Alliage | n°65 - Octobre 2009 Sciences, Fictions, Philosophies, 

Anne-Laure Boch  : 

Frankenstein de Mary Shelley : pas d’amour pour la Créature technoscientifique

Plan

Texte intégral

Tout le monde connaît Frankenstein. Le conte fantastique de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, a eu une postérité immense, grâce au cinéma notamment. Si Frankenstein est devenu un véritable mythe moderne pour de bonnes raisons : ce court roman, écrit au début du xixe siècle (exactement en 1816), se révèle une véritable mine pour qui s’interroge sur l’esprit de la science moderne. Sur les conditions de la naissance de l’œuvre et la biographie, plutôt tourmentée, de son auteur, je vous renvoie à l’essai de Monette Vaquin, Frankenstein ou les délires de la raison. Je me bornerai à souligner la remarquable pénétration, la profondeur psychologique, voire la prémonition qui ont été celles de Mary Shelley, cette jeune fille de dix-huit ans qui a écrit ce texte, comme un jeu, pendant les vacances qu’elle passait dans les Alpes en compagnie notamment de Byron. Sans prétendre à une analyse littéraire exhaustive, mon sujet sera de présenter ce que cette fiction nous dit, encore aujourd’hui, sur la science moderne, et sur la technique, ce qu’on appelle la technoscience. Et plus précisément, sur la technoscience appliquée à la vie humaine, autrement dit, sur la médecine.

Rappelons brièvement l’histoire : c’est celle d’un savant suisse, le docteur Frankenstein, qui, à partir d’organes prélevés sur des cadavres, parviendra à amener à la vie un être monstrueux et voué au mal, la Créature. Mais la Créature, pour le dire en un mot, est ratée. Elle inspire l’horreur, une horreur viscérale qui saisit tout homme à sa vue, à commencer par Frankenstein lui-même, épouvanté par la conséquence de son acte dès la naissance de son « enfant ». Il rejette la Créature à peine née, la repoussant avec l’espoir qu’elle ne survivra pas. Mais la Créature est solide. Non seulement elle survit, mais elle se révèle d’une force impressionnante. Elle va alors errer, misérable, dans la solitude. Ses rencontres sporadiques avec les humains se soldent par des rejets de plus en plus brutaux, aigrissant son innocence primitive et la poussant au meurtre. Ce premier meurtre sera à l’origine d’une spirale infernale qui détruira la famille entière de Frankenstein avant d’acculer celui-ci à la mort. Alors la Créature pourra, elle aussi, trouver le repos en suivant son créateur dans l’anéantissement.

Dans une première partie, occultée généralement dans les adaptations cinématographiques, le héros, Victor Frankenstein, évoque son enfance, parfaitement heureuse. Cadre suisse idyllique, parents aimants, frères et sœurs unis dans une tendre affection : dans ce tableau, tout est charmant. Sur le plan littéraire, ce début dégoulinant de bons sentiments peut paraître faible. Son sentimentalisme un peu niais n’est cependant pas fortuit : il servira de contraste avec ce qui va suivre. Le monde d’avant la technoscience est un paradis d’avant la chute.

Pendant cette enfance dorée, Frankenstein se découvre une passion pour les sciences physiques et naturelles. Mais il faudra le traumatisme de la disparition de sa mère bien aimée, suite à une scarlatine mal soignée, pour le lancer dans une voie à proprement parler médicale. S’il engage ses travaux sur l’origine de la vie, c’est par amour pour l’humanité souffrante. Avec un mélange d’orgueil et de générosité, il jure de vaincre la mort.

« La richesse ne comptait pas à mes yeux, je rêvais seulement à la gloire qui serait mienne si, bannissant la maladie de l’organisme humain, je parvenais à rendre l’homme invulnérable à tout sauf à une mort violente. » (p. 59)

 À l’origine de la science, il n’y a pas seulement une pulsion épistémophilique désintéressée, mais un immense désir d’aider les autres. Connaître l’homme est justifié avant tout par le désir de le soigner. C’est donc bien l’affect, j’ose dire l’amour pour ses semblables, qui est moteur dans l’engagement en science.

Frankenstein, Descartes, Claude Bernard

Cette origine « utilitaire » de la science, qui la lie d’emblée à la technique, est un point essentiel qui a été bien compris par Mary Shelley. En cela, la technoscience moderne s’oppose radicalement à la science antique, l’épistémé, cette science pure qui visait à contempler la nature, et qui était tout à fait étrangère à la techné, la technique tournée vers la pratique concrète des choses. La science moderne, elle, a pour projet non seulement le dévoilement du monde, mais surtout l’action sur le monde. La médecine, visant non seulement le monde extérieur mais surtout l’homme lui-même, apparaît comme la quintessence de la science moderne.

On pense à Descartes, avec son programme de l’homme devenant, grâce à la science, « comme maître et possesseur de la nature ». Descartes qui, dès le Discours de la méthode, pointe dans la médecine le but de toutes les autres sciences :

« J’ai résolu de n’employer le temps qui me reste à vivre à autre chose qu’à tâcher d’acquérir quelque connaissance de la nature, qui soit telle qu’on puisse en tirer des règles pour la médecine, plus assurées que celles qu’on a eues jusques à présent.  »

Descartes avait espoir que, grâce à la médecine, la science se mettrait un jour au service des hommes… Des hommes comme son ami Mersenne, affligé d’un méchant érysipèle. C’est à une véritable rêverie qu’il se livre quand il écrit :

« On se pourrait exempter d’une infinité de maladies, tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissances de leurs causes, et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus. »

Victor Frankenstein, lui aussi, rêve de transformer la médecine, imparfaite science de l’homme, en vraie science pour l’homme. Pour cela, il faut la transformer en science analytique, mathématisable, exacte et rigoureuse, et non plus flottante et imprécise comme l’ancienne. Il faut surtout employer une méthode, la méthode expérimentale, qui a fait ses preuves dans les autres domaines de la connaissance. Enfin, il faut la lier à la technique, pour qu’elle devienne à proprement parler création.

Là encore, Mary Shelley semble très au fait de l’esprit qui anime la science moderne. Le roman comporte des pages que l’on croirait directement inspirées de l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, de Claude Bernard, pourtant paru cinquante ans plus tard. Tentons un parallèle. La description du laboratoire de Frankenstein, par exemple, Mary Shelley :

« Tout en haut de la maison, dans une pièce, ou plutôt une cellule solitaire… » (p.79)

et Claude Bernard :

« Toute science expérimentale exige un laboratoire. C’est là que le savant se retire pour chercher à comprendre, au moyen de l’analyse expérimentale, les phénomènes qu’il a observés dans la nature. » (p. 199)

Le rôle des instruments techniques, Mary Shelley :

« Je rassemblais autour de moi les instruments de vie afin d’en infuser une étincelle à la chose inerte qui reposait à mes pieds. » (p. 82)

Claude Bernard :

« Comme c’est surtout par des moyens empruntés aux sciences physico-chimiques que se fait l’analyse des phénomènes vitaux, il faut nécessairement être pourvu d’un plus ou moins grand nombre d’instruments. » (p. 210)

La place des mathématiques, de la chimie et de la physique, Mary Shelley :

« Si votre désir est de devenir un homme de science accompli, je vous conseille d’étudier toutes les branches de la chimie et de la physique, y compris les mathématiques. » (p. 72)

Claude Bernard :

« Dans les sciences expérimentales, la mesure des phénomènes est un point fondamental, puisque c’est par la détermination quantitative d’un effet relativement à une cause donnée que la loi des phénomènes peut être établie. » (p. 185)

Le fait de considérer les corps vivants selon les mêmes principes que les matériaux inanimés, des principes chimiques, Mary Shelley :

« Quiconque veut analyser les causes de la vie doit, pour commencer, se tourner vers la mort. » (p. 75)

Claude Bernard :

« Les manifestations des propriétés des corps vivants sont liées à l’existence de certains phénomènes physico-chimiques qui en règlent l’apparition. » (p. 101) « Le but de l’expérimentation est le même dans l’étude des corps vivants et dans l’étude des phénomènes bruts. » (p. 106)

Autre point de convergence entre Frankenstein, Descartes, Claude Bernard : le doute vis-à-vis des dogmes rigides et des certitudes infondées. Ce doute méthodique garantira l’esprit contre les tentations de l’arbitraire, qui font le lit de l’erreur et détournent de la vérité ceux qui s’y abandonnent, comme les scolastiques qui « croyant avoir la certitude absolue n’arrivent en fait à rien ». Faisant table rase de toutes les croyances et des lieux communs, nos savants ne gardent comme seule dépositaire de la vérité que la science rigoureusement appliquée.

De la theoria à la technè

De la méthode expérimentale, qu’en sortira-t-il ? À l’évidence, le succès matériel, la création technique, qui est solidaire du logos scientifique. Il en sortira la technoscience. Dans la technoscience moderne, il y a un va-et-vient entre science et technique, aucune des deux instances ne pouvant prétendre être le terme de l’autre. Comme le dit Jacques Ellul,

« La technique est en amont et en aval de la science mais en plus, elle est au cœur de la science, celle-ci se projette et s’absorbe dans la technique, et la technique se formule dans la théorie scientifique. »

L’histoire de Frankenstein montre combien ce va-et-vient est fécond : le développement scientifique entraîne d’immenses progrès techniques ; et les progrès techniques sont à l’origine de progrès scientifiques. D’autre part, l’expansion du monde technique, le monde créé au laboratoire par et pour la science, évince progressivement le monde naturel, à l’origine des premières observations. La nature devient le produit du laboratoire. Le laboratoire, lieu de l’action technique, est le lieu de la science, sa zone d’action. On assiste au passage de la science comme contemplation à la science comme action. Action de création, de réalisation : le réel n’est plus simplement un donné qu’il faut dévoiler. Il est une nouveauté à inventer selon un vecteur qui va du rationnel au réel.

Cette fois, c’est Bachelard, qui est, par anticipation,  convoqué par Mary Shelley :

« La véritable phénoménologie scientifique est bien essentiellement une phénoménotechnique. Elle renforce ce qui transparaît derrière ce qui apparaît. Elle s’instruit par ce qu’elle construit. La science suscite un monde. L’activité spirituelle de la science moderne s’attache à construire un monde à l’image de la raison. L’activité scientifique réalise, dans toute la force du terme, des ensembles rationnels. Ainsi, l’application de la pensée scientifique nous paraît essentiellement réalisante. »

La science, qui était theoria, devient technè. Son savoir devient pouvoir-faire, comme Bacon l’avait prédit. Pouvoir-faire quoi ? Eh bien, quand on est dans le domaine de la biologie humaine, l’objectif est clair : pouvoir faire un homme.

La science et le désamour

Maintenant que nous avons vu combien le roman de Shelley était proche, par ses descriptions, de la pratique scientifique moderne, il faut nous intéresser aux conséquences de cette pratique. Car là l’auteur a vraiment quelque chose à nous apprendre. Ces conséquences peuvent être étudiées à trois niveaux, tous présents dans le roman : le chercheur (on disait autrefois le savant, en l’espèce Frankenstein), la Créature et la société.

Pris par l’intensité de sa passion créatrice, le savant est, selon Mary Shelley, coupé des affections des autres hommes. De façon presque autistique, il s’enferme dans un monde où « il perd son âme et sa sensibilité » (p. 79). Il devient indifférent aux saisons, aux beautés des paysages comme des visages. Il néglige ses amis, sa famille. La science occupe toutes ses pensées, toute son énergie. La science exerce une emprise totalitaire sur sa façon de voir le monde, excluant les autres modes d’être, de penser, d’entrer en relation. La science fait le vide autour d’elle, au sens où elle aboutit à tout considérer de façon scientifique, c’est-à-dire chimique. La science, dans son effort pour tout ramener à des matériaux inertes, désenchante le monde, selon l’expression célèbre de Max Weber. C’est-à-dire qu’elle le rend terne, privé d’affect. Pourtant le savant est animé par une ferveur créatrice, fondée sur le plaisir de l’abstraction et du jeu intellectuel, fondée aussi sur le vertige de la toute-puissance. Cette ferveur compense tout d’abord la perte de qualité subjective du monde. Mais, et c’est là le point capital, une fois sa création achevé, une fois arrivé au but, la ferveur se mue en déception vis-à-vis du résultat de ses efforts.

« La ferveur de mon désir avait été presque excessive, or, maintenant que j’étais arrivé à mes fins, la beauté du rêve s’évanouissait et un sentiment d’horreur et de dégoût irrépressible m’envahissait le cœur. » (p. 83)

Ce que nous apprend avant tout le roman, c’est que la Créature technoscientifique, pourtant née d’un intense investissement intellectuel et affectif, échoue in fine à se faire aimer. À peine apparue, la créature technoscientifique est rattrapée par ce monde mort que le savant a lui-même créé par ses travaux. Le contraste avec l’immensité des efforts qu’il a fallu consentir pour la susciter la rend insupportable à son créateur, « hideuse », dit Mary Shelley. Une laideur métaphorique, sans doute, qui désigne le lien de maîtrise qui lie créateur et créature. C’est ici que le Prométhée moderne s’avère incapable de se hisser au niveau de son modèle, le dieu de la Bible. Car la caractéristique essentielle du Dieu des Juifs et des Chrétiens, c’est qu’il aime sa création. Or Frankenstein, lui, ne peut en aucune façon aimer sa Créature. Et disons tout de suite que tous les hommes seront animés de la même antipathie :

« Nul mortel n’aurait supporté la vue de ses traits. » (p. 84)

C’est cette absence d’amour qui entraînera la malheureuse Créature dans la spirale du désespoir, puis du crime.

« Je ne puis inspirer l’amour, j’inspirerai la terreur » (p. 191),

s’exclame-t-elle, vengeresse. Car celui qui ne peut être aimé n’a aucune raison de se comporter selon des règles, celles de la morale, établie dans le but de nouer des relations entre les hommes. Privé de l’espoir de ces relations bilatérales, la Créature ne peut que devenir un paria, et agir en conséquence, en une réaction violente contre la société qui l’a mise au ban.

C’est dans cette analyse que se situe selon nous le génie de Mary Shelley : Il n’y a pas d’amour possible pour la créature technique. Mais pourquoi ? Tout simplement, sans doute, parce que la créature technique reste un objet, et échoue à devenir un sujet. La science a tellement œuvré à objectiver le monde, à le considérer selon son angle matériel, qu’elle ferme l’accès, en retour, à l’animation qui est nécessaire à la naissance du sujet. Le monde scientifique est bien un monde désenchanté, mais au sens où il a perdu, non seulement son mystère, mais aussi et surtout son charme, ce qui le rendait désirable, aimable. L’origine de la science, ce qu’on appelle la pulsion épistémophilique, est certainement l’étonnement, l’admiration, thaumazein pour les Grecs. Parce que le monde est beau, parce que l’homme est grand, nous sommes saisis du désir de les explorer, les connaître intégralement, les dévoiler. Ce dévoilement a commencé en Grèce sous une forme philosophique. Il a continué à la Renaissance, dans tout l’Occident, grâce à la science, la science analytique qui décompose pour connaître, mathématise pour formaliser, expérimente pour tester ses hypothèses. Cette triple action d’analyse, de mathématisation et d’expérimentation a permis les immenses succès de la science occidentale, dont les succès médicaux. Mais elle double aussi son succès du spectre d’une catastrophe. Analysés, mathématisés et recréés par l’expérimentation, le monde et l’homme perdent les qualités qui avaient rendu si désirable leur exploration scientifique : le monde n’est plus beau, l’homme n’est plus grand. Réduits à une pure positivité, l’homme et le monde ne sont pas aimables. C’est l’affect qui pousse l’homme muni de la science dans le monde, et la science nous rend un monde et un homme privés d’affect, neutres, indifférents, sans charme, désenchantés. Un monde et un homme incapables de se faire aimer. Les conséquences d’un tel désamour sont graves aux trois niveaux que nous évoquions : pour le chercheur, confronté à l’atrophie de ses facultés affectives dans un monde froid qu’il a lui-même créé ; pour la créature scientifique, incapable d’obtenir la considération à laquelle elle aspire ; pour la société, qui devient le lieu de l’affrontement impitoyable de forces sur lesquelles la morale n’a plus prise.

Le roman, d’ailleurs écrit à la première personne, a bien pour sujet les conséquences psychologiques de la pratique de la science, et non ses conséquences matérielles. Il est remarquable que l’invention de Frankenstein ne modifie en rien la vie de ses concitoyens. Contrairement à la plupart des autres ouvrages de science-fiction, dans le livre il n’y a pas de bouleversement matériel. Le bouleversement est moral. De façon significative, la Créature ne s’attaque qu’à la famille de son créateur, frappant l’un après l’autre les êtres qui lui sont chers. C’est dire que ces meurtres sont en fait symboliques. Si les proches de Frankenstein sont mis à mort par lui (il insiste à plusieurs reprises sur sa responsabilité directe dans ces meurtres, la Créature n’étant en fait que l’exécuteur de ses basses œuvres), c’est qu’ils sont morts pour lui en tant qu’hommes. Ils sont réduits à l’état de cadavre, c’est-à-dire de choses, par la reductio ad objectum forcenée dans laquelle il s’est enfermé à force d’exercices scientifiques. Exercices violents, s’il en est. Passé par la science, jamais il ne retrouvera le bonheur simple qui était celui du monde commun de son enfance, ce bonheur fondé sur les relations entre humains, et non entre humain et inhumain, maître et esclave.

Le sujet du roman, tout psychologique, est donc la mort morale de l’homme qui s’adonne à la science de façon excessive. Frankenstein sort de sa plongée dans la science comme un mort-vivant, au physique comme au moral. Il est épuisé, complètement déconnecté de la réalité. Son horreur pour la Créature est en fait une horreur pour lui-même, réduit à un état privé d’affect. En rejetant la Créature, il tente de repousser son reflet dans un miroir. Mais il n’y a pas de retour possible vers le sens commun une fois que l’on a été scientificisé.

« J’étais entouré d’un nuage que ne pouvait dissiper aucune influence bénéfique. » (p. 132)

Pour mieux comprendre la portée de ce que nous dit le roman, il faut faire l’effort d’appliquer les conclusions de Mary Shelley autour de nous. Essayons l’exercice : Frankenstein est à l’évidence le médecin technoscientifique ; la Créature devient le patient, non plus certes créé de toutes pièces, mais recréé par la science (recréé au sens de reconsidéré, appréhendé selon le prisme technoscientifique) ; et la société reste la société, celle où gravitent des sujets de la science (les savants, chercheurs et médecins) et des objets de la science (tous les autres, qui peuvent d’ailleurs à l’occasion être des scientifiques eux-mêmes).

Au début, tout va bien : son intérêt pour les hommes pousse le médecin à vouloir les aider à surmonter les maladies qui les accablent ; pour les aider, il faut les connaître scientifiquement et les modifier techniquement, et ce travail se fait dans une heureuse excitation intellectuelle ; mais ce qui est au bout de la connaissance scientifique et de la manipulation technique, ces tas de molécules, ces paquets de gènes, ces réseaux neuronaux, rien de tout cela ne mérite plus son intérêt ni ses soins, encore moins son amour. On ne peut tout de même pas aimer un tas de molécules ! Alors, on se détache du patient devenu tas de molécules malgré lui. Les patients le sentent bien, reprochant au médecin la froideur affective dont ils sont les victimes. Cette froideur, en retour, ferme leur cœur à la reconnaissance, base d’un amour bilatéral, partagé. Le cercle entre amour (du médecin vers le patient) et reconnaissance (du patient vers le médecin), de vertueux devient vicieux : le médecin ne voit plus dans le patient qu’un mécanisme incapable de susciter de l’amour, et le patient, réduit à l’état de mécanisme, ne voit plus dans le médecin qu’un robot de réparation, auquel nulle gratitude n’est due. Ni le mécanisme, ni le robot ne sont des objets susceptibles d’être aimés ; l’un fait son travail, mécaniquement, l’autre se laisse mettre en forme par cette action mécanique. Les hautes gratifications que l’exercice de la médecine nous apportait sont perdues en route : nous n’aimons plus le malade, le malade ne nous aime plus, et il y a fort à parier que l’estime de soi que chacun pouvait tirer des relations bilatérales, cette estime de soi qui était notre récompense, qui donnait du sens à notre vie, finira par sombrer. N’ayant plus de désir pour l’autre, nous ne sommes plus désirés par lui. Et comment vivre sans ce désir ?

Vers un monde désolé

Tout cela semble bien pessimiste. Il y a un pessimisme profond de la médecine technoscientifique, pessimisme qui frappe de caducité les authentiques victoires que la science et la technique remportent chaque jour sur la maladie. À mesure que le but se rapproche, il se dissout dans les moyens utilisés pour progresser. Par la technique et la science, on cherchait à conquérir la santé pour l’homme, avec en retour la reconnaissance (de la part des patients) et l’amour (pour les patients). On obtient toujours plus de technique, toujours plus de santé, mais toujours moins de reconnaissance et encore moins d’amour.

Ainsi nous découvrons le danger qui menace le médecin lors de son exercice de la médecine technoscientifique : perdre, ou plutôt ne pas découvrir, cette joie qui émane de l’acte producteur d’amour ; ne pas accéder à la suprême justification de soi que donne l’acte d’amour ; ne pas connaître l’autre en tant qu’autre sujet, et par là ne pas être reconnu soi-même comme sujet par l’autre ; ainsi, ne pas accéder à l’état de sujet, état qui n’est pas spontané, mais instauré par les relations interpersonnelles que les hommes nouent entre eux. Bien sûr, resteront pour le médecin les relations qu’il pourra entretenir dans son milieu extraprofessionnel. Le soir, il aura toujours le recours de retirer sa blouse blanche, fermer l’ordinateur et les autres appareils qu’il avait intercalés entre lui et le patient, rentrer chez lui, retrouver sa famille, son conjoint, ses enfants, ses amis, tous êtres humains avec lesquels on peut lui souhaiter d’entretenir des relations autres que technoscientifiques. Mais qui peut dire jusqu’à quel point cette schizophrénie —patients mécanisés d’un côté, proches humanisés de l’autre — sera tenable ? Qui peut assurer qu’elle ne menacera jamais de détruire un équilibre somme toute fragile ?

Dans le livre de Mary Shelley, la technoscience sort du laboratoire : petit à petit, toute la société se voit rattrapée, gangrenée, par cette froideur affective qui est le fait de l’appréhension scientifique des choses. D’elle-même s’impose la comparaison entre lui — la Créature, simple mécanique — et nous – qui aspirons à être plus qu’une mécanique. Et cette comparaison nous entraîne inéluctablement de son côté à lui, le côté des choses inanimées, celles qu’on utilise puis qu’on jette, sans ménagement. Dans ce monde-là, il n’y a plus ni amour, ni valeurs, ni morale, ni relations humaines véritables, fondées sur un respect réciproque. C’est un monde aussi désolé que celui où Victor Frankenstein finira sa tragique destinée, en une splendide métaphore d’apocalypse : la banquise de l’océan glacial arctique.

Ainsi Mary Shelley, dans sa fiction, nous décrit-elle déjà la « crise des sciences européennes ». Crise morale, crise de valeurs, crise de sens. Crise qui pourrait être le ferment d’une véritable dissolution sociale. Je lui laisse les derniers mots, aux accents étrangement prophétiques, où elle lie le désastre personnel de Frankenstein à ceux, plus vastes, que l’histoire a connus :

« Si l’étude à laquelle vous consacrez votre énergie tend à émousser vos affections et à étouffer votre amour des plaisirs simples, elle est à coup sûr condamnable — en d’autres termes, elle ne convient pas à l’esprit humain. Si l’homme respectait en permanence ce principe, s’il ne permettait pas à une ambition quelconque d’interférer avec la tranquillité de ses affections domestiques, la Grèce n’aurait pas été réduite à l’esclavage ; César aurait épargné sa patrie ; l’Amérique aurait été explorée de façon plus sensible ; les empires du Mexique et du Pérou n’auraient pas été détruits. » (pp. 80-81)

Bibliographie

Marie Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, traduction P. Couturiau, Gallimard, « Folio », 1997.

Monette Vacquin, Frankenstein ou les délires de la raison, Julliard, Paris, 1994.

René Descartes, Discours de la méthode, Paris, Gallimard, « Folio », 1991, p.145.

Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, « Champs », 1993.

Jacques Ellul, Le Système technicien, Paris, Calman-Lévy, 1977, p. 137.

Gaston Bachelard, Le Nouvel Esprit scientifique, puf, 1978, p. 17.

Edmund Husserl, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, traduction G. Granel, Paris, Gallimard, « Tel », 1976.

Pour citer cet article

Anne-Laure Boch, « Frankenstein de Mary Shelley : pas d’amour pour la Créature technoscientifique », paru dans Alliage, n°65 - Octobre 2009, Frankenstein de Mary Shelley : pas d’amour pour la Créature technoscientifique, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3383.

Auteurs

Anne-Laure Boch

Neurochirurgien (groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, AP-HP, Paris et université de Marne-la-Vallée) et Docteur en philosophie, elle travaille dans le domaine de l’éthique médicale et s’intéresse tout particulièrement à l’éthique narrative (éthique appréhendée par les œuvres de fiction, littérature et cinéma). Sa thèse de doctorat (Médecine technique, médecine tragique) est en cours de publication aux éditions Seli Arslan.