Alliage | n°64 - Mars 2009 Du végétal 

Jean-Christophe Bailly  : 

Pictural, végétal

p. 17-21

Texte intégral

1L’infini de la formation dispensé par la nature aboutit à des formes elles-mêmes infiniment variées et périssables, qui se multiplient, se superposent, se déclinent, se dispersent, s’entrecroisent. Par conséquent des états de forme plutôt que des formes, par conséquent une interminable sculpture de l’être dans le devenir. De tous les règnes, le règne végétal est sans doute le plus exubérant, le plus illimité dans son pouvoir de formation, et cela qu’il s’agisse des états de forme eux-mêmes, de leurs métamorphoses, de leur durée ou de leur taille. Au sein du vivant, les plantes sont dites autotrophes, parce qu’elles vivent et se nourrissent sans avoir besoin de se déplacer : la quête de la nourriture n’existe pas, à proprement parler, pour les végétaux, qui ne sont qu’attente et patience, dans la terre. Attente d’eau, de lumière, de chaleur, de sels minéraux. Or tout vient, tout finit par venir, par être livré à temps, sauf en cas de crise majeure, c’est-à-dire en cas de manque total ou au contraire d’excès de ces apports. Et dès lors, c’est comme si la limitation initiale — l’absence de mouvement propre — était compensée par une illimitarion du pouvoir de formation. Alors que les autres vivants (bêtes et hommes) sont compacts, fermés, finis, alors qu’ils évoluent comme des formes fixes et insécables dom la croissance s’arrête au fond assez tôt, les plantes, elles, semblent vivre dans un monde d’élongations et de reprises infinies. D’une certaine façon, le végétal est sans contours, sans volume — seul le fruit se détache de ce monde comme un volume indiscutable. Fleurs, feuilles, branches, rameaux, brindilles, racines, quelle qu’en soit la morphologie, sont toujours en partance dans le devenir que rythment les saisons, sont toujours en train de faire partir la forme (la dormance elle-même n’est qu’une étape de ce voyage). Sans doute les plantes meurent-elles, mais ce qui avec elles est le plus spectaculaire et le plus imposant, c’est la renaissance, le retour, l’endurance, l’expérimentation : soit tout ce que le printemps, dans les régions froides ou tempérées, accueille et acclame. Et cela se fait en douceur ou en force, avec des volutes, des dentelles, des plis, des froissements, des enchevêtrements, des raccords, des incursions, des batailles. Et cela monte de tout en bas vers le haut, sans plaintes ni cris de victoire, comme un pur dépliement, comme une modulation infinie de diversité vivace.

2Il y a celles qui sont rigides et celles qui sont flexibles, celles qui se mangent et celles qui empoisonnent, il y a des conquérantes et des paresseuses, des robustes et des fragiles, des baroques et des classiques, des monochromes et des bigarrées, des folles et des raisonnables, des discrètes et des volubiles, des rampantes et des balançantes, des sobres et des voraces — tout ce qu’on veut et même, pour autant qu’on soit un peu jardinier, tout ce qu’on ne voudrait pas. À ce pouvoir formel infini, à ce film cyclique qui est comme une manne, l’homme est redevable d’une infinité de noms et de motifs, et d’un nombre élevé mais plus ou moins constant de types et de patterns. Par-delà ses saveurs et sa générosité nourricière, le monde végétal, en son abondance, donne et dispense infiniment : du grand séquoia au persil et à plus petit que lui encore, un art de la découpe étend la finitude comme une surface où d’invisibles ciseaux décident d’accents, de rythmes, de ciselures, en des gammes sans fin rejouées. Or tout cet « art » est de l’art abstrait où les formes se reprennent mais n’imitent rien. Dessiner par exemple une fougère, on le peut, et ce sera un geste figuratif simple, un travail, si l’on veut, d’école, mais ce qu’imite ce geste, c’est en vérité une abstraction pure ; dessiner une fougère, c’est entrer dans un monde purement rythmique, dans des équilibres, des balancements, des pointillés, c’est regarder vivre une chorégraphie. Et ce qui vaut pour la fougère vaut pour le chêne et sa feuille, pour le pin et ses aiguilles, pour le bouton de pivoine, la brindille de thym, la fève, le haricot, l’ipomée, le tremble : partout et toujours il n’y a que formation, création, non pas de lignes, de surfaces et de volumes en tant que tels, mais de composés fractals qui les enchevêtrent et les proposent au vent comme des sculptures mobiles.

3Imaginons maintenant qu’un peintre, au lieu de dessiner ou de peindre ce fantastique herbier, s’y plonge. Imaginons qu’il fasse la nuit, qu’il décide que la feuille de papier ou la toile soit cette nuit, et que dans cette nuit vienne l’éclat, la parure, l’enveloppe non d’une plante « réelle », mais d’une sorte de plante-souvenir, d’une plante générique, et que cette plante générique il la décline à son tour, imitant ou plus encore mimant, non tant les états de forme eux-mêmes que leur profusion, leur délire. Or ce peintre existe et c’en est une, Anne-Marie Pécheur, qui remplit de tels cahiers d’états de formes, de tels irréels herbiers. Maintenant vous en avez un entre les mains, et vous voyez qu’ils sont gais, qu’ils sont beaux mais, aussi, qu’ils sont paradoxaux, qu’ils dérangent quelque chose dans l’habitude que nous avons des formes ou des figures, et c’est ce qu’il va falloir interroger, parce que leur beauté et leur gaîté viennent de ce paradoxe, ou de cette situation transversale qui est la leur.

4Les plantes, nous nous les figurons selon plusieurs modes : dans les arts plastiques, elles ont fait leur entrée par la voie de l’ornementation et du schématisme, se déployant d’une ciivilisation à une autre en frises et en rinceaux, soit tout ce vocabulaire formel qu’Aloïs Riegl a si précisément étudié dans ses Questions de style, livre qui, soit dit en passant, a été lu minutieusement par Anne-Marie Pécheur. Si cette fonction ornementale ne s’est jamais démentie, elle a été concurrencée, à partir du Moyen Âge, en Occident, par l’observation, autrement dit par un rendu de plus en plus exact, tendance qui s’est prolongée jusqu’à s’affermir au contact de la botanique, surtout au moment de la formation réelle de cette science, c’est-à-dire à l’époque de Linné, c’est-à-dire à l’époque des classifications et du triomphe taxinomique. Parallèlement, en Extrême-Orient, la voie des fleurs, avec ses bambous, ses fleurs de prunier ou ses chrysanthèmes, poursuivait son chemin, à la recherche d’un « unique trait » susceptible de se faire l’écho d’une apparence triée sur le vide.

5Plus tardivement, la photographie est allée à la rencontre du végétal, mais en peinant à retrouver la précision à laquelle avait pu atteindre le dessin : de telle sorte que le butin visuel que nous tirons de la photographie végétale est surtout celui d’une approche qu’on pourrait dire structurelle. Mais les plus beaux exemples — les photographies de Blossfeldt — semblent, dans leur bain noir et blanc, attendre le cinéma et, plus précisément, ces images ralenties/accélérées par lesquelles le cinéma a pu montrer à l’œuvre les dépliements, déploiements et éclosions des plantes, en condensant la durée de leurs métamorphoses.

6À ces images, il convient d’ajouter bien sûr la réalité elle-même, soit tout ce qui du végétal nous arrive, que l’on soit jardinier ou pas : non seulement les formes et les couleurs, mais aussi les mouvements, les grâces, les pourrissements, les odeurs, les contacts, à mains nues ou par les yeux. Et je ne résiste pas à citer ici l’onagre, la fleur qui chaque soir devient film, image-mouvement : en effet, alors même que d’autres fleurs comme l’ipomée ou l’hibiscus se replient sur elles-mêmes et s’enroulent pour passer la nuit, l’onagre n’ouvre quant à lui ses fleurs que lorsque le soleil a passé sous l’horizon. Deux fleurs chaque soir, placées en haut de la hampe, juste au-dessus de celles de la veille qui déjà sont flétries, et qui s’ouvrent en repoussant lentement l’enveloppe qui les retenait, exactement à la vitesse d’un film accéléré. À chaque éclosion de ces fleurs jaunes et fragiles, que l’on peut suivre, en se tenant près d’elles, il se produit dans l’air comme un petit mouvement, une naissance, mais qui se contenterait d’envoyer dans le jour finissant une infime bulle de fraîcheur déjà nocturne.

7Dans le végétal-souvenir d’Anne-Marie Pécheur, toutes ces virtualités réelles ou imagées sont à la fois présentes — on les retrouve — et absentes — elles ne sont pas reproduites. Ce que l’on retrouve, par conséquent, c’est davantage une énergie qu’une ressemblance : les « plantes » de ses cahiers n’ont pas d’autre référent que cette énergie et cette prolifération du monde végétal. J’ai tenté de dire comment chaque plante était une « abstraction ». Or nous nous trouvons en face de dessins qui n’ont pas l’air abstraits, au sens de l’art abstrait, et qui ne sont pas non plus des « figurations », au sens usuel, de ces abstractions premières et naturelles. De l’art abstrait pictural, Anne-Marie Pécheur provient : un travail long et patient sur la saturation de la surface, une sorte de récapitulation des jeux de forces d’un « informel » libre et discontinu. Mais ce qu’elle a rencontré je crois, au sein de ce travail, c’est qu’au fond l’informel n’existait pas, c’est que dans le chaos apparaissait toujours une tension et que les points, les surfaces, les lignes finissaient toujours par composer quelque chose qui les tirait hors d’eux-mêmes : non pas vers la figure en tant que telle mais vers une autonomie formelle plus grande encore. Et c’est ici qu’Anne-Marie Pécheur est, si je puis le dire ainsi, tombée sur le haricot. Lequel, avec ses cosses, graines et pédoncules, lui est apparu comme une sculpture évolutive, comme un work in progress fascinant et jovial. Non pas un motif mais un exemple, un modèle déposé et oublié de cette autonomie formelle supérieure. Et l’effet « cahiers » a suivi, avec le haricot décomposé en pseudo-haricot, puis avec d’autres plantes, reconnaissables ou non, et un herbier est venu, qui n’est ni réel ni abstrait, ni, il faut l’ajouter aussitôt, fantastique.

8Car si elles se déploient bel et bien dans l’imaginaire, les « plantes » d’Anne-Marie Pécheur ne sont pas des créations pures et simples, ce sont des boutures ou plus précisément encore, des greffes Des greffes où l’art abstrait incorporé comme mémoire fonctionne comme sujet, et où le monde végétal élu pour sa puissance formatrice fonctionne comme greffon. Et si l’on tient à raconter une genèse, on pourrait dire que les premières peintures ou les premiers dessins d’Anne-Marie Pécheur sont comme le compost pictural qui préparait la venue de ce qu’on peut voir maintenant car c’est véritablement nourries de cette matière qu’elles viennent, les formes d’aujourd’hui, les formes formées et détourées, les formes hybrides et paradoxales de ces cahiers d’expériences qui parfois deviennent des tableaux.

9Maintenant l’on peut regarder et l’on voit, l’on voit cette variation infinie, ces feuilles détachées, l’on voit comment cela se détache sur la nuit, comment cela se comporte avec la liberté d’un travail de rêve, et comment ce rêve pictural, ce rêve de coloriage et de découpage transite comment il accueille en lui des devenirs-méduse et des devenirs-chouette ou lapin, comme si les hétérotrophes, de même qu’en la nature, étaient admis à visiter le monde qui les porte et les nourrit, Une enfance de l’art est ici retrouvée, avec ces devenirs, avec ces rendez-vous prolixes où la couleur s’ébroue comme chez elle et où rien ne vient perturber sonlibre jeu de contagions, de liserés, de fondus-enchaînés et d’écarts soudains : pseudo-cactus ocre-fraise entouré de lunules grises et bleues sur fond vert d’eau, plante-oiseau blanche sur fond rouge, champignon-méduse bleu strié de rouge sur fond blanc, carotte-feuille rouge et givre sur fond orangé, oiseau chlorophylle vert et bleu sur fond lie-de-vin zébré de blanc, tels pourraient être les titres, si l’on voulait, si l’on en avait besoin, de ces improvisations, mais on le voit aussitôt, par-delà le plaisir d’un transfert de fantaisie à la langue, il ne reste rien, rien de ces créatures dans ce qui pourrait les nommer. Ici, nul besoin d’une taxinomie, nul désir de fixer ce qui justement se montre en partance, nous n’avons affaire qu’à des glissements ou à ce que Gilles Deleuze appelait des ritournelles, et s’il y avait une musique pour accompagner ces dessins, ces extraits d’un monde en fête et perpétuellement visité, ce seraient ces merveilleux chants que les Yi du Yunnan exécutent sur des feuilles d’arbres, semblables à ceux des paysans suivant les bœufs au labour, en France, autrefois.

10Chanter, crier, hurler, parler, murmurer, on peut tout faire et la peinture, art muet, à sa façon, le fait aussi. Mais chantonner, on ne le fait pas beaucoup, Ou pour soi. Or s’il y a bien une catégorie dans laquelle on pourrait faire entrer les dessins d’Anne-Marie Pécheur, c’est celle du chantonné, autrement dit celle d’airs qui ne veulent ni conquérir ni séduire mais qui naissent parce qu’ils sont eux-mêmes déjà séduits, parce qu’entre celui qui les produit et l’étendue qui les reçoit ne s’interpose aucun obstacle. L’insouciance vient ici comme une onde fragile, mais cette onde il faut la relier à l’absence d’intention et à l’absence d’effet qui sont la vérité que le chantonné tient sous lui, dans ses airs qui pour nous, ici, sont devenus ses dessins, ses volutes, ses coques, ses chapeaux, ses piquants.

11On le remarquera, l’homme, la silhouette humaine est absente de cette fantasmagorie. Mais si l’on regarde attentivement, on peut voir, ici ou là, des mains, des mains à l’index pointé qui désignent, dans l’image, l’image même. Le geste qui désigne est l’un des plus simples et des plus antiques : montrer du doigt, c’est rejouer l’origine du langage, c’est remonter à la région adamique où le sens pouvait se détacher comme un fruit. L’enfance de l’art a remonté toute sa pente et rejoint le point où le signe, montré du doigt, se détache de l’arbitraire, en se taisant dans la chanson que, sous nos yeux, dans un livre d’images, il chantonne.

Pour citer cet article

Jean-Christophe Bailly, « Pictural, végétal », paru dans Alliage, n°64 - Mars 2009, Pictural, végétal, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3386.


Auteurs

Jean-Christophe Bailly

Ecrivain, est l’auteur de nombreux livres qui embrassent tous les genres à l’exception du romain ; il a récemment publié Le versant animal (Bayard, 2007) et L’instant et son ombre (Seuil, 2008). Il enseigne depuis 1997 à l’Ecole nationale supérieur de la nature et du paysage de Blois, où il dirige aussi des Cahiers annuels