couples Priestley et Scheele approuvent de la tête, et miment des applaudissements)

MmeLavoisier (tenant le rôle de l’Oxygène,dont elle porte le masque)

— Vous paraissez bien sûr, très brillant Capitaine,
De quoi le monde est fait. Il faut que je comprenne.
Je vais vous écouter, attentive et sereine,
Dites-moi, je vous prie, comment cela s’enchaîne.

Phlogistique
— Pour commencer, Madame, prenons le calorique.
Dans l’air, tout corps qui brûle me rend pneumatique !
Le charbon et la graisse sont pleins de phlogistique.
Après qu’ils ont brûlé, je suis atmosphérique !

Oxygène
— Avez-vous une fin ou êtes-vous pérenne ?

Phlogistique
— Écoutez-moi encore, gracieuse sceptique,
Je suis présent dans l’air à dose pléthorique
Mais j’apparais aussi, de façon plus typique :
Pour un métal qui rouille, je deviens erratique,
Oui, je m’échappe. Mais je vous sens agonistique …

Oxygène
— Vos miracles sans fin ! poursuivez, que j’apprenne !

Phlogistique
— Depuis le minerai, je suis le métallique,
À l’extraction, mon rôle est tout, sauf empirique.
Je suis dans le charbon aussi, ce qui explique
Du minerai, pour moi, le rôle sudorifique.

Oxygène
— Merveilleux ! Mais à vous suivre j’ai de la peine.
Et votre théorie n’est que calembredaine !
Nous savons que les airs existent par dizaines,
La science est déjà bien riche en ce domaine.
L’eau n’est point élément, elle est hétérogène.
Et Antoine, mon mari, va le montrer sans peine.
(à partir de cet instant Priestley devient très agité)

Phlogistique
— Une révélation ? j’en accepte le diagnostic.

Oxygène
— Mon mari montrera que tous ces phénomènes
Dépendent de l’air vital — qu’il appelle « Oxygène ».
Phlogistique, âme du feu ? cette prétention vaine
L’est aussi pour la rouille. Non, c’est l’oxygène.
Nourrir les flammes, donner la rouille, il se démène !
Au charbon et au fer il se lie bien, sans gêne.
L’idée du Phlogistique nulle part ne nous mène,
Seul, du minerai, le charbon prend l’oxygène !
Et de plus, votre idée sur la rouille est malsaine.
Pendant qu’il se corrompt, mon cher énergumène,
Le poids de tout métal ne reste pas indemne
Le métal pour cela doit capter l’oxygène.
Pourquoi donc dans ce cas ressasser votre antienne ?

Phlogistique (embarrassé)
— Ma chère, (Pause) …  Phlogistique est si fantomatique
Que son poids, presque nul, devient anecdotique
Et dans ce cas, alors, où est l’arithmétique ?

(En même temps il danse avec un grand ballon pour simuler son dégagement dans l’atmosphère )

Oxygène
— Mon cher Monsieur, voyez, votre erreur vous gangrène.
Des masses négatives sont des sottises vaines.
Une révolution arrive sur la scène
De la chimie : je viens de nommer l’oxygène.
Théorie dépassée, périmée, plus qu’ancienne,
Le phlogistique, Monsieur, n’est plus pour les mécènes.

(Les Priestley, Scheele et Fru Pohl s’agitent de plus en plus à partir de cet instant

et jusqu’à la fin de la scène)

— Et vos cinq éléments sont à mettre à la benne,
Deux terres, feu, air, et eau ? Quelle est cette quintaine ?
Sans compter l’oxygène, il y en a des vingtaines,
Certains déjà connus, d’autres feront l’aubaine
Des chimistes à venir. Dans ces années prochaines
Ils nous honoreront. Ces principes contiennent
La chimie du futur. Ah, que ces temps surviennent !
Chaque élément possède une masse, la sienne.
Les masses se combinent, les masses se maintiennent
Dans une réaction ; il faut qu’on le comprenne.
« Rien ne se perd, rien ne se crée », quoi qu’il advienne.
Il est temps de nier les théories anciennes
Et de prendre parti devant nous, sur la scène,
Pour la chimie nouvelle, enfin, pour l’oxygène.
Souverains protecteurs, distingués Rois et Reines
Soyez remerciés. Vos lumières amènes
Ont fait du phlogistique, cette vieille rengaine,
Une idée abolie, sans peur qu’elle revienne.
Célébrons du vainqueur la victoire certaine
Sur ce vieux phlogistique, victoire souveraine !

(Phlogistique et Oxygène se battent jusqu’au final musical. Mme Lavoisier crève le ballon avec son épingle à chapeau et Phlogistique tombe par terre. Les Priestley, Scheele et Fru Pohl renversent leurs chaises et quittent précipitamment la scène)

 (Les Lavoisier jettent leurs masques à terre)

Lavoisier
— Cela ne leur a pas plu ! Nous sommes peut-être allés trop loin.

Mme Lavoisier
— Nous avons semé le doute … et le leur va croître.

Lavoisier
— Je suis inquiet.

Fin de la scène 6

Notes de bas de page numériques

1 . Elisabeth Crawford, La fondation des Prix Nobel scientifiques, 1901-1915, Paris, Belin, 1988.

2 . On a pu le constater en France l’année passée encore avec la déception de ne pas voir reconnus les mérites d’Henri Kagan

3 . Lavoisier, Guyton de Morveau (inspirateur de la réforme de la nomenclature), Berthollet et Fourcroy, Chaptal, quelques jeunes disciples et quelques non-chimistes, grands ténors de l’Académie royale des sciences comme Laplace et Monge.

Pour citer cet article

Carl Djerassi et Roald Hoffmann , « La comédie de l’Oxygène », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, La comédie de l’Oxygène, mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3549.

Auteurs

Carl Djerassi

Chimiste, professeur émérite de l’université Stanford, a mené de très importants travaux sur la biochimie des substances naturelles, contribuant au développement des contraceptifs oraux et des antihistaminiques. Depuis 1986, il se consacre à l’écriture, et a publié plusieurs romans et cinq pièces de théâtre, notamment An Immaculate Misconception (1998), Oxygen (avec R.Hoffmann, 2001), Calculus (2003).

Roald Hoffmann

Chimiste, est professeur de chimie mais aussi de littérature à l’université Cornell. Ses travaux scientifiques lui ont valu le prix Nobel de chimie en 1981. Il a écrit plusieurs recueils de poésie, le dernier en date étant Memory Effects (Calhoun Press, 1999), et de nombreux essais, dont Old Wine, New Flask. Reflections on Science and Jewish Tradition, avec Shira Leibowitz Schmidt (Freeman, 1997), et une pièce de théâtre, Oxygen, avec Carl Djerassi (2001).