Alliage | n°65 - Octobre 2009 Sciences, Fictions, Philosophies, 

J. M. C. Chevalier  : 

La science porte-t-elle sur des fictions ?

Pierce et le réalisme structural
p. 89-99

Plan

Texte intégral

1Sur quoi portent les sciences ? La question ne semble pas poser de problème pour les sciences empiriques : la mécanique s’intéresse aux propriétés des corps, la biologie à celles du vivant, la sociologie étudie la société, etc. Les objets mathématiques sont plus difficiles à cerner : objets de l’intuition empirique (John Stuart Mill), d’une intuition pure (Kant), abstractions (Locke), essences (Husserl), idées… Quelle que soit la théorie dont on se dote, une construction minimale est requise, soit pour accéder à eux, soit pour leur conférer une réalité. Ce constat peut jeter un soupçon sur les objets des sciences empiriques : ne sont-ils pas d’une certaine façon également les produits de constructions ? Sont-ils pour autant fictifs, et si oui, le sont-ils au même titre que les créations littéraires ? Il nous semble que Charles Peirce propose une réponse subtile et nuancée à ces deux questions, et c’est pourquoi nous le prenons ici pour guide.1

La poiesis des objets scientifiques et littéraires

2En mathématique, une forme minimale de constructivisme fait aujourd’hui consensus, car d’évidence les objets mathématiques ne sont pas donnés aux sens. La construction est-elle psychologique ou logique, est-elle un préalable à la contemplation pure, est-elle création ou moyen de découvrir ?

3On peut raisonnablement admettre que ce type de construction est fait dans l’esprit humain mais dépasse la particularité des procédures psychologiques : un objet mathématique n’est pas produit à partir de telle ou telle expérience, mais de toute expérience, c’est-à-dire de sa forme. Dans ce kantisme minimal, les objets de l’arithmétique et de la géométrie supposent seulement temps et espace purs.

4C’est parce qu’elles sont construites dans l’intuition pure que les propositions mathématiques ont pu être dites synthétiques a priori. On se demande rarement pourquoi une construction devrait être synthétique. N’est-elle pas au contraire une analyse des propriétés du sens externe pour la géométrie, du sens interne pour l’arithmétique ? Douze n’est pas contenu analytiquement dans 7 + 5, répondra-t-on, c’est-à-dire que par décomposition spécifique de l’addition, on n’a aucune chance de tomber sur le résultat de la sommation : celle-ci est synthèse. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’est une synthèse.

5Peirce n’abandonne pas la synthèse a priori, comme on le lit souvent. Mais il relativise les distinctions. Ainsi estime-t-il qu’une proposition mathématique est épistémiquement synthétique, au sens de sa nécessaire schématisation dans l’imagination, mais logiquement analytique, au sens où elle est déduite du diagramme. La synthèse ne fait donc que préparer une déduction, corollarielle si elle se lit à même le diagramme, théorématique si celui-ci expose seulement des prémisses auxquelles s’ajouteront d’autres relations perçues.2

6En somme, ce que fait la synthèse est une production de liaison dont le critère est la cohérence. Dans la construction, les éléments doivent « tenir ensemble ». Ce souci de cohérence s’oppose à la correspondance, comme l’intelligibilité à la vérité : il ne s’agit pas de décrire fidèlement le monde, mais de mieux le comprendre.

« Que la géométrie contient des propositions que l’on peut comprendre comme étant des jugements synthétiques a priori, je ne le conteste pas. … Mais la difficulté est que, considérées comme applicables au monde réel, elles sont fausses. » (nem 4.82)3

7C’est ce que Peirce nomme synthèse d’intelligibilité qui est la forme la plus haute de la synthèse. Or elle décrit l’activité du romancier aussi bien que celle du mathématicien, car dans les deux cas il s’agit de donner à voir et à penser à même la construction, et non de représenter autre chose :

« Le travail du poète ou du romancier n’est pas vraiment si différent de celui de l’homme de science. L’artiste présente une fiction ; mais elle n’est pas arbitraire ; elle exhibe des affinités auxquelles l’esprit donne une certaine approbation, en les déclarant belles, ce qui, si ce n’est pas exactement la même chose que de dire que la synthèse est vraie, est quelque chose qui relève du même genre. Le géomètre dessine un diagramme, qui s’il n’est pas exactement une fiction, est au moins une création, et au moyen de l’observation de ce diagramme, il est capable de synthétiser et de montrer des relations entre des éléments qui auparavant semblaient n’avoir aucune connexion nécessaire. » (w 6.187)

8La « vérité » de la fiction littéraire est immanente à la fiction, de même que la vérité d’un diagramme est le diagramme lui-même. Qu’est-ce à dire ? Il n’y aurait pas de sens à se demander si Antiochus voterait pour Obama, car il n’existe pas hors du texte de Racine, sans pour autant être réduit à la somme de ce que Racine en dit : il a un corps, de même que Booz a une profondeur que le poème d’Hugo ne nous fait qu’entrevoir, et qu’Eugénie Grandet a été une fillette dont Balzac ne nous dit rien. Autrement dit, une fiction appartient à un univers – notion introduite en logique par DeMorgan et théorisée par Peirce – dont elle ne peut être extraite, car cet univers donne la règle qui permet de la considérer comme une réalité concrète. De même que Eugénie Grandet ne dit pas le tout d’Eugénie Grandet mais exhibe tout ce qui est vrai d’elle dans son univers, de même le dessin de tel triangle ne représente pas tout triangle, mais il offre sous un jour concret les relations abstraites du triangle :

« Les réalités nous forcent à mettre certaines choses en une relation très proche et d’autres moins, d’une manière extrêmement compliquée, et pour le sens lui-même, inintelligible ; mais c’est le génie de l’esprit qui collecte tous ces indices de sens, leur ajoute énormément, les rend précis, et les montre sous une forme intelligible dans les intuitions de l’espace et du temps. L’intuition permet de considérer l’abstrait sous forme concrète, par le fait d’hypostasier de manière réaliste des relations ; c’est la seule et unique méthode de pensée valable. » (w 6.187)

9Les mathématiques forment une « hypostase réaliste des relations ». Elles exhibent des rapports bien réels entre des objets qu’il est impossible de montrer. Il en va de même dans l’invention littéraire : Eugénie est réellement la fille du père Grandet, tout fictifs que soient ces deux personnages. Un roman est à sa manière une « figure diagrammatoïdale », dont le but est de « faire comprendre des états de choses, qu’ils soient expérimentés, lus ou imaginés. » Or

« le où et le quand de l’expérience particulière, l’occasion ou toute autre circonstance identifiant la fiction particulière à laquelle le diagramme doit être appliqué, sont des choses qui ne sont pas capables d’être exhibées diagrammatiquement. » (cp 3.419, 1892)

10Peirce nous dit là qu’un diagramme est sa propre icône, et non l’indice de ce qui n’est qu’une fiction à quoi il s’applique.

11Ce n’est certainement pas à dire que les mathématiciens racontent des histoires à la manière des romanciers. Faut-il alors exclure les fictions de leur méthode ?

« Devrions-nous exclure le travail de création poétique d’hypothèses soit pour créer un système mathématique idéal soit simplement pour exprimer un problème scientifique ou pratique particulier en termes mathématiques, du domaine du raisonnement mathématique pur ? » (cp 4.238, 1902)

12Le spécialiste de Peirce, Daniel Campos, a récemment montré qu’il n’en est rien : la position de Peirce est plutôt que la création des hypothèses mathématiques est poétique, mais pas seulement.4 Quoi qu’il en soit, Peirce relève d’une tradition qui regarde les vérités mathématiques comme « hypothétiques », au sens mathématique de l’hypothèse : elles ne concernent pas des faits du monde, mais sont dérivées de postulats de départ qui sont tenus pour vrais.

« Les mathématiques sont l’étude de ce qui est vrai d’états de choses hypothétiques. C’est leur essence et leur définition. » (cp 4.233, 1902)

Rôle de la continuité dans la production des fictions

13Par l’hypostase réaliste des relations, les mathématiques se dotent donc d’objets « hypothétiques » analogues aux êtres des fictions littéraires. Dès lors, libres à elles de créer les monstres les plus bizarres, des monstres de Frankenstein algébriques comme les nombres complexes aux adunata géométriques à vingt-cinq dimensions. Un procédé en particulier doit retenir l’attention, qui a trait à un « brouillage » de la continuité.

14À l’origine, la continuité caractérise les créations de la géométrie mais pas l’algèbre :

« Chaque branche des mathématiques est l’étude des relations impliquées dans un système idéal. Je pourrais dire un système idéal infini ; car les systèmes finis, tels que l’icosaèdre, constituent seulement des sujets d’étude subordonnés. Dans ces systèmes infinis, il y a deux genres, le discret, ou nombre, ou le continu, ou espace. » (nem 2.225)

15Dès lors, une des manières pour les mathématiques de construire des fictions est de considérer comme discrètes des entités essentiellement continues. Par exemple, les infinis et infinitésimaux sont « des limites fictives de quantités continues » (cp 3.216, 1880).

16Pour la même raison, la notion d’individu n’est pas logiquement acceptable : il ne s’agit que de la limite imaginaire d’une série de décompositions ou déterminations infinies. En effet, un individu, s’il existe, est soumis au principe de détermination complète. Or, dans nos représentations, chaque être est potentiellement déterminable, de sorte qu’aucun n’est un atome logique. Dans les termes de Peirce, une infima species est une pure fiction en logique (cp 3.19, 1867).

17Cela n’est pas sans conséquence sur notre compréhension des phénomènes physiques continus, à commencer par la pensée : en effet, de même que les points sur une ligne sont des limites n’ayant aucune réalité, de même parler d’une pensée ou d’une sensation, c’est hypostasier cette fois des individus (et non des relations), et leur donner une existence dont ils sont dépourvus pris un à un. La représentation d’une pensée complexe comme composée d’autres pensées ou sensations est analogue à l’idée qu’un mouvement en ligne droite est composé de deux mouvements dont il résulte (par sommation vectorielle par exemple) : « c’est une métaphore, ou une fiction, parallèle à la vérité. » (w 2.225) On produit ainsi un « ens rationis se rapprochant de très près de la nature d’une fiction. » (cp 6.174, 1906) Mais si un atome de pensée ou de sensation à un instant, c’est-à-dire la conscience immédiate d’une qualité, est une fiction, en revanche la qualité dont nous sommes immédiatement conscients est bien réelle (w 3.343).

18Les individus, qu’il s’agisse de personnes, d’objets, de particules ou de tout autre étant artificiellement individualisé, sont des fictions indispensables en science. L’individu Daniel Webster, par exemple, « est une classe embrassant Daniel Webster à moins de cinquante ans et Daniel Webster à plus de cinquante ans », de sorte que « le réel est une espèce de la fiction », car ce qui est logiquement singulier « n’existe pas comme absolument déterminé du tout. » À ce titre, l’« homme moyen » de Quételet, cet individu dont chacune des propriétés (quantifiables) est égale à la moyenne des propriétés de la population, est une fiction délibérément construite, mais en fait à peine plus fictive que l’individu tout court ! La technique de « poiétisation fictionnelle » est inverse au procédé précédent : il ne s’agit plus de découper artificiellement des grandeurs continues, mais au contraire d’appliquer la continuité à des cas où elle n’existe pas en réalité, en disant par exemple qu’il y a 10,7 habitants par kilomètre carré aux États-Unis. Ce procédé illustre « la grande utilité que les fictions ont parfois dans les sciences. » (w 3.278)

19Remarquons que c’est une manière de voir la construction du continu arithmétique à partir des nombres entiers :

« Outre le système des nombres entiers, nous utilisons souvent un schème de quantités liées ensemble comme les points sur une ligne. C’est utile même quand il n’y a pas de continuité parfaite dans les choses auxquelles il s’applique. Le schème de la quantité imaginaire en est simplement un qui est connecté comme les points d’un plan. (n 2.45, 1894)

20Les deux cas, excès ou défaut d’attention au continu, montrent qu’un fait n’est pas

« exactement l’histoire objective de l’univers pendant une brève période de temps, dans son état objectif d’existence en soi. » (cp 6.67, 1898)

21Un fait est une partie abstraite de cela : il est autant qu’une proposition peut en énoncer. Logique et langage sont intrinsèquement générateurs de fictions.

22Dès lors, tout n’est-il que fiction dans les sciences ? Si les individus sont construits, que les moyennes sont factices, que reste-t-il ? Pour ne pas sombrer dans une forme d’idéalisme où la réalité serait entièrement le produit de notre esprit, il convient de clarifier l’ontologie dont on se dote. L’enquête doit d’abord porter « sur ce qu’il y a », selon l’expression de Quine : admet-on des êtres vagues, des réalités générales, des particuliers abstraits ? À cette décision est subordonné le caractère fictif ou non des objets de la science. Par exemple, les matérialistes qui n’admettent que de la masse et du mouvement

« sont obligés de dire que la loi n’est qu’une invention (figment) de l’esprit humain. (…) C’est en effet leur raison réelle pour en faire une fiction. » (cp 7.686, 1903)

23Mais, questionne Peirce, n’est-il pas absolument merveilleux que l’esprit soit capable de créer une idée dont il n’y ait aucun prototype dans la nature, une fiction grâce à laquelle il parvienne à prédire les résultats d’expériences futures ? Cela semble tellement peu vraisemblable qu’on peut y voir la réfutation du réductionnisme matérialiste. Si certains objets ou concepts de la physique sont des fictions, les lois sont probablement réelles, de sorte que la situation est un peu la même que celle des diagrammes mathématiques (et du roman) : le minimum est d’admettre un réalisme « structural ».

Le réalisme structural peircien (synthèse, hypothèse, loi)

24La question des lois de la nature est plus qu’un exemple parmi d’autres. Avec les lois, on passe à un niveau supérieur d’explication : il ne s’agit plus d’évaluer la réalité des objets de la science, mais celle des relations entre ces objets. En effet, les lois (empiriques) sont des propositions explicatives et prédictives portant sur les faits. De manière non kantienne, on admettra que ce sont des propositions synthétiques, au sens où elles attribuent des propriétés à des objets par une liaison qui n’aurait pu se faire indépendamment de certaines expériences particulières :

« Si nous disons qu’un genre de chose imaginable se produit ou ne se produit pas dans le monde réel, ou même dans n’importe quel monde de fiction bien établi (comme quand nous demandons si Hamlet était fou ou non), alors la proposition est synthétique. » (cp 4.43, 1893)

25La question est donc de savoir si cette liaison est une création poétique de l’imagination. Dire à la manière de l’instrumentalisme que les lois sont des constructions théoriques dans le cadre d’un système, c’est les rendre dépendantes de l’esprit humain. Cela correspond précisément à la définition de la fiction :

« Le fictif (fictive) est ce dont les caractères dépendent de ce qu’une personne lui attribue comme caractères ; et l’histoire est, bien sûr, la pure création de la pensée du poète. » (cp 5.152, 1903)

« Une invention (figment) est un produit de l’imagination de quelqu’un (…). Ce dont les caractères sont indépendants de la façon dont vous ou moi pensons est une réalité extérieure. » (cp 5.405-408, 1878)

26Or selon Peirce, nos énoncés sur les lois de la nature ne sont pas des fictions mais des hypothèses. L’hypothèse est un type de raisonnement qui doit être d’autant plus rigoureux qu’il ne touche l’universel et le nécessaire que par analogie avec l’universalité et la nécessité philosophiques. Les propositions synthétiques a posteriorisont en effet toutes fausses, au sens où elles s’approchent le plus possible de la vérité (il n’est pas vrai sub specie aeternitatis que tous les corbeaux sont noirs ou que la Terre tourne autour du Soleil). Sont-ce pour autant des fictions ? Le génie de l’esprit inventeur de fictions est-il identique au génie de la synthèse ? L’induction et l’hypothèse à partir de l’expérience supposent, il est vrai, un talent mystérieux :

« C’est vraiment magique qu’en examinant une partie d’une classe nous puissions savoir ce qui est vrai de l’ensemble de la classe, et qu’en étudiant le passé nous puissions connaître le futur ; en bref, que nous puissions connaître ce que nous n’avons pas expérimenté ! » (w 2.263)

27Mais ce talent cache en fait une procédure logique réglée.

28Dès lors, plusieurs positions quant aux lois de la nature sont possibles. Soit l’on estime que les lois sont des hypothèses, et comme telles, des fictions ; soit l’on tente de distinguer entre hypothèse et fiction : les lois sont des produits de la synthèse hypothétique et non simplement de l’imagination créatrice ; soit l’on estime que les lois de la nature sont davantage que des hypothèses.

29Si Peirce ne peut se résoudre à la première attitude, c’est parce que le statut des lois est différent de celui de leurs objets. Ceux-ci sont construits en fonction de leur utilité et maniabilité dans des théories. Les lois ne sont en revanche pas construites, mais induites, ou plus exactement « abduites » : elles résultent d’une activité de synthèse qui révèle des relations réelles. De même que sur la feuille de papier le triangle est construit mais la somme de ses angles seulement observée, de même les lois ne sont pas inventées mais imposées par les contraintes de la réalité. Elles supposent il est vrai une forme de trouvaille, mais ce génie de la synthèse est une qualité spécifiquement scientifique, sans analogue dans la création artistique : il s’agit d’un raisonnement statistique d’échantillon à classe, qui, en termes syllogistiques, conclut une règle à partir d’un cas et du résultat du syllogisme déductif correspondant.

30C’est probablement une des raisons pour lesquelles Peirce s’achemine de plus en plus vers une solution du troisième type, savoir, un réalisme des lois de la nature. À ce titre, les déclarations de Peirce l’inscrivent incontestablement, du moins à partir des années 1880, dans le camp du réalisme scolastique. Mais la réalité de la loi en tant qu’universel n’implique pas que tous les objets imaginés auxquels elle est dite s’appliquer (électrons, quarks, etc.) soient existants. Comme le propose Worrall, on peut ne pas accepter le réalisme scientifique standard, selon lequel nos théories correctes sont des descriptions appropriées des objets inobservables, sans pour autant plonger dans l’anti-réalisme. La solution est d’adopter un réalisme structural qui ne nous engage épistémiquement qu’au contenu mathématique ou structural de nos théories.

31Ce réalisme structural rapproche fortement Peirce de Poincaré, voire de Duhem, dont les positions sont notoirement instrumentalistes. Or il est possible d’être, à leur différence, pleinement réaliste quant aux lois, tout en considérant par ailleurs que nos propositions synthétiques ne sont que des hypothèses dans des théories.

32Les hypothèses sont pour Peirce non pas les lois mais les structures théoriques qui les entourent : elles approchent la vérité sans qu’il leur soit nécessaire d’être exactes  pour garantir la réalité des lois de la nature.

« Quand une formule de ce genre est découverte, on ne l’appelle plus une formule empirique, mais une loi de la nature ; et on en fait tôt ou tard la base d’une hypothèse qui doit l’expliquer. Ces formules simples ne sont généralement pas, et peut-être même jamais, exactement vraies, mais elles n’en sont pas moins importantes pour autant ; et le grand triomphe de l’hypothèse vient quand elle explique non seulement la formule, mais aussi la déviation de la formule. Dans le langage courant des physiciens, une hypothèse de cette importance s’appelle une théorie, tandis que le terme hypothèse est limité aux suggestions qui ont peu de preuves en leur faveur. » (w 3.333-334)

33Nous avons vu que Peirce estime fictive la décomposition d’un mouvement en deux autres dont il résulterait, par exemple, une cycloïde en un mouvement de translation et un mouvement de rotation (w 2.225). Dire qu’une planète reste sur son orbite circulaire grâce à la compensation des forces centrifuge et centripète, c’est introduire des fictions, de même que dire que a doit cent cinq dollars à b et b cent dollars à a (au lieu de dire simplement que a doit cinq dollars à b) : l’effet est le même, mais c’est une fiction de comptable ; la force centrifuge est une simple formule,

« due à l’emploi de coordonnées polaires à la place des coordonnées rectangulaires », « sans rien du tout lui correspondant dans la nature » (cp 7.468, c. 1898)

34Peut-on alors distinguer entre forces arbitrairement créées (par la règle du parallélogramme par exemple) et puissances réellement efficaces ? C’est là qu’intervient le réalisme nomologique de Peirce :

« Si deux forces sont combinées selon le parallélogramme des forces, leur résultante en est une troisième, réelle. Pourtant, toute force peut, par le parallélogramme des forces, se résoudre mathématiquement en la somme de deux autres, d’une infinité de manières différentes. De telles composantes ne sont cependant que de pures créations de l’esprit. Quelle est la différence ? Pour autant qu’il n’en va que d’un événement isolé, il n’y en a pas ; les forces réelles ne sont pas plus présentes dans la résultante que n’importe quelle composante que le mathématicien peut imaginer. Mais ce qui fait que les forces réelles sont réellement là est la loi générale de la nature qui les appelle, et qui n’appelle aucune autre composante de la résultante. » (cp 1.366, 1887)

L’anti-fictionnalisme peircien

35Il reste à lever la confusion entre fiction et hypothèse qui a pu s’immiscer à la faveur de nos explications. Les objets mathématiques sont, dit Peirce, des « hypothèses ». Mais il convient d’entendre ce mot dans son sens mathématique, platonicien, d’axiome : les vérités mathématiques ne sont pas anhypothétiques, au sens où elles sont obligées de se doter d’un certain nombre de règles et d’objets avant toute « contemplation » des vérités. Autrement dit, pour observer les relations réelles entre objets mathématiques, il est nécessaire de créer au préalable ces objets. Il nous semble donc que lorsque Peirce, en revendiquant explicitement la filiation platonicienne, dit que les vérités mathématiques sont des hypothèses, il serait plus prudent de dire qu’elles portent sur des fictions.

36Les fictions s’opposent en ce sens à ce qui existe dans le monde physique. C’est à ce titre que les propositions mathématiques sont toutes fausses : elles ne parlent pas du monde. C’est la raison aussi pour laquelle il nous semble qu’on ne peut en inférer un fictionnalisme peircien : les théories physiques, elles, si elles ont également recours à la construction de fictions, visent néanmoins à dire le vrai du monde.

37Or il est essentiel de souligner que si les objets mathématiques sont des fictions, au sens où ce qu’elles disent du monde extérieur est faux cela n’en fait pas des fictions au sens où ils n’auraient aucune réalité. Ce dernier sens est pour Peirce le seul qui caractérise proprement la fiction. Pour lui, fiction et réalité sont des contraires. Les objets mathématiques, tout en étant des fictions au sens que nous avons défini (c’est-à-dire des créations « poiétiques », que Peirce appelle « hypothèses »), sont réels. Il faudrait en fait entrer dans le détail de l’évolution du réalisme peircien et de sa théorie du continu, ce qui n’est pas notre objet. Mais nous espérons que notre développement précédent montre que Christophe Bouriau a tort d’opposer Peirce à Vaihinger en s’appuyant sur la citation suivante :

« Il n’est pas correct de parler de lignes et de surfaces comme si c’était quelque chose que nous faisons. Les lignes et les surfaces sont des emplacements qui sont là, que nous les pensions ou non. Elles sont là [indépendamment de nous], au sens où nous pouvons penser sans absurdité leur présence sans qu’elles aient à être tracées. » (cp 2.387)

38Christophe Bouriau en tire argument pour dire que Peirce est un réaliste des objets mathématiques, et ne peut les considérer comme des fictions. Nous ne contestons pas du tout l’opposition à Vaihinger, mais elle se fait selon nous sur d’autres bases. Peirce est un réaliste qui considère que les objets mathématiques sont construits comme des fictions. Ce sont les relations entre ces objets qui sont absolument indépendantes de notre esprit. Nous ne faisons pas de Peirce un fictionnaliste. Loin de lui l’idée que les qualités abstraites (la mollesse) ou les objets concrets (une chaise) seraient des fictions utiles – c’est la thèse d’Ernst Mach, que Peirce réprouve.

« Je dis qu’être mou, pour un métal, c’est être relié à une qualité particulière, la mollesse. » (ms 403, 1903)5

39En d’autres termes, ce qui est réel, ce sont les qualités, les objets physiques, et les lois qui relient ces qualités à ces objets. Ce que nous pouvons dire de ces lois est hypothétique, au sens cette fois d’un raisonnement incertain. C’est en ce sens qu’hypothèse et fiction s’opposent, et que leur confusion est dangereuse, comme le veulent à la fois Peirce et Vaihinger. En ce sens, ils sont plus proches que ne le suppose Bouriau, et Peirce aurait sans doute acquiescé à ce résumé de Die Philosophie des Als-Ob proposé par Bridel en 1913 :

« Or, l’hypothèse est un essai d’explication réelle, une tentative pour énoncer la cause d’un phénomène ou la nature d’un être ; l’hypothèse se soumet donc au contrôle de la vérification ; elle aspire à se voir confirmée par les faits, pour pouvoir se transformer alors en thèse positive, en doctrine. La fiction, elle, n’est qu’un procédé imaginé par l’esprit pour faciliter son travail : accompagnée (elle doit l’être) de la conscience de son caractère fictif, elle n’ambitionne aucune vérification ; le seul critère de contrôle auquel elle soit soumise, c’est celui de l’utilité, de la fécondité pratique. » (Bridel, p. 19-20)

40Là où Peirce ne peut rejoindre Vaihinger, c’est sur ce qui est fait dans la création de fictions. C’est pour lui une hypostase, une abstraction. Vaihinger en fait un procédé à part entière, reposant sur « l’intuition de l’analogie ». Or pour des raisons complexes de symétrie logique, Peirce a toujours résisté à voir dans l’analogie un raisonnement sui generis. Créer des fictions, c’est abstraire et non penser, et plus exactement, opérer une « préscision », dissociation ou discrimination (w 2.50). Quoi qu’il en soit, si ces opérations ouvrent la porte de l’univers mathématique, elles n’en donnent pas les lois, qui sont absolument réelles, et résultent non pas de « l’invention géniale de quelque truc, manifestement incorrect, mais fécond en beaux résultats » (Bridel), mais bien d’une procédure logique réglée permettant la mise au jour d’un pan général de la réalité.

41La position subtile de Peirce est significative de son épistémologie en général : son réalisme triadique (sur lequel les commentaires ont surtout insisté) s’inscrit dans un cadre d’enquête où règne l’incertitude, ce qui le rapproche d’auteurs notoirement instrumentalistes. Mais en retour, son attention aux constructions mentales ne verse pas dans le fictionnalisme. Cette manière de tenir ensemble les deux bouts de la chaîne lui permet de dire que nous approchons le monde à l’aide de fictions bien que le monde ne soit pas une fiction. Si mathématiques, physique et littérature font, chacun à leur manière, la même chose, savoir, des hypothèses sur des fictions, c’est bien la connaissance de la réalité, réalité des lois de la nature, des propriétés de l’espace ou des raisons du cœur, que nous visons dans toute enquête.

Notes de bas de page numériques

1 . Comme il est d’usage, cp renvoie aux Collected Papers de Peirce, w aux Writings, n aux contributions pour The Nation, et nem aux New Elements of Mathematics. Le premier chiffre correspond au volume, le nombre  après le point correspond à la page, sauf pour les cp où il indique le paragraphe. ms désigne un manuscrit inédit dans la numérotation du catalogue Robin.

2 . Cf. Chauviré, qui affirme cependant – contre la lettre de notre prochaine citation – que Peirce rejette le synthétique a priori.

3 . Pour des raisons que nous expliquons en dernière partie, nous ne prenons pas prétexte de cette assertion pour voir en Peirce un représentant du fictionnalisme, cf. l’article de Bogdan Rusu dans le présent volume.

4 . Cf. Daniel Campos, Op. cit., p. 482 : « Peirce's position is rather that the creation of mathematical hypotheses is poietic, but it is not merely poietic, and accordingly, that hypothesis-framing is part of mathematical reasoning that involves an element of poiesis but is not merely poietic either. »

5 . À ce stade, il deviendrait indispensable d’entrer plus avant dans l’évolution diachronique de la pensée peircienne. La déclaration réaliste de 1903 par exemple contredit explicitement cette remarque de 1873 : “Abstract terms do not denote any real thing but they denote fictitious things. An abstract object’s being white is conceived as being due to its being in some relation with a certain fictitious thing whiteness.” (w3.99)

Bibliographie

Christophe Bouriau, préface à La Philosophie du comme si de Hans Vaihinger, Philosophia Scientiae, Kimé, Paris, 2008, p. 2-14.

P. Bridel, « Des fictions dans la science et dans la vie humaine », Revue de Théologie et de Philosophie, n.s. 1.1, janvier 1913, p. 12-33.

Daniel Campos, « Peirce on the Role of Poietic Creation in Mathematical Reasoning », Transactions of the Charles S. Peirce Society, vol. 43, n° 3, été 2007, p. 470-489

Christiane Chauviré, « Schématisme et analyticité chez Peirce », Archives de philosophie, vol. 50, n° 3, 1987, p. 413-38

Charles Sanders Peirce,

Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Cambridge, Harvard University Press, C. Hatshorne and P. Weiss (ed.), vol. 1-6, 1931-5 ;

Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Cambridge, Harvard University Press, A. Burks (ed.), vol. 7-8, 1958 ;

The New Elements of Mathematics, C. Eisele (ed.), vol. 1-4, Mouton, The Hague, 1976.

Writings of Charles S. Peirce: A Chronological Edition, Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, vol. 1-6, 1982-2000.

J. Worrall, « Structural realism: The best of both worlds? », Dialectica 43, 1989, pp. 99–124.

Pour citer cet article

J. M. C. Chevalier, « La science porte-t-elle sur des fictions ? », paru dans Alliage, n°65 - Octobre 2009, La science porte-t-elle sur des fictions ?, mis en ligne le 30 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3377.


Auteurs

J. M. C. Chevalier

Professeur agrégé de philosophie, ancien élève de l’ENS (Ulm) et membre de l’institut Jean Nicod, il a enseigné comme moniteur à l’université Paris XII, où il prépare une thèse de philosophie sur les liens entre logique et psychologie dans l'oeuvre de Charles S. Peirce. Il a notamment publié Organon, n° 36, 2007, numéro spécial sur Logique des émotions (édité avec E. Cassan et R. Zaborowski).