Alliage | n°65 - Octobre 2009 Sciences, Fictions, Philosophies, 

Adinel Bruzan  : 

Fiction et science

Entre phénoménologie et herméneutique
p. 100-111

Plan

Texte intégral

1Dans L’époque des « conceptions du monde »,1 Heidegger soutient que les racines de l’idée moderne de science – comprise comme recherche dans laquelle la méthode prévaut sur l’étant – se trouvent dans la métaphysique du sujet, dans sa compréhension de l’être à partir de la représentation, et de la vérité à partir de la certitude. La modernité rompt avec l’Antiquité et le Moyen Âge, dans la mesure où, pour ainsi dire, l’être est mis à la disposition du sujet ; mais du même coup celui-ci est placé devant la contingence radicale de sa vérité : pour paraphraser Kant, comment être certains que les vérités scientifiques ne sont pas que de simples créations de notre fantaisie poétique ?2 Si le monde comme tel n’est qu’une image conçue par le sujet, se livrer à un travail conceptuel ne semble en rien différer du fantasmer.

2Cette critique de la métaphysique du sujet et de la science moderne, qui en est l’émanation, ne doit pas nous induire en erreur : Heidegger ne veut pas renoncer à la poursuite de la vérité, ni la remplacer par une sorte de « mythologie poétique ». Au contraire, la tâche qu’il se fixe depuis Être et Temps est scientifique, au sens que Husserl avait donné à ce mot et qu’il avait résumé dans la formule : « Il faut revenir aux choses mêmes ! » En l’occurrence, il faut remonter à l’origine du rapport entre science et fiction.

3Cela implique, en premier lieu, d’interroger le bien-fondé des doutes concernant le caractère, fictionnel ou non, de nos connaissances. Nous allons voir comment Husserl et Heidegger affrontent ces questions et quelle valeur ils leur attribuent. La phénoménologie, qu’elle soit husserlienne ou heideggérienne, nous apparaîtra alors comme un questionnement sur l’essence de la vérité.

Fiction, intuition, catégorie.

4Sans entrer dans les méandres de l’évolution historique de la phénoménologie husserlienne, un regard superficiel nous met en présence d’une évidence concernant son rapport à la fiction :

« …la « fiction » constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques ; la fiction est la source où s’alimente la connaissance des « vérités éternelles ». »3

5La phénoménologie a la prétention d’être une science eidétique visant, au moyen de méthodes spécifiques, à connaître des vérités d’essence – ces « vérités éternelles », expression à comprendre en un sens non-métaphysique. Les « essences » constituent autant de lois de l’objectivité en général, comprenant à la fois des lois analytiques – qui énoncent les conditions idéales d’une vérité possible en général – et synthétiques – visant les particularités essentielles des contenus, les caractères des objets.

6La mise en parallèle de l’essence et de la fiction peut dès lors laisser croire que l’essence qu’a la prétention de saisir dans l’évidence le phénoménologue n’est à son tour qu’une fiction. De plus, dans la mesure où Husserl veut faire de la phénoménologie une « doctrine de la science », le fondement d’une mathesis universalis, n’est-il pas en train de jeter dans l’obscurité l’idée même de vérité scientifique ? À une doctrine dont le préalable méthodologique indispensable, la réduction, fait qu’ « entre la conscience et la réalité se creuse un véritable abîme de sens »,4 et qui s’affirme comme irréalisme, n’est-il pas légitime d’objecter qu’elle néglige le monde réel pour ne se consacrer qu’à un monde fictif, construit de toutes pièces par le philosophe ? Quelle valeur ont alors les lois qu’elle dégage ?

7Nous allons voir que ce que la phénoménologie essaie justement d’éviter, c’est de bâtir des châteaux en Espagne au lieu de décrire les choses dans l’évidence de leur donation. Comme le souligne Françoise Dastur,

« la « chair » vive de la chose, sa « Leibhaftigkeit », n’apparaît que dans et par l’épochè, car alors seulement le perçu n’est plus considéré comme signe ou image d’autre chose, il a perdu cette fonction de « vicariance » que l’empirisme aussi bien que l’idéalisme de l’esse est percipi lui reconnaissaient. »5

8En débarrassant la perception de toute fonction de vicariance, la phénoménologie la restitue dans son droit : la perception est apparition de la chose « en chair et en os ». Il y a donc un « primat de la perception » dans la phénoménologie husserlienne, celle-ci représente la proto-expérience (Urerfahrung), le niveau fondamental de l’évidence, sur lequel se constituent les autres niveaux.

9L’eidos, comme la fiction, sont donc à mettre en rapport avec la perception. Mais ces rapports peuvent donner naissance à des confusions.

« Le parallélisme avec la conscience imageante pourrait nous laisser un scrupule touchant « l’existence » (Existenz) des essences. L’essence n’est-elle pas une fiction, comme le veulent les sceptiques ? Cependant, autant la juxtaposition de la fiction et de la perception sous le concept plus général de « conscience intuitive » compromet l’existence des objets donnés dans la perception, autant le parallélisme opéré plus haut compromet « l’existence » des essences. »6

10Quelques précisions s’imposent. Comme la perception, l’intuition de l’essence est une présentation, ce qui la distingue de l’imagination et de la phantasia,7 qui sont des présentifications – présences d’un absent, d’un quelque chose qui n’est pas donné intuitivement, en « chair et en os ». Mais l’intuition eidétique partage avec la phantasia la propriété d’être spontanéité – la perception étant, elle, soumission au donné. C’est parce qu’elle est spontanée que l’idéation soulève des questions quant à l’existence de son objet, qui se manifeste toutefois comme présence.

11Essayons de déterminer d’un peu plus près la nature de cette « vue de l’essence ». Dans les Recherches logiques, Husserl introduit l’intuition catégoriale par opposition à l’intuition sensible. Dans la deuxième section de la sixième Recherche logique, Husserl revient sur le rapport entre expression linguistique et intuition sensible pour observer que le parallélisme qui avait été suggéré – qui rend compte de l’idéal d’un remplissement entièrement adéquat – n’est pas totalement en accord avec les phénomènes. Dans certains cas, l’expression linguistique déborde l’expérience qu’elle exprime : il faut alors distinguer « significations nominales » et « énoncés complets » – c’est-à-dire la proposition qui articule des termes nominaux au moyen de « formes catégoriales ». Husserl prend l’exemple de l’énoncé de la perception d’une feuille de papier blanc. La situation semble simple : je vois du papier blanc et je dis du papier blanc – je n’exprime donc que ce que je vois, et cela de façon adéquate. Seulement

« …l’hypothèse d’une simple coïncidence avec cette perception […] ne saurait suffire. […] Le papier est connu comme blanc ou, bien plutôt, comme du papier blanc quand, exprimant notre perception, nous disons : du papier blanc. L’intention de l’adjectif blanc ne coïncide que partiellement avec le moment couleur de l’objet qui apparaît, il reste un excédent de signification, une forme qui ne trouve, dans le phénomène lui-même, rien qui l’y confirme. Du papier blanc, cela veut dire du papier qui est blanc. Et ne trouvons-nous pas de nouveau cette forme, bien qu’elle y demeure plus cachée, dans le substantif papier ? »8

12La dernière question semble indiquer, à l’opposé de ce Husserl suggérait juste avant, qu’en définitive il n’y a pas de différence entre un nom propre et un énoncé : les deux comprennent des formes catégoriales. Cela soulève un grave problème, dans la mesure où la différence du sensible et de l’intelligible se trouverait niée. Husserl indique néanmoins qu’il s’agit là d’une objection que l’on pourrait lui faire.

« On pourrait maintenant aussi tenter de définir le concept de catégorie en disant qu’il comprend toutes les formes objectives issues des formes de l’appréhension, et non pas des matériaux de l’appréhension. Ce qui suscite, il est vrai, l’objection suivante : l’intuition sensible n’aurait-elle pas alors, elle aussi, le caractère d’un acte catégorial, en tant qu’elle constitue la forme de l’objectivité ? Dans la perception, le perçu n’est pas seulement donné, mais il est donné à titre d’objet. Cependant, le concept d’objet se constitue en corrélation avec le concept de perception et ne présuppose donc pas seulement un acte d’abstraction, mais aussi des actes de relation. Dans cette mesure, ce concept est lui aussi un concept catégorial au sens que nous avons employé ici. »9

13La confusion entre perception et catégorie, que cela entraînerait, aurait comme effet d’annuler toute altérité au langage. On aboutirait ainsi à un idéalisme absolu, où l’objectivité serait construite de part en part par le sujet.

14Bien que Husserl ne le fasse pas lui-même, sa phénoménologie nous donne les moyens de répondre à cette objection. Prenons comme point de départ l’exemple du remplissement de la signification d’un nom propre : la perception de la ville de Cologne, qui vient remplir l’intention de signification « Cologne ».

« Celui qui connaît Cologne elle-même et qui, en conséquence, possède la véritable signification propre du mot Cologne, trouve dans chacun des vécus actuels de signification quelque chose qui correspond exactement à la perception servant ultérieurement de confirmation. […] La simple perceptionfait apparaître ici sans le secours d’autres actes édifiés sur elle l’objet que vise l’intention de signification, et tel qu’elle le vise. »10

15Cet exemple montre, comme le souligne Jocelyn Benoist, qu’au niveau du simple remplissement, de la simple intuition sensible, on se trouve déjà en présence d’une organisation du donné, selon la structure du « voir comme » :

« le remplissement husserlien est un « voir comme » qui autoriserait un certain sens de la vérité ou de la fausseté : il est, en effet, plus ou moins possible de voir telle ou telle intuition « comme » ceci ou cela, c’est-à-dire « selon » telle ou telle intention. Cette possibilité plus ou moins grande est même, pour Husserl, le paradigme même de la vérité et de la fausseté. »11

16Cela met en évidence, selon Benoist, la dépendance de la signification, dans certains cas, de sa réalisation, cas qui fonctionnent comme des modèles paradigmatiques pour le devenir intuitif de la signification. En l’occurrence, la « véritable signification » du nom Cologne suppose la connaissance de l’objet lui-même.

17Jocelyn Benoist met ainsi en évidence la coexistence de deux conceptions de l’intentionnalité chez Husserl : une « intentionnalité relationnelle », dans laquelle s’exprime le fait que le sujet est déjà exposé aux objets, et une « intentionnalité non relationnelle », qui fonctionne comme une sphère de significations apriori

« Le voir « simple » peut, à un premier étage, sur un mode déictique, être intégré au dire et transformé en norme pour que, à l’étage supérieur, le dire fixe librement des normes pour le voir. »12

18 Cette « hybridation », comme l’appelle Benoist,entre signification et intuition – entre voir et dire – sous-tend le concept phénoménologique de l’objet.

« Un objet individuel n’est pas seulement quelque chose d’individuel, un « ceci là » (ein Dies da), quelque chose d’unique ; du fait qu’il a « en soi-même » telle ou telle constitution, il a sa spécificité (Eigenart), son faisceau permanent (seinen Bestand) de prédicats essentiels qui lui surviennent nécessairement (en tant « qu’il est tel qu’en soi-même il est »), de telle sorte que d’autres déterminations, celles-là secondaires et relatives, puissent lui échoir. »13

19Mais cela ne veut pas dire que l’intuition sensible est déjà catégoriale. Selon Laszlo Tengelyi, la distinction qu’introduit Husserl entre « unité d’identification » et « acte d’identification » contient en soi la solution à cette difficulté.

« Les intentions des actes successifs [dans une perception] coïncident sans cesse, et c’est ainsi que se réalise l’unité. Cela est certainement exact. Mais unité d’identification – et l’on ne peut éviter de faire cette distinction – ne signifie pas la même chose qu’unité d’un acte d’identification. Un acte vise quelque chose, l’acte d’identification vise une identité, il nous la représente. »14

20Le premier concept désigne une synthèse de fusion (Verschmelzung), qui est une synthèse passive, tandis que le second désigne une synthèse d’identification, active.15 Il faut donc corrélativement distinguer deux sens de l’ « en tant que » :

« …On doit dire que la structure de l’ « en tant que » propre à cette synthèse passive et continue de fusion [l’unité d’identification] est une structure mobile, tandis que la structure de l’ « en tant que » caractéristique d’un acte fondé [l’acte d’identification] est une structure fixe. Chaque apparence d’un objet perçu nous en donne une nouvelle image. Elle contient quelque chose de singulier qui est ou bien compatible, ou bien incompatible avec les particularités déjà connues de l’objet. Par conséquent, le processus continu de perception reste toujours une aventure. Il peut bien être interprété comme le processus de l’expérience au sens de l’émergence spontanée d’un sens nouveau qui remet en question une anticipation préalable. »16

21Le caractère ouvert de la perception, qui en fait une « aventure », est ce qui assure son primat dans la phénoménologie. La perception ne saurait donc être catégoriale, elle ne peut être vue comme une production du sujet. Cela implique aussi qu’il faut distinguer perception et fiction : l’ouverture de l’une – indétermination d’horizon, dans la perception – ne saurait être ramenée à l’indétermination de l’autre – quasi-déterminabilité dans la fiction –, autrement dit, il y a entre les deux une « différence eidétique infranchissable ».

« Mais les mondes de la phantasia sont des mondes libres de part en part, et toute chose « phantasmée » pose dans le quasi un monde-de-phantasia : or leur horizon d’indéterminité n’est pas explicable par une analyse déterminée en expérience. Tout quasi expliciter est un « phantasmer au-dedans » librement et à neuf, [mais] seulement un « phantasmer » dans le style de la concordance. Le propre de la phantasia est sa totale liberté (Belibigkeit). Et dès lors, idéalement parlant, son caractère discrétionnaire (Willkürlichkeit) inconditionné. »17

22La dissymétrie entre intuition sensible et intuition catégoriale établie, revenons à notre point de départ. Il faut tout de suite indiquer que l’intuition sensible représente la visée d’un objet sensible qui se remplit sur la base d’une perception, tandis que l’intuition catégoriale représente la visée d’un objet idéal. Comment faut-il comprendre cette distinction ? L’acte catégorial, à la différence de l’acte perceptif, est un acte synthétique, fondé sur d’autres actes. Puisque l’objet catégorial est un objet idéal, la synthèse qui le produit ne peut pas être une réunion d’objets réels, ni une réflexion sur des états psychiques, mais quelque chose de fondé dans les actes correspondant à ces objets (leur donation).18

« Ce n’est pas dans la réflexion sur des jugements ou plutôt sur des remplissements de jugements, mais dans les remplissements de jugements eux-mêmes que réside véritablement l’origine des concepts d’état de choses et d’être (au sens de la copule) ; ce n’est pas dans ces actes en tant qu’objets, mais dans les objets de ces actes que nous trouvons le fondement de l’abstraction pour la réalisation desdits concepts ; et, naturellement, un fondement tout aussi valable nous est fourni par les modifications conformes de ces actes. »19

23Le critère de l’intuitivité de l’acte catégorial ne réside pas dans la donation même de l’objectité idéale dans un présent idéal (en tant qu’analogon de l’objectité sensible avec son présent sensible), mais dans la réalisation actuelle de la synthèse : l’intuition catégoriale signifie la réalisation actuelle d’une synthèse sur la base d’une connexion sensible d’actes fondateurs.20 Une observation est à faire ici : si Husserl critique les conceptions empiristes et psychologistes selon lesquelles les termes catégoriaux seraient les produits de la réflexion sur les opérations psychologiques, il affirme en même temps que le représentant d’une forme catégoriale est un contenu psychique qui consiste en une « forme de liaison psychique (psychische Verbindungsform) » ou une « liaison psychique (psychisches Band) » entre les actes fondateurs.21

24Si l’intuition catégoriale désigne la réalisation actuelle d’une synthèse fondée dans des actes, elle peut s’appuyer aussi bien sur des perceptions que sur des exemples arbitraires de la phantasia. L’imagination, « faculté » de l’irréel et du possible, s’avère ainsi un instrument utile non seulement à la phénoménologie, mais à toute science eidétique : elle permet la saisie de l’eidos invariant à travers la « variation eidétique ». On peut dès lors caractériser l’essence comme le produit non-contingent – c’est-à-dire nécessaire – dans les variations contingentes de l’imagination – l’intuition catégoriale est alors une Deckungsynthesis, une « synthèse de recouvrement ». Comme le dit Françoise Dastur, « le phénoménologue est à cet égard dans une position identique à celle du géomètre qui raisonne juste sur des figures fausses ».22

25 Pour résumer, il est légitime à la fois d’affirmer que « rien n’est […] plus à chercher derrière le phénomène, et la chose même que nous percevons est précisément celle qu’étudie le physicien »,23 et que ces essences ont un statut hypothétique – dans la mesure où elles ne rendent pas compte des objets de l’expérience (comme c’était le cas, par exemple, chez Kant) mais des modes de l’expérience. Cela implique la possibilité d’une pluralité ouverte de ces modes, chacun avec son a priori– sa sphère d’essences formelles ou matérielles. Quelle que soit, donc, la liberté de l’imagination, celle-ci ne s’étend pas au-delà des vérités d’essence, dont la donation est indifférente au caractère perceptif ou fictif de l’objet.

« Il est alors indifférent qu’une essence de ce genre soit effectivement donnée ou non dans une expérience actuelle. Et même si la libre fiction venait, par on ne sait quel miracle psychologique, à forger des données d’un type nouveau par principe (par ex. des données sensibles) qui ne seraient encore présentées et ne devraient encore plus tard se présenter dans aucune expérience, rien ne serait changé à la façon originaire dont se donnent les essences correspondantes ; et pourtant les données forgées par l’imagination ne sont et ne seront jamais des données réelles (wirkliche). »24

La fonction herméneutique de l’imagination.

26La critique heideggérienne de la science moderne dans la conférence de 1938 La fondation de l’image moderne du monde par la métaphysique (devenue « L’époque des « conceptions du monde » » dans Chemins qui ne mènent nulle part (1950)) est à mettre en rapport avec la première percée, dans cette conférence, de la « question de la technique » et avec l’interrogation qu’entreprend Heidegger dans le sillage de Nietzsche sur la « menace de la science » (Die Bedrohung der Wissenschaft (1937)). En effet, Heidegger identifie explicitement dans ce texte l’ « essence de la technique moderne » et l’ « essence de la métaphysique moderne ». La détermination de l’essence de la science moderne prend place dans ce cadre.

27On peut résumer l’argument de Heidegger ainsi : l’essence de la science moderne est d’être recherche. Recherche veut dire investigation (Vorgehen), terme par lequel il ne faut pas comprendre simplement la méthode, mais une structure globale articulant : 1. l’ouverture d’un domaine d’objets (qui deviennent ainsi accessibles à l’explicitation) ; 2. le projet (Entwurf) d’un plan (Grundriss) déterminé des phénomènes de la nature ; 3. la « méthode » (Verfahren) qui assure la rigueur du projet. Pour montrer que ce concept de la science moderne n’est pas arbitraire, Heidegger analyse le rapport qui s’établit dans la science moderne entre la loi scientifique et l’expérience. L’expérience exploratoire (Forschungsexperiment) moderne est tout à fait différente de l’experimentum médiéval ou de l’empeiria antique :

« Car ici [dans l’experimentum et l’empeiria] manque de bout en bout l’élément décisif de l’expérience scientifique moderne. Celle-ci commence avec l’hypothèse d’une loi. Proposer une expérience signifie : représenter une condition d’après laquelle un ensemble de mouvements peut être suivi dans la nécessité de son déroulement, c’est-à-dire : peut d’avance être rendu apte au contrôle du calcul. »25

28La représentation d’une loi (son « invention » au sens étymologique du terme) n’est donc pas l’œuvre de la fantaisie poétique, et ne l’est jamais.

« Pareil mode de représentation, dans lequel et par lequel l’expérience commence, n’est donc point arbitraire imagination. C’est pourquoi Newton pouvait dire : hypotheses non fingo, les hypothèses ne sont pas inventées arbitrairement. Car elles ont été déployées à partir du plan de la nature et inscrites en lui. »26

29La condition de possibilité de l’expérience exploratrice se trouve donc dans le projet exact de la nature, c’est-à-dire dans le projet de l’étant comme être-subsistant (das Vorhandene) et, en dernière instance, comme fonds disponible (Bestand). Ce projet lui-même se comprend à partir de la métaphysique des Temps m odernes : l’homme s’affirme comme le « sub-jectum insigne », comme le fundamentum absolutum inconcussum veritatis (le fondement reposant en soi et inébranlable de la vérité au sens de la certitude), se libérant ainsi de l’autorité du dogme et de la vérité révélée.

30L’irruption de la modernité n’est donc pas seulement une nouvelle étape historique, mais elle a pour Heidegger une signification historiale, dans la mesure où s’institue une nouvelle compréhension de l’être et de la vérité. L’émancipation de – le fait de s’affranchir de la certitude révélée –, dont on saisit immédiatement l’importance historique, s’accompagne d’une émancipation vers – le fait, pour le sujet, de s’assurer du vrai en tant que certitude de son savoir – beaucoup plus problématique. En effet, le sujet se rapporte à l’étant sur le mode de la représentation, dans laquelle l’étant est réfléchi – destitué de son altérité et restitué à la mesure imposée par le sujet.

« Re-présenter signifie ici : faire venir devant soi, en tant qu’ob-stant (Entgegenstehendes) ce qui est-là-devant (das Vorhandene), le rapport à soi, qui le représente, et le ré-fléchir dans ce rapport à soi en tant que région d’où échoit toute mesure. »27

31Un rapport circulaire se met dès lors en place : c’est la certitude du sujet qui fonde la recherche scientifique, mais c’est l’efficacité de cette recherche qui assure le sujet dans sa certitude (circularité qui se retrouve dans l’explication : celle-ci fonde l’inconnu sur le connu, tout en avérant le connu par l’inconnu). Ce rapport est total, dans ce sens qu’il ne permet à rien d’échapper à la représentation : le monde, l’étant dans son ensemble devient ainsi image conçue (Weltbild). On pourrait maintenant comprendre rétrospectivement l’indifférence de l’eidos phénoménologique au caractère intuitif ou fictif du remplissement comme une situation de la phénoménologie husserlienne dans l’horizon de la représentation caractéristique de la métaphysique du sujet. En effet, à plusieurs reprises, Heidegger rapproche Husserl et Descartes quant au souci de fonder la vérité de la science à partir de la certitude du sujet.28

32Quoi qu’il en soit, l’analyse heideggérienne de la représentation en rapport avec la notion de Weltbild met l’accent sur un fait significatif :

« Ce n’est que par et après Descartes que le réalisme se voit placé dans l’obligation de prouver la réalité du monde extérieur et de sauver l’étant-en-soi. »29

33Heidegger oppose au sozein ta phainomena des Grecs (« l’homme, pour accomplir son assignation, doit rassembler ce qui s’ouvre en son ouverture (légein), le sauver (sozein) et le maintenir dans un pareil recueil tout en restant exposé aux déchirements du désarroi (aletheuein) »30), ce « sauver l’étant en soi » moderne, ce qui rend compte de l’ampleur dans le changement de direction du « regard » sur l’étant : pour les Grecs, l’homme est regardé par l’étant, tandis que pour les modernes, c’est d’abord l’homme qui regarde l’étant. C’est que, derrière la certitude du regard du sujet, s’annonce une incertitude abyssale :

« Dans l’ouvert sans retrait advient à soi la phantasia, c’est-à-dire le venir au paraître (zum Erscheinen-Kommen) du présent comme tel pour l’homme qui est, de son côté, présent pour ce qui apparaît. L’homme comme sujet représentant, par contre, se livre à des fantaisies, c’est-à-dire se meut dans l’imagination dans la mesure où sa représentation imagine (einbildet) l’étant comme objectif dans le monde conçu comme image. »31

34Si, comme l’affirme Heidegger, « l’être-sujet de l’homme n’a jamais été, ni ne sera jamais, l’unique possibilité de fruition pour l’homme historial »32 et si la tâche qui s’impose à la philosophie – la métaphysique du sujet ouvrant la possibilité de sa suppression par l’anthropologique – c’est le dépassement de cette métaphysique par un « questionnement plus originel […] de la vérité de l’être »,33 ce questionnement – appelé dans Être et Temps « destruction » – doit être d’abord dirigé vers l’œuvre qui représente l’instauration du fondement de la métaphysique moderne, c’est-à-dire la Critique de la raison pure de Kant.34 Il n’est dès lors pas étonnant que la « remontée » vers le fondement de la métaphysique prend, dans le Kantbuch, la forme d’une remontée de l’imagination empirique, reproductive, vers l’imagination transcendantale, productive, identifiée comme la racine commune des facultés du sujet (sensibilité et entendement). Cette remontée a pour fonction d’indiquer le lucus a non lucendo de la métaphysique moderne : le rien (das Nichts). 

35Dans la mesure où, chez Kant, le schème de l’imagination est une détermination apriori du temps, faite d’après une certaine règle,35 Heidegger pense retrouver chez Kant une thèse essentielle de sa propre conception, à savoir que la temporalité est l’horizon transcendantal de la compréhension de l’être. Mais, précise Heidegger, le temps, et donc l’imagination, est auto-affection :

« Le temps comme affection pure de soi n’est pas une affection effective qui touche un soi concret : en tant que pur, il forme l’essence de toute auto-sollicitation. Donc, s’il appartient à l’essence du sujet fini de pouvoir être sollicité comme soi, le temps, auto-affection pure, forme la structure essentielle de la subjectivité. »36

36Penser la subjectivité comme « pouvoir être sollicité », c’est la penser comme transcendance, autrement dit comme Dasein, comme ouverture. Or, pour Heidegger, la transcendance exprime l’essence de la liberté humaine, qu’il qualifie d’abîme (Abgrund) du Dasein.

« La liberté est le fondement du fondement, la raison de la raison. […] Mais parce qu’elle est précisément cette base (Grund), la liberté est l’abîme (Abgrund) du Dasein. Non pas que la libre attitude individuelle soit infondée ; mais, par ce qui fait d’elle essentiellement une transcendance, la liberté pose le Dasein comme un pouvoir-être en possibilités multiples, lesquelles sont là béantes devant son choix d’être fini, c’est-à-dire dans son destin. »37

37La métaphysique butte sur la liberté, parce qu’elle bute sur le rien qui se cache au sein de la subjectivité – la question fondamentale de la métaphysique moderne n’est-elle pas : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » ? Mais, précise Heidegger, le rien est l’essence de l’être comprise à partir de la métaphysique38 : le non-étant par excellence, ce qui suspend la représentation.

38Il n’est pas étonnant dès lors que l’imagination ait une fonction positive pour indiquer ce qui suspend la représentation : Heidegger voit dans l’imagination davantage que la reproduction d’un donné ou l’illustration d’une idée, elle est production, non pas, comme le veut Sartre,39 de l’autre que présent, mais de l’autre que présence – ce qui la met dans la proximité de la phantasia grecque.40 On pourrait dès lors parler d’une « fonction herméneutique » de l’imagination et de ses productions, les fictions. Comme le précise Ricoeur, l’imagination est la condition pour libérer une « force référentielle de second degré ».41 En neutralisant le « ici et maintenant » de la présence, l’imagination se dirige vers un ailleurs, voire un nulle part. Une nouvelle référence est ainsi visée — cette « référence de second degré » est en réalité la référence primordiale du discours. En abolissant notre intérêt de premier degré pour le contrôle et la manipulation des « utils », le discours « laisse-être notre appartenance profonde au monde de la vie, laisse-se-dire le lien ontologique de notre être aux autres êtres et à l’être ».42

Notes de bas de page numériques

1 . Heidegger, « L’époque des « conceptions du monde » », in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr. par W. Brokmeier, Gallimard, 1962, p. 99 – 125.

2 . Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, trad. fr. par L. Guillermit, Vrin, 2001, p. 50 – 51.

3 . Husserliana (Œuvres complètes de E. Husserl, ci-après abréviées en Hua, selon l’usage)III/1, Ideen I, Martinus Nijhoff, La Hague, 1977 [trad. fr. Idées directrices pour une phénoménologie, par P. Ricoeur, Gallimard, 1950, § 70, p. 227].

4 . Ibid., p. 163.

5 . Françoise Dastur, « L’approche phénoménologique du problème de l’imagination », in Husserl, sous la direction de J. Benoist, Les cahiers de la philosophie, Cerf, 2008, p. 119.

6 . Hua III/1, p. 77.

7 . Husserl distingue l’imagination (conscience d’image) de la phantasia. Face à la perception (sphère des présentations), la phantasia désigne la sphère des présentifications, des modifications des présentations. Dans la phantasia, on distingue les présentifications thétiques (souvenir et attente) et non thétiques (pure phantasia, qui a comme corrélat le Fiktum). Husserl distingue de celles-ci la conscience d’image (présentification par l’entremise de l’image). F. Dastur propose de traduire l’allemand Phantasie par « imagination libre » : « …ce que les Allemands nomment Phantasie et que l’on pourrait peut-être traduire par imagination libre, par contraste avec l’imagination considérée comme une des facultés de l’esprit, l’Einbildungskraft, terme que Husserl utilise d’ailleurs assez peu. » (op. cit., p. 107).

8 . Hua XIX/2, Logische Untersuchungen. Zweiter Band, Martinus Nijhoff, La Hague, 1984 [trad. fr. Recherches logiques. Tome3, par H. Elie, A. L. Kelkel et R. Schérer, puf, 1974, p. 162].

9 . Ibid., p. 217.

10 . Ibid., p. 161.

11 . Jocelyn Benoist, « Sur le concept de “remplissement” », in Husserl, sous la direction de J. Benoist, Les cahiers de la philosophie, Cerf, 2008, p. 210 – 211.

12 . Ibid., p. 219.

13 . Hua III/I, p. 17 – 18.

14 . Hua XIX/2, p. 183.

15 . Laszlo Tengelyi, « L’expérience et l’expression catégoriale », in Studia universitatis Babes-Bolyai, Philosophia, xliv, 1 – 2, 1999, p. 38.

16 . Laszlo Tengelyi, op. cit., p. 38 – 39.

17 . Hua XXIII, Phantasie; Bildbewusstsein, Erinnerung, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht-Boston-London, 1980 [trad. fr. Phantasia, conscience d’image, souvenir, par Raymond Kassis et Jean-François Pestureau, Jérôme Million, 2002, p. 504].

18 .  Virgil Draghici, Logica si adevar, Casa cartii de stiinta, Cluj, 2003.

19 . Hua XIX/2, p. 173 – 174.

20 . Virgil Draghici, op. cit., p. 40.

21 . Husserl rejette par la suite cette théorie de la représentation catégoriale. À ce propos, v. E. Tugendhat, Wahrheitsbegriff bei Husserl und Heidegger, W. de Gruyter & Co, Berlin, 1970, cité par Virgil Draghici, op. cit., p. 40 – 41.

22  Françoise Dastur, op. cit., p. 115.

23 Ibid., p. 119.

24 Hua III/1, p. 25.

25 . Heidegger, « L’époque des « conceptions du monde » », in Chemins qui ne mènent nulle part, p. 106 – 107.

26 . Ibid., p. 107.

27 . Ibid., p. 119.

28 . Voir par exemple GA 17, Einführung in die phänomenologische Forschung (1923/24), Vittorio Klostermann, Frankfurt / Main, 1994, p. 268 suiv.: « Le souci de la certitude (Gewissheit) est ici [chez Husserl] un souci de la formation de la science (Sorge der Wissenschaftausbildung). Transformation et reformation de la science à partir d’une science présente, transformation de la psychologie et de la théorie de la connaissance de Descartes en la science fondamentale qu’est la phénoménologie de la conscience. » (notre traduction).

29 . Heidegger, « L’époque des « conceptions du monde » », in Chemins qui ne mènent nulle part, p. 129.

30 . Ibid., p. 119.

31 . Ibid., p. 138.

32 . Ibid., p. 144 – 145.

33 . Ibid., p. 131.

34 . Heidegger, GA3, Kant und das Problem der Metaphysik, Vittorio Klostermann, Frankfurt / Main, 1965 [trad. fr.Kant et le problème de la métaphysique, par A. de Waelhens et W. Biemel, Gallimard, 1953, p. 57 et suiv.]. Dans Être et Temps (p. 67 – 68), le plan de la « destruction de l’histoire de l’ontologie » prévue pour la seconde partie — jamais parue — du traité, s’articule en trois étapes : « 1. La doctrine kantienne du schématisme comme pierre d’attente pour une problématique de la temporalité. 2. Le soubassement ontologique du « cogito sum » de Descartes et la reprise de l’ontologie médiévale dans la problématique de la « res cogitans ». 3. Le traité d’Aristote sur le temps et sa vertu discriminatoire pour mesurer en sa base phénoménale et en ses limites l’ontologie antique. » On voit ainsi qu’entre 1927 et 1938 les jalons de la pensée historiale de Heidegger ne changent pas radicalement.

35 . Kant, Critique de la raison pure, trad. fr. par J. Barni, revue par P. Archambault, GF-Flammarion, Paris, 1987, p. 192.

36 . Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, p. 244.

37 . Heidegger, « L’être-essentiel d’un fondement ou « raison » », trad. fr. par H. Corbin, in Questions I, Gallimard, 1968, p. 156 – 157 (trad. modifiée).

38 . Heidegger, « L’époque des « conceptions du monde » », in Chemins qui ne mènent nulle part, p. 146.

39 . Sartre, L’imaginaire, Gallimard, 1940, p. 343 et suivantes.

40 . Nous laissons de côté la question, légitime en soi, du passage de ce concept de l’imagination transcendantale au concept de l’imagination comme modification de la perception, et celle de l’impact de ce passage sur le statut de la fiction.

41  Paul Ricoeur, « L’imagination dans le discours et dans l’action », in Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Seuil, 1986, p. 245.

42 . Ibid., p. 246.

Pour citer cet article

Adinel Bruzan, « Fiction et science », paru dans Alliage, n°65 - Octobre 2009, Fiction et science, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3379.


Auteurs

Adinel Bruzan

Professeur agrégé de philosophie au lycée Jehan Ango de Dieppe. Doctorant à l’université Paris XII, où il a enseigné comme moniteur, ses recherches portent sur la philosophie moderne et contemporaine — en particulier la phénoménologie et l’herméneutique. Il a notamment publié « Logique et théorie phénoménologique des émotions » , Organon, n° 36, 2007