Alliage | n°59 - Décembre 2006 Médiation et culture scientifique 

Dominique Proust, Daniel Abbou et Blandine Proust  : 

À l’écoute de la science

Science et surdité peuvent-elles s’entendre?

Plan

Texte intégral

Depuis septembre 2005, s’est créée à l’Observatoire de Paris une structure Astronomie vers Tous (AvT) ayant pour objectif de diffuser les connaissances liées à l’astronomie-astrophysique et aux sciences connexes (planétologie, climatologie, exobiologie) auprès de publics rencontrant des difficultés d’accès à la culture scientifique en général. Ce programme est mené dans le cadre d’un partenariat privilégié avec l’association Planète Sciences et s’articule autour de plusieurs axes spécifiques : milieu carcéral, milieu hospitalier, communautés des sourds et malvoyants, et plus généralement le public à besoins spécifiques. Depuis 2000, est organisée à l’Observatoire de Meudon, une formation mensuelle à l’astronomie réunissant une douzaine de participants sourds. Si les conditions météo le permettent, des observations sont effectuées avec l’un des télescopes de l’observatoire. La méthode consiste à utiliser l’éclairage ambiant de la coupole pour décrire les objets choisis, Lune, planètes, étoiles, etc., avant l’observation dans l’obscurité. Si le ciel est couvert, outre une visite de l’observatoire, est organisée une conférence thématique avec un support visuel adapté. Ces soirées sont très appréciées par la communauté sourde ; elles permettent des échanges particulièrement fructueux, dépassant le cadre formel de l’astronomie et dont chacun tire profit. Pour l’animateur, elles sont l’occasion d’un approfondissement du monde et de la culture sourde, ainsi que de progrès continus dans la pratique de l’exposé en Langue des signes.
Nous présentons ici le contexte historique de la communauté sourde face à la science.

« Je ne suis pas sourd, juste un peu dur d’oreille ! »Cette récrimination du célèbre professeur Tournesol jalonne l’œuvre d’Hergé, et l’on peut se demander comment, dans un contexte scolaire et universitaire peu enclin à intégrer la communauté sourde, Tournesol a pu mener le cursus scientifique l’élevant au grade de professeur (Algoud, 1994). Dans un enseignement dont les structures sont presque exclusivement établies pour des élèves et des étudiants entendant, on imagine mal le jeune Tryphon Tournesol appréhendant sans problème la balistique ou la physique nucléaire : on peut ainsi en conclure qu’il n’est probablement pas sourd de naissance ; d’ailleurs, à moins d’avoir été gavé d’un oralisme forcené, son élocution semble suffisamment claire pour être comprise des personnes de son entourage, même aussi peu attentifs que peuvent l’être les Dupon(d)(t). On notera aussi que le nom Haddock étant constamment écorché par Bianca Castafiore, celle-ci doit également avoir des problèmes d’audition dans les basses fréquences du spectre auditif (Haddock est probablement baryton-basse, registre qu’une grande consommation de whisky a sans doute consolidé), ce qui ne l’empêche pas d’atteindre le contre ut dièse de l’air des Bijoux, du Faust de Charles Gounod (1818-1893). Mais au-delà de la fiction du tintinologue, une société soucieuse de ses minorités doit rendre la culture scientifique accessible à tous, y compris à la communauté sourde. Nombreux seraient d’ailleurs ceux qui seraient étonnés de constater qu’avec quatre sens seulement, un sourd sait aussi apprécier la musique de Saint-Saëns (Camille, 1835-1921).

Après quelques rappels historiques sur la surdité et l’intégration de la communauté sourde dans la société, nous allons voir comment, grâce à la Langue des signes française (notée par la suite lsf), la communication scientifique s’établit remarquablement, à la fois par la connaissance de la culture sourde, et par une sémiologie appropriée ouvrant une communication complète entre sourds et entendants.

Un dialogue de sourds

La lsf est une langue complète possèdant son vocabulaire, sa grammaire et se déclinant au même titre que n’importe quelle langue nationale ; cependant, si des pays comme la Suède l’intègrent complètement à leur culture, la France a sur ce point un retard intellectuel considérable. Dans un contexte historique, les sourds ont été marginalisés et tenus à l’écart dans la majorité des civilisations, et les rares témoignages les concernant ne nous sont parvenus qu’à travers de trop rares documents. Si l’on attribue à l’abbé de l’Épée (Charles-Michel, 1712-1789) la paternité d’une langue des signes structurée (de l’Épée, 1784), il est bien évident que la transcription des idées par la gestuelle existait bien avant au sein des groupes de sourds, au même titre que dans les ordres religieux cloîtrés respectant la règle du silence tels les bénédictins, voire les tribus indiennes utilisant le corps pour communiquer à distance.

À la suite de l’abbé de l’Épée, la lsf devait connaître bien des vicissitudes au cours de son histoire. L’abbé Sicard (René Ambroise Cucurron, 1742-1822) reprend les travaux de l’abbé de l’Épée, échappant de justesse, en 1793, à la guillotine du Tribunal révolutionnaire, grâce à la pression de ses élèves sourds témoignant en sa faveur. Mais c’est surtout Bébian (Roch Ambroise Auguste, 1749-1834) qui contribue à l’instauration d’un véritable bilinguisme, dispensé à l’Institut national des jeunes sourds à Paris. Toutefois deux écoles vont progressivement s’opposer, la française, maintenant la tradition gestuelle, et une nouvelle tendance, provenant de Leipzig, s’appuyant sur l’enseignement de la parole et la lecture labiale. Ferdinand Berthier (1803-1886), doyen des professeurs sourds à l’Institut de Paris de 1840 à 1850 (et sourd lui même), défend la lsf avec virulence, quand les lois d’instruction obligatoire de Jules Ferry vont agir dans le sens d’une uniformisation de l’enseignement ; celle-ci est accentuée par le credo du positivisme et du scientisme prônant que l’homme, par son génie, doit domestiquer tous les problèmes éventuels (y compris la surdité). Sous ces différentes pressions, et le contexte d’une industrialisation devant aussi résoudre par la technique toutes les sortes de problèmes (appareillage des sourds), l’usage des signes disparaît progressivement en France. Pourtant, Victor Hugo, dans une lettre adressée à Berthier, écrivait, le 12 novembre 1845 :

« Qu’importe la surdité de l’oreille quand l’esprit entend? La seule surdité, la vraie surdité, la surdité incurable, c’est celle de l’intelligence. »

 Entre temps, la lsf connaît un très vif succès aux É-u et au Canada, exportée dès 1816 par Laurent Clerc, professeur à l’Institut de Paris.

Le coup de grâce à la lsf est donné d’abord en 1878 à l’occasion de l’Exposition universelle de Paris, réunissant une phalange d’enseignants oralistes, qui mettent en pièces tout l’acquis pratique et culturel ; cette condamnation est ratifiée en 1880 lors du Congrès de Milan (les professeurs sourds ne furent pas autorisés à participer aux débats !). Ce mouvement est soutenu par l’Église et la bourgeoisie, qui s’opposent farouchement aux « singeries et simagrées » d’une gestuelle qui dérange (on ne doit pas montrer du doigt, air connu). En outre, la miniaturisation des prothèses et l’orthophonie prétendent tout naturellement pallier les déficiences d’individus soigneusement maintenus à l’écart de la réalité du monde. Ainsi, à la différence culturelle et socio-linguistique, vient se substituer un rapport de force, réduisant autoritairement au silence toute une communauté. Le rejet de la lsf au Congrès de Milan reflète des siècles de préjugés religieux et sociaux. Par exemple, le célèbre adage : la masturbation rend sourd, dû à un médecin lausannois, Auguste Tissot (1728-1797), soucieux de moraliser ses patients dans le cadre intransigeant d’un calvinisme indigeste, revient en force dans la liste des méfaits, culpabilisant d’autant plus la communauté sourde. De cette manière, la récupération de tels codes sociaux, tout aussi rigides qu’arbitraires, permet d’imposer des règles frustrantes et castratrices à des dizaines de générations pour asseoir une suprématie moralisante.

En 1887, les derniers professeurs sourds sont mis autoritairement à la retraite au cours d’une mémorable cérémonie, où le nouveau directeur de l’Institut des sourds fait un brillant discours :

« Aujourd’hui même, la mimique sortira, pour ne plus y rentrer de cette Institution et la parole y régnera désormais seule »(Moody, 1997).

Bien entendu, la conséquence de ces mesures est une rapide détérioration de la communication. Pour consacrer l’oralisme triomphant, les enseignants utilisent d’astucieux stratagèmes, punissant notamment toute tentative de gestes en attachant les mains ; et cela devait perdurer jusque dans les années 1970. Cette disparition de la Langue des signes aura des conséquences dramatiques non seulement en France, mais dans toute l’Europe, car l’oralisme est évidemment un non-sens : de nombreux mots homophones ne peuvent être perçus par un interlocuteur sourd, et encore plus si le locuteur a un accent, n’articule pas, ou porte une moustache. Rapidement, l’oralisme provoque en France une désertification culturelle au sein de la communauté sourde, au même titre que les mathématiques dites modernes ont plombé des générations de potaches dans les années 1960.

Les régimes autoritaires ont d’ailleurs toujours cherché à se débarrasser des minorités en général et des sourds en particulier, au nom de l’eugénisme ; ainsi les nazi ont-ils stérilisé d’autorité plusieurs dizaines de milliers de femmes sourdes en Allemagne, entre 1933 et 1945. Aussi cet isolement de la communauté sourde va-t-il susciter une réaction normale à l’égard des dictatures opprimant une population : un mouvement de résistance. En particulier, la volonté de communication entre les jeunes passe tout naturellement par les signes, et bien peu de parents ont le courage de réprimander, eux-mêmes utilisant très officieusement cette communication. On assiste donc à deux formes d’expression, l’une se voulant un oralisme discipliné afin de répondre aux exigences d’une structure officielle, et l’autre privée, faite de signes, souvent réinventés. Beaucoup de sourds ayant connu cette époque témoignent aujourd’hui avec tristesse du désert culturel qui les a emprisonnés durant tant d’années. Quelques intellectuels s’élèvent contre cet ostracisme, en particulier Henri Gaillard (1866-1939), journaliste et rédacteur de la Gazette des Sourds, qui prend ouvertement le parti de la lsf. En 1924, ont lieu les Jeux olympiques des sourds, et en 1926, est créé le Salon des Artistes silencieux. La majorité des sourds n’a cependant que peu d’espoir de dépasser le niveau d’un cap (Certificat d’aptitude professionnelle), et leurs bacheliers se comptent sur les doigts d’une main ; le taux de chômage atteint 30 %, frappant essentiellement les sourds profonds.

Cependant, la langue des signes n’a pas disparu partout puisque depuis 1816 elle s’est développée dans les pays anglo-saxons, grâce à Laurent Clerc, et la France découvre progressivement avec quel succès les sourds sont totalement intégrés aux É-u, au Canada, mais aussi en Grande-Bretagne et en Suède. En 1973, l’Union nationale pour l’intégration sociale des déficients auditifs agite la classe politique et obtient enfin des résultats, entre autres la traduction du journal télévisé. Il faut cependant attendre 1977 pour que, sous les pressions multiples et les réussites obtenues à l’étranger, le ministère de la Santé abroge l’interdit de la lsf, et 1991 pour que l’Assemblée nationale admette l’éducation des enfants par la lsf (loi Fabius). Dans ce long combat mené pour que la lsf soit reconnue comme une langue à part entière, il faut cependant signaler qu’en 1998, un regrettable ministre de l’Éducation nationale lui refusait encore le droit d’être étudiée pour son seul objet (Delaporte 2002). De nos jours, la lsf a enfin acquis son statut de langue à part entière. Elle est enseignée dans toutes les régions (avec de légères variantes, en quelque sorte les accents locaux), bien que des bastions oralistes subsistent encore, dans le milieu médical notamment où l’on trouve quelques aficionados de l’implant cochléaire, malgré des traumatismes consécutifs et des risques post-opératoires importants.

La lsf continue patiemment de se diffuser pour retrouver son statut de langue à part entière. Cependant il y a encore beaucoup de retards, voire de résistances à l’égard des sourds, surtout dans le cadre des démarches administratives, juridiques, médicales, etc. C’est d’autant plus regrettable qu’en une trentaine d’heures d’apprentissage, il est déjà possible de dialoguer avec un sourd sur des thèmes généraux. Dans le domaine scientifique, il est intéressant de constater avec quelle facilité peut s’effectuer la communication. L’exemple de la Cité des sciences est très révélateur : les principales expositions et les conférences sont signées par des scientifiques sourds hautement compétents dans les différents domaines scientifiques.

À l’écoute de sourds célèbres

De nombreux sourds se sont illustrés dans les domaines des lettres, des arts et des sciences. Parmi les plus célèbres, Pierre de Ronsard (1524-1585) dédiait ses sonnets à Cassandre, à Marie et à Hélène, mais il aurait été bien en peine de répondre à leur appel ; Francisco Goya (1746-1828) est l’un des plus grands peintres du monde, mais il ne risquait pas d’entendre les critiques de ses tableaux. Enfin, Beethoven (1770-1827) n’entendit que dans sa tête l’Ode à la Joie de sa Neuvième Symphonie, ainsi que ses derniers quatuors à corde.

En science, Joseph Sauveur (1653-1716), mathématicien et physicien français, professeur au Collège de France en 1686 aurait été sourd dans l’enfance. Malgré une brève existence, John Goodricke (1767-1786) fut un astronome à la brillante carrière. Ses observations d’étoiles variables comme Algol, dans la constellation de Persée, Lyre et Céphée, lui ont permis de mettre en évidence la famille des Céphéides, étoiles géantes froides, dont les pulsations périodiques, associées à leur luminosité intrinsèque, font des calibrateurs de distance particulièrement efficaces.Deux inventions d’importance majeure sont l’œuvre de deux sourds célèbres. La surdité d’Alexander Graham Bell (1847-1922) en avait fait un sujet d’expérience privilégié de son père, qui avait mis au point un système de langage visuel traduisant les sons par des symboles. Professeur à Boston auprès des sourds, Bell a développé des moyens permettant la communication entre sourds et entendants, dont le plus célèbre est le téléphone, en 1877. Le second, Thomas Edison (1847-1931), ne disposait que de 10 % d’audition à une oreille. On lui doit l’invention d’un « procédé d’enregistrement et de reproduction sonore » (le gramophone), mais aussi les premiers projecteurs cinématographiques, la lampe à incandescence et l’amélioration du télégraphe. L’effet Edison est connu comme l’émission d’électrons par des métaux chauffés.

À bon entendeur

La lsf est une langue complète, parfaitement structurée qui dispose d’un vocabulaire et d’une grammaire. Dans les grandes lignes, elle s’exprime suivant des règles précises, associées à une expression corporelle fondamentale. Elle est tout naturellement évolutive, avec la définition permanente de nouveaux signes (Internet, numérique, dvd, etc.). En voici sommairement quelques aspects.

Position du corps – Il est indispensable de faire face à son interlocuteur ou de se placer de manière à ce que tout le monde se voie. L’espace de signature essentiellement devant le torse, limité entre le ventre et le haut de la tête dans un sens, et les deux épaules dans l’autre. Outre les mains, l’expression du visage joue un rôle majeur, notamment pour exprimer des impressions et des sentiments. On est très près de l’expressivité des comédiens à l’époque du cinéma muet.

Grammaire – La lsf a une construction grammaticale rappellant un peu l’allemand. On définit tout d’abord les espaces locatifs et temporels ( et quand). On ajoute ensuite les protagonistes (qui) et l’on termine par l’action (verbe).

Vocabulaire – Les signes peuvent aussi bien exprimer un mot qu’une action. Un même signe peut avoir plusieurs définitions, tout dépend dans quel contexte ou à quelle expression du visage celui-ci est rattaché. Certains signes sont entrés dans la vie courante (de l’argent, s’ennuyer), et beaucoup ont une relation directe avec la forme ou la fonction d’un objet. La lsf a aussi la capacité d’exprimer tous les degrés d’abstraction.

Communication – La lsf permet ainsi au même titre que tous les parlers de la Terre, de communiquer, d’échanger des informations en tous genreqs. Pour cela, il suffit d’effectuer fréquemment des transferts de situations. Par exemple, la découverte de l’eau sur la planète Mars par la sonde Mars-express nécessite une description en deux temps : d’abord, une fusée qui est allée de la Terre vers Mars (où, quand, quelle distance, durée du voyage), et ensuite, de situer le récit autour de Mars, où la sonde effectue ses mesures et détecte de l’eau (altitude de la sonde au dessus du sol, type de mesures, etc.). On constate donc que la narration signée implique de fournir un nombre de données plus important que dans le langage parlé, d’où sa richesse et sa précision. Une particularité est l’absence d’exposant pour les surfaces, les volumes et les grands nombres (en lsf, un appartement de 85 m2 est un appartement dont la surface est 85 m). Il est évidemment impossible de restituer par le texte un échange scientifique entre sourds et entendants ; c’est pourquoi, nous nous sommes limités à quelques exemples puisés dans les mathématiques, la physique et l’astronomie, quelques signes étant reproduits dans le tableau.

La science fait signe

En mathématiques (les doigts descendent en vibrant le long du torse pour symboliser des tableaux de chiffres), les nombres s’enchaînent suivant un ensemble de signes. 1789 se signe mille-7-cent-89. Les grands nombres (millions, milliards) ont leur propre signe, ainsi que les opérateurs. À titre d’exemple, le signe est représenté dans le tableau. Toutes les quantités sont signées, poids, surface, volume, distance : il n’y a aucune différence dans la formulation orale et signée. Le théorème de Pythagore s’énonce de façon similaire à sa version orale, si ce n’est que l’hypoténuse est signé : le côté qui fait face à l’angle droit. La géométrie s’expose de manière identique, les mains décrivant au préalable une droite, un plan ou un espace. On indique avec précision l’origine d’un système de coordonnées.

La physique (un poing fermé, pouce tendu horizontal dont l’extrémité touche le front ; avancer la main horizontalement en écartant brusquement les doigts, paume vers le bas) comprend un ensemble de signes très explicites pour chaque domaine. Les constantes se désignent par les même lettres mais il faut bien préciser, par exemple, que si c est la vitesse de la lumière (vitesse – lumière), alors c= 300 000 km/s. On signe électricité avec les poings qui se font face devant soi, index incurvés orientés vers le haut tels des électrodes ; l’énergie nucléaire comprend deux signes, le premier étant le générique de toutes les formes d’énergie et le second symbolisant la puissance du nucléaire, la main à plat, doigts écartés s’abattant et rebondissant. La chimie est reconnaissable par les deux poings, pouces tendus qui semblent mélanger les composantes d’une solution. Les éléments se signent, soit spécifiquement, soit par son symbole.

L’astronomie (le signe, représenté dans le tableau, est explicite avec la lunette braquée vers le ciel) est l’un des domaines où sa traduction en lsf est à la fois rigoureuse et poétique. La description des planètes du système solaire se signe en fonction de leurs caractéristiques propres : Mercure est très chaude, Vénus entourée de nuages, Mars est rouge et Jupiter se signe en arrondissant les doigts d’une main contre l’autre main à plat : on représente ainsi la célèbre tache rouge observée au télescope depuis plus d’un siècle. Le signe de Saturne est analogue à celui d’une galaxie, il faut donc le précéder du signe planète. La représentation du ciel est aisée, puisque beaucoup de constellations sont associées à un signe classique : ourse (grande ou petite), cygne, chèvre, poissons, baleine, etc. Les noms mythologiques (Andromède, Persée) sont simplement épelés, ou bien associés à des configurations connues, telle Cassiopée dont les étoiles forment un w.

Enfin, la technologie scientifique n’est pas en reste, à commencer par les ordinateurs, qui se déclinent en lsf suivant les modèles (pc, portables, etc.). Certains termes trouvent très souvent une traduction judicieuse comme numérique, en signant alternativement 1-0-1-0-1-0. De même, les domaines de la médecine et de la biologie disposent d’un vocabulaire lsf très complet et très technique.

Ce survol par des exemples épars ne peut évidemment donner qu’une idée à peine esquissée de la communication scientifique en lsf. Comme nous l’avons plusieurs fois souligné, l’expression du visage prend toute son importance, que ce soit pour exprimer qu’une suite mathématique tend vers moins l’infini (c’est alors très petit), ou que l’étoile Véga de la Lyre a une température de surface de 35 000° (c’est très chaud). Outre la rigueur du discours scientifique transposé, le signeur accompagne son propos d’une gestuelle dont l’enchaînement des signes relève d’une interprétation au sens musical du terme. Cette dualité interprétariat – interprétation transcende le propos le plus strict en un propos non seulement compris, mais aussi ressenti. De cette manière, l’association de l’expression corporelle à l’académisme fréquent du discours scientifique n’est pas sans évoquer la touche d’humanité dans un monde quelque peu brut. Partager la culture scientifique avec la communauté sourde est l’une des formes du partage de la joie : elle l’accroît.

Bibliographie

Algoud Albert, Le Tournesol illustré, Casterman, 1994.

Delaporte Yves, Les sourds, c’est comme ça, éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2002.

De l’Épée, Charles Michel, La véritable manière d’instruire les sourds et muets, 1784, Fayard, 1984.

Moody, Bill et collaborateurs, La langue des signes, ivt-éditions, 1997.

Pour citer cet article

Dominique Proust, Daniel Abbou et Blandine Proust , « À l’écoute de la science », paru dans Alliage, n°59 - Décembre 2006, À l’écoute de la science, mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3524.

Auteurs

Dominique Proust

Dominique Proust est entendant, ingénieur de Recherches au CNRS, astrophysicien à l’Observatoire de Meudon. Depuis plusieurs années il pratique la langue des signes française, et a développé un partenariat culturel en astronomie avec l’Académie de la langue des signes française, dans le cadre du programme Astronomie vers tous.

Daniel Abbou

Daniel Abbou est sourd, enseignant, pédagogue co-réalisateur et présentateur de l’émission hebdomadaire L’œil et la main à la télévision (La 5). Il est l’un des protagonistes de la renaissance de la langue des signes en France.

Blandine Proust

Blandine Proust est entendante et exerce son activité professionnelle dans une grande compagnie aérienne. Elle pratique la langue des signes française depuis plusieurs années.