Alliage | n°62 - Avril 2008 Micro & nano 

Rudyard Kipling  : 

L’œil d’Allah

Texte intégral

Roger de Salerne garda le silence jusqu’à ce qu’ils eussent regagné la salle à manger, où le feu avait été ranimé et où on avait disposé, sur une petite table, des dattes, des raisins secs, du gingembre, des figues et des friandises parfumées à la cannelle, ainsi que les vins les plus fins. L’abbé s’assit, ôta son anneau, le laissa tomber dans une coupe d’argent vide, afin que tous puissent l’entendre tinter, étendit les pieds vers l’âtre et contempla la grande rose dorée et sculptée du plafond en berceau. Le silence qui règne entre complies et matines les enveloppait. Le franciscain au cou de taureau observait un rayon de soleil se décomposer en arc-en-ciel sur le bord d’une salière de cristal. Roger de Salerne s’étais remis à discuter avec frère Thomas à propos d’une forme de fièvre pétéchiale qui les déconcertait tous deux, en Angleterre et à l’étranger ; John remarqua le profil acéré et, voulant en prendre note, à tout hasard, pour son grand saint Luc, sa main se porta à sa poitrine. L’abbé vit ce geste et fit un signe d’assentiment. John sortit prestement sa pointe d’argent et son carnet d’esquisses.

— « Allons, la modestie est très louable, mais donnez votre avis personnel », disait l’Italien à l’infirmier d’un ton pressant. Par courtoisie envers l’étranger, presque toute la conversation se déroulait en latin familier, plus formelle et plus riche que le bavardage habituel des moines. Thomas se mit à parler de son ton humble et hésitant.

— « J’avoue que je ne sais trop à quoi attribuer la cause de cette fièvre, à moins que — comme le prétend Varron dans son De re rustica — certains petits animaux invisibles à l’œil ne pénètrent dans le corps par le nez et la bouche, et n’y provoquent de graves maladies. En revanche, cela n’est point mentionné dans les Écritures. »

Roger de Salerne rentra la tête dans ses épaules comme un chat en colère. « Toujours la même réponse ! » s’exclama-t-il, et John fit un rapide croquis du rictus qui déformait ses lèvres minces.

— « Jamais en repos, John, remarqua l’abbé avec un sourire. Tu devrais t’arrêter pour dire tes prières toutes les deux heures, comme nous. » Saint Benoît n’était pas un imbécile. Nul ne peut exercer son œil ou sa main avec une habileté maximale pendant deux heures.

— « C’est vrai des copistes. Frère Martin n’est plus très sûr au bout d’une heure. Mais, lorsqu’un homme est pris par son ouvrage, il lui faut continuer jusqu’à ce que son ouvrage le libère. »

— « Oui, c’est le démon de Socrate, marmonna le franciscain d’Oxford par-dessus sa coupe. »

— « Cette doctrine mène à la présomption, dit l’abbé. Rappelez-vous : l’homme serait-il juste devant Dieu ?»

— « Il n’est pas question de justice, fit le franciscain d’un ton amer. Mais au moins, l’homme devrait pouvoir avancer dans son art ou sa pensée. Et pourtant, que dit notre mère l’Église lorsqu’elle voit ou l’entend progresser dans une direction quelconque ? Non !, toujours non ! »

— « Mais si les petits animaux dont parle Varron sont invisibles — Roger de Salerne s’adressait à Thomas — comment jamais trouver remède ? »

— « Par l’expérience, intervint le franciscain en se tournant brusquement vers eux. Par la raison et l’expérience. L’une est stérile sans l’autre. Mais notre mère l’Église… »

— « Oui ! » Roger de Salerne se jeta sur ce nouvel appât comme un brochet. « Oyez, messires. Ses évêques — nos princes — jonchent nos routes en Italie de carcasses par plaisir ou par colère. De superbes cadavres ! Et cependant, si je… si nous, les médecins, osons en soulever la peau pour examiner l’œuvre de Dieu en dessous, que dit notre mère l’Église ? Sacrilège ! Contentez-vous de vos porcs et de vos chiens, sinon vous serez brûlés ! »

— « Et pas seulement notre mère l’Église, renchérit le franciscain. De tous côtés, on nous barre la route — en vertu des paroles d’un homme mort il y a mille ans, que l’on considère comme définitives. Quel est donc le fils d’Adam dont le dire suffit à fermer la porte de la vérité ? Je ne ferais même pas d’exception pour Petrus Peregrinus, mon vénéré maître. »

— « Ni moi pour Paul d’Égine, s’écria Roger de Salerne. Oyez, messires !Voici un exemple fort à propos. Apulée affirme que, si un homme à jeun boit le jus de la renoncule, que nous appelons sceleratus, ce qui veut dire canaille, ajouta-t-il avec un hochement de tête condescendant à l’adresse de John, son âme quittera son corps en riant. Or c’est un mensonge plus dangereux que la vérité, car il renferme un soupçon de vérité. »

— « Le voilà parti, murmura l’abbé d’un ton désespéré. »

— « Car le jus de cette plante, je le sais pour l’avoir expérimenté, brûle, boursoufle et tord la bouche. Je connais aussi le rictus, ou pseudo-rire, sur le visage de ceux qui ont péri par le violent poison de plantes de la famille des renoncules. Il est certain que ce spasme ressemble au rire. À mon avis, il semble donc qu’Apulée, après avoir vu le corps d’un homme ainsi empoisonné, se soit emballé et qu’il ait écrit que la victime était morte en riant. »

— « Sans prendre le temps d’observer ni d’expérimenter pour confirmer son observation », ajouta le franciscain en se renfrognant.

L’abbé Stephen leva un sourcil en direction de John.

— « Et toi, qu’en penses-tu ? »

— « Je ne suis pas médecin, répondit John, mais je dirais que pendant toutes ces années, Apulée a très bien pu être trahi par ses copistes. Ils prennent des raccourcis pour se simplifier la tâche. Admettons qu’Apulée ait écrit que l’âme semble quitter le corps en riant, après l’absorption de ce poison. Il n’y a pas trois copistes sur cinq, à mon avis, qui n’omettraient pas le semble. Car qui mettrait Apulée en doute ? S’il lui semblait qu’il en était ainsi, c’est sûrement le cas. Sinon, tout enfant connaît la renoncule. »

— « Que connaissez-vous des plantes ? » demanda sèchement Roger de Salerne.

— « Rien, si ce n’est que, lorsque j’étais enfant, au couvent, il m’est arrivé de me dessiner des dartres autour de la bouche et du cou avec du jus de bouton d’or pour échapper à la prière pendant les nuits froides. »

— « Ah ! fit Roger. Je ne connais guère ces stratagèmes.»

Il se détourna d’un air pincé.

— « Peu importe ! Maintenant, parlons de tes stratagèmes, John, intervint l’abbé avec délicatesse. Tu vas montrer aux médecins ta Marie de Magdala, tes pourceaux de Gadara et tes démons. »

— « Des démons ? Des démons ? Moi, j’ai produit des démons aux moyens de drogues, et je les ai supprimés par le même procédé. Je n’ai pas encore décidé si les démons sont extérieurs à l’humanité ou immanents. » Roger de Salerne était encore fâché.

— « Tu n’oserais pas ! s’exclama le franciscain d’Oxford d’un ton sec. Notre sainte mère l’Église fabrique ses propres démons. »

— « Pas tout à fait ! Notre John nous en a ramenés de nouveaux d’Espagne. »

L’abbé Stephen prit le vélin qu’on lui tendait et l’étala délicatement sur la table. Tous se pressèrent pour regarder. Marie de Magdala était dessinée en grisaille, sur un fond tourmenté, turbulent de démons au visage de femme, chacune asservie à et par son propre péché, et chacune, c’était visible, se débattait désespérément contre le pouvoir qui la dominait.

— « Je n’ai jamais vu un tel usage de tons gris, fit l’abbé. Comment y es-tu parvenu ? »

— « Non nobis. Ce sont eux qui sont venus à moi » répondit John, sans savoir qu’il était en avance d’une génération dans l’emploi de cette technique.

— « Pourquoi est-elle si pâle ? » demanda le franciscain.

— « Le Mal est sorti d’elle…elle peut prendre n’importe quelle couleur maintenant. »

— « Ah oui, comme la lumière à travers un vitrail, je vois. »

Roger de Salerne regardait en silence — il approcha son nez de plus en plus de la page.

— « C’est bien cela, finit-il par dire. Il en est ainsi lors d’une crise d’épilepsie — la bouche, les yeux et le front — jusqu’à la cassure du poignet, ici. Tous les symptômes ! Elle aura besoin de remontants, cette femme, et ensuite d’un bon sommeil naturel. Pas de suc de pavot, sinon elle vomira à son réveil. Et puis… mais je ne suis pas devant mes écoliers. » Il se redressa. « Messire, dit-il, vous devriez être de notre profession. Car, par les serpents d’Esculape, vous avez l’œil ! »

Les deux hommes se serrèrent la main, en égaux.

—« Et que pensez-vous des sept démons ? » poursuivit l’abbé.

Les corps contorsionnés de ceux-ci prenaient des formes de fleurs ou de flammes, dont la couleur allait du vert phosphorescent au violet noirâtre du vice le plus endurci, et on voyait leur cœur battre à travers leur substance. Mais en signe d’espoir et de retour sur les chemins de la vertu, la large bordure était ornée de fleurs et d’oiseaux printaniers stylisés, le tout couronné d’un martin-pêcheur impétueux perché de guingois sur un bouquet d’iris jaunes.

Roger de Salerne identifia les plantes et parla longuement de leurs vertus.

— « Et maintenant, les pourceaux de Gadara » annonça Stephen.

John posa le dessin sur la table. Ici, les démons étaient délogés, redoutant de disparaître dans le néant, et ils se bousculaient et se pressaient pour pénétrer de force, par n’importe quelle ouverture, dans le corps des bêtes qui se présentaient. Certains pourceaux se rebellaient contre cette invasion, la bouche écumante et le corps agité de soubresauts ; d’autres, à moitié endormis, s’y soumettaient voluptueusement, comme si on leur grattait le dos ; d’autres encore, entièrement possédés, se ruaient en troupeaux déchaînés vers le lac, en contrebas. Dans un coin, l’homme exorcisé s’étirait les membres, dont il avait retrouvé la maîtrise, et Notre-Seigneur, assis, le regardait comme s’il lui demandait ce qu’il allait faire de sa liberté nouvelle.

— « Des démons assurément ! commenta le franciscain. Mais d’une espèce toute nouvelle. »

Certains démons n’étaient que des masses informes, hérissés de lobes et de protubérances — et l’esquisse d’un visage démoniaque se distinguait parfois sous les membranes à l’aspect gélatineux. Il y avait toute une famille  de petits démons impatients et globulaires qui avaient crevé le ventre de leur géniteur ricanant et, d’un mouvement rotatif, se dirigeaient avec ardeur vers leurs proies. D’autres prenaient la forme de baguettes, de chaînes et d’échelles, isolées ou jointes ; ils s’enroulaient autour de la gorge ou des mâchoires d’une truie affolée, de l’oreille de laquelle émergeait la queue sifflante et vitreuse d’un démon qui y était réfugié. Et il y avait des grappes de démons granuleux, mêlés à l’écume et à la bave, à l’endroit où l’attaque était la plus violente. De là, le regard se portait sur le dos des cochons qui dévalaient la pente dans un mouvement frénétique, le visage épouvanté du porcher et la terreur de son chien.

— « J’affirme pour ma part qu’ils sont le produit de drogues, déclara Roger de Salerne. Ils échappent à l'esprit rationnel. »

— « Pas ceux-ci », observa Thomas l’infirmier, qui en tant que serviteur du monastère, aurait dû demander à son abbé la permission de prendre la parole. « Pas ceux-ci, regardez ! Dans la bordure. »

Le bord du dessin était orné d’un motif géométrique de cellules ou de comportiments irréguliers mais équilibrés où siégeaient, nageaient ou grouillaient des diables neutres, pour ainsi dire — des créatures non encore inspirées par le Mal — indifférents, dépassant anarchiquement toute imagination. Leurs formes ressemblaient, ici encore, à des échelles, des chaînes, des fouets, des losanges, des bourgeons avortés, ou des globes pansus et phosphorescents dont certains évoquaient presque des astres.

Roger de Salerne les compara aux obsessions d’un homme d ‘église.

— « Malignes ? » demanda le franciscain d’Oxford.

— « Tiens pour horrible tout ce qui est inconnu », cita Roger avec mépris.

— « Certes non. Mais ils sont merveilleux… merveilleux, je pense. »

Le franciscain recula. Thomas s’approcha discrètement pour mieux voir et entrouvrit la bouche.

— « Parle, fit Stephen, qui l’observait depuis un moment. Nous sommes tous un peu médecins, ici. »

— « Je dirias alors… — Thomas se lança comme s’il énonçait ses convictions les plus profondes en montant sur le bûcher — que ces formes inférieures sur la bordure ne sont pas tant des êtres malins et diaboliques que des modèles dont John s’est inspiré pour cr éer et embellir ses véritables démons parmi les pourceaux, là au-dessus. »

— « Ce qui voudrait dire ? », demanda Roger de Salerne, d’un ton sec.

— « À mon humble avis, qu’il a pu voir de telles formes, sans recourir à aucune drogue. »

— Alors qui, mais qui donc, fit John de Brugos, après avoir lâché un gros juron dont personne ne tint compte, qui t’a rendu si sage, tout à coup, toi l’incrédule ? »

— « Moi sage ? Dieu m’en garde ! Seulement John, rappelle-toi, c’était un hiver, il y a six ans, les flocons de neige qui fondaient sur ta manche, à la porte de la cuisine. Tu me les a montrés à travers un petit morceau de cristal grossissant. »

— « Oui, les Maures appellent cela l’Œil d’Allah », confirma John.

— « Tu me les a montrés en train de fondre ; ils étaient hexagonaux. Tu disais à l’époque qu’ils te servaient de modèles. »

— « C’est vrai. Les flocons de neige sont hexagonaux quand ils fondent. Je les ai souvent utilisés pour mes motifs géométriques. »

— « Des flocons  de neige en train de fondre, vus à travers un morceau de verre ? Grâce à l’art optique ? demanda le franciscain.

— « L’art optique ? Je n’en ai jamais entendu parler ! s ‘écria Roger de Salerne.

— « John, demanda l’abbé de Saint-Illod, d’un ton d’autorité, était-ce… est-ce ainsi ? »

— « En quelque sorte, répondit John. Thomas a parfaitement raison. Ces formes sur la bordure m’ont servi de modèles d’atelier pour mes démons au-dessus. Dans mon métier à moi, Salerne, nous n’osons pas prendre de drogues. Elles détruisent la main et l’œil. Mes formes doivent être perçues sans ruse, dans leur état naturel. »

L’abbé approcha de lui une coupe d’eau de rose.

—« Quand j’étais en captivité chez… chez les Sarrasins, après Mansourah, commença-t-il en retroussant sa longue manche, il y avait certains magiciens, des médecins capables de montrer — il plongea délicatement le majeur dans l’eau — tout le firmament de l’enfer, pour ainsi dire, jusque dans — il fit tomber une goutte d’eau de son ongle lustré sur la table lustrée — dans un nectar comme celui-ci. »

—« Mais il faut que ce se soit de l’eau trouble, pas de l’eau propre », fit John.

— « Alors montre-nous… tout… tout, fit Stephen. Je voudrais m’en assurer… une fois encore. » La voix de l’abbé prit un ton officiel.

John tira de son cœur une boîte de cuir gaufrée, longue de six ou huit pouces, dans laquelle, sur un lit de velours fané, se trouvait ce qui ressemblait à un compas de vieux buis, à monture d’argent, muni d’une vis au sommet qui permettait d’écarter ou de rapprocher imperceptiblement les deux branches. Celles-ci se terminaient non par des pointes mais par des sortes de cuillères — l’une par une spatule percée d’un orifice bordé de métal, de moins d’un quart de pouce de diamètre, l’autre par un orifice d’un demi-pouce. Dans ce dernier, John glissa, après l’avoir soigneusement essuyé avec un chiffon de soie, un cylindre de métal terminé à chaque extrémité par un morceau de vere ou de cristal, semblait-il.

—« Ah l’art optique ! fit le franciscain. Mais ça, en dessous, qu’est-ce que c’est ? »

C’était une plaquette tournante en argent poli, pas plus grande qu’un florin, qui captait la lumière et la faisait converger vers le petit orifice. John la fixa, sans l’aide que lui offrait le franciscain.

—« Et maintenant, il faut trouver une goutte d’eau », dit-il en prenant un petit pinceau.

— « Venez dans mon cloître supérieur. Il ya encore du soleil sur les plombs », dit l’abbé en se levant.

Ils lui emboîtèrent le pas. À mi-chemin, l’eau dégouttant d’une gouttière avait formé une flaque verdâtre dans une dalle usée. Avec précaution, john en fit tomber une goutte dans l’orifice de la branche du compas et, posant l’appareil bien d’aplomb sur une crête du mur, il fit jouer la vis au sommet du compas, vissa le cylindre et fit tourner le miroir jusqu’à ce qu’il fût satisfait.

— « Très bien !, il regarda dans l’appareil. Toutes mes formes sont là. Regardez, mon père ! Si vous ne les voyez pas tout de suite, tournez ici le bord de cette plaque crantée, vers la gauche ou vers la droite. »

— « Je n’ai pas oublié, dit l’abbé, prenant sa place, Oui ! Elles sont ici, comme de mon temps, mon temps reculé. Il y en a une infinité, m’a-t-on dit… Et c’est vrai ! »

— « La lumière va disparaître. Oh ! laissez-moi regarder ! Permettez que je regarde, moi aussi ! » supplia le franciscain, qui écarta presque Stephen de l’oculaire d’un coup d’épaule. L’abbé céda la place. Son regard tourné vers le passé. Mais le franciscain, au lieu de regarder, maniait l’appareil de ses mains expertes.

— « Non, non, interrompit John, car l’autre s’était déjà mis à manipuler les vis. Laissez voir le médecin. »

Roger de Salerne regarda des minutes entières. John vit pâlir ses pommettes veinées de bleu. Il recula enfin, comme accablé.

— « C’est un nouveau monde… un nouveau monde… et… oh, Dieu injuste ! Moi, qui suis vieux ! »

— « À Thomas, maintenant », ordonna Stephen.

John régla le tube pour l’infirmier, dont les mains tremblaient ; il observa longtemps, lui aussi.

— « C’est la vie ! dit-il bientôt d’une voix brisée. Ce n’est pas l’enfer ! C’est la création qui se réjouit… l’œuvre du Créateur. Ils vivent, comme je l’ai rêvé. Alors, ce n’était pas un péché de rêver. Pas un péché, oh ! mon Dieu ! Pas un péché ! »

Il se jeta à genoux et se mit à réciter le Benedicite omnia opera d’une voix hystérique.

— « Et, maintenant je veux voir comment ça marche », fit le franciscain d’Oxford en s’avançant à nouveau vivement vers l’appareil.

— « Apportez-le à l’intérieur. Les murs ont des yeux et des oreilles », fit Stephen.

Ils parcoururent silencieusement les plombs en sens inverse : trois comtés anglais s’étalaient à leurs pieds dans la lumière du soir, un océan d’églises, de monastères et de cellules, et la masse d’une vaste cathédrale ancrée au bord des hauts-fonds du soleil couchant.

Lorsqu’ils furent revenus à la petite table, ils se rassirent tous, sauf le franciscain, qui se dirigea vers la fenêtre et se pencha sur l’instrument, recroquevillé comme une chauve-souris.

— « Je vois !, Je vois ! », ne cessait-il de se répéter à lui-même.

— « Il ne va pas l’abîmer », dit John. Mais l’abbé, le regard fixé devant lui, comme Roger de Salerne, n’entendait pas. L’infirmier avait la tête posée sur la table entre ses bras tremblants.

John tendit la main vers une coupe de vin.

— « Il m’a été démontré au Caire, fit l’abbé, parlant tout seul, que l’homme se tient toujours entre deux infinis de grandeur et de petitesse. Par conséquent, il n’y a de limites… ni à la vie, ni… »

— « Et moi, j’ai un pied dans la tombe, grogna Roger de Salerne. Qui prend pitié de moi ? »

— « Taisez-vous, fit Thomas l’infirmier. Les petites créatures seront sanctifiées… sanctifiées, au service de Ses malades.

— « À quoi bon ? fit John de Burgos en s’essuyant la bouche. Cet instrument ne montre que la forme des choses. Il fournit de bonnes images. Je l’ai eu à Grenade. On m’a dit qu’il venait d’Orient. »

Roger de Salerne eut le rire méchant d’un vieillard.

— « Et notre mère l’Église ? Notre sainte mère l’Église ? S’il lui vient aux oreilles que nous avons espionné son enfer sans sa permission, où cela nous mènera-t-il ? »

— « Au bûcher, fit l’abbé de Saint-Illod. Il éleva légèrement la voix : Vous entendez ? Roger Bacon, vous avez entendu ?

Le franciscain se détourna de la fenêtre, resserrant son étreinte sur le compas.

— « Non, non !, s’écria-t-il. Pas avec Falcodi. Pas avec un pape comme notre Foulques, anglais jusqu’au fond du cœur. Il est sage, comme il est savant. Il lit mes travaux. Foulques ne le permettrait jamais. »

— « Le Saint-Père, c’est une chose. La sainte Église, c’enest une autre, cita Roger.

— « Mais moi… moi je peux témoigner qu’il ne s’agit pas d’art magique, poursuivit le franciscain. Il n’y a là rien d’autre que de l’art optique, une connaissance acquise après essais et expériences, sachez-le bien. Je peux le prouver, et mon nom a du poids pour des hommes qui osent penser.

— « Trouvez-les donc ! ronchonna Roger de Salerne. Cinq ou six dans le monde entier. Cela fait moins de cinquante livres de cendres au bûcher. J’ai vu ce genre d’hommes… ainsi réduits. »

— « Je n’en démordrai pas ! La voix passionnée du franciscain se brisa de desespoir. Ce serait pécher contre la Lumière. »

— « Non, non ! Sanctifions… sanctifions les petits animaux de Varron », fit Thomas.

Stephen se pencha en avant, repêcha son anneau au fond de la coupe et se le glissa au doigt.

— « Mes enfants, dit-il, nous avons vu ce que nous avons vu. »

— « Qu’il ne s’agit pas de magie, mais simplement d’un art, insista le franciscain.

— « Peu importe. Aux yeux de notre mère l’Église, nous en avons vu plus qu’il n’est permis à l’homme. »

— « Mais c’est la vie, la création qui se réjouit », fit Thomas.

— « Regarder l’enfer, comme on jugera et prouvera que nous l’avons fait, n’appartient qu’aux prêtres. »

— « Ou aux vierges chlorotiques sur le chemin de la sainteté qui, pour des raisons que n’importe quelle sage-femme pourrait vous donner… »

D’un vague geste de la main, l’abbé mit fin aux débordements de Roger de Salerne.

— « Et même les prêtres n’ont pas le droit de voir dans l’enfer plus que ce que l’Église en sait. John, on doit tout autant de respect à l’Église qu’aux démons. »

— « Mon métier n’a de rapport qu’avec l’extérieur des choses, répondit John calmement. J’ai mes modèles. »

— « Mais tu pourrais avoir besoin de regarder à nouveau pour trouver d’autres », lui dit le franciscain.

— « Dans mon art, ce qui est fait est fait. Ensuite on passe à d’autres formes. »

— « Et si nous dépassons certaines limites, même en pensée, nous nous exposons au jugement de l ‘Église », poursuivit l’abbé.

— « Mais tu sais, toi ! Tu sais ! Roger de Salerne était revenu à la charge. Voici le monde entier qui ignore tout de la cause des choses, depuis la fièvre de l’autre côté de la route jusqu’à la maladie qui ronge ta dame, ta propre dame. Penses-y ! »

— « J’y ai pensé, Salerne ! J’y ai pensé, crois-moi. »

Thomas l’infirmier releva la tête ; cette fois, il ne bégayait plus.

— « De même que dans l’eau ils doivent se battre et se déchaîner les uns contre les autres dans le sang ! J’en rêve depuis dix ans. J’ai cru que c’était un péché, mais mes rêves et ceux de Varron étaient vrais ! Réfléchissez-y encore ! La Lumière a jailli sous nos doigts !

— « Éteins-la ! Au bûcher, tu ne résisterais pas plus… qu’un autre. Je vais vous expliquer comment l’Église verrait la chose… et comment, moi aussi, je la vois. Notre John, ici présent, revient de chez les Maures, et il nous montre une horde de démons aux prises dans les limites d’une simple goutte d’eau. De la magie pure et sans appel ! On entend d’ici le crépitement des fagots. »

— « Mais toi tu sais ! Tu as vu tout cela ! Pour l’amour de l’humanité ! Au nom de notre vieille amitié, Stephen ! »

Le franciscain essayait de fourrer le compas dans son sein, tandis qu’il plaidait sa cause.

— « Ce que sait Syephen de Sautré, vous, ses amis, le savez aussi. Je veux vous obéissiez maintenant aux ordres de l’abbé de Saint-Illod. Donne-moi cela ! » Il tendit la main qui portait l’anneau.

— « Est-ce que je peux… ou bien John, ici présent… ne pouvons-nous pas même en dessiner une vis une seule ? » demanda le franciscain, atteré, malgré lui.

— « Pas question ! Stephen, s’empara de l’objet. Ton poignard John ! Même engainé, il fera l’affaire. »

Il dévissa le cylindre de métal, le posa sur la table, et avec le manche du poignard, réduisit le cristal en poussière étincelante, qu’il rassembla au creux de sa main et jeta dans l’âtre.

— « Il semblerait, dit-il, que le choix réside entre deux péchés. Soit refuser au monde une Lumière que nous avons sous la main, soit éclairer le monde avant que l’heure n’ait sonné. Ce que vous avez vu, je l’ai vu il y a bien longtemps chez les médecins du Caire. Et je sais quelle doctrine ils en ont tirée. Tu as rêvé, Thomas ? Moi aussi, mais avec une connaissance plus profonde. Or cette naissance, mes enfants, est prématurée. Elle ne pourra qu’engendrer davantage la mort, la torture, la division et l’ignorance dans notre siècle dèjà ignorant. C’est pourquoi connaissant à la fois le monde qui est le mien et l’Église, je fais le choix en mon âme et conscience. Allez ! C’est fini. »

Il enfouit le bois du compas sous les bûches de hêtre et le laissa se réduire en cendres.

Pour citer cet article

Rudyard Kipling, « L’œil d’Allah », paru dans Alliage, n°62 - Avril 2008, L’œil d’Allah, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3450.

Auteurs

Rudyard Kipling

Ecrivain et poète britannique, Bombay 1865 – Londres 1936