Alliage | n°64 - Mars 2009 Du végétal 

Michel Baridon  : 

Le manteau végétal des jardins et la représentation de la nature

p. 96-105

Plan

Texte intégral

1Cet article se propose d’étudier l’évolution du manteau végétal des jardins entre le xviie et le  xixe siècles afin de voir quel rôle il a joué dans la représentation de la nature. Pour éviter toute équivoque, il faut d’abord rappeler que dans cette période, se sont succédé différents styles, chacun avec leurs caractéristiques.  

2De la Renaissance au xviiie siècle, les jardins sont « réguliers » ; leurs formes sont géométriques et ils s’organisent autour d’un axe central. Le jardin Renaissance s’enferme dans une quadrature. Il ressemble à un tableau plaqué à terre, comme s’il naissait à l’intersection du cône visuel d’un observateur avec un sol plat. L’observateur est placé assez haut, sur un promenoir ou sur un balcon du château (Chenonceau, Villandry).

3Au xviie siècle, on abandonne cette perspective plongeante et on l’étire jusqu’à l’horizon (Versailles, Le Grand Canal). Ceci implique l’apparition de « corps relevés », qui interceptent le regard (statues, fontaines) pour donner l’impression que les jardins ont un relief, une profondeur permettant des effets d’optique. À Versailles, le Grand Canal réfléchit la lumière du soleil couchant et la projette sur la façade du château. Cette dramatisation de l’espace est typique du baroque.

4Au xviiie siècle apparaît un troisième style régulier qui dénonce la monotonie des longues perspectives et se complaît dans des espaces arrondis où l’air et le soleil jouent librement (jardin français de Louis xv à Versailles et jardins de Schwetzingen, de Sans Souci, de Schönbrunn et de beaucoup de cours allemandes).

5En même temps que le style rocaille, et plus critique encore du baroque louis-quatorzien, naît en Angleterre le style paysager, qui abandonne toute régularité et toute symétrie. Ce style infiltre le continent à partir des années 1760. Il se répand rapidement (jardin anglais de Marie-Antoinette, Ermenonville, Wörlitz, Potsdam) et fournit au xixe siècle le modèle des parcs publics construits dans les métropoles de l’âge industriel (Bois de Boulogne, Buttes-Chaumont, Central Park, Battersea Park à Londres, Viktoria Park à Berlin). Sa suprématie ne sera contestée qu’à la fin du xixe siècle.

6Une fois tracé ce cadre général, je vais centrer l’analyse sur le passage du style baroque au style rocaille et au style paysager.

Les jardins et la politique

7Le manteau végétal des jardins de l’âge baroque est bien documenté à Versailles. Si l’on se rend sur la Grande Terrasse des jardins, au pied de la façade ouest du château, on remarque l’organisation géométrique des espaces clos (bosquets) et des espaces ouverts (allées, Tapis vert, Grand Canal). De grands murs végétaux appelés « palissades » bordent les bosquets et longent le Grand Canal et les allées principales. Ces murs sont tous du même vert. En cherchant des yeux d’autres couleurs, c’est dans les parterres qu’on les trouve. Leurs grands enroulements assemblent des fleurs différentes pour diversifier les teintes.

8Si l’on se rend dans un jardin paysager, mettons Stourhead en Angleterre, ou les Buttes-Chaumont pour rester à Paris, on constate que les arbres ne sont plus taillés pour former des murs. Ils ont leur forme normale et leurs feuillages sont de divers coloris. Cet effet est souvent obtenu en plantant des arbres exotiques comme tulipiers, séquoias, cèdres, pins d’Amérique, etc. On constate aussi que les allées sont sinueuses et que l’organisation des jardins évite les formes géométriques et les dispositions symétriques. Le dessin du plan se veut libre, à l’image de la végétation.   

9Cette transformation équivaut à une mutation de la représentation de la nature par les jardins. Quand elle s’est initialement produite en Angleterre, on lui a assigné des causes politiques. La guerre de succession d’Espagne battait son plein. La presse et les orateurs de la chambre des Communes ont opposé la liberté du jardin à l’anglaise aux contraintes du jardin à la française. Il était facile de souligner le contraste entre un parcours libre offert par des allées sinueuses et une promenade qu’encadrent deux palissades et qu’impose un plan tracé depuis le château. Sir William Temple, ambassadeur du Royaume-Uni en Hollande, proposait de prendre les Chinois pour modèles et de ne plus planter d’alignement s réguliers. Addison, dont le journal The Spectator était très lu, disait que le Rhône faisait des méandres et s’attardait longuement dans le Léman tant qu’il était en Suisse, pays de liberté, mais courait droit à la mer dès qu’il entrait sur les terres du despotisme. Il disait aussi, ce qui est plus intéressant, comme nous le verrons, qu’un arbre est plus beau « avec toute l’étendue de ses branches » que lorsqu’il est « taillé en une figure mathématique ».

10Les arguments de propagande ont leur poids mais ont aussi leurs limites. Au début du xviiie siècle, les Anglais allaient proclamant que leurs jardins étaient à l’image de leur régime politique où le pouvoir du roi était limité par celui du Parlement ; mais cinquante ans plus tard  ils auraient été bien en peine d’expliquer pourquoi le jardin paysager gagnait toute l’Europe où les régimes dominants étaient l’absolutisme de droit divin (France, Espagne) ou le despotisme éclairé (Autriche, Prusse, la plupart des principautés allemandes). En fait, le passage des jardins réguliers au jardin paysager était une mutation de la représentation de la nature et c’est vers l’histoire de la culture, au sens le plus large du terme, qu’il faut se tourner pour l’expliquer.

Arbres et fleurs

11Les jardins ne vivent pas seulement par les formes que  leur donne l’homme. Ils sont avant tout des lieux où vivent les plantes. Revenant à Versailles, nous voyons que le manteau végétal des jardins est formé de deux composants : arbres et buis d’une part, et fleurs d’autre part. Les premiers sont destinés à construire une architecture végétale ; les secondes en prolongent les effets dans les enroulements des parterres et la décoration des bosquets. Dans le domaine de la dendrologie, les recherches conduites par l’Académie des sciences n’avaient pas l’ampleur qu’on leur connaît en hydraulique et en optique. Les arbres, que l’on faisait venir en très grand nombre, sont le plus souvent ceux du bassin parisien. Les carrés ou massifs étaient essentiellement plantés en chênes, avec un faible mélange de marronniers et de hêtres, de frênes, de charmes et de merisiers. Le gros des arbres de ligne était composé d’ormes et de marronniers. Sur le pourtour des bosquets, on trouvait des ifs et des épicéas. Il apparaît par les Comptes des bâtiments du Roy que l’on faisait venir des quantités considérables d’arbres de l’Ile-de-France et de Normandie et parfois de grande taille mais que l’on arrachait aussi de jeunes arbres pour les replanter et les aligner. Les petits ormes affluent par dizaines de milliers dès les années 1660, ainsi que des charmilles, des châtaigniers et des ypréaux, c’est-à-dire des ormes à larges feuilles de la région d’Ypres, achetés en Flandre par le receveur général des finances d’Artois. À côté des ces arbres destinés aux alignements et au tissu végétal des bosquets, on voit affluer les perches d’osier qui servaient à armer les arbres et palissader les arbrisseaux.

12Dans ces commandes, les essences ne sont pas toujours précisées mais on peut considérer que le livre de Dézallier d’Argenville, La théorie et la pratique du jardinage (1709) donne d’utiles indications. Vivant dans la région parisienne et écrivant son livre dans les années qui ont immédiatement suivi la mort de Le Nôtre (1700), il n’aurait pas été désavoué par ce dernier quand il déclare que le chêne est « plus propre dans les forêts que dans les allées »,  que « l’orme est estimé pour les allées et les  bosquets », « l’ypréau pour les belles allées », que « le tilleul dans les bosquets prend toutes sortes de formes possibles », que le marronnier d’Inde « convient pour les allées », « le hêtre ou fouteau pour les palissades » et que l’acacia « autrefois employé dans les allées et berceaux a un bon parfum mais ne mérite pas qu’on s’y intéresse ». Tous les arbres nommés sont de nos climats et les résineux n’y tiennent qu’une place modeste.    

13À Versailles, comme dans tous les jardins réguliers, le manteau végétal n’était pas uniforme ; il variait selon des règles données. Plus on était proche du château, plus les fleurs faisaient chatoyer les broderies. Où allaient ces fleurs ? Dans les parterres où elles coloraient les enroulements des bordures, et dans les bosquets, où leurs teintes égayaient le décor des arbres et des treillages.

14Les jardins de l’âge baroque établissent donc un strict partage des rôles. Les arbres composent un cadre architecturé monochrome ; les fleurs animent ce cadre de leurs couleurs.

Changement de styles

15À partir de 1700, deux styles se développent parallèlement en Europe, tous deux critiques à l’égard du baroque dont Versailles était le modèle le plus abouti. Le premier, est le style rocaille, le second le style paysager, chacun avec sa conception du manteau végétal.  

16Le style rocaille n’est pas une forme tardive du baroque louis-quatorzien, il a son autonomie ; il tire son nom du mélange de coquillages et de pierres irrégulières que l’on employait depuis la Renaissance dans la décoration des grottes. Au xviiie siècle, ce n’était plus la décoration des grottes qui faisait la fortune du mot rocaille mais l’emploi de coquilles dans le revêtement des nymphées, la décoration des hôtels, et même les traités de peinture, comme en témoigne The Analysis of Beauty de Hogarth, qui voit dans la coquille une forme parfaite. Elle était en effet particulièrement adaptée à la modernité de l’époque et s’imposait comme une forme prégnante. On éprouvait un plaisir tactile et visuel à explorer librement les variations progressives mais fondues à l’infini de ses surfaces courbes ; en outre, elle était issue non pas de la règle et du compas, mais du monde animal, qui faisait alors l’objet d’une curiosité universelle, le succès de Buffon le prouve.

17Dans les jardins, les espaces largement ouverts, les broderies souples, les palissades ajourées, la préférence donnée aux formes arrondies qui centraient les espaces au lieu de les étirer vers l’infini, tout cela accréditait l’idée qu’on pouvait conserver des formes régulières tout en les adaptant aux mentalités nouvelles. De là, la naissance et la diffusion du style rocaille qui se développa aussi bien dans les cours allemandes qu’en Pays-Bas, en Belgique et en Pologne. C’est ce style régulier qui a eu la faveur de l’Europe, plus que celui de Le Nôtre avec lequel on le confond trop souvent, car l’abandon de la perspective longue ne le rendait pas propice aux effets d’optique et à une disposition élaborée des miroirs d’eau.

18Le style rocaille a eu ses théoriciens. L’Encyclopédie a consacré aux jardins un article rédigé par Jaucourt, qui préconisait l’abandon du baroque louis-quatorzien. Il écrivait :

« Les grandes allées droites nous paraissent insipides, les palissades froides et uniformes. »1

19Les vues de Jaucourt étaient partagées par l’abbé Laugier qui s’en prenait lui aussi aux longues allées rectilignes et aux palissades tout en restant fidèle aux formes dites régulières. Il reprochait aux jardins de Versailles leur « régularité trop méthodique », arguant que « ce grand air de symétrie ne convient point à la belle nature ». Et il ajoutait :

« Le fer à cheval, les parterres, les allées, les bosquets, tout est fait avec une exactitude et une contrainte infiniment éloignées de l’heureuse négligence et de la piquante bizarrerie de la nature dans ses productions. »

20À ce reproche s’en ajoutait un autre, très typique de la place que prenaient les sciences de la vie dans les esprits.

« Un troisième défaut des jardins de Versailles, c’est qu’on y est renfermé. On va dans un jardin pour y prendre le grand air et respirer à son aise ; or dans ceux-ci, on se trouve toujours comme entre quatre murailles : partout ce sont des massifs de verdure qui  ne laissent aucun liberté aux regards de s’étendre ni à l’air de se renouveler ; les palissades de charmille sont de vrais murs, dont l’alignement et la hauteur font d’une allée une rue très ennuyeuse. »2

21Autrement dit, les formes demeuraient régulières ; elles devaient s’assouplir et se transformer pour faire circuler l’air et la lumière. Ici s’expriment les craintes que l’on nourrissait au xviiie siècle pour les miasmes. La médecine faisait partie des sciences de la vie qui inspiraient les philosophes, notamment Quesnay, lequel comparait la circulation des richesses dans un pays à celle des richesses dans le corps social, et Diderot, dont les écrits abondent en références à la physiologie et à l’embryologie. Le mot vitalisme est apparu dans notre langue en 1775.

22Cette année-là, Louis xvi venait de prendre la succession de Louis xv. Elle n’était pas moins lourde dans les jardins qu’ailleurs. Le jeune roi et  ses conseillers, sous la direction de d’Angiviller, Directeur des bâtiments, procédèrent à une replantation générale. Ils se préoccupèrent aussi de l’état des bosquets et en transformèrent certains. La Girandole et le Dauphin devinrent les Quinconces, le Labyrinthe fut détruit puis replanté, et tous trois dans le style rocaille. Le Labyrinthe devint le Bosquet de la Reine et prit le visage que nous lui connaissons. Marie-Antoinette souhaitait un lieu de promenade proche du château pour ses enfants et l’on accéda d’autant plus volontiers à ses vœux que le bosquet de Le Nôtre était d’un entretien difficile. Barthélemy-Michel Hazon assistait d’Angiviller en sa qualité d’architecte du roi ; il était lui-même assisté de l’abbé Nolin, co-auteur d’un Essai sur l’agriculture moderne ainsi que du jeune André Thouin, jardinier en chef au Jardin du roi (l’actuel Jardin des plantes), qui n’avait que dix-sept ans quand il fut promu à ce poste sur la recommandation de Buffon, de Bernard de Jussieu et de Claude Richard. Ces trois hommes travaillaient au Petit Trianon dans l’esprit de Louis xv, mais il firent un innovation importante sur la recommandation d’André Thouin, qui écrivit à d’Angiviller :

« Je crois qu’il n’y a pas d’autre moyen de rendre [le bosquet] agréable et de multiplier l’espace que d’en faire un bosquet dans le goût moderne et de le planter de tous les arbres étrangers qui ont quelque agrément ; dans le lieu, il sera nécessaire de varier artistement la forme des arbres, celle des fleurs, la couleur des fleurs, le temps de la fleuration [sic] et les diverses teintes de verdure. 3

23 Ainsi firent leur entrée à Versailles les tulipiers de Virginie que l’on retrouve à Trianon, des cèdres, des pins et des peupliers d’Italie. « Le goût moderne » était à la variété des teintes pour obtenir des effets « pittoresques », c’est-à-dire à la manière des peintres (pittore en italien). Est pittoresque ce qui retient l’oeil de l’artiste et ce qui donne vie et mouvement à sa toile.

24Sur ce point, le style paysager et le style rocaille se rejoignaient : le manteau végétal devait avoir de la variété, la couleur se trouvait dans les feuillages autant que dans les fleurs. Mais le style paysager réclamait toute son autonomie. On s’en aperçut à Versailles, quand on confia la transformation du Bosquet des Bains d’Apollon à Hubert Robert, un peintre ami de l’architecte Mique, contrôleur général des bâtiments de la reine, et surtout quand ces deux artistes conçurent le jardin anglais de Trianon à partir d’un plan soumis à Marie-Antoinette par le comte de Caraman.

25Les formes irrégulières, longtemps bannies, bannissaient à leur tour les formes géométriques. Alors que le style rocaille demeurait régulier et symétrique, le style paysager rompait complètement avec l’axe central et s’exprimait par des formes dont le découpage semblait dessiné sans la moindre intervention humaine. Pelouses, bosquets, étangs devaient sembler aussi libres que les arbres. On voyait souvent apparaître des parcours qui se refermaient sur eux-mêmes comme si la circularité permettait de mieux explorer un territoire que les perspectives étirées à l’infini. La diversité était de mise dans les plantations afin de jouir des couleurs les plus variées possibles. Mique et Robert travaillaient avec Antoine Richard, fils de Claude Richard, que Louis xv avait fait venir du Jardin des plantes, et ils encourageaient un véritable engouement pour la botanique. Le duc de Croÿ, en visite à Trianon (dont il était par ailleurs assez critique), s’extasiait devant la science de Richard :

« Monsieur Richard qui en a fait le voyage exprès me montra en nature tous les arbres et arbustes par gradation qui sont sur les Alpes jusqu’où cesse la végétation.  C’est surtout pins, mélèzes superbes, puis en s’élevant, grands sapins, puis sapins rabougris à petite feuille, puis ce qu’on appelle aulnes dans le pays et par Monsieur Besson et qui y ressemble, mais est de toute une autre espèce et enfin un petit rosier et un petit genévrier rampant des Alpes qui sont les derniers avec cette apparence d’aulnes. »

26Des arbres arrivaient de très loin, acacias roses de Chine, sapins d’Arabie, chênes et noyers d’Amérique. Le jardin paysager français suivait la recommandation de Pope, poète anglais et actif défenseur du pittoresque, « paint as you plant ».

La science physique et l’art du jardin

27Si l’on veut expliquer le déclin du style baroque, graduellement supplanté par le style rocaille et par le style paysager, on peut avoir recours à des explications, hélas, traditionnelles, du type « il se produisit un changement de mode » ou encore « on se lassa des formes géométriques et on se tourna vers l’irrégulier » ou encore « on trouva les jardins réguliers  monotones et on demanda plus de couleurs dans les jardins ». Il faut, au contraire, dire avec Montesquieu « les hommes ne font rien au hasard » et se demander quelle était leur démarche. Il faut aussi se demander s’il convient vraiment de parler de lassitude à propos de créateurs qui bravent les opinions reçues pour s’exprimer comme ils l’entendent. Et si la lassitude n’est pas plutôt le fait de critiques qui se contentent de décrire au lieu d’expliquer.

28On peut constater, en effet, que dès la fin du xviie siècle, des changements se sont produits dans l’observation de la nature par les scientifiques. La physique mécaniste longtemps prévalente privilégiait la méthode géométrique consistant à avancer une thèse qu’elle démontrait ensuite par un processus déductif. Les « longues chaînes de raison » de Descartes et sa « méthode des géomètres » avaient obtenu des résultats que personne ne mettait en doute dans le domaine de l’optique et de la géométrie. Mais à la fin du xviie siècle et sous l’impulsion de la Société royale de Londres, les sciences de la vie et la chimie proposèrent d’autres voies à l’acquisition des connaissances. Boyle, chimiste et l’une des grandes figures de la Société royale, théorisait dans les Philosophical Transactions la mise en œuvre de ce qu’il appelait « the new science ». Il ne fallait plus partir d’hypothèses, mais observer le réel, noter chronologiquement tous les faits saillants (particulars) qui se produisaient et proposer, une thèse une fois achevée, ce qu’il appelait « l’histoire » (history) des phénomènes observés. Newton lui fait écho dans sa formule « hypotheses non fingo » (je ne feins point d’hypothèses). Pour lui, le dogme cartésien selon lequel la matière et l’étendue ne font qu’un était une pure hypothèse de philosophe ; l’espace n’était pas plein mais vide, et dans ce vide, se mouvaient des particules de matière. Boyle formulait ce changement de paradigme en reprenant la formule de Galilée : « l’univers est un livre écrit en caractères mathématiques » qu’il transformait en « l’univers est un livre écrit en caractères corpusculaires ».4

29On pourrait croire que ces problèmes n’agitaient que le monde scientifique, mais les académies jouaient leur rôle. Les écrits de Galilée avaient eu leur impact sur l’opinion ; s’il en avait été autrement, l’Église ne s’en serait pas émue. Descartes parlait des « merveilleuses lunettes » des astronomes et Pascal, pour une fois en accord avec lui, faisait écho. Le télescope apparaissait comme l’instrument qui sans cesse ajoutait aux connaissances. L’optique et la géométrie, sciences liées depuis Euclide, jouaient le rôle de sciences pilotes. À Versailles, les lunettes de l’astronome Picard ont servi aux arpentages et aux nivellements et Le Nôtre s’est servi de jeux d’optique dans ses perspectives.5

30De même, autour de la Société royale de Londres gravitaient des savants, mais aussi des ingénieurs, des industriels et des hommes de métier. On y promouvait un empirisme qui rejetait la méthode des géomètres. Parmi ses membres étrangers, on comptait La Quintinie, qui dirigeait le potager du roi à Versailles. Il était très critique des cartésiens, notamment sur la question des greffes. Il se trouvait des savants mécanistes assez simplistes pour expliquer ce phénomène en comparant un écusson à un ajoutage (embout placé à l’extrémité d’une canalisation pour donner une forme à un jet d’eau), mais un ajoutage où des pores différemment agencés produiraient des poires dans un cas, des pommes dans un autre. La Quintinie estimait que « le mystère des greffes est certainement trop obscur et trop enveloppé pour être par là suffisamment éclairci ». Son argumentation est très typique de son rejet de toute explication mécaniste :

« Un ajoutoir à force de servir s’use à la longue, se mine et se gâte entièrement : notre écusson au contraire se fortifie d’autant plus qu’il est employé à faire sa fonction.

» Chaque ajoutoir ne peut représenter qu’une certaine figure : chaque écusson produit une infinité d’effets séparés les uns des autres et très différents entre eux, savoir une écorce, du bois, des feuilles, des fleurs, des fruits etc. et ces fruits mêmes diffèrent par leur couleur, leur figure, leur goût, leur chair, leur graine, etc. »6

31L’épistémologie empiriste eut des retombées dans des domaines qui intéressaient la philosophie, les arts, les lettres et l’art des jardins, et pas seulement pour les greffes.

32Le philosophe Locke avait travaillé avec Boyle à une Histoire de l’air,qui s’appuyait sur les particulars de nombreux relevés météorologiques. Il considérait l’air comme le gaz dont dépendait la vie et il s’interrogeait sur sa composition. Il était persuadé que les méthodes empiriques étaient les seules qui soient opératoires, et quand il conçut son Essai sur l’entendement humain, ouvrage fondateur de la psychologie moderne, il en fit un usage direct. Étant donné que ce livre fut traduit presque immédiatement en français, puis en allemand, on peut juger de sa très grande influence. La philosophie a souvent été une interface du le monde des sciences et de celui des profanes. Elle l’est encore aujourd’hui, quand elle ne se complaît pas dans le byzantinisme ou dans le mauvais journalisme.  

33Pour Locke, les sensations constituaient le tissu de la vie mentale. Le tissu vivant de nos organes des sens (Locke était médecin de formation) transmettait au cerveau les stimulations qui naissaient de l’impact de particules venues du monde extérieur. Il décrit (Livre ii, chapitre viii, § 17) ce qu’il appelle « the operation of insensible particles on our senses ». Pour que les particules se déplacent dans l’espace, il fallait que celui-ci soit vide, et c’est pour cela qu’il adoptait la physique corpusculariste de la « new science ». Il rejetait aussi la méthode des géomètres pour d’autres raisons. Pour lui, la construction intellectuelle du monde était un processus qui commençait dès l’enfance et faisait boule de neige grâce à la mémoire. Ce processus se déroulait comme une expérience de chimie et pas comme une démonstration de géomètre. Il intégrait les phénomènes marquants (particulars) à mesure qu’ils se produisaient et ne se concevait que dans le temps.

34Si l’on considère les allées sinueuses d’un jardin paysager, on voit qu’elles sont beaucoup plus productives de stimulations que les allées rectilignes des jardins réguliers. Le promeneur a le soleil tantôt à sa gauche tantôt à sa droite. Il perçoit le bruit d’un ruisseau différemment selon que l’allée s’en approche ou s’en éloigne, et il découvre un paysage, comme par hasard, au détour d’une allée. Il enregistre ainsi tous les particulars d’une history du jardin qu’il visite. Il ne le connaît qu’au terme de son parcours et non par des perspectives lancées depuis une terrasse. Le manteau végétal lui offre des stimulations toujours nouvelles par ses couleurs, mais aussi par ses changements au fil des saisons.

35*

36 Deux mots pour conclure.

37Il apparaît que l’émergence des sciences de la vie comme sciences pilotes dès la fin du xviie siècle et au siècle suivant (Linné, créateur d’une nomenclature universelle pour la botanique, Buffon, auteur d’une monumentale Histoire naturelle, la physico-théologie anglaise, l’essor de la chimie, à laquelle Diderot s’intéressait beaucoup ainsi qu’à la physiologie et à l’embryologie) a eu ses premières répercussions dans le jardin rocaille, où la circulation de l’air était censée combattre les « miasmes ». Il apparaît aussi qu’elle a « dé-géométrisé » les jardins et qu’elle y a fait entrer le temps par leur parcours même et par les ruines que les formes régulières du baroque avaient proscrites.

38Certains restent sceptiques quand on essaie d’établir des voies de passage entre l’histoire des sciences et l’histoire des arts, de la littérature et de l’art des jardins. J’aimerais rappeler pour terminer que le poète anglais des jardins, James Thomson, auteur des Saisons (titre-programme), a abandonné le vers rimé adapté de l’alexandrin français pour revenir au vers libre et ne plus subir les contraintes de la rime ; que son vocabulaire est d’une richesse incomparable en matière d’impressions sensorielles, qu’il a écrit une Ode à Newton, et que les Saisons a accompagné l’essor du jardin paysager dans toute l’Europe.

Notes de bas de page numériques

1 . Jaucourt dans l’Encyclopédie, article Jardins

2 . Marc-Antoine Laugier, Essai sur l’architecture, 1753, p. 855.

3 . Lettre du 22 octobre 1775 Archives nationales O I 1790 (7)

4 . Sur ces questions, J. Duchesneau, L’Empirisme de Locke, et A. Koyré, Études newtoniennes.

5 . Je renvoie au chapitre « L’empire des géomètres » dans mon  Histoire des jardins de Versailles, Actes Sud, 2003.  

6 . La Quintinie, Instructions pour les jardins fruitiers et potagers, p. 1066.

Pour citer cet article

Michel Baridon, « Le manteau végétal des jardins et la représentation de la nature », paru dans Alliage, n°64 - Mars 2009, Le manteau végétal des jardins et la représentation de la nature, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3406.


Auteurs

Michel Baridon

Professeur émérite de civilisation britannique à l’université de Bourgogne. Il a récemment publié Naissance et renaissance du paysage (Actes Sud, 2006), L’Eau dans les jardins d’Europe (Mardaga, 2008 ; prix René Péchère 2008).