Alliage | n°65 - Octobre 2009 Sciences, Fictions, Philosophies, 

Bogdan Rusu  : 

Une métaphysique fictionnaliste

De Vaihinger à Whitehead
p. 112-123

Plan

Texte intégral

1Le fictionnalisme est une position philosophique dont les premières illustrations historiques se trouvent dans l’Antiquité. Ses précurseurs importants sont les pyrrhoniens, quelques astronomes de la Renaissance, ainsi que des philosophes plus récents, comme Jeremy Bentham (1748-1832) et Hans Vaihinger (1852-1933). Historiquement, le fictionnalisme n’a pas eu une grande influence et il a manqué de continuité. La « philosophie du comme si » de Vaihinger, probablement la version la plus élaborée du fictionnalisme, malgré sa grande popularité de jadis, s’est vue occultée par le positivisme logique et, après la deuxième guerre mondiale, est tombée dans l’oubli. Dans les dernières décennies, indépendamment de toute influence de Bentham ou de Vaihinger, le fictionnalisme a émergé de nouveau, dans les ouvrages de van Fraassen (1980) et de Harry Field (1980). Depuis, le fictionnalisme a gagné en respectabilité, et il a dépassé les frontières de la philosophie des sciences, s’approchant aussi d’autres disciplines comme la métaphysique ou l’éthique.

2Dans cet article, je me propose de montrer que la position de Alfred North Whitehead (1861-1947), à l’égard de la métaphysique est une forme de fictionnalisme. Habituellement, Whitehead est perçu comme un métaphysicien réaliste. D’ailleurs, il reconnaît lui-même ses dettes envers l’école des nouveaux réalistes, qui se développait au début du xxe siècle dans le monde anglophone. C’est aussi un critique de l’idéalisme, et cela devrait le placer dans le camp des réalistes, à côté d’un Alexander (1859-1938) ou d’un Broad. Certes, le programme philosophique de Whitehead a d’indéniables traits réalistes ; sa philosophie de la perception est réaliste, chose évidente surtout dans ses travaux de philosophie naturelle. Mais je vais soutenir que, malgré ses affinités avec le réalisme, la métaphysique de Whitehead n’est pas réaliste, mais antiréaliste. Une analyse du concept de philosophie spéculative de Whitehead peut montrer, à mon avis, que son approche de la métaphysique est fictionnaliste, dans le sens actuel du terme.

La philosophie de Vaihinger

3Avant d’offrir une caractérisation générale du fictionnalisme, je vais faire un bref exposé de la philosophie de Vaihinger. Elle s’inscrit dans un courant antiréaliste plus large, qui incluait le programme de Ernst Mach (1838-1916), le conventionnalisme de Henri Poincaré (1854-1912) et de Pierre Duhem (1861-1916), l’instrumentalisme de John Dewey (1859-1952), le pragmatisme de William James (1842-1910), et (quoiqu’un peu plus tard) le positivisme logique. Certaines idées antiréalistes étaient dans l’air, on pourrait dire qu’elles définissaient jusqu’à un certain point le « paradigme » de la philosophie des sciences de l’époque. Ainsi, le fait que Whitehead ait pu avoir des idées semblables à celles de son contemporain Vaihinger sans l’avoir lu, ne doit pas surprendre. C’est pour cela que la philosophie de Vaihinger est un bon point de départ pour se rendre compte qu’il n’est pas anachronique d’attribuer à Whitehead une position fictionnaliste.

4Pour comprendre la philosophie de Vaihinger, on peut partir de sa conception de la pensée. Le philosophe conçoit la pensée comme une fonction organique téléologique de la psyché. La pensée, ou « la fonction logique » de la psyché, est appréhendée d’un point de vue évolutionniste. Ainsi, elle sert à faciliter l’adaptation de l’organisme à l’environnement, à conduire l’être humain vers la réaction la plus opportune face aux stimuli de son environnement. La pensée est donc un processus orienté vers la réussite pratique de l’homme, un processus qui, lui-même, a été le résultat de la sélection naturelle dans l’histoire évolutive de l’espèce humaine. La pensée, en tant que fonction organique, est souple et flexible et évolue avec l’environnement auquel  doit s’adapter l’homme. Les produits de la « fonction logique » ne sont pas de véritables représentations du réel ; la pensée ne produit pas une image littérale du monde. Ainsi que Kant l’a montré, elle ajoute aux données sensorielles ses propres formes subjectives. Celles-ci ne sont pas en nombre déterminé, comme chez Kant, et leur nombre varie à travers l’histoire. Vaihinger semble suggérer que les seules catégories qui « meublent » actuellement l’intellect humain sont : substance/attribut et cause/effet. En ajoutant ses formes subjectives au matériau sensoriel, la pensée falsifie systématiquement la réalité, de telle manière qu’il y a toujours un écart entre ses productions et le réel.

5Les produits de la pensée n’ont donc pas de valeur théorique ; cela signifie qu’ils contredisent toujours la réalité (ils sont alors des semi-fictions) et que, en outre, ils se contredisent parfois eux-mêmes (ils sont alors des fictions pures). Néanmoins, Vaihinger soutient que ces constructions idéelles ne manquent pas forcément de valeur pratique. La pensée les utilise comme des moyens de calculer la meilleure conduite pratique, des astuces ou des artifices par lesquels elle peut atteindre ses fins. Ce n’est pas parce qu’ils sont faux ou auto-contradictoires qu’il faut les abandonner ; l’important est qu’ils nous soient utiles en vue de nos buts pratiques. Certes, il y a des fictions qui n’ont pas d’utilité, comme les fictions phantasmatiques ; celles-ci peuvent être abandonnées, mais ce ne sont pas elles qui sont prépondérantes dans la vie psychique humaine. En effet, garder les fictions dans nos systèmes théoriques n’est pas du tout nuisible, à condition de ne pas les prendre pour des hypothèses. La distinction fiction / hypothèse est essentielle pour Vaihinger. Une hypothèse peut être vérifiable par observation, et on la choisit parce qu’elle est plus probable que les autres. Une fiction est justifiable par son utilité, et on la choisit en raison de son caractère opportun. Les deux sont des produits de jugements différents : l’hypothèse est liée au jugement problématique, tandis que la fiction relève du jugement fictionnel, dont Vaihinger essaie de prouver l’existence. La confusion des fictions et des hypothèses est nuisible, puisque les fictions ne peuvent jamais être vérifiées : le réel ne peut pas instancier une fausseté ou une contradiction. Il est vrai qu’il n’y a pas une méthode pour décider a priori si une construction idéelle est une fiction ou une hypothèse. Seul le processus de vérification empirique peut nous le dire : si une telle construction, introduite en tant qu’hypothèse, est constamment réfutée empiriquement, on doit la considérer comme une fiction, et cesser de la tenir pour susceptible d’être vraie. Cependant, on peut la garder si elle permet l’exécution des opérations pratiques importantes, ou si elle favorise un comportement adéquat dans une situation pratique.

6Il y a beaucoup d’exemples de fictions dans le livre de Vaihinger. Ceux qui proviennent du domaine des sciences nous intéressent, par la force des circonstances, davantage que les autres. Ainsi, Vaihinger énumère parmi les fictions les nombres négatifs,  les nombres imaginaires, les atomes, le concept scientifique de matière, celui de force, celui de loi de la nature, la notion d‘infinitésimal, les lignes de force, etc. La production de tous ces concepts implique des abstractions, des analogies, des extensions de certaines opérations au-delà des limites imposées par leurs objets. Elle implique, donc, une falsification de la réalité qui entraîne le manque de valeur théorique de ces constructions idéelles.  Néanmoins, ces fictions permettent à la pensée d’arriver en fin de compte à l’expression des vrais rapports nomologiques existants au sein du réel. Quoique les points, les lignes et les surfaces ne soient que des fictions, les théorèmes de la géométrie rendent compte des propriétés des rapports spatiaux réels des données perceptuelles.

7Les mérites de la philosophie de Vaihinger ont été évalués par Arthur Fine d’une manière très pertinente :

« L’accent que Vaihinger met sur les fictions exalte le rôle du jeu et de l’imagination dans les affaires humaines. (…) Dans la science, les idéalisations et les approximations sont une partie intégrale de notre procédure ordinaire quotidienne. (…) Vraiment, on développe constamment des techniques nouvelles de création de fictions scientifiques (…) L’industrie dédiée à la modélisation des phénomènes naturels, dans chaque domaine de la science, implique des fictions dans le sens de Vaihinger. (…) Dans ces termes, le fictionnalisme de Vaihinger et son « comme si » équivalent à l’effort de nous rendre conscients du rôle central que la construction des modèles, la simulation et d’autres techniques constructives apparentées jouent dans nos diverses pratiques et activités scientifiques. (…) Dans notre siècle, Vaihinger a été sûrement le plus précoce et le plus enthousiaste des théoriciens de cette conception [de la science en tant que construction de modèles], le philosophe de la modélisation prééminent du xxe siècle. » (Fine 1993, 16)

8Si je devais résumer l’essentiel de la philosophie de Vaihinger, je formulerais quatre thèses :

  • 1. Dans ses activités scientifiques l’homme utilise de facto des fictions (des constructions idéelles fausses ou auto-contradictoires).

  • 2. Les fictions sont adoptées et utilisées en raison de leur utilité pour divers buts pratiques.

  • 3. Le fait que les fictions soient utiles ou fécondes n’implique pas qu’elles soient vraies ; la vérité diffère de l’utilité.

  • 4. L’usage des fictions conduit ou peut conduire (en science) à la connaissance de la réalité.

9Je passerai maintenant à la présentation sommaire du fictionnalisme récent. Qu’est-ce, donc, que le fictionnalisme en général?

Le fictionnalisme

10En suivant Gideon Rosen, on peut caractériser le fictionnalisme à l’aide de trois oppositions fondamentales :

  • 1. Opposé à l’instrumentalisme, le fictionnalisme soutient que ses énoncés sur l’univers de discours sont des représentations authentiques des états de choses, et qu’ils peuvent être vrais ou faux.

  • 2. Opposé à un type de réductionnisme, le fictionnalisme soutient que le langage du discours doit être interprété à la lettre.

« Si une théorie semble dire, par exemple, que chaque personne a un ange gardien aux cieux, alors la théorie est vraie seulement si les anges gardiens aux cieux existent vraiment » (Rosen 2005, 14).

  • 3. Opposé à un certain type de réalisme, le fictionnalisme considère que le but ultime d’un discours n’est pas de produire une image vraie de l’univers de discours, mais de produire des théories qui ont d’autres vertus. Par exemple, pour van Fraassen, le but de la science est de produire des théories qui sont « acceptées » en raison de leur « adéquation empirique » (et non pas « crues » comme étant « vraies »).

11La dernière opposition est centrale pour le fictionnalisme. En raison de cela, le fictionnalisme pourrait être caractérisé comme une doctrine sur l’objectif de l’activité théorique humaine : notamment, la doctrine qui soutient que le but final de nos recherches théoriques n’est pas la production des théories vraies, c’est-à-dire des théories qui représentent les choses telles qu’elles sont (quoique les théories produites peuvent être vraies). Le fait qu’une théorie soit vraie n’est pas une vertu pour le fictionnalisme, et le fait qu’elle soit fausse n’est pas un vice. Ainsi, le fictionnalisme combat-il l’opinion selon laquelle le but ultime de la recherche théorique est la production de connaissance (il s’agit, bien sûr, de la connaissance propositionnelle).

12Le fictionnalisme peut être regardé de deux manières. Il peut être mis en relation avec une description d’un univers de discours, et dans ce cas, il s’appelle « fictionnalisme herméneutique » ; ou il peut être vu comme une prescription concernant la nature de la recherche déployée dans l’univers de discours respectif, et dans ce cas on parle de « fictionnalisme révolutionnaire ». Le fictionnalisme herméneutique considère que l’acceptation d’une théorie n’est pas déterminée par sa valeur de vérité ; en acceptant une théorie comme représentation d’un domaine de faits, nous ne croyons pas forcément qu’elle soit vraie, qu’elle représente les choses telles qu’elles sont. Cela veut dire que, selon le fonctionnalisme herméneutique, on peut accepter une théorie même en sachant qu’elle est entièrement fausse. On se comporte tout de même comme si elle était vraie, ou comme si les énoncés sur les faits du domaine étudié étaient vrais. Pour reformuler, on peut dire que le fictionnalisme herméneutique est la thèse selon laquelle, dans nos activités théoriques, nous usons effectivement d’énoncés dont on ne croit pas vraiment qu’ils soient vrais. En revanche, le fictionnalisme révolutionnaire est la thèse méthodologique selon laquelle nous devrions utiliser seulement ce genre d’énoncés, ou selon laquelle le but de l’activité théorique est atteint uniquement si l’on se sert de tels énoncés.

13Une caractéristique importante du fictionnalisme est qu’il nous protège d’une « ontologie inflationniste ». Comme le dit van Fraassen, le fictionnalisme (notamment son empirisme constructif) nous permet de rester loin de la métaphysique lorsqu’on fait de la philosophie des sciences. Je n’utiliserai pas le terme « métaphysique » dans le sens de van Frassen, c’est-à-dire dans un sens qui l’identifie à l’ontologie. Mais je dirai que le fictionnalisme nous permet de ne pas augmenter nos engagements ontologiques ; il nous protège contre l’ontologie, mais pas contre la métaphysique. Ainsi, lorsque l’homme de science parle de photons, de mésons ou des bosons, il peut ne pas croire effectivement qu’ils existent. Cependant, il peut accepter une théorie employant ces termes comme adéquate empiriquement (ou utile, ou compréhensive ou élégante, etc.).

14Le fictionnalisme établit ainsi une distinction entre acceptation et croyance. L’acceptation est définie en termes pragmatiques : une théorie est (complètement) acceptée si sa possession met fin à la recherche dans un domaine. L’acceptation est donc une attitude épistémique moins forte que la croyance et qui n’est pas normée par rapport à la vérité, mais par rapport aux autres vertus. L’adéquation empirique (l’une de ces vertus) d’une théorie est définie par van Fraassen en termes d’isomorphisme des « apparences » (structures descriptibles empiriquement) et des substructures empiriques d’un modèle de la théorie. Une théorie est donc adéquate empiriquement si elle « sauve les phénomènes ».

15Ce bref exposé laisse apparaître la thèse principale du fictionnalisme herméneutique (la même de Vaihinger jusqu’à van Fraassen) : le but de la recherche dans un certain domaine (univers de discours) peut être atteint lorsqu’on obtient une représentation de ce domaine complètement acceptable (adéquate empiriquement, compréhensive, utile, etc.), même si elle est littéralement fausse. Dans la section suivante, je vais montrer que la conception whiteheadienne de la philosophie spéculative inclut cette thèse, avec quelques particularités.

Les généralités métaphysiques

16L’énoncé le plus proche d’une définition de la métaphysique chez Whitehead l’on rencontre dans Process and Reality (pr), est le suivant : « la métaphysique n’est rien de plus que la description des généralités qui s’appliquent à tous les détails de la pratique » (pr, 13). La métaphysique est ainsi connectée à des « généralités » qui doivent avoir une application universelle en pratique, où, par pratique, on comprend « expérience ». Ainsi, la métaphysique a-t-elle affaire aux généralités qui s’appliquent à tous les éléments de l’expérience. La connexion entre ce genre de généralités et la métaphysique est accentuée par l’usage que fait Whitehead du syntagme « généralité métaphysique » (pr, 96, 222, 308). Une telle généralité s’applique à tous les éléments de l’expérience ou, comme l’exprime Whitehead ailleurs, « à toutes les entités actuelles » (pr, 90). Il y a aussi des contextes où les généralités métaphysiques sont nommées « nécessités métaphysiques » (pr, 228).  Toute généralité qui peut s’appeler « métaphysique » semble donc bénéficier d’universalité et de nécessité. Il s’ensuit que la métaphysique s’occupe des généralités qui sont à la fois universelles et nécessaires.

17La métaphysique reste à l’écart de tout principe, concept, caractéristique, etc., universel mais contingent. Aujourd’hui, grâce à la sémantique des mondes possibles, nous avons une meilleure compréhension de ces concepts modaux que Whitehead pouvait en avoir à son époque. Comme nous le savons, la sémantique des mondes possibles interprète la nécessité comme existence ou vérité dans tous les mondes possibles, tandis qu’elle interprète la contingence comme vérité ou existence non nécessaire dans le monde actuel. Whitehead ne disposait pas de ces interprétations. Mais il s’approche de cette manière de voir les choses, lorsqu’il caractérise ces concepts en termes d’« époques cosmiques ». Plusieurs contextes (pr, 96, 222, 288, etc.) montrent que le philosophe associait la nécessité métaphysique à ce qui est commun à toutes les époques cosmiques. Et ce qui appartient seulement à l’époque cosmique présente est contingent, non nécessaire, et n’est pas dans le domaine de la métaphysique.

18Des considérations précédentes, il résulte que la métaphysique a affaire aux généralités applicables à toutes les onces de l’expérience dans toutes les époques cosmiques (donc universelles et nécessaires). Je vais aller encore plus loin et affirmer qu’elle a affaire au système de ces généralités, et non seulement à un sous-ensemble de celles-ci, ou à toutes, mais prises isolément. À la fin, il vaut la peine de dire que Whitehead appelait les généralités universelles et nécessaires « premiers principes » (pr 4, sq.).  Le concept whiteheadien de métaphysique ne s’éloigne pas trop de la vision de la nature de la métaphysique courante à son époque en Grande- Bretagne.

La cosmologie

19Pour comprendre ensuite ce que veut dire Whitehead par « cosmologie », voyons comment il emploie ce mot. Quelques contextes (pr, 96, 103, 238, 308) suggèrent que la cosmologie a un rapport avec les caractéristiques du monde qui n’ont pas de généralité métaphysique, c’est-à-dire qui appartiennent seulement à l’époque cosmique présente. Elles sont donc contingentes et ne peuvent pas être l’objet de recherche métaphysique.  Diverses caractéristiques de l’espace-temps physique, par exemple, tombent dans la province de la cosmologie, car il n’est pas nécessaire que l’espace-temps constitue un plenum ou soit mesurable. Il semble que tout ce qui appartient au monde physique — qui caractérise l’époque cosmique présente — constitue l’objet de la cosmologie.

20Mais cela est vrai aussi de la science de la nature et de la philosophie de la nature : elles essaient toutes les deux de comprendre le monde physique, à savoir la nature. Il faut observer que chez Whitehead il n’y a aucune différence qualitative entre science de la nature et philosophie de la nature. Il dit que

« la philosophie des sciences diffère de n’importe laquelle des sciences spéciales de la nature par le fait qu’elle est science de la nature avant qu’il ne soit pratique de la diviser dans ses diverses branches. » (The Principle of Relativity (r), 5)

21La philosophie naturelle, appelée aussi « panphysique » (ibid.) n’est que science générale. Ainsi a-t-on la possibilité de simplifier notre problème, en se demandant seulement quelle est la différence entre cosmologie et philosophie naturelle, étant donné que toutes les deux s’occupent de la nature, c’est-à-dire du monde physique.

22La philosophie de la nature doit déterminer les conceptions les plus générales qui s’appliquent aux choses perçues (The Concept of Nature (cn), 28 ; r, 4); ou, ce qui est la même chose, doit « formuler les caractéristiques les plus générales des choses perçues » (r, ibid.). On peut mieux se forger une idée du type de généralités recherchées par la philosophie de la nature à partir de la formulation de sa tâche ci-dessous :

« La tâche primaire d’une philosophie de la science naturelle est d’élucider le concept de nature, considérée comme un fait de connaissance complexe, de mettre en évidence les entités fondamentales et les relations fondamentales qui existent entre les entités en termes desquelles toutes les lois de la nature doivent être formulées et de s’assurer que les entités et les relations ainsi mises en évidence sont adéquates pour l’expression de toutes les relations qui surviennent dans la nature. » (cn, 46)

23Clarifier le concept de nature, c’est déterminer les types fondamentaux d’entités naturelles, les relations entre elles et s’assurer que toute relation observée entre des entités observées peut être interprétée en termes des entités et des relations déterminées antérieurement.

24Whitehead nous avertit du caractère indésirable des « interprétations métaphysiques » dans la philosophie de la nature (cn, 48). Mais, ce faisant, il admet le besoin d’une métaphysique qui aille au-delà des limites de la nature. Il dit que l’objet d’une telle « science métaphysique » serait « d’exprimer dans sa plus grande complétude notre concept de réalité » (cn, 32). L’accent doit être mis ici sur le syntagme « concept de réalité » : tandis que la tâche de la philosophie naturelle est d’exposer notre concept de nature, la tâche de la métaphysique est d’exposer notre concept de réalité.

25En clarifiant le concept de philosophie naturelle de Whitehead, on n’a toujours pas progressé vers une compréhension de la « cosmologie ». Antérieurement, lorsque j’ai discuté du concept whiteheadien de métaphysique, j’ai observé qu’il ne différait pas beaucoup du concept de métaphysique employé couramment à l’époque en Grande-Bretagne. Une analyse de la manière dont on utilisait le terme « cosmologie » dans cette période, pourrait-elle nous aider à mieux comprendre le sens que lui accordait Whitehead ? Si pour « métaphysique » on peut trouver de nombreuses définitions, je ne connais pour « cosmologie » que celle qui appartient à McTaggart. Avec sa clarté usuelle, il écrit :

« Je comprends par cosmologie l’application des conclusions a priori dérivées de la recherche de la nature du penser pur aux sujets connus empiriquement. […] elle doit être clairement distinguée des conclusions empiriques de la science et de la vie quotidienne. Il est vrai, elles aussi [les conclusions] impliquent un élément a priori, puisque nulle connaissance n’est possible sans les catégories, mais elles ne dépendent pas d’une affirmation explicite des vérités a priori […] En cosmologie, en tout cas, les conclusions auxquelles nous arrivons sont déduites des propositions liées au penser pur. Sans ces propositions, il ne peut y avoir aucune cosmologie et un désaccord sur le penser pur doit avoir pour conséquence des désaccords sur la cosmologie. » (Studies in the Hegelian Cosmology, 6)

26Dans son livre, McTaggart comprend la dialectique par la recherche du penser pur. La « cosmologie » signifie donc dans le contexte l’application de la dialectique hégélienne à l’expérience. Dans The Nature of Existence, après avoir dit qu’il essayera de déterminer les caractéristiques ultimes de ce qui existe (à savoir, de construire une métaphysique), McTaggart dit qu’il va rechercher aussi comment les résultats de son effort s’appliquent « aux diverses parties de l’existence qui nous sont connues empiriquement » (op. cit., 3). C’est-à-dire que, dans son ouvrage, McTaggart veut construire une métaphysique, ainsi qu’une cosmologie basée sur cette métaphysique. La cosmologie, à la différence des sciences de la nature, est connectée à des vérités a priori, n’étant rien de plus que l’application à l’expérience de ces vérités ou principes. Pour faire de la cosmologie, on doit d’emblée trouver le système des caractéristiques nécessaires universelles de la réalité ou les premiers principes, et les appliquer ensuite à l’expérience.

27Il me semble que l’on trouve ici la racine du concept de cosmologie de Whitehead. La philosophie naturelle, en tant que panphysique, est, selon Whitehead, un savoir empirique. Ce qui est connu par la panphysique est la nature, et ce qui est obtenu est le concept de nature. La tâche de la « science métaphysique » est d’exposer « notre concept de réalité ». Donc, la cosmologie est l’application de notre concept de réalité (tel que déterminé par la métaphysique) à notre concept de nature (tel que déterminé par le philosophe de la science). On devrait remarquer, dans ce contexte, que la signification du mot « cosmologie » ne peut pas être dérivée de la physique, puisque la cosmologie n’est qu’une branche de la science physique. La philosophie des sciences doit pouvoir déterminer les principes les plus généraux auxquels les principes de la cosmologie doivent être subordonnés. Certainement, Whitehead ne voulait pas particulariser en pr les résultats de sa philosophie naturelle, mais, au contraire, les généraliser. On peut donc supposer que Whitehead concevait la cosmologie comme McTaggart l’avait fait auparavant.

La philosophie spéculative

28Voyons maintenant la définition que donne Whitehead de la philosophie spéculative :

«La philosophie spéculative est la tentative de bâtir un système d’idées générales cohérent, logique, nécessaire dans les termes duquel chaque élément de notre expérience puisse être interprété. » (pr, 3)

29Si l’on voit cette définition à la lumière de nos analyses des concepts whiteheadiens de métaphysique et de cosmologie, on peut établir des corrélations intéressantes. Le « système d’idées générales cohérent, logique, nécessaire » correspond à la métaphysique, tandis que l’interprétation de l’expérience en termes de ce système correspond à la cosmologie. Ainsi, la philosophie spéculative peut être regardée étant l’essai de construire une métaphysique en termes de laquelle on puisse bâtir une cosmologie. Une formulation alternative s’obtient si l’on tient compte du fait que la métaphysique bâtit un concept de réalité qui doit avoir une certaine relation avec le concept de nature. Mais qu’est-ce qu’un « concept de… » dans la terminologie de Whitehead ?

30Un de ses ouvrages s’appelle Sur les concepts mathématiques du monde matériel (mc). On y trouve une définition de ce qu’est un « concept de monde matériel », qui peut nous éclairer sur l’usage que faisait Whitehead du mot « concept de… ». La définition d’un concept de monde matériel est en effet la définition d’un modèle :

«Le monde matériel est conçu comme un ensemble de relations et d’entités qui apparaissent comme composant les ‘domaines’ de ces relations. …  Les relations fondamentales du monde matériel sont ces relations qui ne sont pas définies en termes d’autres entités, mais sont seulement particularisées par hypothèses spécifiant qu’elles satisfont certaines propositions. … Les hypothèses concernant les propositions que les relations fondamentales satisfont sont appelées les axiomes de ce concept de monde matériel. » (mc, 466)

31Ainsi, un modèle est une structure du type < m, m2, …, m; r1, r2, … rj> où les m sont des ensembles et les r sont des relations. Whitehead utilisera des modèles qui ont au maximum trois ensembles, dont un est obligatoirement l’ensemble des instants temporels. Parmi les relations, on distingue aussi une relation privilégiée, nommée « relation essentielle », les autres étant appelées « relations extérieures ». Étant donné que tous les ensembles différents de l’ensemble des instants font partie de l’ensemble des « réels objectifs », un modèle whiteheadien peut être compris comme une structure de type <o, t ; r, e>, où o est un ensemble d’ensembles, t l’ensemble des instants, r la relation essentielle et e l’ensemble des relations extérieures.

32Le « concept de nature » dont parle Whitehead en 1920 ressemble beaucoup, du point de vue structurel, à un concept de monde matériel. Il doit contenir, comme on l’a vu, un ensemble d’entités fondamentales ainsi que des relations fondamentales qui lient ces entités. Il s’agit donc toujours d’une structure, qui doit constituer dans ce cas un modèle pour toutes les sciences de la nature, rendant ainsi possible leur unification.

33Lorsqu’il parle d’un « concept de… », Whitehead a donc en vue le genre de structure relationnelle qui s’appelle aujourd’hui modèle. Le concept de réalité pourrait être représenté comme la structure r = <d, a>, où d est la classe des classes d’entités et a la classe des relations et où le concept de nature pourrait être représenté comme la structure = <e, b>, où e est la classe des classes d’entités et b la classe des relations.

34La relation particulière existant entre le concept de réalité et le concept de nature doit être clarifiée à partir de la notion d’interprétation.

35Whitehead caractérise cette notion dans les lignes suivantes 

« Par cette notion d’« interprétation », je comprends que chaque chose dont nous sommes conscients comme savourée, perçue, voulue ou pensée doit avoir le caractère d’un cas particulier du schéma général. Ainsi, le schéma philosophique doit être […], quant à son interprétation, applicable et adéquat. Ici « applicable » signifie que quelques éléments de l’expérience sont ainsi interprétables et « adéquat » signifie qu’il n’y a pas d’éléments échappant à une telle interprétation. »(pr, 3)

36Ainsi caractérisée, l’interprétation est une notion sémantique. Le schéma général est la théorie métaphysique, dont les « cas particuliers » peuvent être interprétés comme étant des substructures empiriques d’un de ses modèles. Celles-ci, nous dit-on, doivent correspondre aux « éléments de l’expérience », c’est-à-dire aux « apparences ». Une théorie métaphysique est adéquate seulement si toutes les apparences correspondent à certaines des substructures empiriques de l’un de ses modèles. L’adéquation est donc une relation de correspondance entre  les éléments de l’expérience (apparences) et les substructures empiriques des modèles de la théorie métaphysique, une fonction surjective. Cela implique qu’il y a une partie de notre « concept de réalité » qui est isomorphe avec notre « concept de nature » (si l’on accepte que la structure de l’apparence est représentée par le concept de nature). Ceci montre, à mon avis, que l’« adéquation », dans le sens que lui donne Whitehead, est interprétable comme « adéquation empirique » (van Fraassen).

37Je vais me pencher maintenant brièvement sur le rapport entre théorie métaphysique et vérité chez Whitehead. Commençons par la citation suivante :

« Si nous considérons un schéma quelconque de catégories philosophiques comme une assertion complexe unique, et que nous le soumettions à l’alternative du logicien, vrai ou faux, la réponse doit être que le schéma est faux. La même réponse doit être donnée à une question similaire concernant les principes formulés qui existent dans toute science. » (pr, 9)

38Whitehead considère donc que les théories métaphysiques ainsi que les théories scientifiques sont fausses. Cette affirmation distingue sa position du conventionnalisme de Poincaré et de l’instrumentalisme de Dewey et le place dans le camp des fictionnalistes.  

39En parlant, dans The Function of Reason (fr), des exigences que doit satisfaire un schéma logique, Whitehead évite de nouveau toute référence à la vérité ; en effet, un tel schéma doit être caractérisé par :

« (a) une large conformité à l’expérience, (b) aucune discordance avec l’expérience, (c) la cohérence de ses notions catégorielles, (d) des conséquences méthodologiques. » (FR, 53)

40Whitehead demande au schéma (donc à la théorie métaphysique), d’être fécond du point de vue méthodologique, donc de servir l’interrogation de l’expérience, d’avoir un rôle heuristique majeur. Quelque part dans pr, Whitehead affirme, dans le même esprit, qu’« il est plus important pour une proposition d’être intéressante que d’être vraie » (259), et que la vérité ne fait qu’augmenter l’intérêt d’une proposition.

41Pour conclure, revenons au but de l’activité du métaphysicien. Ce qu’il cherche, n’est pas une théorie forcément vraie ; il a même conscience qu’elle est en effet fausse. Il souhaite obtenir une théorie dont les vertus sont principalement l’adéquation empirique, l’efficacité heuristique et la fertilité méthodologique. La théorie ne s’obtient ni par déduction, ni par induction, mais par « le jeu d’une imagination libre, que contrôlent les exigences de la cohérence et de la logique » (pr, 5), c’est-à-dire par l’exercice de l’activité fictionnante de l’esprit. Tout cela constitue, à mon avis, une raison suffisante pour conclure que Whitehead adopte un fictionnalisme herméneutique à l’égard de la métaphysique.

Bibliographie

Harry Field, 1980, Science without Numbers, A Defence of Nominalism, Oxford, Blackwell

Arthur Fine, 1993, « Fictionalism», in Midwest Studies in Philosophy, xviii, pp. 1-18

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Pour citer cet article

Bogdan Rusu, « Une métaphysique fictionnaliste », paru dans Alliage, n°65 - Octobre 2009, Une métaphysique fictionnaliste, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3381.


Auteurs

Bogdan Rusu

Enseigne la philosophie à l’université de Galati (Roumanie), il a soutenu en 2008 une thèse de doctorat à l’université de Bucarest, sous la direction de Marin Turlea (« Schème catégoriel et schème extensionnel dans Procès et Réalité de Whitehead »). Il prépare actuellement une thèse sur le rapport entre la métaphysique de McTaggart et celle de Whitehead, dans le cadre d’une cotutelle entre l’EHESS-Institut Jean Nicod et la Katholieke Universiteit Leuven (Belgique). Il a notamment publié « On Formal Concepts of Color-Inverted Earth », Annales de Université « Dunarea de Jos » Galati, n° 6, 2006.