Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

Louis-Philippe Hébert  : 

L’angoisse scientifique

Science Imaginaire Éthique

Plan

Texte intégral

Le plaisir d’expliquer peut-il dépasser réellement la volonté de comprendre ? Peut-il même s’en priver ?  Exister en soi.  Sans un savoir. Sans une compréhension préalable.  Ça semble une boutade. Mais ça nous concerne tous, ici, aujourd’hui.  Et au plus haut point.  Car cette question a la prétention de convoquer à la même table l’imaginaire, la science et l’éthique.  On peut en intervertir les membres, et reposer la question. Elle n’aura pas changé.  Ce sera toujours la même interrogation. La même angoisse.

Elle procède — je vais tenter de l’illustrer plus que de le démontrer, de l’évoquer plus que d’en faire la preuve — cette question procède d’une seule et même angoisse. Une angoisse diffuse, sournoise, qui nous habite. Mais cette angoisse n’émerge que rarement au niveau de la conscience.  Bien peu résistent à l’anesthésie. Vous en êtes, vous qui êtes ici.

Il faut savoir que la volonté de comprendre a fait l’objet d’une spécialisation. Ne comprend pas qui veut. Et la meilleure illustration demeure ce type qui roule en voiture sur l’autoroute.  

Il roule littéralement dans un monde qu’il ne comprend pas, et qu’il n’a pas besoin de comprendre. La science qui le transporte s’est transformée un jour en technique et son entretien a été confié à des techniciens. Puis, la banalité frappe. Quand la banalité frappe, elle frappe dur ! Le moteur cafouille un peu mais c’est à peine si on le sent, tellement l’ensemble est calfeutré. La perte de vitesse devient perceptible, elle. Puis c’est l’arrêt sur le bord de la chaussée. Et là, tout à coup, quelqu’un va réaliser quelque chose. L’univers a cessé de fonctionner. L’univers s’est arrêté. On est en panne !

Ce qui n’avait jamais fait partie du possible, en tous cas de l’éventuel, vient de se produire. L’automobile est-elle une science exacte ? Deuxième grande révélation de la journée pour cet individu confronté à un aspect inattendu de la réalité : regardez-le, il va ouvrir le capot. On ouvre toujours le capot. Et il ne verra rien. On ne voit jamais rien.  Non seulement il ne verra pas la cause de la panne. Mais en plus, il sera transporté devant une sorte d’écran, où se trouve projetée en noir et blanc une impossibilité. Le temps de réaliser cette impossibilité peut varier selon les individus.  

Puis viendra une troisième conclusion. Qui peut prétendre le contraire, un monde qui ne marche pas est un monde plein d’enseignements. Le technicien (celui qui participe à la science par la technique, donc par son application, et qui paraît être en contact permanent avec le savant), le technicien, évidemment, ne sait pas lui non plus. Il faut brancher le corps inerte et froid de l’organisme mécanique à un ordinateur, et se faire énumérer une succession d’événements négatifs qui ont mené à l’événement final : la panne. Puis, se voir dicter les interventions à effectuer pour redémarrer. Relier l’automobile à l’ordinateur qui va relire la voiture, et demander à ce même ordinateur un verdict. En médecine, un diagnostic.

Évidemment, on n’a pas utilisé jusqu’à maintenant le verbe réparer. Personne n’oserait utiliser ce verbe dans les circonstances actuelles. On parle plus volontiers de substitution que de réparation. Il n’y a rien qui fonctionne vraiment d’une manière globale, en ce sens que tout est modulaire et tout est scellé (« il n’y a aucune pièce à l’intérieur de cet appareil qui puisse être réparée par l’utilisateur », peut-on lire un peu partout : «no user serviceable parts »). C’est la stratégie de la boîte noire. Ce que vous avez acheté, c’est un effet et la cause demeure notre propriété. Donc, on remplace. Le tout ou une partie du tout. Il y a deux univers : l’univers des causes (sciences et techniques) et l’univers des résultats (le quotidien). Deux côtés du miroir. Comment s’étonner de voir apparaître sur les écrans autant de fictions qui affirment, en résumé : nous vivons dans un monde artificiel derrière lequel se trouvent des machines qui programment le quotidien, le visible, le réel ou ce que nous croyons être la réalité. Mais j’y reviendrai un peu plus tard. Vous verrez.

Ce qu’on ne dit  pas c’est que cette nouvelle nature est finalement aussi fausse que l’était l’ancienne. Un arbre n’est pas plus vrai qu’un téléviseur. Une rue du centre-ville est aussi authentique qu’une rivière. Et parfois, moins polluée. Un appartement, c’est une caverne. Et pour la plupart des gens, ce monde dans lequel nous vivons demeure inexpliqué. Et doit le rester. Posez la question. Vous verrez qu’il est inutile de chercher une réponse. Le monde extérieur est subi. Il arrive comme une punition. Une sentence. Et, comme il est le produit d’une société, c’est une sorte de condamnation publique. « Voici votre vie, vous ne pouvez y échapper ! »

Il y a là un discours d’autorité. «Le monde est ainsi fait ! Ne dépassez pas les limites du carré de sable. S’il vous plaît, ne pas dépasser les pointillés. » Et comme tout discours d’autorité, il s’en trouve pour l’adopter sans discuter. Pour ridiculiser toute remise en question. Toute interrogation. S’il y a beaucoup à gagner en sortant des normes, j’imagine qu’il y a beaucoup à perdre aussi. Il n’y aura jamais rien de mieux qu’un bon obéissant pour forcer les autres à obéir. Et comme le discours vient de la société, de l’organisation sociale, cette segmentation de la vie humaine vient aussi, de plus en plus tôt, par le biais de l’organisme social par excellence : l’école.

Alors, pour oublier à quel point le sentiment de culpabilité est irréfutable quand on est condamné sans motif énoncé, on glorifie le quotidien. Toute une création contemporaine prend l’allure d’un immense courrier du cœur, où la banalité de ce qui arrive à chacun se répercute à l’infini. Sans explication valable. Sans nécessité de comprendre. Celui qui rêve ne veut pas se faire expliquer ce qu’est le sommeil pendant qu’il dort. Bien au contraire, il a besoin d’éprouver le sentiment que les autres dorment aussi ; il s’apaise en entendant ronfler autour de lui. Il recherche l’effet dortoir. Il dort devant la caméra comme le spectateur dort devant le téléviseur. Ça s’appelle télé-réalité.  On y reviendra.  Ne quittez pas !

Survient l’imaginaire

L’imaginaire, dans un univers comme celui-là, s’exprime par la transgression.  Contrairement à la science, qui s’est elle-même spécialisée, qui a créé ses techniciens, ses chercheurs, et qui les fait cheminer dans des couloirs si étroits qu’on les dit pointus, l’imaginaire, bizarrement, a tendance à être le plus inclusif possible. De sorte que, quand l’imagination entre en contact avec la science, l’imaginaire veut comprendre. Pas intellectualiser, ni rationaliser, mais comprendre, c’est-à-dire englober. Soyons clairs : l’imaginaire veut parler de ce qui se passe des deux côtés du miroir.

Qu’on ne s’y méprenne pas.  Il ne s’agit pas ici de vulgarisation.  Ni de transformer la science en fait divers, comme on l’entend si souvent aux nouvelles télévisées, faits divers et chiens écrasés des journaux et des magazines.  

Le contact imaginaire-science tient de l’angoisse.  L’angoisse scientifique. Qui procède du désir d’expliquer et de la volonté de comprendre. Qu’on cesse de mettre en scène un monde d’effets, de conséquences, d’aboutissements, et qu’on pense à convoquer les causes. Les provoquer. Les dénoncer là où elles se terrent. Non pas pour établir une chaîne d’explications ou même l’amorcer. Ni créer une logique de preuves, d’expérimentation en lieux protégés, de répétition des phénomènes en laboratoire, de reproduction  dans des environnements contrôlés.  

J’imagine plutôt qu’on désirera se servir de ce que la science et la technique peuvent déshabiller, oui, déshabiller, dans l’univers. Mettre à nu. Générer un nouveau matériau qui soit une manière de ne plus être simplement l’effet, la conséquence, le quotidien d’un monde sans profondeur, avec ce sentiment de vivre toujours dans une sorte de décor, une projection lisse, un film, un cinéma. Révéler la dimension scientifique de l’univers, mais pas simplement pour amuser les foules, qui vont s’ébahir d’une particularité étonnante, laquelle, en règle générale, ne sera que l’envers d’une idée reçue. « Saviez-vous que… »  Et défilent toutes les bizarreries qu’on a pu répertorier. Toutes les anticipations.  Toutes les fantaisies. Non. Révéler et assumer la dimension scientifique de l’univers, parce que j’en ai besoin pour comprendre le monde dans lequel je vis, le comprendre et le créer.  Au lieu de l’apprendre et de le subir, comme j’y suis condamné à chaque jour.

L’angoisse scientifique conduit à la transgression. La science la sent-elle menaçante ? Incontrôlée ? Le monde du quotidien, lui, n’en voit décidément pas l’utilité. À quoi serviraient donc ces connaissances, puisqu’elles ne sont pas spécialisées, puisqu’elles ne sont pas guidées dans un couloir donné, et puisqu’elles n’ont pas un véritable objectif.  Je veux dire objectif défini, une fin utile. Parce que l’angoisse scientifique procède d’un désir profond de s’approprier l’environnement, naturel ou artificiel (on a vu à quel point ces distinctions sont futiles), de déchirer les toiles du décor, de jouer la pièce de la vie dans son vrai théâtre, c’est-à-dire dans le décor, pas devant, mais bien dans le décor.  

Ce qui étonnera toujours au bout du compte, c’est de constater que la science, là où elle se pointe justement dans son corridor pointu, cherche l’imaginaire, le désire, reprend ses jeux, ses poses, même ses postures, et très souvent ses impostures. Le ressent comme une nécessité. Le véritable imaginaire, celui qui ne se contente pas de resservir la même soupe, recette ancestrale, toujours appréciée par les estomacs délicats, le véritable imaginaire souffre de son angoisse fondamentale, et sent, et sait que son aboutissement ne peut avoir lieu que là où il touche à la science, là où il touche la science, là où il se fait science en quelque sorte.

L’un a la volonté de comprendre. L’autre le désir d’expliquer. Les deux remonteraient finalement à une même angoisse. L’un veut défaire le monde, le démonter. L’autre veut le refaire, le remonter. Les deux doivent le démontrer. Comment ont-ils pu être séparés à la naissance ? Jumeaux identiques. Si semblables, si spéculaires. Jumeaux siamois, qui ont toujours l’impression d’avoir été amputés l’un de l’autre.

La curiosité scientifique

Physique, psychologie, politique, spiritualité même, poétique, l’énumération pourrait continuer longtemps et l’inventaire n’est jamais terminé. Chaque domaine, culturel, scientifique ou spirituel — et en cela, peut-être, rejoint-on le troisième volet du sous-titre de ce texte, qui veut aussi nous faire parler d’éthique — chaque domaine s’est divisé, on pourrait dire « s’est scissiparisé », en plusieurs secteurs d’activité ou de recherche. S’est découpé en tranches, puis en lamelles. Si fines que le piéton, le simple piéton, le simple mortel donc, ne peut plus rien percevoir, ne peut plus y avoir accès d’une manière directe. Avec ses cinq sens. Rien à voir ici, rien à sentir, rien à ressentir. «Allez ! Circulez ! Il n’y a rien à voir ici ! Rentrez chez vous. »

Les enfants ne peuvent plus déconstruire leurs jouets, en comprendre le fonctionnement, et, pour les plus brillants, j’allais écrire « les plus savants », les rebâtir, les remettre en marche. Voilà qui préfigure, dès l’enfance, une distance entre l’objet et le sujet. Voilà qui met en scène un consommateur passif devant une mécanique active.  

« Ne bougez surtout pas », disait le photographe porte-parole de l’appareil-photo, debout à l’entrée de la chambre noire et parmi les premiers prophètes de l’âge de la machine.  L’objet n’a plus besoin de vous. « Le monde, lui, a-t-il besoin de nous ? » Il est devenu si hermétique, inaccessible, intolérant.  Ou bien il fonctionne, et c’est à vous d’en profiter. Ça devient presque votre devoir d’en profiter. Ou bien il est brisé, défectueux, désajusté, et votre seul rôle est de vous en débarrasser de manière écologique. Ou de le ramener auprès du personnel autorisé.

C’est un univers qui s’articule à la manière des cellules terroristes. Plusieurs aspects, plusieurs groupuscules, plusieurs secteurs d’activité. Chaque participant de chaque cellule ignore ce que font ceux qui participent à une autre cellule. Un univers compartimenté, dans lequel, tout à coup, on s’aperçoit que tous contribuent à maintenir en état de marche un ensemble social, politique, psychologique et culturel, en se gardant bien de communiquer avec les membres des autres secteurs, sinon des autres sectes, en évitant de se polliniser mutuellement. De toute évidence, les passages entre les disciplines représentent une menace. « Diviser pour régner. » Il y a ici et là des petits ducs, des petits duchés, bien emmurés, bien clôturés, où les pouvoirs acquis au prix de bien des abandons, des renonciations, des exclusions, s’exercent au mépris de ce qui pourrait les féconder, bien sûr, mais aussi les contester. De ce qui pourrait bousculer des idées reçues. Ébranler les bases d’un système, fût-il un système de recherche.

Il faudrait placer un poète en résidence dans chaque équipe de recherche, un artiste dans chaque laboratoire. Un savant dans chaque revue littéraire. Un savant en résidence dans les facultés de lettres et communications. Qui ferait et ne ferait pas partie des meubles.

***

Bon, parlons mobilier. J’aime bien les meubles. Regardez à votre gauche, près de la porte d’entrée. Bien installée dans son coin. Il y a un petit meuble. C’est une commode.  Approchez-vous.

Voici une bien drôle de commode. Voici l’univers tel qu’on le connaît. Il est aussi familier que cette commode. Aussi commode. On le voit ainsi. On le veut ainsi. Ouvrons un tiroir. Ouvrons un tiroir au hasard. On y retrouve un élément. Né du découpage dans le temps et dans l’espace. Né d’une fragmentation de l’existence. Dans chaque tiroir, il y a un élément différent. Et chaque élément entretient avec l’énergie du désespoir une illusion de solitude et de plénitude. Le sentiment d’accomplir sa tâche. En fait, dans cette galère, chacun éprouve le sentiment profond d’être le seul à ramer, à tout le moins le seul à faire un effort en ramant. Ceux qui ont plus de facilité ont l’impression de manipuler d’un même mouvement toutes les rames. Et, chez certains, c’est le tiroir qui se prend pour la commode.

Pourtant, les véritables avancements que l’humanité a connus, appelons cela le progrès, si vous voulez, ont eu lieu lors d’accidents, lors de transgressions. Lors de véritables dérapages. Comme il s’en produit lors de passages interdits entre une discipline et une autre, courts-circuits entre science et culture, psychanalyse et littérature, informatique et cinéma, physique quantique et boudhisme. J’imagine qu’on pourrait instituer une pratique, contrôlée… du dérapage. Ici la route est souvent en-dehors du chemin.  

À un point tel que certains, flairant la bonne affaire, ont décidé de sectoriser la transgression. Développer un art de l’éclatement, simulation ultime et désespérée de l’ouverture ; un art de l’inclusion qui se fait vidangeur (trash). D’autres vont affubler de l’appellation scientifique les moindres tergiversations, les moindres emprunts à un vocabulaire exotique. Le label « science » est un label de prestige, dites-vous ? N’importe quel thérapeute de n’importe quelle thérapie vous le confirmera, en bon ’pataphysicien.

Beau meuble.  Belle commode.  Bien installée dans un coin du salon. À l’abri des curieux.  Mais dans chaque tiroir, il y a toujours un ou deux enfants. Terrés dans un coin. Les bras serrant leurs genoux. Qui se demandent : « Comment ça marche ? Et cette pièce s’insère dans quelle autre pièce ? Et l’ensemble mène où ? »

Demain, on va leur prouver que cela n’a pas d’importance.  Qu’il faut garder les pieds bien en place dans les étriers, et qu’il faut actionner le pédalier pour produire sa part d’énergie, son électricité, dans un monde qui en a besoin pour fonctionner. Et que le reste de l’univers a été confié à des spécialistes. Qui n’en savent pas plus qu’eux sur l’ensemble, sur le projet.

« Vous êtes nés pour bâtir un château de sable… »

La science et la fiction

C’est un roman. On commence par une vaste présentation cosmogonique : les étoiles ici, les planètes là, le jour et la nuit. Puis on dessine un décor crédible dans lequel on fait évoluer des personnages. Chaque individu vit dans un univers dont les lois lui échappent. Mais il a l’impression, l’intuition profonde, que la collectivité, donc l’ensemble des individus, connaît ces lois. Chacun va et vient. Pose une brique. Répare une conduite d’eau. Rétablit une connexion. L’autre souffle dans des ballons. Il va y avoir une fête. Quelqu’un se meurt dans un cubicule. Doucement. Sans faire de bruit. Le lecteur croit qu’il va se produire quelque chose. Des gens viennent et emportent le corps. Ils sont sérieux. Ils transportent un cadavre. Ailleurs, un bébé vient de naître.  Toute l’action a lieu dans une sorte d’aquarium dont les dimensions sont celles d’une serre. Cette petite collectivité fait l’objet d’une expérience en laboratoire. Comme ces termites qui travaillent, mangent et se reproduisent dans une termitière sous verre. Parmi eux, il y a une caste. Des gens honorables qui, maniant l’art de la conviction, ont réussi à persuader leurs concitoyens qu’ils savent comment chacun des éléments de la termitière devrait se comporter. Et ils pourchassent tous ceux qui rêvent d’en sortir ; ils persécutent ceux qui émettent des hypothèses sur des failles, des portes, des ouvertures qu’on pourrait agrandir.

C’est un sujet de science-fiction. Un thème connu. Récurrent. Car il y a, on ne peut en faire abstraction, un genre littéraire déterminé, spécifique, pour qui « Science, Imaginaire, Éthique » est une spécialité. Peut-on penser que la problématique y a été confinée pour être d’autant mieux évacuée de l’ensemble de la culture ? « Ah, vous parlez de science et d’imaginaire, vous parlez donc de science-fiction ! » Non. Justement. Pas nécessairement. Nous ne parlons pas de l’élaboration d’une fiction à partir d’éléments appartenant à la science, ou à partir de ce que nous pouvons extrapoler de l’état de la science actuelle. Nous parlons plutôt d’une intégration véritable de la science dans l’imaginaire, et de l’imaginaire dans la science. « Vous croyez vraiment qu’on vous laissera faire ? »

Non. Nous savons qu’il y a des chasses gardées. Que tout a été segmenté. Que les sciences elles-mêmes, procédant pourtant d’une logique et d’une éthique — tiens, le mot éthique revient — semblables, ne communiquent même pas les unes avec les autres.  Même là, les transfuges sont des transgresseurs. Même là, chaque compartiment fait l’objet d’une gestion individuelle, sous l’emprise d’un pouvoir organisé, dans les limites d’un territoire interdit aux étrangers. Il faudra donc vous contenter de vivre morceaux par morceaux, et si vous désirez faire le lien entre la science et l’imaginaire, je présume qu’il vous faudra aller dans les rayons spécialisés.

Comment expliquer que la science-fiction nous attire, nous séduit, nous emporte, mais que souvent elle ne nous comble pas ? Parce qu’elle évacue trop rapidement toute démarche scientifique, pour ne s’intéresser qu’à un aspect spectaculaire. Parce qu’elle s’encombre de trop de gadgets. Parce que, tout compte fait, il y a beaucoup de fiction, mais absolument pas de science. Mais surtout parce que, dans la science, ce qu’il y a de troublant c’est la volonté de faire la preuve. La nécessité de faire la preuve. Je crois qu’au bout du compte il est né une génération d’artistes, de penseurs, de concepteurs qui désirent créer une œuvre qui a raison.

Une œuvre nouvelle. Tenant de la science. Une œuvre qui pourrait effectuer sa propre démonstration. Qui pourrait être abordée de manière scientifique, et qui ajouterait à l’émotion des sentiments la justesse du raisonnement. La qualité de l’approche. Et qui finirait par prouver sa propre existence. Une œuvre globale, parfaite. Totalement englobante. Qui n’exclurait aucune manifestation de l’être humain dans toute sa modernité. Comme une théorie, une œuvre parfaite doit exclure des éléments. Une œuvre imparfaite pourrait, à l’absurde, les inclure tous.

Vite, vite, on imagine que les exclusions sont là justement pour permettre d’y voir clair. D’imaginer précisément qu’on y voit clair. Et que la démarche scientifique, fondée sur l’observation, l’élaboration d’une théorie cohérente et esthétique, élégante disait-on, ainsi que la vérification et la démonstration, sur l’expérimentation en milieu contrôlé, représente, à la fois, une contrainte insupportable à l’imaginaire et un confort que l’imaginaire ne pourra jamais connaître. Bien que ce confort ne trompe personne. Ce confort n’est jamais que temporaire et toujours soumis à l’arrivée d’une autre théorie, plus précise, plus juste, plus englobante. Confort temporaire donc, comme tout confort.  L’approche « fiction » serait-elle vraiment plus risquée ? Parce qu’illimitée…

On peut imaginer à l’inverse ce que l’effort de l’imaginaire peut avoir d’extrême pour la science, de perturbant, de déroutant et de révélateur. Peut-elle trouver la même libération dans la contrainte ?

La science peut se targuer d’une certaine forme de vérité. Celle de l’expérimentation, même si elle sait — et ça se sait de plus en plus, tout finit par se savoir — que le fardeau de la preuve est souvent escamoté, et dans les meilleurs moments, il se dérobe de lui-même. La réalité se réclamant autant de l’imaginaire que de l’expérimental, il lui devient difficile de retrouver le fil. Son fil.

L’imaginaire, quant à lui, professe une autre forme de vérité. Celle que lui permet d’atteindre la beauté… quand la beauté est atteinte. Mais là encore, le terrain est glissant.  Comment prouver que c’est beau ? L’œuvre parfaite est incomplète. L’œuvre complète est imparfaite. Entre ces deux pôles, il ne reste plus qu’à solliciter l’opinion du grand nombre, une approbation populaire. À l’instar de la théorie scientifique, l’œuvre de fiction demeure et demeurera toujours un raccourci. Le plan n’est pas le territoire. Un plan qui couvrirait tout le territoire serait alors, bien sûr, le territoire mais il ne serait plus un plan. Ainsi, une théorie qui expliquerait tout l’événement serait l’événement et ne serait plus une théorie.

Si traduire c’est trahir, transposer c’est mentir. Expliquer ou exprimer, c’est mentir. Mentir par omission, mentir par analogie. Et le paradoxe de la démarche scientifique comme celle de la démarche esthétique, c’est que, pour atteindre à la vérité, il faut élaborer un mensonge auquel on doit adhérer. Les deux se rejoignent là où science et imaginaire ont le plus de difficulté à se regarder, là où science et imaginaire ont tendance à vouloir éloigner du revers de la main le miroir qu’on leur présente, là où science et imaginaire sont au pied du mur : l’éthique, mais une éthique bien particulière, très compromettante. L’éthique du mensonge. Plutôt. L’éthique de la vérité par la pratique du mensonge.

Il n’est pas étonnant que science et imaginaire se fuient. Ils se connaissent trop bien. Ils sont allés à l’école ensemble. Comme deux personnages de carnaval, l’un et l’autre partent des deux extrémités de la ville, errent dans les rues en se maudissant et en s’appelant, et finissent par se démasquer au coin d’une rue. Devant des passants interloqués. De simples piétons. De simples mortels. Et peut-être, parmi eux, le type dont l’autombile est tombée en panne au début. S’interrogeant tout haut. « Mon véhicule dépendrait de ces gens-là ? » Pas étonnant qu’il n’ait aucunement l’intention de regarder sous le capot.

L’angoisse scientifique

Le mensonge utile et le mensonge convaincant. Le démontrable et le vraisemblable. Curieuse dualité pour notre monde de spécialistes et de spécialités. L’artiste dit : « Je vous le dis comme vous le sentez. » Le savant dit : « Ce que je vous dis, je peux le prouver. » L’un et l’autre se regardent en chiens de faïence. Spécialisés bien malgré eux, puisque la donne pourrait sans peine s’intervertir. En fait, et c’est ce qu’on prétend ici, elle gagnerait à s’intervertir. Elle gagnerait à se décloisonner, à être exposée au grand jour, à se dénoncer ouvertement. Autrement, évidemment, que dans les chiens écrasés. Et les courriers du cœur.

Pourtant, ils n’ont pas toujours été séparés, ces frères jumeaux. Et ils ont ensemble commis bien des mauvais coups. Et bien des bons coups. Il y a peut-être un moyen de les réconcilier.

Parce qu’ils procèdent, non pas de la même façon, mais dans les mêmes conditions. Jongleurs de réalités. Parce qu’ils éprouvent, une fois décortiqués, la même angoisse. Qui remonte au début des temps. Qui parle à la fois d’expression et de déduction. Qui procède de la solidité du rêve et de la réalité évanescente. Science et imaginaire devraient se pratiquer en collectivité. Regroupons dans une même salle ces grands angoissés. Qui veulent comprendre pourquoi ceci existe autant que pourquoi cela n’existe pas. Qui sont restés, les genoux relevés, les bras les enserrant, assis dans un coin de l’univers, et qui se répètent : il doit bien y avoir une raison. « Moi, ma raison, c’est la vérité. » « Moi, ma vérité, c’est la beauté. » Et les deux savent à quel point ni l’une ni l’autre ne sera atteinte ni par l’un ni par l’autre. Deux enfants devenus adultes, restés enfants dans un monde indifférent, qui ne comprend pas pourquoi ces deux-là veulent à ce point ne rien laisser passer, ne rien perdre, ne rien échapper.

«Voici votre compartiment. Voici votre cubicule. Ne parlez surtout pas à votre voisin d’à côté. C’est un chercheur. Il cherche — ici c’est au choix — la beauté, la vérité, l’utilité, ou encore méfiez-vous, c’est un de ceux qui veulent toujours avoir raison. Vous savez bien que la vérité n’existe pas. Ni la beauté. Tout le monde sait ça. C’est pourquoi nous les avons séparés. Il ne faut pas que vous vous adressiez la parole. Sinon, ça pourrait déranger. »

Le passage de la science à l’imaginaire n’est pas plus simple, ni plus encouragé, que le passage de l’imaginaire à la science. Il a été convenu, pour le bien-être de tous et de chacun, que le savant et l’artiste resteraient étrangers. Que le savant pourrait rompre son isolement en devenant un vulgarisateur, en transmettant aux foules les éléments les plus spectaculaires de son domaine. Que l’artiste pourrait aborder les sujets scientifiques en pratiquant un genre bien déterminé, bien cloisonné, où la science ne serait qu’un prétexte. L’un fait dans la vulgarisation. L’autre dans la science-fiction.

Si vous les voyez aussi tourmentés, dites-vous bien que ce sont deux frères. Qu’ils partagent les mêmes frayeurs, les mêmes désirs démesurés. La même angoisse. Mais vous ne devez vous préoccuper que du travail que vous avez à faire, du type de machine ou d’ordinateur que vous devez alimenter, de l’émission que vous ne voulez pas rater à la télé.

L’imaginaire dans la science, la science dans l’imaginaire

Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit. Je parle de l’éthique. « Science, imaginaire, éthique » Nous sommes ici pour cela. La segmentation du réel. Le saucissonnage de la vie, de l’intelligence et de la créativité.  Nous sommes ici pour refaire le monde. Pas pour le refaire à neuf. Ce n’est pas notre mandat. Simplement le raccorder. Éviter cet éclatement lent, cette entropie sournoise et constante, qui éparpille la connaissance et la créativité pour mieux les enkyster. Ouvrir la porte à une science de l’imaginaire et à un imaginaire de la science.  Bon, je suis en train de m’emporter. J’imagine un être humain qui a une notion en profondeur du monde dans lequel il vit. Qui emprunte à la science comme il emprunte à l’imagination, qui déduit et induit, qui procède par intuition et par expérimentation.

J’ai beaucoup de difficulté à rencontrer ce même être humain installé devant sa machine, installé dans sa machine, contribuant à l’édification d’un monde dont il n’a pas la moindre idée. Je le trouve, celui-là, aussi désespérant et aussi angoissant que ce chercheur qui épluche les rapports et les documents pour faire un pas qu’il n’arrive plus depuis longtemps à imaginer, pendant que l’autre, en proie au délire et à l’angoisse, ne comprend pas pourquoi la lumière s’est allumée, pourquoi la tasse s’est brisée en touchant le sol, de quoi son ordinateur va mourir après le petit déjeuner.

Nous vivons maintenant dans un monde qui s’organise sans que nous en ayions vraiment connaissance. C’est une vérité éternelle. Nous l’avons démontré. L’arbre poussait aussi en dehors de la conscience du fermier. À la différence que, là où la nature imposait son environnement et son rythme à la société, qui s’y conformait tant bien que mal, c’est aujourd’hui la société qui impose sa nature. En ce sens, la machine est l’objet métaphorique par excellence. Une métaphore de la société.

L’organisation sociale s’est complexifiée au rythme de la machine, et la machine au rythme des besoins de la société. Cette métaphore pourrait laisser croire à une sorte de parallèle. Que l’une se développe à l’extérieur de l’autre. Que la machine est une image du social, une image projetée par le social. Alors que l’une et l’autre se développent dans l’autre, s’organisent (comme un organisme) dans l’autre. La société n’aurait jamais pu atteindre son degré de complexité actuel sans la machine; le vice-versa va de soi.

Il n’y a pas de machines sans société.  Il n’est pas étonnant qu’on projette au cinéma  des œuvres élaborées à partir d’une hypothèse de prise en charge de l’individu par la machine ou par une machination qui fait appel à la technique. Les Matrix et Terminator, pour ne citer que les productions les plus récentes, et leurs avatars en sont l’illustration.

L’individu vit alors dans la machine, totalement soulagé de tout contact désagréable ou agréable avec son environnement réel, dans un état de rêve, pris en charge par la machine (dans certains cas, la dystopie veut qu’elle se révolte ou qu’elle complote finalement d’éliminer l’humanité comme on élimine un parasite) ; chaque être humain est alors soulagé de ses besoins fondamentaux : se nourrir, se vêtir, avoir chaud ou avoir froid, s’accoupler, etc.  Mais, paradoxalement, pour le maintenir en vie on continue de lui projeter le film du quotidien, la banalité au jour le jour. L’attaché-case. L’appartement. La rue encombrée de voitures, les trottoirs qui débordent de piétons. Manger.  Dormir. S’accoupler. La réalité est devenue le rêve, le rêve (s’agit-il bien d’un rêve ou d’un cauchemar?) est devenu la réalité.

Il n’y a pas que cette substitution. L’admirable mécanique sociale peut aussi fonctionner à l’envers, disons à reculons. Cette fois, la métaphore s’incarne sous la forme de télé-réalité. Une sorte de riposte ultime de l’humanité contre la machine. Une façon, perverse, de l’habiter. Riposte ultime de l’individu contre la société. Le quotidien le plus banal, le plus anodin, et le plus insignifiant est capté vingt-quatre heures sur vingt-quatre par la machine pour retransmission à l’ensemble d’autres individus vivant une semblable banalité. « Ici cellule DR-200, nous diffusons dans toute la prison. » La banalité, pour ne pas dire la moindre niaiserie, est propagée, multipliée à des centaines de milliers, des millions d’exemplaires. C’est le zéro qui impose sa présence à l’infini.

L’effet du nombre a remplacé la cohérence par la présence des caméras et des micros, rendue possible par la science de la digitalisation et de la miniaturisation. Mais surtout, et nous devrions le redouter tout compte fait, si vraiment il devait y avoir une prise en charge du monde à la «Matrix», les machines (méchantes) disposeraient d’une base de données inépuisables pour nous faire rêver un quotidien dont la médiocrité le dispute à l’ennui.

L’humain, c’est ce petit animal dans une cage qu’on appelle appartement ou maison de banlieue, qui se décrotte le nez et qui, par-dessus tout, craint d’être rejeté par ses pairs. Qui craint, comble de l’ironie, d’être expulsé, d’être mis hors de sa cage. Il peut crier : « Moi aussi, je suis mécanisé. Mon image, ma voix sont retransmises. Et comme des millions de personnes m’observent, me voient, pensent à moi, je prends un sens. J’ai un sens. » Le sens, aujourd’hui, viendrait du nombre, de l’exercice même de la multiplication.

L’art et la science assuraient autrefois une cohérence ; la religion — hélas, à défaut de la spiritualité, et la spiritualité à défaut de l’éthique — donnait un sens. Aujourd’hui, c’est la quantité qui l’assure.

La quantité s’érige en modèle économique. Avant que la métaphore ne dévore toute une partie de l’humanité qui n’a pas de contact avec le monde dans lequel elle vit. Ni science, ni imaginaire ici. Que du quotidien. Du quotidien répété à l’infini. Parce que, dans un monde segmentarisé, où l’imaginaire est devenu lui aussi une spécialisation, où la science n’est plus perceptible que par les objets qui en découlent, dans un  monde où les machines finissent par aboutir dans l’environnement d’êtres humains qui n’ont plus pour comprendre l’univers que la platitude d’un quotidien glorifié et répercuté sans fin, il est temps de confronter l’être humain et de lui permettre, par l’imaginaire et la science conjugués, de pénétrer dans l’univers qui l’entoure, d’en intuitionner la complexité, et de comprendre qu’il peut encore en être le maître.

S’il y a une éthique à développer, c’est bien par là qu’il faudrait commencer. Et permettre à « l’animal social » de se réapproprier son environnement. J’imagine une écologie de la science et de la technicité. Une même éthique pratiquée par le savant et l’artiste.  Une sorte de rédemption globale de la société,  rédemption sans nul doute bien illusoire, dans laquelle art et imaginaire auraient un rôle important à jouer.

Pour en finir avec l’angoisse

Artistes ou scientifiques, écrivains ou savants, quand nous sommes en présence de véritables chercheurs, chercheurs de l’imaginaire ou chercheurs du réel, une même angoisse se profile toujours en arrière-plan. Personnage lugubre et lumineux à la fois, comme éclairé de l’intérieur, à jamais présent, la même angoisse à jamais. Que cette angoisse se traduise par le désir d’expliquer ou par la volonté de comprendre, elle oscille toujours, ange destructeur ou salvateur, entre le plaisir et la douleur.

Cette angoisse préside pourtant à toutes les révélations. C’est cette angoisse qui motive les gestes de l’artiste, c’est elle qui motive les gestes du scientifique, jusqu’à l’auto-mutilation, jusqu’à la folie. Entre goût de science et goût de l’art, entre rêve et réalité, entre beauté et exactitude, les deux frères ennemis et jumeaux veulent prouver qu’ils ont raison : les moyens diffèrent mais, même si c’est involontaire, se complètent.  Ils ne peuvent se passer l’un de l’autre. Je pense qu’il y aura toujours entre l’artiste et le scientifique, ce fil ténu de l’imaginaire que leur angoisse réciproque fait vibrer.

Cette angoisse est toute liée à un paradoxe insoutenable : pour atteindre la vérité de l’univers, il faut imaginer un mensonge auquel a adhéré l’univers.

Attribuer à un premier les privilèges de la réalité et à un second ceux du rêve, c’est à  nouveau, constater leur séparation, la confirmer, alors qu’ils appartiennent tous les deux à la recherche d’une même vérité. Tous deux participent de cette angoisse de trouver la vérité finale.  Pour y arriver, paradoxe cruel et humiliation ultime qui leur rappellent leur humanité, ils auront recours, l’un et l’autre, à ce qui ne sera jamais qu’un mensonge : dans un cas, un mensonge vraisemblable parce que séduisant, dans l’autre, un mensonge crédible parce qu’utile. Angoisse insupportable de la recherche de la vérité par le mensonge.

Notes de bas de page numériques

1 . Conférence prononcée à l’occasion du colloque international « Science Imaginaire Éthique », tenu à l’université du Québec à Montréal, les 21, 22 et 23 novembre 2003, sous la direction de Jean-François Chassay

Pour citer cet article

Louis-Philippe Hébert, « L’angoisse scientifique », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, L’angoisse scientifique, mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3543.

Auteurs

Louis-Philippe Hébert

Ecrivain et éditeur québécois, a été président d’une entreprise d’informatique. On l’a décrit comme « le poète qui inventait des logiciels... ». Il a notamment publié La manufacture des machines (1976, réédition XYZ, Montréal, 2001).