Alliage | n°60 - Juin 2007 Que prouve la science-fiction ? 

P. Cassou-Noguès et E. Barot  : 

Présentation 

Texte intégral

Ce numéro spécial, que la revue Alliage a généreusement souhaité accueillir, est issu d’un projet qui s’est progressivement étoffé. Les 1er et 2 avril 2005 s’est tenu à l’université Lille-III, sous notre direction, un colloque international intitulé

« Que prouve la science-fiction ? Raisons et corps, mondes et machines »,

 rendu possible grâce au programme de recherche sur le concept de preuve diligenté par l’umr 8163, stl. L’idée s’est rapidement imposée d’éditer les versions écrites des contributions de ce colloque. Nous avons ensuite souhaité solliciter de nouveaux auteurs et enrichir ainsi les axes de problématisation initiaux.

L’objet de cette rencontre était d’interroger la portée philosophique de la science fiction autour des thèmes de la rationalité et de l’incarnation, en balayant le spectre de ses sous-genres. Rappelons d’abord cette variété : né au xixe siècle, du moins comme genre conscient de lui-même (en passant donc sous silence tous les précurseurs, depuis Lucien de Samosate), dans le cadre des grandes innovations de la révolution industrielle et scientifique, ce qu’on appelle « science-fiction » oscille de nos jours, avec maints croisements, entre la fantasy (type Seigneurs des anneaux), les space opera (Star Wars), en passant par la hard science, à vocation plus ou moins didactique, qui s’efforce de rendre plus sensibles des concepts scientifiques abstraits (mondes possibles de la logique mathématique, structures topologiques des espaces mathématiques, effets relativisteset paradoxes spatio-temporels d’un voyage à grande vitesse, etc.).

Notre premier objectif était de (1) suggérer que la science-fiction, dans sa polymorphie, dessine une image nouvelle de la nature et des rapports de ces deux dimensions de l’être humain, incarnation et rationalité.

(2) Nous voulions d’abord insister sur le fait que les stratégies narratives de la science-fiction passent par la construction de mondes dans un certain rapport à la science. Les mondes de la science-fiction, en effet, s’ils ne sont pas des modèles d’une théorie scientifique, se donnent comme suggérés par la science. À la limite, ce sont des mondes régis par un système de lois qui seraient issues de la science. En même temps, la phénoménologie, depuis le dernier Husserl, a montré que la position d’un monde est liée à l’incarnation du sujet et que c’est par son corps qu’un sujet peut s’inscrire dans un monde. Cela semble également vrai des mondes de la science-fiction. Le faire-monde en science-fiction, si l’on peut dire, aurait donc deux sources, la corporéité d’un sujet et la rationalité des lois. C’est peut-être le cas de tout monde, y compris celui ou ceux dans lesquels nous vivons. Mais, par la diversité des mondes qu’elle ouvre, la science-fiction semble alors constituer un terrain privilégié pour étudier comment se conjoignent rationalité et incarnation.

(3) Par ailleurs, le même couple, rationalité et incarnation, se retrouve dans le rapport du corps à la machine. La mise en rapport du corps à la machine, qu’il s’agisse d’une machine-robot, d’une machine-prothèse ou d’une machine-outil, est manifestement l’une des opérations les plus fréquentes de la science-fiction. Or il faut reconnaître à cette opération un enjeu philosophique majeur : il s’y dessine en effet une image de l’homme en rupture avec le modèle cartésien. Celui-ci fait de l’homme l’union d’un corps, pure machine, et d’une âme, sujet d’une pensée reconnue en première personne et, alors, absolument extrinsèque aux mouvements de la machine. Il est clair que la science-fiction brouille ce modèle pour inscrire ses machines dans notre image de l’homme d’une façon beaucoup plus complexe. Il faut dire aussi que la science-fiction est tributaire d’une autre conception de la machine, que l’on ne rencontrerait pas dans le texte cartésien. La machine, de façon explicite depuis Turing, est également l’agent de la preuve, l’agent de la rationalité par excellence. Cette image de la machine à raisonner joue dans la représentation de la pensée mais également dans celle du corps. En réalité, interroger le rapport du corps à la machine dans la science-fiction, c’est très exactement poser la question d’une rationalité, laquelle serait, comme on dit, mécanique, à l’intérieur même du corps.

(4) Enfin, il nous semblait essentiel de rappeler que la science-fiction, quoiqu’elle entretienne une relation à la science, reste fiction et ne peut prétendre, au même titre que les sciences ou la philosophie, définir ses thèmes. Elle donne donc plutôt des images de la raison et du corps. Si l’image relève de la sensibilité, la question de la rationalité et de l’incarnation en science-fiction est donc aussi de savoir comment de telles images peuvent prendre une autre portée, comment les images que donne la science-fiction peuvent, par les procédés de leur construction ou par la nature propre du genre, se lier à des problèmes philosophiques et, d’une certaine façon, en proposer une solution. Comment donc la science-fiction, qui ne quitte jamais le registre de la narration, peut-elle entrer dans celui de la spéculation ? Et, en ce sens, que prouve la science-fiction et comment ?  

Nous avons choisi d’organiser les contributions du présent volume, chacune d’elle traversant une ou plusieurs des quatre thématiques générales présentées ci-dessus, en trois parties, qui s’imposaient globalement d’elles-mêmes : la première, composée d’études relatives à deux figures tutélaires, Philip K. Dick et I. Asimov, sur le space opera le plus connu, Star Wars, et sur l’un des personnages emblématiques de la science-fiction contemporaine,version « hard-science », montre comment ces classiques de la science-fiction se laissent pleinement lire dans ce triple axe philosophie-sciences-littérature. La deuxième partie quant à elle examine, fil directeur tout aussi classique et essentiel que le premier, la dimension historique et politique des anti-mondes utopiques et dystopiques de la science-fiction, en interrogeant à la fois ce qu’ils représentent, ce qu’ils véhiculent, et les éventuelles injonctions qu’ils nous adressent, en nos temps où l’idée d’une possible destruction de la planète et de ses peuples bigarrés ne saurait évidemment être vue comme une pure et simple fiction. La troisième partie, enfin, regroupe des textes portant soit sur des figures aux marges des catégories habituelles de la littérature (Duchamp, Renard), soit explorant les nouvelles conceptualités que peuvent susciter aujourd’hui l’entrelacs des questions sur faire-monde, incarnation, rationalité,.

La science-fiction – les sciences-fictions –  constitue un continent littéraire dont la double vocation, être en phase avec son temps tout en se faisant l’un des instruments de distanciation et de mise en perspective les plus puissants à son égard, produit la richesse et l’originalité. Nous espérons que les études rassemblées ici témoigneront à la fois de la portée conceptuelle et du statut ambigu de la science-fiction, qui s’installent au carrefour improbable de discours scientifiques, philosophiques, littéraires et, souvent, politiques. Si elle se veut elle-même une littérature populaire, elle n’est certes pas — et c’est ce dont nous voudrions convaincre – un genre de second ordre.

Pour citer cet article

P. Cassou-Noguès et E. Barot , « Présentation  », paru dans Alliage, n°60 - Juin 2007, Présentation , mis en ligne le 01 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3477.

Auteurs

P. Cassou-Noguès

Chargé de recherches au CNRS, UMR-STL-8163. Il enseigne également à l’UFR de philosophie de l’université Lille-III. Il a notamment publié De l’expérience mathématique (Vrin, 2001). Doivent paraître de lui en 2007 Une histoire de machines, de vampires et de fous (Vrin) et Le monde fantastique des papiers Gödel (Seuil).

E. Barot

Maître de conférences, enseigne la logique et la philosophie à l’université Toulouse II-Le Mirail, France. Ses recherches en philosophie des sciences exactes et humaines, notamment sur la question de la construction différenciée de l’objectivité scientifique et du réalisme, et simultanément en philosophie politique, ont comme objet transversal les traditions et les actualités de la dialectique et du matérialisme (Machiavel, Marx et marxismes, Sartre). Il prépare aujourd’hui, entre autres, un livre sur la philosophie mathématique d’Albert Lautman.