Alliage | n°62 - Avril 2008 Micro & nano 

Roald Hoffmann  : 

Donner sens aux images du nanomonde

Plan

Texte intégral

Sous le titre Blow-up (Immagini del nanomondo/Images from the nanoworld) (Damiani, 2006), la photographe italienne Luciana Covi a publié un album rassemblant plusieurs dizaines d’images scientifiques, micro- ou nanoscopiques, tirées pour la plupart des archives du centre italien de recherches S3 (nanoStructures and bioSystems at Surfaces) de Modène. La nature des objets étudiés, l’échelle de leurs représentations et les moyens techniques de leur réalisation sont soigneusement précisés. Ainsi, à la différence de bien d’autres projets esthétiques à base scientifique, cet ouvrage ne cherche-t-il pas à faire passer les images de la science pour des œuvres d’art, mais plus modestement et plus profondément, à poser la question de leur statut visuel et de leur signification. On trouvera ci-dessous, avec quelques-unes de ces images, la préface écrite pour cet ouvrage par le chimiste Roald Hoffmann.

Ce titre, Blow-up, fait forcément penser au film homonyme de Michelangelo Antonioni réalisé en 1966, quelques années à peine après la conférence prophétique du physicien américain Richard Feynman « There is plenty of room at the bottom » [« Il y a plein de place tout en bas », texte souvent considéré comme l’acte de naissance des nanotechnologies]. Dans ce film, policier et existentialiste à la fois, un photographe de mode qui a perdu le sens de la vie est impliqué à son insu dans un meurtre. Au cours d’une séquence superbe sur le plan visuel, il agrandit un cliché de deux amants dans un parc désert. Et l’agrandit encore. Dans l’image dilatée — on commence à y distinguer les cristaux d’halogénure d’argent —, il voit un homme et un revolver. Mais les voit-il vraiment? Le film Blow-up, d’après moi le meilleur d’Antonioni, est de l’art. De l’artifice, fait de main d’homme, hors nature. Mais le présent livre, Blow-up, montre les remarquables images agrandies d’objets bien réels. Cependant, dans ce contexte, « image », « montrer » et « réel » sont des mots flous, même pour un réaliste pur et dur comme moi. Commençons par explorer ce que l’on nous fait voir là, et le sens que nous attribuons à ce que nous voyons.

Image, spectacle

Nous sommes tellement habitués aux images photographiques, d’abord sur pellicule puis digitales, que nous traitons mentalement le piton extra-terrestre d’une pointe d’or fabriquée pour un microscope à champ proche ou une double couche de molécules de lipides comme s’il s’agissait de photos, peut-être prises au microscope. Mais ce ne sont pas des photos. Bien sûr, tout comme la photographie digitale, elles résultent de l’enregistrement d’un signal électronique sur un détecteur. Cependant les représentations de la pointe d’or et de la double couche de lipides ne sont pas engendrées par la lumière que reçoit un capteur électronique ou une couche de sel d’argent. Pour la pointe, les images proviennent d’un microscope électronique à balayage, plus précisément de l’enregistrement (électronique) de l’intensité d’un faisceau d’électrons émis par la pointe. Dans le cas des molécules entassées, le procédé est plus compliqué encore. L’image a été produite par un microscope à force atomique, où un levier balaie une surface à distance, la force exercée sur ce levier par la surface étant convertie en signal électrique par un cristal piézo-électrique. Comparée à ces résultats d’une suite d’interactions de la matière et du rayonnement électromagnétique ou l’électricité, une vraie photo serait-elle une représentation plus fidèle ? Quiconque en a un jour développé et imprimé une, ou l’a bricolée électroniquement sur son ordinateur, sait que la réponse est « non ». La photo traditionnelle nous permet déjà de modifier l’image au cours d’un processus dont la nature, d’un extrême à l’autre, va de « trompeur » à « créatif ».

Sous les images du nanomonde, il y a une réalité. Elle a été transformée par l’interaction physique d’un capteur quelconque et d’un signal électronique (alors que, dans la photographie traditionnelle, il s’agit d’une belle chimie) qui est manipulé et amplifié pour arriver finalement à l’impression d’un réseau de points noirs ou coloré sur le papier que vous voyez. Papier qui, à son tour, renvoie la lumière transformée ensuite par les récepteurs moléculaires des cellules de la rétine en un nouveau signal électrique, traité par le cerveau comme une image. Quel voyage, que d’étapes et de transformations !

Réel ?

Alors, pourquoi certaines de ces images nous semblent-elles réelles et d’autres fictives ? L‘esprit est un bioprocesseur complexe, qui prend un bout de l’image considérée et le compare à un autre, ainsi qu’à des images semblables, tout aussi fragmentaires, emmagasinées dans le cerveau – ou à leurs abstractions. Devant une image bidimensionelle, nous pouvons éprouver la sensation que la lumière est renvoyée par un objet sphérique, correspondant à une orange réelle, tandis qu’une autre image bidimensionnelle, peut-être moins achevée, nous donne la sensation que l’objet a été construit par un ordinateur. Ce qui est intéressant, c’est qu’une orange de Cézanne, contemplée dans un contexte artistique, paraît aussi réelle, peut-être plus réelle que réelle. Et pourtant, isolée en tant qu’objet visuel, hors de son contexte artistique, séparée de son bol, cette forme lumineuse pourrait être jugée comme une représentation « moins réussie » d’une orange. Hollywood, ou plutôt Pixar ou DreamWorks et leurs bureaux climatisés, bourdonnant et grouillant de programmeurs, nous ont montré autre chose encore. Si l’intérêt (au sens de profit ?) consiste à nous faire croire qu’une chose est réelle, ces magiciens de l’animation moderne y réussissent. Le grand large du film The Perfect Storm, cet océan terrifiant, sort d’un ordinateur.

Les images reproduites ici ne visent ni à vous tromper, ni à vous impressionner par leur aspect banalement naturel. Elles ont été réalisées d’abord pour permettre aux chercheurs de « voir » des faits significatifs, et ensuite pour communiquer ce qu’ils avaient trouvé à d’autres chercheurs. C’est en passant à la couverture d’une revue scientifique ou dans un livre, qu’elles ont évolué et sont devenues des objets esthétiques. Simuler la réalité pour le profit, pour tromper le spectateur, tel n’est pas le but du scientifique. La question du naturalisme n’est donc pas à l’ordre du jour. Certaines images (comme celle des bicouches de lipides) me semblent tout aussi réalistes que le bord de la gaufrette fourrée aux noisettes dans laquelle je viens de mordre. Et beaucoup me semblent irréelles, comme la pointe d’or ou le nanolevier. Et d’autres sont intermédiaires, avec des éléments familiers et des aspects qui dépassent notre compréhension. Dans l’image du sandwich de Cu/SiO2/Si, au trou incisé avec une grande précision, l’orifice rectangulaire me paraît réaliste, bien ombré. Mais dans la cavité, sur les bords des rubans minuscules et désordonnés, la lumière ne me semble pas rebondir comme elle le devrait.

Qu’est-ce qui rend ces images moins réalistes ? Je ne suis pas un expert du rendu visuel, mais je dirais que dans la texture d’une surface, plus ou moins lisse ou rugueuse, ce sont les différenciations qui comptent. Notre cerveau les compare aux souvenirs d’objets tangibles. Il réagit si la lumière reflétée sur les bords brille trop, comme dans la figure 5 où les bords semblent eux-mêmes luminescents. Cézanne, délivré de l’exigence de fidélité à l’orange posée devant lui et pourtant fidèle à l’essence de toutes les oranges, aurait su arranger cela. Et Antonioni aussi.

Couleur et forme

L’image électronique brute n’a pas de couleur, seulement des intensités, des tons de gris. Elle pourrait également communiquer des informations sur la longueur d’onde (la couleur) mais, pour la plupart des images reproduites ici, cette dernière était sans importance. Pourtant elles sont colorisées et d’emblée, le choix d’une couleur ou de plusieurs, de leur ton et de leur intensité, relève de décisions artistiques. Les logiciels du commerce utilisés par les scientifiques offrent des choix tapageurs, débordent de couleurs complètement saturées. C’est désolant, mais un simple clic suffit pour que l’aboutissement d’une expérience raffinée, les ambiguïtés de son interprétation (qui ne sont pas un défaut) et ses résultats concrets finissent par ressembler à une couverture d’Astounding Science Fiction, mensuel des annéestrente, ou aux bandes dessinées italiennes qu’Umberto Eco tisse dans la trame de La mystérieuse flamme de la reine Loana. Pas ces images-ci, Lucia Covi a enseigné aux chercheurs que le moins est l’ami du mieux et qu’une palette de bruns et de pastels tendres peut être fort efficace.

Et nous voici arrivés à la question de la forme. Personne ne naît avec le sens de la disposition harmonieuse, du rapport entre centre et périphérie, de ce qui visuellement crée le repos ou bien la tension. Du moins les scientifiques ne naissent-ils pas comme ça. Mais les principes de la forme peuvent s’apprendre et font d’ailleurs partie de l’éducation habituelle des artistes. Aucun peintre qui voudrait, ou devrait, représenter une partie d’échecs ne la peindrait de flanc, le joueur de gauche et le joueur de droite dans une pose identique. De même, l’image des points quantiques réalisée par Garcia et Pellegrino, n’est évidemment pas centrée, ni ses colonnes verticales et horizontales. Ce serait trop monotone.

Style

À chaque époque, le style visuel est décidé par les images qui se sont emparées de notre esprit, qu’elles soient dues à des artistes, ou aux représentations réalistes de l’époque — photos de presse ou vidéos. Et à des scientifiques. Un coup d’œil aux publicités de Elle ou de Vogue peut révéler des images volontairement floues, des photomontages cubistes à la David Hockney, des références surréalistes, des citations infographiques. D’ailleurs, Blow-up, le film, situait l’anomie de son héros, le photographe Thomas, dans le monde de la haute couture, un monde où le sentiment n’émerge qu’à travers des images. Les images de notre Blow-up nanotechnologique ont-elles un style novateur, influenceront-elles la stylistique future ? Certains éléments graphiques et la manière dont ils sont présentés peuvent renvoyer au passé. Et même à plusieurs : les nano-fils de SnO2 évoquent l’importance donnée au premier plan et au fond dans la peinture chinoise classique. Une sensation de bambou unie à la tension de la calligraphie japonaise. Les drippings de Jackson Pollock. Beaucoup de références artistiques pour une poignée de nano-fils, mais presque rien qui annonce une nouvelle sensibilité.

Pour moi, cependant, le noir et blanc significatif du nanolevier et de la pointe d’or est différent. Ces images d’un monde autre, leur moelleux durement illuminé qui semble cacher quelque chose, leurs cimes trop aiguës, leurs arêtes comme des dents, sont effrayantes, de l’étoffe des cauchemars dont Antonioni aurait fait bon usage. Étant donné leur impact émotif et leur froideur intrinsèque, je crois ces images, ou d’autres semblables, capables d’entrer dans notre univers stylistique.

Art ou science?

Ces images sont ici séparées de leur source scientifique, et de plusieurs manières. Tout d’abord, elles montrent le très petit, aux dimensions de l’ordre de cinq cents nanomètres (nm), alors que l’épaisseur d’un cheveu d’enfant est de vingt-cinq mille nm. Les objets représentés et agrandis recèlent sûrement des secrets. On les soupçonnerait presque d’être trop petits pour être réels. Ensuite, les échelles de ces images semblent les mêmes, mais certains des objets représentés mesurent quelques nanomètres, d’autres quelques micromètres  (1 mm = 1000 nm). Le support de commmunication, qu’il soit musée ou livre, condamne les images à un format unique. Enfin, ces images d’objets réels, si belles et surprenantes, sont imprimées sur un papier spécial et encadrées avec soin. Toutes ces manoeuvres, toutes ces distanciations involontaires, nous invitent à les contempler comme des oeuvres d’art.

Mais nous sommes des « connaisseurs du chaos », selon le titre d’un poème de Wallace Stevens, habiles à trouver une structure dans le désordre. Nous cherchons des ressemblances avec ce dont nous avons l’expérience, avec d’autres œuvres d’art que nous avons regardées. Et nous libérons la puissance associative de nos circuits neuronaux. Dans la surface de verre bombardée d’ions d’argon due à Varbusa, je vois des dunes de sable. Il se trouve qu’elles sont bleues. Qu’importe, l’image m’a déjà envoyé sur une autre planète, vers les romans de Frank Herbert, et dans ses vallonnements, je cherche les traces de Shaï-Hulud. La pointe d’or est une tour de Babel digitale, ou un gâteau de mariage. C’est aussi un ensemble fractal et la bouche d’un ver minuscule que j’ai vu un jour au microscope électronique. Autour de cette image bleue j’invente de multiples histoires. Et c’est bien ainsi, car inventer des histoires fait partie de la nature humaine. Admettons-le, c’est le récit que l’on trouve derrière l’aspect le plus important de la science, sa part d’imaginaire. Que sont des hypothèses alternatives, sinon des histoires ?

Pourtant, ces images ne sont-elles pas elles-mêmes de la science, l’aboutissement d’expériences sérieuses ? Je connais des scientifiques (ou est-ce que je m’invente des épouvantails ?) qui se méfieraient de cette bifurcation, vers l’art et le récit, d’une recherche scientifique sérieuse. Ou qui la considéreraient comme une simple façon de dorer la pilule. Tranquillisez-vous, mes amis. Un objet peut avoir de multiples usages, aussi bien matériels qu’intellectuels. La surface aux gradins d’argent a vraiment besoin d’être caractérisée dans les moindres détails, pour savoir si ces terrasses de 500 x 500 nm sont nécessaires à son activité catalytique. Pourtant, même pour les étudier professionnellement, il faut imaginer des histoires de plans indexés, de défauts dans les rangées et les gradins, pour qu’ils soient plus réactifs. Surfaces, rangées, défauts, mots innocents, n’est-ce pas ? Simples étiquettes collées à des structures ?  Mais non, ce sont toutes des métaphores, à la fois productives et traîtresses en puissance. Nous avons besoin de métaphores, même si elles n’ont rien de mathématique, pour concevoir la prochaine expérience à réaliser.

t si la surface est intéressante, et si son intérêt visuel peut être valorisé en cadrant l’image autrement, en la taillant, en coloriant son ton d’argent macroscopique, tant mieux. L’image de la surface est belle. Sa beauté est complétée par la beauté intellectuelle que perçoivent les scientifiques quand ils y réfléchissent longuement. La beauté, disait Kant (de façon plus profonde et plus raffinée, bien sûr), réside dans le jeu mutuel de la cognition et de l’imagination.

Les allées et venues inquiètes entre l’art, le récit et la science — percevoir par les yeux les qualité formelles de l’image, la laisser nous séduire ou nous troubler, libérer les associations mentales qu’elle suscite, penser à la structure microscopique sous-jacente et à sa fonction, et se demander comment le chercheur la discerne et la crée – tout cela enrichit la vie et l’art. Et profite - pourquoi pas ? - à la science.

Pour citer cet article

Roald Hoffmann, « Donner sens aux images du nanomonde », paru dans Alliage, n°62 - Avril 2008, Donner sens aux images du nanomonde, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3445.

Auteurs

Roald Hoffmann

Chimiste, professeur de chimie mais aussi de littérature à l’université Cornell, N. Y. Ses travaux scientifiques lui ont valu le prix Nobel de chimie en 1981. Il a écrit plusieurs recueils de poésie, les derniers en date étant Memory Effects (Calhoun Press, 1999) et Soliton (Truman State U. Press, 2002), et de nombreux essais, dont Old Wine, New Flask. Reflections on Science and Jewish Tradition, avec Shira Leibowitz Schmidt (Freeman, 1997), et, avec Carl Djerassi, deux pièces de théâtre, Oxygen (2001 ; version française : Oxygène, Presses universitaires du Mirail, 2003) et Should’ve (2006). Voir son site < http://www.roaldhoffmann.com/>

Traducteurs

Sylvie Coyaud