Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

Laurence Werli  : 

Cyrano de Bergerac au royaume des Oiseaux : « autopsie » d’un procès singulier

Plan

Texte intégral

Un fait demeure incontestable à propos de Cyrano de Bergerac : la simple évocation de son nom renvoie presque inévitablement dans l’esprit du grand public, à l’auteur dramatique Edmond Rostand, qui en 1879 entreprit de faire connaître sur la scène parisienne quelques-uns des multiples aspects de la riche personnalité du poète dramaturge, dont il s’inspira pour sa pièce à la renommée internationale, à travers une double problématique, celle, tout d’abord, de l’esprit de révolte et de refus, celle ensuite, de la laideur devant le sacrifice amoureux (archétype du conte). Plus récemment (1990), nous gardons en mémoire le Cyrano du film de Jean-Paul Rappeneau, magistralement incarné par Gérard Depardieu. La pièce et le film nous éclairent majoritairement sur la verve poétique du personnage, qui en vers intégralement, pour aider notamment Christian de Neuvillette, lequel ne sait parler d’amour, à conquérir Roxane, qui n’est autre que la cousine de Cyrano, que ce dernier aime secrètement mais dont l’amour, faute d’une générosité de la nature, restera longtemps silencieux. Etc., etc.

Cependant le paradoxe persiste : si la pièce a rendu célèbre le personnage fictif de Cyrano, il en est un autre qui, par contre, l’est un peu moins, nous voulons parler de l’homme, Savinien Cyrano de Bergerac. Car Cyrano a réellement existé. Il est né en 1619, à Paris (et non pas à Bergerac comme beaucoup pourraient l’imaginer), et est mort à Sannois, le 28 juillet 1655.

De même, le vrai Cyrano n’eut pas le cœur chaviré par une femme nommée Roxane. Et s’il existait bien un baron de Neuvillette, ce fut un compagnon d’armes, alors que Cyrano n’avait que vingt ans. Bien sûr, sa vie était assez singulière. En effet, connu pour son courage devant l’ennemi, son maniement des mots, son panache et son nez proéminent, Savinien Cyrano de Bergerac l’était aussi pour son style de vie et peut-être encore pour son amour supposé des hommes, éléments qui, à l’époque, durent sans doute accroître sa réputation de marginalité. Mais là encore, une précision s’impose. Non seulement dramaturge, Cyrano de Bergerac était aussi écrivain, épistolier, romancier, polémiste, et libertin… non pas libertin de mœurs comme on peut le concevoir dans son sens actuel (sens qui prévaut depuis le XVIIIe siècle), mais plutôt « libertin érudit », d’esprit rebelle, d’attitude, de positionnement contre les règles et valeurs établies de l’Église en tant qu’institution au service du pouvoir en place, contre le dogmatisme de l’autorité, qui, au nom de la prétendue vérité, pousse bien souvent l’humain à l’absurdité, à la contradiction et à la restriction de la liberté de conscience.  

Ainsi donc, si sa vie et surtout sa pensée s’avèrent d’un caractère des plus hétérodoxes (comme celles, d’ailleurs, des libertins érudits de l’époque), il faut s’imaginer quelle put être la réception de son œuvre dans la société absolutiste du XVIIe siècle, ébranlée par la naissance du protestantisme et par des années de guerres de religions. Dans un tel contexte, l’idée de pénétrer d’autres mondes ou de remettre en cause les doctrines de l’Église, bref de bouleverser les cadres intellectuels, passait pour une pure hérésie. À ce titre, rappelons le sort destiné à Copernic (œuvre mise à l’index) et Galilée (condamné par l’Inquisition)…

Son œuvre mérite néanmoins et pour cette raison d’être considérée pour ne pas dire reconsidérée. Car les apports philosophique et épistémologique laissés par Cyrano de Bergerac apparaissent encore de nos jours des sources très fécondes.  

En effet, les innombrables facettes de son génie philosophique sont moins connues du plus grand nombre. Pourtant, à l’âge classique, en un siècle où la littérature et la philosophie s’interpénètrent et agissent de concert, Cyrano de Bergerac, incontestablement la figure la plus étincelante du libertinage érudit, apportait sa pierre à l’édifice construit par ce courant littéraire éminemment relié à l’histoire de la philosophie, à celle de ses modes d’énonciation ainsi qu’à celle de ses enjeux et de ses fins qui furent de prolonger et de parfaire le travail élaboré au siècle de la Renaissance par Montaigne, entre autres, à travers la critique de l’orgueil et de la présomption de l’homme à se positionner sur le même rang que Dieu, et bien au-dessus du reste des vivants. Inutile de dire que cette problématique trouve encore (serait-ce une coïncidence ?) de vastes échos dans notre société contemporaine.

Nous tenterons ici de relever quelques traits saillants de la pensée de Cyrano de Bergerac à travers un morceau choisi particulièrement parlant au sein du roman de Cyrano de Bergerac : le procès du Genre humain. Quelles sont donc les marques rhétoriques d’une telle critique ? Quelle analyse pourrons nous tirer a posteriori de cet épisode ?

L’Autre Monde ou les États et Empires de la Lune et du Soleil…

Le roman de Cyrano de Bergerac (parfois tenu pour l’ancêtre de la science-fiction), diptyque orchestré autour de deux récits de voyages, Les États et Empires de la Lune suivi des États et Empires du Soleil, tous deux édités après la mort de l’auteur en 1657 et en 1662, relate, par des procédés fictionnels, les étranges découvertes d’un homme, le narrateur, homme-oiseau, homme-singe, bref, homme polymorphe nommé Dyrcona (anagramme de Cyrano), qui s’est vu propulsé dans un autre univers, d’abord sur la Lune puis sur le Soleil, au moyen d’une construction rocambolesque, grâce à des fioles de rosée puis à des machines thermo-dynamiques ou à turbo-propulsion.

Roman d’apprentissage presque, roman à clé peut-être, en tout cas roman épistémologique, où le narrateur s’initie et par-là même « nous » initie, au gré de ses rencontres et de ses trouvailles successives, à une autre forme de vie, de savoir et de connaissance. Ce double voyage initiatique permet au narrateur-personnage de découvrir d’autres êtres vivants, humains, végétaux et animaux, qui acquièrent tous dans L’Autre Monde un langage intelligible. Le narrateur-voyageur est confronté à deux types de sociétés bien étranges, en tout cas méconnues des hommes qui vivent sur la Terre. Au cours de son voyage, il fait l’expérience de la « sensibilité universelle », qui relie toute la chaîne des êtres allant des minéraux jusqu’à l’homme. La finalité du roman sera, par le biais de la polémique et de la parodie, de porter atteinte à la société de l’époque, de lutter encore, dans une perspective libertine, contre l’obscurantisme religieux, qui pousse l’humain à se prendre pour l’épicentre des réalités cosmiques.

Dans l’épisode de la Lune, Cyrano de Bergerac nous offre ainsi une critique féroce de l’anthropocentrisme. Plus encore, dans l’épisode du Soleil (épisode qui nous intéressera particulièrement), nous accédons à un « autre monde », imaginé du point de vue des animaux, puisque le peuple régnant est celui des Oiseaux. Une série de figures ailées au symbolisme renversé y prend place, allant de la perdrix au phénix, au rossignol et à l’aigle, qui tous ont une fonction bien précise au sein de cette société animale. Le narrateur est ici envisagé comme un homme et nous verrons que c’est ce qui lui fera défaut.

Le monde du Soleil, comme d’ailleurs celui de la Lune, est donc construit sur un principe de renversement des rôles. L’humanité, et Dyrcona par la même occasion, y sont soumis à un étrange face à face. En effet, ce monde-là est un monde dominé par les animaux. C’est un monde de l’imaginaire où la mythographie tiendra une place très importante et nous verrons, en effet, se succéder quelques figures de la mythologie gréco-latine, dont la plus représentative dans ce roman est peut-être la figure du Phénix, ce grand oiseau semblant une pure construction humaine, qui a pour particularité de renaître de ses cendres. Dès lors, le narrateur fait l’expérience d’une structure sociétale totalement différente de celle des humains, il en est même confondu.

Cet épisode ou « histoire » des Oiseaux natifs du Soleil expose en effet les marques d’un système politique et sociétal assez original, car tout à fait opposé, ou presque, à celui des humains. Les figures de l’Autorité, par exemple, y sont inversées, puisque ce sont ici les plus faibles qui règnent. Ainsi, l’Aigle, tout d’abord pris par Dyrcona pour le monarque, n’est en fait qu’un citoyen lambda. La Pie, figure médiatrice dans le roman, puisque elle connaît le peuple des humains, rétorque à Dyrcona :

« Pensiez-vous donc, me dit-elle, que ce grand Aigle fût nostre Souverain ? C’est une imagination de vous autres Hommes, qui, à cause que vous laissez commander aux plus grands, aux plus forts, et aux plus cruels de vos compagnons, avez sottement crû, jugeant de toutes choses par vous, que l’Aigle nous devoit commander ».    

Cyrano semble nous offrir une première satire du régime politique de la France du XVIIe siècle. Nous pouvons ici rapprocher cet épisode de la fable de La Fontaine Le loup et l’agneau, qui dans une optique différente, élabore pourtant un schéma de la souveraineté tout aussi éloquent, qui fonde son pouvoir sur le règne de la force comme atout majeur de l’autorité. Il y a là, somme toute, un projet d’une extraordinaire modernité, que l’on pourrait confronter dans son versant le plus radical, à l’œuvre de Louis Ferdinand Céline, pour qui l’essentiel était aussi de porter l’assaut contre l’incommensurable orgueil des pouvoirs idéologiques et institutionnels.

Cette société des Oiseaux est, à l’inverse, formée sur un régime politique tout à fait opposé, un régime amovible, adepte des coups d’État, un régime encore qui place le roi et son peuple sur le même rang, puisque la figure du souverain n’est autre, dans le Soleil, qu’un principe d’unité. Ce système, d’apparence harmonieuse, est fondé sur des principes d’égalité, de liberté et de non-violence. Ainsi la Pie dresse-t-elle un aperçu des rouages du système politique du Royaume des Oiseaux pour Dyrcona :

« Nostre politique est bien autre ; car nous ne choisissons pour nos Roys que les plus foibles, les plus doux, et les plus pacifiques ; encor les changeons-nous tous les six mois, et nous les prenons foibles, afin que le moindre à qui ils auroient fait quelque tort, se pût venger de luy. Nous le choisissons doux, afin qu’il ne haïsse ny ne se fasse haïr de personne ; et nous voulons qu’il soit d’une humeur pacifique, pour éviter la guerre, le canal de toutes les injustices. Chaque semaine il tient les Estats où tout le monde est receu à se plaindre de luy. S’il se rencontre seulement trois Oiseaux mal satisfaits de son gouvernement, il en est dépossédé, et l’on procede à une nouvelle élection. Pendant la journée que durent les Estats, nostre Roy est monté au sommet d’un grand Yf, sur le bord d’un Estang, les pieds et les aisles liées. Tous les Oiseaux l’un après l’autre passent par-devant luy ; et si quelqu’un d’eux le sçait coupable du dernier supplice, il le peut jeter à l’eau : mais il faut que sur-le-champ, il justifie la raison qu’il en a euë, autrement il est condamné à la mort triste. […] Celuy qui règne à présent est une Colombe, dont l’humeur est si pacifique, que l’autre jour qu’il faloit accorder deux Moineaux, on eut toutes les peines du monde à luy faire comprendre ce que c’estoit qu’inimitié. »

Pour autant, ce système n’est pas aussi mirifique qu’il y paraît, puisque la véhémence avec laquelle ils vont condamner l’Homme use finalement des mêmes procédés d’exclusion et de cruauté.

« Plaidoyé fait au parlement des oiseaux, les chambres assemblées, contre un animal accusé d’ estre homme »

Cyrano de Bergerac, dans sa critique de l’anthropocentrisme, dresse la vision du monde du point de vue de la gent ailée, et prend position pour elle. Il imagine alors un réquisitoire prononcé dans un tribunal animalier (le peuple des oiseaux) contre un étrange animal accusé d’être un homme. La partie civile est constituée par une perdrix nommée Guillemette la charnue, demanderesse à l’encontre du Genre humain. La peine de mort est requise contre cet homme, ce voyageur, nommé Dyrcona, (anagramme de Cyrano), au nom de « la république des vivants ».

La première critique acerbe de l’humain dans l’Histoire des Oiseaux donne un avant-goût de ce qui suivra au cours du procès. Que reproche-t-on aux humains ? La vanité, la stupidité…

« Encor, adjoustoient-ils, si c’estoit un animal qui approchast un peu davantage de nostre figure, mais justement le plus dissemblable, et le plus affreux ; enfin une beste chauve, un Oiseau plumé, une chimère amassée de toutes sortes de natures, et qui fait peur à toutes : L’Homme, dis-je, si sot et si vain, qui se persuade que nous n’avons esté faits que pour luy : l’Homme, qui avec son âme si clairvoyante, ne sçauroit distinguer le sucre de l’arsenic, et qui avalera de la siguë que son beau jugement luy auroit fait prendre pour du persil : l’Homme, qui soutient qu’on ne raisonne que par le rapport des sens, et qui cependant a les sens les plus foibles, les plus tardifs, et les plus faux d’entres toutes les Créatures : l’Homme, enfin, que la Nature, pour faire de tout, a crée comme les Monstres, mais en qui, pourtant, elle a infus l’ambition de commander à tous les animaux à l’exterminer. »

Dans l’Autre Monde, en effet, l’homme est le plus souvent déprécié. Il apparaît comme le pire des fléaux. C’est une créature du manque, qui possède les sens les plus faibles et les plus tardifs par rapport aux autres créatures, un être marqué par une forme d’impuissance rattachée à sa corporéité matérielle, incapable de se détacher de la matière putrescible.  

À travers l’instruction du procès au tribunal criminel où il sera question de juger Dyrcona, et par-là même l’humain dans ce qu’il représente de plus vil, nous allons assister à une critique foudroyante des travers du genre humain.

Quel est l’objectif du procès ? Quels en sont les rouages ? Voyons donc à travers quelques exemples, comment s’articulent les griefs principaux à l’égard des hommes ?

Composition du tribunal des Oiseaux

Le roi en poste, en l’occurrence, une Colombe
Les avocats, juges et conseillers, représentés par des pies, des geais et des étourneaux (uniquement ceux qui comprennent le langage humain)
Les hirondelles pour l’Assemblée 
Un avocat général 
La partie civile, représentée par une perdrix
L’accusation, représentée par le peuple des oiseaux
Une pie, la seule médiatrice de l’accusé, la seule à éprouver de la compassion pour ce terrien
L’avocat de la défense, représenté par un étourneau.

Le nœud du procès

Il tourne autour de deux questions majeures : Dyrcona, qui prétend être un animal, un singe plus particulièrement, est-il vraiment un animal ou bien un homme ? Si la preuve est faite qu’il en est un, alors, mérite-t-il la mort ?

Enjeu du procès : les animaux, jugent l’homme dans la Nature (anthropocentrisme,barbarie…)

I. Première étape : prouver que Dyrcona est un homme.

Dyrcona, déjà emprisonné dans l’épisode de la Lune, se trouve à nouveau incarcéré. La mort du voyageur est la principale préoccupation de ce peuple misanthrope, qui entend régler ses comptes avec les humains. Car l’opinion commune est unanime : l’homme, cet « animal qui approche de leur raisonnement », qui est « si abominable », doit être puni pour ses prétentions et son impertinence : « Hé quoy, murmuroient-ils l’un à l’autre, il n’a ny bec ni plumes, ny griffes, et son âme seroit immortelle ? Ô Dieux ! quelle impertinence ! »

Premier argument : il est un être dénué de raison et d’immortalité. Il est même un être inférieur, de par ses « barbaries », mais aussi de part ses us et coutumes qui le conduisent à la servilité.  

L’instruction du procès commence par une énumération en règle des huit principaux griefs prononcés contre l’Homme.

La perdrix, revenant du Monde de la Terre, la gorge entrouverte d’une balle de plomb que lui ont tirée les Hommes, apporte la preuve qu’il est un homme :

« Pour moy, je ne fais point de difficulté qu’il ne le soit [ un homme ]; premièrement, puis qu’il est si effronté de mentir, en soutenant qu’il ne l’est pas ; secondement, en ce qu’il rit comme un fol, troisièmement, en ce qu’il pleure comme un sot ; quatrièmement, en ce qu’il se mouche comme un vilain ; cinquièmement, en ce qu’il est plumé comme un galeux ; sixièmement, en ce qu’il porte la queue devant ; septiémement, en ce qu’il a toujours une quantité de petits grez quarrez dans la bouche, qu’il n’a pas l’esprit de cracher n’y d’avaler. »

Le huitième et dernier chef d’accusation, qui en constitue aussi la clausule, achève de ridiculiser l’homme dans son état de nature.

« Il leve [ en effet ] en haut tous les matins ses yeux, son nez, et son large bec, colle ses mains ouvertes la pointe au Ciel plat contre plat, et n’en fait qu’une attachée, comme s’il s’ennuyoit d’en avoir deux libres, se casse les jambes par la moitié, en sorte qu’il tombe sur ses gigots, puis avec des paroles magiques qu’il bourdonne, j’ay pris garde que ses jambes rompuës se ratachent, et qu’il se releve apres aussi guay qu’auparavant. »

Nous reconnaîtrons ici la critique acerbe et ironique du rite de la prière, comme l’artifice le plus édifiant de l’infériorité de l’homme, qui se comporte en esclave, qui manque de jugement et qui, de surcroît, marque l’expression d’une vulgarité recherchée de l’homme face à la religion, qui, somme toute, semble faire « tâche » avec sa prétention d’être supérieur.

Ainsi, est-il donc prouvé que Dyrcona est un homme.

II. Deuxième étape : examiner si, pour être homme, il mérite la mort. De quoi l’homme est-il coupable ?

Deuxième argument : on reproche à l’humain de ne pas s’accorder avec le principe fondateur de toute société : l’égalité. En effet, l’homme n’aurait d’autre objectif que de rompre ce principe. L’argument est plutôt convaincant :

« Il se ruë sur nous pour nous manger, il se fait accroire que nous n’avons esté faits que pour luy, il prend pour argument de sa superiorité pretenduë la barbarie avec laquelle il nous massacre, et le peu de resistance qu’il trouve à forcer nostre foiblesse, et ne veut pas cependant avouër pour ses maistres, les Aigles, les Condurs, et les Griffons, par qui les plus robustes d’entr’eux sont surmontez. »

Troisième argument : l’homme, perçu comme un monstre en d’autres contrées, s’attribue des droits imaginaires (le droit de vie et de mort sur les animaux) et conduit sa propre espèce à l’asservissement et l’esclavage volontaires, l’homme encore, dont la principale ambition est de massacrer, à seule fin de régner en maître.

« Encor est-ce un droict imaginaire, que cet empire dont ils se flattent : Ils sont au contraire si enclins à la servitude, que de peur de manquer à servir, ils se vendent les uns aux autres leur liberté. C’est ainsi que les jeunes sont esclaves des vieux, les pauvres des riches, les Païsans des Gentilhommes, les Princes des Monarques, et les Monarques mesmes des Lois qu’ils ont établies. Mais avec tout cela, ces pauvres serfs ont si peur de manquer de maistres, que, comme s’ils apprehendaient que la liberté ne leur vînt de quelque endroit non attendu, ils se forgent des Dieux de toutes parts, dans l’eau, dans l’air, dans le feu, sous la terre ; ils en feront plutost de bois, qu’ils n’en ayent ; et je croy mesme qu’ils se chatoüillent des fausses espérances de l’immortalité, moins par l’horreur dont le non-estre les effraye, que par la crainte qu’ils ont de n’avoir pas qui leur commande après la mort. Voilà le bel effet de cette fantastique Monarchie, et de cet empire si naturel de l’Homme sur les animaux et sur nous-mesme ; car son insolence a esté jusques-là. Cependant, en conséquence de cette Principauté ridicule, il s’attribuë tout joliment sur nous le droict de vie et de mort ; il nous dresse des embuscades, il nous enchaisne, il nous égorge, il nous mange, et de la puissance de tuer ceux qui sont demeurez libres, il fait un prix à la Noblesse ; il pense que le Soleil s’est allumé pour l’éclairer à nous faire la guerre, que Nature nous a permis d’étendre nos promenades dans le Ciel, afin seulement que de nostre vol il puisse tirer de malheureux ou favorables auspices, et quand Dieu mit des entrailles dedans nostre corps, qu’il n’eût intention que de faire un grand Livre où l’Homme pût apprendre la science des choses futures. »

Il semble ici que l’auteur ait voulu montrer du doigt la barbarie gratuite de l’homme sur les êtres vivants les plus fragiles, parallèle d’ailleurs à esquisser de nouveau avec la pensée de L.-F. Céline, qui se situait d’emblée du côté des plus faibles : les prisonniers, les malades et les animaux.

Ainsi, de Cyrano de Bergerac à nos penseurs contemporains, de Jacques Derrida à Gilles Deleuze, en passant par Louis-Ferdinand Céline, se dessine en surimpression la présence d’un dénominateur commun, celui de toujours se placer du côté des opprimés de la cruauté de l’homme.

De ce point de vue, il nous vient en effet en tête une autre conception de l’animal dans la droite ligne de celle de Cyrano à l’égard de la menace de l’homme dans sa prétention d’individu souverain, conception d’abord exploitée par Nietzsche et reprise par Gilles Deleuze à travers un thème d’une saisissante vérité : celui de l’« être-aux-aguets ». Dans son Abécédaire,1 à la lettre a comme « animal », Deleuze évoque le destin de l’animal en imitant son état, les deux oreilles droites, toujours sur le qui-vive. Puis il s’écrie : « C’est terrible, cette existence aux aguets ! »

En conséquence, l’homme doit être éradiqué, au sein du Royaume des Oiseaux, à cause de « son orgueil tout à fait insupportable ».

Quelle conclusion pouvons-nous tirer de ce renversement des rôles que Cyrano de Bergerac exploite en conférant à l’animal ce que l’homme possède de plus dangereux : le pouvoir ? 

La modernité de Cyrano

Nous nous avancerons ici sur l’intérêt polémique du projet cyranien. En effet, la réponse aux questions soulevées par ce roman, celle de la critique de l’anthropocentrisme et de l’anthropomorphisme, semble être marquée par son envers en une sorte de permutation ludique, à savoir l’ornithocentrisme et l’ornithomorphisme, par l’attitude de rejet qu’adoptent ces oiseaux face à l’humain, ce qui nous permet de conclure, avec Jacques Prévot, que personne n’échappe à la grande loi de l’Univers :

« Là où se sont constitués et vivent des groupes sociaux, se créent des ostracismes et des exclusions. Toute société organisée a pour premier mouvement de rejeter. La multitude se complaît en elle-même et à sa ressemblance ; elle s’institue ses modèles, son éthique, sa vision du monde, hors desquels point de salut. »2

Même si le roman de Cyrano se caractérise par un effet d’ironie quasi permanent, cette expérience vécue par le narrateur dans le monde de la Lune et du Soleil peut toutefois être considérée comme une violente allégorie de la tyrannie de tout État fondé sur des hiérarchies, qui aboutissent toutes, sans exception, à pratiquer diverses formes de rejets. Car ces oiseaux apparaissent comme l’exact reflet de nous-mêmes. Ils réagissent de manière comparative à nos réactions d’oppresseurs et d’exterminateurs, mais ils semblent pourtant nous faire réfléchir à notre propre nature, nous forcent à prendre pleinement conscience de notre animalité, de notre corporéité, de la nécessité, peut-être, de revoir notre système politique, non plus fondé sur des principes guerriers mais plutôt égalitaires, à n’avoir plus peur de la mort, à mieux considérer notre mère Nature et, surtout, à accepter de n’être pas forcément l’être suprême.

Dans ce combat contre l’obscurantisme, contre l’anthropocentrisme et contre l’orgueil démesuré de l’homme, Cyrano ayant imaginé un stratagème fin et subtil de renversement des rôles, ouvre une brèche sur un autre débat, celui du droit naturel. En effet, cette aventure vécue dans le Royaume des Oiseaux qui met en scène un tribunal où les animaux demandent jugement et réparation aux hommes, permet encore de s’interroger sur l’évolution du concept de Nature et, corollairement, sur celui du droit naturel, nous aidant par-là même à revisiter une question d’actualité, celle du droit et du respect des animaux et par extension, celle d’un nécessaire respect de la nature.

Il reste, en dernier lieu, à souligner l’extraordinaire modernité des thèmes développés dans le roman de Cyrano face à une réflexion qui doit être tenue pour centrale dans notre société actuelle : la redéfinition de la place de l’homme dans l’univers. Ces deux notions d’anthropomorphisme et, d’anthropocentrisme ouvrent en effet des pistes de réflexion sur la question du culturel.

À l’aube de cette nouvelle ère, à travers la communauté européenne et plus encore la tentative d’unification culturelle de la planète, l’une des spécificités de notre culture occidentale apparaît dès lors au grand jour, celle d’une vision anthropomorphe du monde qui nous entoure. Ne serait-il pas temps, désormais, de nous ouvrir aux autres cultures, notamment à la culture orientale, pour laquelle le dualisme homme/animal est inexistant, ce qui permettrait sans doute de nous rendre compte que notre sphère d’analyse du « vivant » à travers la culture occidentale, trop strictement anthropocentrée, nous dirons même ethnocentrée, risque de faire peser ses limites sur de nombreux champs d’investigation du savoir par trop d’inhibitions, en écartant de nouvelles perspectives de recherches ?

En laissant place à un nouvelle utilisation de l’anthropomorphisme, non pas orientée vers l’hégémonie d’une pensée humaine (comme le soulignait Cyrano dans son roman, sous le mode du travestissement), mais utilisée comme outil préalable à la compréhension de la catégorie des vivants non humains, nous pourrons alors poursuive la réflexion sur l’homme et sur l’animal, et par-là même, nos places respectives sur terre. Mais cette démarche demande au préalable de nous défaire de nos marques « anthropophobes » et d'admettre enfin les similitudes existant entre l’humain et l’animal.

La richesse de la pensée cyranienne, à travers l’appel à la conscience critique qu’elle éveille, fait partie intégrante de ces trésors textuels encore trop méconnus d’un public non initié (Montaigne en tête), qu’il serait pourtant bon de découvrir ou de redécouvrir, afin de nous aider dans cette tâche ardue : tendre à un plus grand respect de tous les « vivants » sur la terre.

Notes de bas de page numériques

1  Abécédaire de Gilles Deleuze, accompagné de Claire Parnet, Paris, Vidéo-Éditions Montparnasse, 1996, réalisation P– A Boutang.

2  Jacques Prévot, Cyrano de Bergerac romancier, Belin, 1977, p. 95.

Bibliographie

Bergerac (Cyrano de), Œuvres Complètes, texte établi et présenté par Jacques Prévot, édition Belin, 1977.

Bergerac (Cyrano de), L’Autre Monde ou Les Etats et Empires de la Lune et du Soleil, édition Belin, 1977.

Bernier (François), Abrégé de la philosophie de Gassendi (APhG), Paris, Fayard, « Corpus des œuvres de philosophie en langue française », 1674, R22D. 1992, 7 vol.

Charron (Pierre), De la sagesse, texte revu par B. de Negroni, Paris, Fayard, 1986.

Cureau de Lachambre (Marin), Traité de la connaissance des animaux, où tout ce qui a été dit pour et contre le raisonnement des bêtes est examiné, texte de l’édition originale de 1662, Fayard, 1989.

Gassendi (Pierre), Disquisitio metaphysica. Recherches métaphysiques, ou doutes et instances contre la métaphysique de René Descartes et ses réponses, trad. B. Rochot, Paris, Vrin, 1962.

La Fontaine (Jean de), Les Fables, édition présentée, établie et annotée par Jean-Pierre Collinet, Folio classique, Gallimard, 1991 ; « Discours à Madame de La Sablière », Les Fables, Livre neuvième.

La Mothe Levayer ( François de), Dialogues faits à l’imitation des anciens, 1632-1633, réédition, Fayard, 1988.

Montaigne (M. de), Les Essais, édition conforme à l’exemplaire de Bordeaux, par P. Villey, Paris, puf, 1922-1923, rééd. 1988, 3 vol.

Prévot (Jacques), Cyrano de Bergerac romancier, édition Belin, 1977.

Rousseau (J.-J.), Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, GF-Flammarion, 1971.

Pour citer cet article

Laurence Werli, « Cyrano de Bergerac au royaume des Oiseaux : « autopsie » d’un procès singulier », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, Cyrano de Bergerac au royaume des Oiseaux : « autopsie » d’un procès singulier, mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3547.

Auteurs

Laurence Werli

Chercheur en éthologie et anthropo-philosophie au laboratoire de biosociologie animale et humaine (LABSAH) de l’université Paris V-René Descartes (Sorbonne), où elle prépare une thèse de doctorat sur la place de l’animal dans les thérapies humaines. Elle a publié divers articles sur le concept d’autofiction en littérature et sur les notions d’anthropomorphisme et d’empathie en éthologie animale.