Alliage | n°60 - Juin 2007 Que prouve la science-fiction ? 

Jean-Marc Lévy-Leblond  : 

Les fictions expérimentales de Philippe Ramette

p. 14-17

Texte intégral

1« On dirait que… », ainsi les enfants définissent-ils les règles de leurs jeux, les fictions qu’ils vont mettre en scène. Philippe Ramette joue avec — et se joue de — nos habitudes. « On dirait que » c’est la surface du sol ou de la mer qui reste horizontale, les arbres, les meubles, les rochers obéissant à la pesanteur verticale, et le personnage qui s’y meut non pas en apesanteur, mais régi par une force perpendiculaire qui lui permet d’escalader le tronc ou le mur horizontalement debout. Ou bien, « on dirait que », à angle droit avec les situations précédentes, le personnage reste soumis à la gravité usuelle, verticale, mais dans un monde où la mer devient paroi et le sol falaise. Ou encore, « on dirait que », après un quart de tour supplémentaire, c’est la chute vers le ciel qui menace, histoire d’éprouver le frisson de l’ancienne terreur devant le sort qui attendait d’éventuels visiteurs des antipodes.

2Belle métaphore de la liberté de l’individu (de l’artiste ?) affirmée contre vents et marées — l’expression ici revêt toute sa force au regard de l’hommage « à contre-courant » de Ramette à Buster Keaton. S’il est banal de se révolter contre les lois de la société, il faut une autre audace pour affronter celles de la physique, plus contraignantes encore. Pourtant, qui dit loi, dit arbitraire, et donc possibilité — nécessité ? — de protestation.

Philippe Ramette À contre-courant (hommage à Buster Keaton), 2006

Dessin préparatoire Encre sur papier 32x24 cm  Courtesy Galerie Xippas

3Mais Philippe Ramette ne crée nullement un monde sans lois, où tout serait possible et où, du coup, rien ne serait intéressant. Ses fictions sont sous contrainte. Il ne nie pas la pesanteur, mais proclame son pouvoir de l’orienter à sa guise. Sa logique, sa physique est la même que celle du monde extérieur, mais n’a pas le même sens. C’est bien assez que d’être soumis aux forces naturelles, ne peut-on au moins les diriger à son gré ? Pourquoi le sujet obéirait-il aux mêmes lois que les objets ? Dès lors que l’on accepte la pertinence de cette question, aucune incohérence dans les situations affrontées par Philippe Ramette. C’est à juste titre qu’il les considère comme autant d’« explorations rationnelles ».

4Et, de fait, son monde n’est pas celui de toutes les fantaisies que permettraient de simples trucages photographiques, trop faciles collages et incrustations que les logiciels d’imagerie mettent aujourd’hui à la portée de chacun. Toutes ses photographies sont celles de scènes réelles, sans retouche ni montage. Inutile de dévoiler ici les procédés techniques mis en jeu, à la fois modestes, discrets et efficaces. Comme avec les grands illusionnistes, le spectacle est d’autant plus merveilleux qu’il ne fait aucunement appel au surnaturel et le proclame. Que l’explication rationnelle ne soit pas immédiate ne fait qu’ajouter à la force de la raison ! Philippe Ramette ne viole nullement les lois de la physique, bien au contraire, il les exploite, si l’on ose dire, au second degré, opposant à la pesanteur évidente la discrète résistance des matériaux — mais n’en disons pas trop. Il ne s’agit pas pour Ramette de dénoncer les prétentions de la science et de les détourner à des fins satiriques, comme dans l’ironique gravure inspirée à Hogarth par la gravité (en tous les sens du mot) de Newton.

William Hogarth (1697-1764), The Weighing House (La pesée publique), gravure

5Bien plutôt, il nous montre que des situations apparemment paradoxales ou impossibles sont en fait parfaitement compatibles avec les lois du monde réel, pourvu que celles-ci soient mises en jeu avec toute la finesse requise. Après tout, il n’est pas le premier à marcher sur un mur, les mouches et les geckos le font depuis longtemps, ni à vivre sous l’eau, c’est (au fond…) là que la vie est née, ni même à voir le ciel sous ses pieds, les astronautes y sont désormais habitués.

6Pour passer des jeux d’enfants à ceux des adultes, on pourrait rapprocher les expériences de vision que nous propose Ramette et les expériences de pensée chères aux physiciens — Galilée se demandant comment les corps tomberaient si la résistance de l’air disparaissait, Einstein imaginant comment on verrait le monde à cheval sur un rayon de lumière. Mais il y a une différence, et de taille : Ramette, on l’a dit, fait ces expériences « pour de vrai », même s’il ne nous en montre que le résultat final. Comme Desnos avec sa fourmi de dix-huit mètres de long, Ramette demande « Et pourquoi pas ? » — et y répond ! Pour lui, l’art, cosa mentale toujours, est aussi cosa experimentale. Par-delà la théorie de la gravité, il propose une pratique de la légèreté.

7On comprend pourquoi ce numéro d’Alliage, consacré à la question « Que prouve la science-fiction ? », a choisi de présenter à ses lecteurs une œuvre d’art-fiction qui pose de semblables problèmes quant au rapport entre le monde réel et le(s) monde(s) fictif(s).

Annexes

Biographie de Philippe ramette

C’est au début des années 1990 que sont apparues les premières œuvres de Philippe Ramette. Après des études à la Villa Arson, à Nice, où il renonça rapidement à poursuivre ses tentatives de peintre, il commença à réaliser d’étranges installations, mélanges de bricolages ingénieux et d’objets délicatement fabriqués d’où émanaient déjà ce qui aujourd’hui encore trame son travail : l’humour, le grincement, la peur, l’ironie, parfois le dérisoire, mais aussi la mise en jeu de l’art, au sens premier du terme.

Énoncés dans leur relation au corps comme étant des objets à réflexion, ses œuvres, dont le titre occupe une place importante, se présentent souvent comme autant d’appareils ou de dispositifs à expérimenter physiquement ce qui ne devrait être qu’un processus de pensée : Fauteuil à voyager dans le temps (1991), Objet à se voir regarder (1990), Point de vue individuel portable (1995), Potence préventive pour dictateur potentiel (1993), Prothèse à Dignité & Prothèse à Humilité (1992)

Si Philippe Ramette se définit avant tout comme un artiste sculpteur, la photographie, souvent restée confidentielle au départ, est très vite intervenue dans son œuvre comme une manière d’attester, se mettant lui-même en scène comme utilisateur de ses propres objets, — Socles à réflexion (utilisation), 1989-2002, Boîte à isolement (utilisation), 1989-2004, Objet à voir le monde en détail (utilisation), 1990-2004, Objet à voir le chemin parcouru (utilisation), 2003 — puis est devenue le prétexte à toutes sortes d’expériences et de mises à l’épreuve.

En 1996, il réalisait le Balcon 1 de Bionnay où lui-même en situation se maintenait horizontalement au-dessus d’une tranchée creusée dans la terre. La photographie de cette performance étant présentée à la verticale. La seconde photographie de cette série, réalisée en 2001 le présentait en position sur ce même balcon émergeant des eaux de la baie de Hong-Kong.

En 2004, lors de sa seconde exposition personnelle à la galerie Xippas, Philippe Ramette présentait un ensemble de prothèses-sculptures de forme « abstraite » et d’apparence énigmatique, installées au sol, au mur et au plafond de la galerie, reprenant ainsi les situations pour lesquelles elles ont été adaptées. Ces objets ergonomiques ont en effet été conçus pour la réalisation d’une série d’une dizaine de photographies présentées en parallèle.

Ces photographies s’inspirent du dispositif de basculement expérimenté dans la série des Balcons. Utilisant le procédé de renversement de l’image ou de son propre corps comme objet de la démonstration, l’artiste se met à l’épreuve du monde et défie les principes de la pesanteur. Les prothèses, invisibles à l’image, camouflées sous ses vêtements, habituel costume-cravate, permettent à l’artiste d’expérimenter des positions qu’il nomme « irrationnelles », Inversions de pesanteur durant le bref instant d’une prise de vue.

Dans la continuité des projets photographiques initiés en 2004, Philippe Ramette réalise en 2006 un ensemble de photographies intitulées Explorations rationnelles des fonds sous-marins. Ces photographies présentent l’artiste évoluant sous l’eau en promeneur solitaire, ignorant les contraintes des profondeurs.

Pour citer cet article

Jean-Marc Lévy-Leblond, « Les fictions expérimentales de Philippe Ramette », paru dans Alliage, n°60 - Juin 2007, Les fictions expérimentales de Philippe Ramette, mis en ligne le 01 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3507.


Auteurs

Jean-Marc Lévy-Leblond

Physicien, professeur émérite de l’université de Nice Sophia-Antipolis, directeur des éditions scientifiques du Seuil, directeur de la revue Alliage. Il a récemment publié : La vitesse de l’ombre, Seuil, 2006 et De la matière, Seuil, 2006.