Alliage | n°65 - Octobre 2009 Sciences, Fictions, Philosophies, 

Karl Sarafidis  : 

La rêverie de Bergson

Métaphysique et spiritisme

Plan

Texte intégral

Dans une conférence de Bergson, on peut lire une histoire qui dessine un univers digne des récits de science-fiction. Elle fut rapportée le 28 mai 1913 devant la Society for psychical Research de Londres, à l’occasion de la nomination du philosophe à sa présidence.

Cette société, fondée en 1882, a vu de grands noms honorer cette fonction : Henry Sidgwick, Hans Driesch (le biologiste), Arthur Balfour (celui de la déclaration de 1917), William James, Camille Flammarion (l’astronome français), parmi d’autres ; en bref, des spécialistes venus d’horizons très divers, qui se rassemblent dans le but commun d’étudier l’interaction mutuelle des esprits, ceux des morts comme ceux des vivants, mais aussi leur interaction avec l’environnement. Il s’agit de la science métapsychique ou de ce qu’on appellera dès les années trente, la « parapsychologie ». Le champ de recherche de cette discipline inclut des objets fantastiques nimbés de mystère et inexplicables du point de vue de la science positive. Reste à savoir si un jour, celle-ci pourra connaître, avec d’autres moyens que ceux dont elle dispose pour interroger la matière, ces différents phénomènes qui englobent :

  • la perception extrasensorielle : c’est-à-dire la télépathie (communication immédiate entre les esprits sans le moyen de signes), la clairvoyance (perception d’objets et de personnes sans l’intermédiaire des sens connus), la précognition (perception de l’avenir, de ce qui n’est pas encore) et la rétrocognition (perception d’événements passés, de ce qui n’est plus) ;

  • la psychokinésie (capacité de mouvoir des objets avec l’esprit)

  • les phénomènes de poltergeist, les apparitions et disparitions d’ectoplasmes ou émanations visibles de fantômes ;

  • les expériences vécues d’une mort temporaire, et plus généralement, les épreuves de sortie de l’âme hors de son corps ;

  • les guérisons « miraculeuses » du corps par la seule action efficace de l’esprit.

Tous ces phénomènes mettent en jeu un type remarquable d’interaction des esprits ou de l’esprit et de la matière, et supposent une modification extraordinaire de la représentation et de la volonté. De leur détermination, pourrait dépendre pour nous, une autre compréhension de l’étant. Voilà par où la métapsychique, nom forgé sur le modèle de la « métaphysique », rejoint les problèmes traditionnels de cette dernière ; ce qui explique qu’elle puisse intriguer le philosophe, sinon poser des problèmes particuliers au métaphysicien. Celui-ci ne peut donc se permettre d’écarter a priori ces phénomènes dits occultes, et si le savant peut leur trouver un intérêt, c’est dans la mesure où ils offrent un nouveau terrain d’études empiriques pour ce que l’on considérait jusque-là comme situé hors du champ de l’expérience scientifique, ou bien à l’extrême limite de celle-ci. Serait-il exagéré de parler ici d’expériences métaphysiques, au sens où elles dépassent l’expérience de la nature ? Si non, la question se pose de savoir : qu’y a-t-il donc de commun entre les choses qui sont méta ta physika et celles qui sont dites surnaturelles ?

La métapsychique. Faits et méthode

Nous ne pouvons feindre d’ignorer l’intérêt constant de Bergson pour ce qui ne constitue à nos yeux que de pures fictions de positivité scientifique relevant davantage de la superstition populaire que de l’observation empirique. Le philosophe prend activement part à des expériences d’hypnose, de magnétisme et de lucidité somnambulique sur de mystérieux cas humains, observés comme des sujets de laboratoire, en vue de dégager les lois de fonctionnement de l’esprit et de dévoiler l’étendue insoupçonnée de son pouvoir d’action sur la matière ainsi que sur les autres esprits. Par exemple, de 1905 à 1908, Bergson était membre d’une commission de l’Institut général psychologique chargée d’étudier celle qu’on appelait alors « la diva des savants » et qui étonnait toute l’Europe par ses capacités surnaturelles : Eusapia Palladino,1 une Italienne médium qui faisait fureur dans les laboratoires scientifiques à la fin du xixie siècle. Parmi ses spécialités, elle pouvait exercer un pouvoir magnétique en attirant à elle les objets, en les déplaçant et les soulevant dans les airs ; elle savait dessiner à distance, léviter dans les airs et se laissait pousser à volonté des membres ectoplasmiques ; mais surtout, et c’est beaucoup, elle avait l’art de vous faire apparaître des proches décédés. Il s’agit en fin de compte de savoir si l’esprit est capable de contredire les lois élémentaires de la matière inerte et vivante, telles que les connaissent la physique et par la biologie.

Que des hommes de science s’emparent de tels phénomènes ainsi qu’autant d’ouvertures sur un univers parallèle et cherchent à les appréhender comme des faits objectifs, cela nous semble aujourd’hui être le comble de l’aberration. Mais ne faut-il pas voir plutôt dans ces tentatives d’explications scientifiques le signe du scientisme le plus poussé dans la détermination de ce qui est ? Loin de trahir les aspirations scientifiques d’objectivité, l’inclusion de ces nouveaux objets dans les secteurs de la recherche témoigneraient dès lors de la confiance qu’avait la science en sa toute-puissance. En effet, plutôt qu’un savoir au contact du surnaturel, la métapsychique se pose comme science naturelle. On peut donc voir en elle, non plus une fille moderne de la sorcellerie mais un avatar nécessaire du positivisme naturaliste – moins une fiction de science (une science fictive) qu’une fiction nécessaire de la Science, c’est-à-dire une expression de celle-ci à son époque.

Cela nous conduit à questionner l’importance qu’attache Bergson lui-même aux faits dont s’occupe la Society. Peut-être qu’alors nous ne nous empresserions pas de considérer avec mépris toute la pensée du philosophe comme si elle était entachée et viciée par la superstition et l’animisme. Nous devons chercher à comprendre en quoi à l’inverse, la philosophie de Bergson nous retient de remettre en cause de façon apriori ce genre de phénomènes, et comment elle accorde au moins une légitimité à leur examen. Qu’est-ce qui, dans le bergsonisme, peut justifier (sans toutefois aller jusqu’à la fonder) la possibilité d’une science métapsychique ?2 Plus précisément : en quoi la métaphysique bergsonienne est-elle favorablement ouverte à une science du « paranormal » ? Qu’est-ce qui, en elle, autorise les études métapsychiques ?

Il faut dire que l’intérêt de Bergson à l’égard de la Society est relativement ancien : pour le théoricien du moi profond, la métapsychique constitue une psychologie des profondeurs qui étudie et scrute l’inconscient. Déjà en 1901, dans sa conférence sur « Le rêve », éditée dans le Bulletin de l’Institut général psychologique, Bergson avance l’hypothèse d’une influence télépathique des rêves. Pourtant, le même texte, repris en 1919, dans la collection d’essais et conférences, L’énergie spirituelle, n’en fait plus mention.3 Mais on comprend surtout que ce qui manque à la métapsychique pour se constituer comme science, c’est une méthode rigoureuse. Voilà sans doute ce qui pousse Bergson à prétendre :

« Je ne connais que par des lectures les phénomènes dont la Société s’occupe ; je n’ai rien vu, rien observé moi-même. »4

Qu’il n’ait pas voulu faire part de ses expériences en métapsychique, cela en dit long sur ses  réserves quant à la valeur scientifiquement établie de la méthode de ces recherches. Ni la méthode scientifique appropriée aux sciences positives traditionnelles ne convient, ni celle utilisée jusque-là par les savants eux-mêmes, n’ont le pouvoir d’emporter la conviction. Il s’agirait en fait, selon lui, d’une méthode hybride, un mixte de science historique et de pratique judiciaire : le chercheur en métapsychique se situant ainsi entre l’historien et le juge d’instruction, lorsqu’il doit d’une part, faire une étude critique de documents, recenser les faits marquants, et d’autre part, mener une enquête pour établir la fiabilité des témoignages. Il faut cependant reconnaître qu’il n’a pas d’autre moyen, au moins au début, pour aborder ces phénomènes, et ceci pour deux raisons : la première tient à ce que leur loi d’apparition (le terme est important quand on pense aux fantômes) nous échappe. Ce qui suppose qu’à la différence du fait historique, ces phénomènes de l’esprit sont susceptibles de se répéter. La seconde raison tient à ce qu’il n’est pas permis à chacun d’en être le témoin direct, tout comme le juge doit s’en remettre aux témoignages d’autrui pour évaluer de façon indirecte la véracité des faits mis en cause dans un tribunal.

Que Bergson ne renie pas pour autant l’attention toute particulière qu’il a toujours portée aux faits dont s’occupe la Society, c’est au moins le signe d’un optimisme de principe en faveur des recherches psychiques : il y a des terres inconnues à découvrir. Rappelons qu’il est surtout question de l’avenir plein d’espoirs des recherches psychiques. Pourquoi leur prédirait-il sinon de grandes découvertes à venir ? Car le penseur ne s’en cache pas dans son œuvre : il est convaincu de l’existence de la télépathie.5 Si les faits eux-mêmes ne sont pas mis en doute par le philosophe, c’est bien leur moyen d’établissement qui reste peu probant à ses yeux. Ce n’est donc pas tant la télépathie qui semble contestable que la méthode employée jusqu’ici pour l’interroger. Sans l’apport d’une méthode rigoureuse, on en est réduit à en soupçonner la réalité sans pouvoir la démontrer, c’est-à-dire qu’on se contente de vraisemblance. Les savants de la Society sont comme des enquêteurs qui doivent supposer cette réalité du fait à défaut de pouvoir le reconstituer, c’est-à-dire faute d’une méthode d’établissement qui rende possible sa répétition. Tout comme l’orage nous mettait devant le fait électrique avant même que nous eussions pu prétendre le connaître, et par conséquent, avant sa maîtrise en laboratoire par la science moderne, ce qui leur manque (et ce qui manquait à ceux qui observaient l’électricité de l’orage), c’est la connaissance des conditions qui permettent de déclencher le phénomène à leur guise et de le répéter artificiellement.

« Nous avons aussi bien pu passer, sans l’apercevoir, à côté de la télépathie. Mais peu importe. Un point est en tout cas incontestable, c’est que, si la télépathie est réelle, elle est naturelle, et que le jour où nous en connaîtrions les conditions, il ne nous serait pas plus nécessaire, pour avoir un effet télépathique, d’attendre un « fantôme de vivant », que nous n’avons besoin aujourd’hui, pour voir l’étincelle électrique, d’attendre comme autrefois le bon vouloir du ciel et le spectacle d’une scène d’orage. »6

Peut-on, à partir de là, imaginer un monde où la science serait devenue capable d’engendrer expérimentalement ces phénomènes, c’est-à-dire de les reproduire dans l’espace clos du laboratoire ? En posant la question des fantômes en ces termes nous pénétrons dans le genre littéraire de la science-fiction. Nous ne sommes plus dès lors dans un simple univers fantastique, et ces phénomènes cessent de représenter des événements surnaturels qui viendraient contredire les lois de la nature. Car, s’ils s’avéraient réels, ils devraient être aussi naturels que les phénomènes électriques – mais d’une nature vitale plutôt que physique. Cette condition d’existence des fantômes est aussi celle de la constitution de la métapsychique comme science naturelle. Loin donc de thématiser le domaine du surnaturel et du macabre, la recherche métapsychique doit être fondée sous l’horizon du vitalisme. Ce qui permettrait d’ouvrir la recherche à de nouvelles perspectives en biologie et à des avancées spectaculaires en  médecine.

Une science-fiction bergsonienne

À la différence du fantastique, qui inclut de l’inexplicable, la narration de science-fiction consiste en l’élaboration d’hypothèses relatives à ce que pourrait être l’avenir à partir des données qui constituent nos connaissances actuelles. Il y a une vraisemblance fondée dans le présent du savoir, dans l’actualité de la science dont on prolonge hypothétiquement la direction et les tendances.

Rappelons-nous ce roman d’anticipation, The demolished man7 d’Alfred Bester, qui offre la description d’une société où l’usage de la télépathie aura finalement permis de prévenir tous les crimes, puisque la police peut désormais les prévoir en percevant l’intention des criminels. Ce qui en fait un roman de science-fiction, c’est qu’il élargit le pouvoir de notre science au-delà de ses capacités connues. Il nous confronte à une hypothèse qui répond à la question : que se serait-il passé si la science nous avait permis de maîtriser la télépathie et de développer la réceptivité de l’esprit au-delà des limitations de notre cerveau ? C’est un peu la question que se posera Bergson dans sa conférence sur les « Fantômes du vivant » lorsqu’il imagine un monde où la recherche psychique aura atteint un sommet insoupçonné en contraste avec le retard qui frappe les recherches actuelles : un monde de pure science-fiction métapsychique où l’usage de la télépathie sera devenu une habitude et un processus tout à fait contrôlés au lieu de désigner un événement extraordinaire sur lequel la science n’a aucune prise.

Ce que Bergson nous demande par là, ce n’est rien moins que de déplacer tout notre point de vue sur l’histoire et d’imaginer autrement la modernité, c’est-à-dire comme l’aboutissement d’un développement tout à fait différent, qui aurait pu sembler également possible, de la science occidentale : « Je me suis demandé quelquefois ce qui se serait passé si »8 Kepler, Galilée et Newton étaient en fait des psychologues. Il s’agit de penser l’Europe comme le lieu d’exercice d’une science non mécaniste, où les recherches psychiques auraient constitué la principale préoccupation, c’est-à-dire où les grandes découvertes scientifiques auraient été le fait de la science psychique : en bref, un monde où on l’ignorerait tout de la mécanique et de la physique mathématique. En contredisant toutes les données historiques, Bergson nous invite à une expérience de pensée originale, dont le point culminant sera le choc éprouvé par cette société à l’occasion d’une rencontre hasardeuse avec un autre monde, lequel ressemble étrangement au nôtre : « Je suppose que dans un pays inconnu alors, en Amérique »9 la science de la matière avait permis le développement de la technique - telle que le monde actuel la connaît. Jusqu’alors, ce monde était resté sans contact avec la première civilisation. D’où une uchronie utopique mettant en opposition deux sociétés, chacune à la pointe d’un type de science de l’étant : l’une maîtrise la matière et l’autre contrôle l’esprit.  L’idée revient souvent chez Bergson, selon laquelle ce qui est intéressant, ce n’est pas de dire ce qu’est l’esprit en lui-même ou la matière en elle-même, mais d’éprouver leur lieu de contact, leur point de coïncidence (c’est là, on le verra, le sens même qu’il donne au nouveau spiritualisme par opposition à l’ancien). De même, l’intérêt de cette fiction tient à l’événement de la rencontre qui va donner lieu à un bouleversement épistémique en Europe, à la suite d’une apparition au large des côtes bretonnes d’un bateau à vapeur provenant de cette Amérique fictive : on va dès lors chercher à comprendre les mystérieuses lois présidant à l’instrumentalisation de la matière, en suscitant le scepticisme et la raillerie de la communauté scientifique, alors dominée par les psychologues.

Cette histoire illustre bien la méthode de différenciation du philosophe : la compréhension de l’expérience réelle, celle des mixtes, nécessite le détour par une  différenciation dans l’idéal. Mais dans cette rêverie, cette différenciation ne se fait pas au-dessus du tournant de l’expérience : elle est hypothétique (au sens platonicien), c’est-à-dire vue justement à travers le voile du rêve. À partir de cette distinction en Europe et aux États-Unis de deux directions idéales du progrès scientifique, on peut se demander en quoi cette rêverie correspond à la vision bergsonienne de l’Amérique et de l’Europe réelles – si tant est qu’il est au fond, comme dans tout discours de science-fiction, question de l’ici-maintenant. Car en vérité, le philosophe voit dans les États-Unis le pays portant le flambeau de l’esprit, la patrie de l’idéalisme authentique.10 Or, la maîtrise de la matière constitue justement à ses yeux un procès de libération par rapport à elle, en ce que l’esprit y trouve l’élan qui l’empêche de piétiner sur place.11 C’est à travers sa domination sur le matériel que le spirituel peut déployer son énergie créatrice : comme on peut le lire dans Les deux sources, mystique (c’est-à-dire l’ouverture au secret de l’esprit) et mécanique sont liées en fait, bien que distingables en droit.12 On va donc faire comme si elles ne l’étaient pas, et imaginer ce qui se passerait si elles se distinguaient, pour concevoir les avantages qui en découleraient pour la science psychologique — avantages occultés par la prédominance de la technique et du matérialisme dans la science. Pour cela, Bergson va considérer les enjeux théorico-pratiques d’une société où le pouvoir serait entre les mains des psychologues (1.), c’est-à-dire un monde où la science métapsychique aurait été fondée, développée et institutionnalisée, et imaginer les conséquences du choc éprouvé par cette société spiritualiste après la découverte d’apparitions venues de l’autre monde (2.).

1. Ce qu’il faut entendre derrière ces enjeux hypothétiques, c’est en quelque sorte une prédiction de l’avenir des recherches psychiques :

Les faits psychiques ne seront pas écartés a priori en tant que réfractaires à la mesure. Tandis qu’aujourd’hui on constate un rejet pur et simple du fait psychologique, que la science cherche toujours à réduire à des mécanismes physiques, dans l’uchronie, ce sont les faits physiques qui se trouvent au contraire rejetés et les membres de la société des recherches physiques qui ont à surmonter le scepticisme institutionnalisé de la communauté des savants. La science sera bien obligée de reconnaître un jour que ce qui n’est pas mesurable n’en est pas moins connaissable.

Cela suppose cependant la reconnaissance d’une légalité propre aux faits psychologiques. Les lois générales de l’activité spirituelle seront ainsi dégagées, tout comme on a su dégager les principes fondamentaux de la mécanique. Pour rendre légal le fait psychologique, on se croit actuellement dans l’obligation de supposer un parallélisme psychophysique, comme si à chaque fait psychique devait correspondre un état du corps. Mais on ignore ainsi l’écart psychophysique que les faits mettent pourtant en avant. Or ce n’est pas en rapportant les lois de l’esprit au domaine du mesurable qu’on ferait de la psychologie une science positive. Cette idée, partagée aussi bien par les psychologues que par leurs détracteurs, vicie l’activité des recherches psychiques et empêche la recherche d’une légalité propre aux processus psychologiques qui ne soit pas spatiale mais temporale.13 L’idée d’une unique forme de légalité scientifique qui ramène toute chose aux procédés de mesure est un héritage de la science mathématique des Grecs, qui a fini par définir la science expérimentale des modernes.  Tout le but du bergsonisme sera d’élargir la méthode expérimentale vers ce qui ne relève pas de la mesure et des grandeurs variables. Il faut dépasser la limitation kantienne. Or, Kant n’a pas limité la connaissance à l’expérience, il a rétréci le champ de l’expérience en la réduisant aux phénomènes mécaniques et déterminables mathématiquement.

On assistera à la constitution d’une biologie vitaliste, pour laquelle la forme sensible des êtres vivants n’est que la manifestation visible d’une force intérieure et invisible. Par opposition au mécanisme, qui réduit le vivant à des processus physico-chimiques, le vitalisme,14 c’est-à-dire la théorie spiritualiste du vivant, considère la vie comme une force non quantifiable, comparable au phénomène de conscience : c’est la même énergie, vitale ou spirituelle.

On saura comment agit cette énergie spirituelle, et par conséquent comment agir sur elle. Au lieu d’être frappé de stérilité, le vitalisme donnera lieu à des méthodes thérapeutiques spéciales : en considérant la maladie comme une insuffisance de la force vitale, la médecine pourra y remédier directement en visant sa cause centrale plutôt que ses effets périphériques, c’est-à-dire ses symptômes, ses signes visibles. Rien n’empêchera alors des guérisons de se produire par la voie de la suggestion et de l’hypnose.

2. Comme une suite à la rencontre des barques de pêcheurs bretons avec un bateau à vapeur américain,15 Bergson imagine alors ce qui serait arrivé aux chercheurs en physique — et il faut entendre maintenant la situation actuelle des recherches psychiques qui traitent d’apparitions extraordinaires et de fantômes.

On éprouverait alors la même surprise et désorientation que celle des scientifiques devant les faits dont s’occupe la Society sauf que c’est la matière inerte qui représenterait cette fois le royaume du mystère. Ceux qui se mettraient en peine de vouloir percer ce mystère auraient à surmonter la raillerie générale et seraient exclus de la communauté des savants.

C’est pourquoi, ils seraient obligés de constituer une Société des recherches physiques qui recenserait toutes ces apparitions venues de cet autre monde très avancé dans la connaissance de la matière et à la pointe de la technologie.

Pour se faire reconnaître comme travaillant pour la science et surmonter le scepticisme des psychologues, cette Société des recherches physiques chercherait à constituer une méthode scientifique de recherche. Mais devant les phénomènes physiques, les chercheurs ne disposeraient que d’une méthode critique et historique — comme celle dont dispose la recherche psychique, et resteraient ainsi en attente d’une véritable méthode spécifique à son objet.

À travers la dramatisation de l’hypothèse d’un autre déploiement de la science (et si nous avions d’abord développé la science psychologique, plutôt que la technique instrumentale ? Et si notre science n’était pas déterminée par la matière, mais d’abord par l’esprit ?), c’est de l’institutionnalisation d’un champ du savoir encore à venir qu’il est question. Pour l’instant, les pionniers des recherches psychiques apparaissent comme excommuniés de la science et du système de la recherche et de l’enseignement. Il faut rappeler que beaucoup de leurs membres, pourtant éminents universitaires par ailleurs et spécialistes dans des disciplines reconnues, sont obligés d’écrire sous des pseudonymes, afin de ne pas subir le discrédit de leurs collègues, mais aussi pour maintenir les crédits alloués par l’État à leurs recherches plus « normales ». Ils en sont ainsi réduits à constituer une société presque secrète, en dehors du monde universitaire. En leur permettant d’imaginer un monde où on aurait eu plutôt besoin de créer une société des recherches physiques et où c’est la matière qui serait énigmatique, Bergson accorde aux métapsychistes un lot de consolation, visant à les encourager. Mais on peut y voir également un effort diplomatique de pacification au sein de la science, qui apparaît comme divisée, déchirée : les psychologues pouvant ainsi se mettre à la place des physiciens, comprendre et pardonner l’incrédulité que ces derniers portent à leurs recherches encore balbutiantes. Mais dans cette « épistémodicée » bergsonienne, le rêve est interrompu. La réalité est mieux faite : il  n’aurait pas été préférable qu’on commençât par les recherches psychiques :

« Voilà ce que je m’amuse quelquefois à rêver. »16

Il s’agit bien d’une rêverie et non d’un rêve sérieux. Pour le métaphysicien, le rêve d’une société originellement spiritiste a ses limites.

Métaphysique et spiritisme

Rappelons que Bergson venait de faire une genèse historique des différents savoirs dans la modernité. On a d’abord perfectionné la connaissance de la matière et, par voie de conséquence, l’action sur celle-ci. Le caractère fondamental de la science, moderne ou antique, est le mathématique. C’est ce qui lui a permis de développer d’abord l’astronomie,  puis la mécanique, la physique et la chimie. C’est ensuite seulement qu’arrive la biologie. Or, cette dernière résiste à la mathématisation, appelant ainsi le développement de la psychologie, laquelle va permettre en retour un développement de la biologie. En fait, il a mieux valu que les sciences non mathématiques soient venues après les sciences mathématiques, parce que les sciences mécaniques et notre connaissance de la matière, qui s’accordent parfaitement à une mathématisation du réel, nous ont appris

« la précision, la rigueur, le souci de la preuve, l’habitude de distinguer entre ce qui est simplement possible ou probable et ce qui est certain. »17

Ce sont là des qualités que les psychologues ont à tirer des grandes découvertes physiques afin de sortir du flou et des approximations qui déterminent leurs recherches. Une science qui aurait commencé par les recherches métapsychiques serait donc restée incertaine et vague. C’est seulement une fois qualifiée par ces distinctions, qu’elle est en mesure d’avancer avec une « hardiesse prudente », débarrassée de la « mauvaise métaphysique »18  qui gênait ses mouvements. De fait, la psychologie appartient encore à un avenir préparé par une « bonne métaphysique ». À cette condition, conclut Bergson, nous pourrons nous attendre à « des résultats qui dépasseront toutes nos espérances. »19 C’est que nous avions eu jusque-là, la métaphysique que nous méritions, c’est-à-dire celle d’une science rigide.20

Ce qui est désormais nécessaire, c’est donc de distinguer l’ancienne et la nouvelle métaphysique. L’ancienne, c’est-à-dire la mauvaise métaphysique, celle qui entrave le déploiement des recherches psychiques. La nouvelle est, on s’en doute, incarnée par le bergsonisme. Les recherches métapsychiques ont besoin d’une  métaphysique qui ne soit plus frappée par l’interdit kantien ou par l’opposition au positivisme. Contre une certaine métaphysique inconsciente d’elle-même, autrement dit la métaphysique naturelle de l’esprit humain perverti en intelligence, celle qui est à l’aise parmi les solides, la pensée d’un esprit qui fixe en concepts préfabriqués le tout-fait, sans égard au se-faisant, Bergson défend une métaphysique fondée sur la précision de l’intuition, capable de se modeler sur le devenir et qui s’appuie sur l’expérience et l’observation.

On ne saurait donc ignorer que toute cette hypothèse révèle un intérêt ultime : celui en dernière instance, de justifier la science telle qu’elle se développe effectivement dans le monde occidental, tout en faisant signe vers son évolution encore à venir et dont la voie est ouverte par le bergsonisme. Ce que l’on attend, c’est une métaphysique positive, à contre-courant de la métaphysique naturelle de l’intelligence, qui pose les problèmes selon le temps plutôt qu’en fonction de l’espace. Cependant, il faut dire que la métaphysique naturelle possède sa nécessité propre et ne devient mauvaise que lorsqu’elle cherche à s’appliquer à l’esprit comme à tout ce qui résiste à la spatialisation, à la fixation et à la solidification : c’est-à-dire à tout ce qui relève de la durée — concept fondamental du bergsonisme.

À supposer que toute prise de parole négocie un certain pouvoir, on voit finalement que le nœud de la négociation dans cette allocution ne concerne pas tant finalement la place de la société des recherches psychiques dans la communauté scientifique. Il renvoie plus profondément à l’instauration de la métaphysique bergsonienne. On voit en quoi ce sont bien les intérêts de la métaphysique bergsonienne qui déterminent son engagement en faveur de la Société des recherches psychiques, et d’abord sa théorie de la durée.

Une remarque s’impose à nous ici : n’est-il pas quand même assez ironique que le terme métaphysique soit entré dans le langage commun pour devenir synonyme de paranormal, surnaturel, divinatoire ? Ce fait est rarement souligné dans les ouvrages qui traitent de la métaphysique, mais il mérite d’être relevé. Tous ces mots ont certes en commun les préfixes sur (-naturel), méta (-physique), para (-normal), qui induisent un déplacement au-dessus et au-delà de la physis, ou bien à côté de la réalité. Rappelons que les faits qu’étudie la Society (télépathie, médiumnité, lévitation, etc.) sont autant de phénomènes que le sens commun désigne par le terme « métaphysique ». Pour un magazine d’annonces, « métaphysique » est l’acte consistant à faire revenir de façon durable et définitive l’être aimé. Dans les librairies, les ouvrages de philosophie trouvent leur place entre les rayons qui traitent de spiritisme et de sciences occultes. Cela ne relève-t-il tout au plus que de la vision qu’a le sens commun de la métaphysique ? N’y a-t-il pas dans la philosophie quelque chose qui explique ce glissement de sens ? C’est sans doute à cause d’une certaine tendance spiritualiste que « métaphysique » est devenu le nom qu’utilisent les médiums pour qualifier leur domaine de compétence. Le glissement de spiritualisme à spiritisme s’explique en ce que tous deux se proclamant métaphysiques, ont en commun de prétendre à la connaissance et à la maîtrise du spiritus et de la psyché. Sorcellerie et philosophie prétendent toutes deux à la métaphysique, même si finalement le philosophe se rassure bien vite face à un rival aussi peu sérieux. Ce qui est loin de devoir le conforter quant au danger intérieur à la philosophie elle-même.

Car pour Bergson, un spiritisme scientifique vaudrait sans doute mieux qu’un certain spiritualisme philosophique. En fait, il y a un bon et un mauvais spiritualisme, tout comme il y a une bonne et une mauvaise métaphysique : l’ancien spiritualisme et le nouveau, proche du spiritisme par son caractère expérimental. Le premier, quant à lui, ne considère de l’esprit que ses facultés dites supérieures. Le nouveau spiritualisme s’installe plutôt dans l’écart psychophysique tant mésinterprété. Plongeant ses racines dans la réalité, il s’intéresse aux facultés « inférieures » de l’esprit. Il cherche à en faire l’expérience au lieu de porter sur des concepts éthérés. À l’inverse, le spiritualisme apparaît comme arbitraire et infécond lorsqu’il se contente de dire que l’esprit est irréductible à la matière : C’est là une déclaration qui ne nous avance pas.21 On comprend alors l’intérêt que Bergson peut attacher au spiritisme, dont le projet de constitution comme science dépend du bergsonisme et de la méthode expérimentale qu’il introduit en métaphysique.

Mais n’est-ce pas au prix d’un oubli de ce qui a constitué le projet antique d’une philosophie première qui a cherché à poser la question de l’être en tant que tel, qu’on se permet désormais de réduire la métaphysique à une science de l’esprit ? Bergson n’est-il pas tributaire d’une définition toute moderne de la métaphysique fondée avec Descartes sur la distinction ontique de la pensée et de l’étendue ?

« Nous assignons donc à la métaphysique un objet limité, principalement l’esprit, et une méthode spéciale, avant tout l’intuition. Par là, nous distinguons nettement la métaphysique de la science. »22

C’est que l’être n’est plus pour Bergson, l’objet de la métaphysique seule, mais celui de la science et de la métaphysique, devenant ainsi le projet commun de leur collaboration.23 Quant à la métapsychique, elle a aussi pour objet l’esprit tel qu’il s’insère dans le monde, y agit et y rêve, mais aussi revient le hanter quand le corps en arrive à disparaître. Mais elle le considère scientifiquement c’est-à-dire de manière plus pratique que spéculative. Ce qui la rend cependant préférable à l’ancien spiritualisme, c’est sa proximité au nouveau, du point de vue des exigences et de l’objectif.

Peut-être Bergson a-t-il trouvé dans le spiritisme un effort pour redescendre l’esprit des sommets éthérés où l’avait hissé le spiritualisme. Rien ne nous empêche de considérer la position d’un esprit absolu comme la pire superstition qu’avait dû créer l’Occident pour asseoir sa domination sur le monde, parce qu’il est celui qui porte la flamme de l’esprit, celui qui, par le savoir, dépasse tous les peuples en dignité. Car entre le Geist hégélien et le ghost, il y a cette différence que veut nous rappeler Bergson, c’est que le fantôme demeure quand même « fantôme du vivant ». Comme fiction, celle-ci nous importe sans doute davantage que le jeu dialectique sur de pures idées — dont l’usage idéologique aura finalement servi à justifier le pouvoir et la domination de l’Occident métaphysique sur le monde. Elle a quelque chose de plus généreux, de plus sincère. Même fictif, le revenant nous concerne particulièrement, et quand il apparaît, c’est parfois sous les traits d’un défunt qui nous était cher. Après tout, Bergson nous a appris que la mémoire est au fond de toute perception, le passé qui hante le présent. La masse des souvenirs prend la forme d’une danse de spectres, qui se faufilent sans cesse sous l’actualité vivante.24 Il arrive même que la mémoire soit si forte qu’elle arrive même à faire revenir les morts,  que ce soit en incarnant leur souvenir dans une perception hallucinatoire, ou simplement à travers leur évocation.

Notes de bas de page numériques

1 . Cf. Henri Bergson, Mélanges, Paris, puf, 1972, pp. 673-674.

2 . Rappelons-nous Hegel, qui prend au sérieux la physiognomonie au point de lui consacrer quelques pages dans sa Phénoménologie de l’esprit. Cf. tome I, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, pp. 256-268. Si la science témoigne d’une attitude pré-théorétique, ne sommes-nous pas naturellement physiognomonistes dans nos rapports au visage d’autrui (par exemple : « sa tête ne me revient pas ! ») ? De même pour ce qui est de l’expérience de la télépathie : qui n’a éprouvé la sensation d’une communication silencieuse avec autrui (« je pense à toi » et le téléphone sonne), vécue comme telle quel que soit le degré de probabilité que cela reste une simple coïncidence.

3 . Henri Bergson, « Le rêve », Mélanges, op. cit, p. 462 : il écrit à propos du sommeil profond sur lequel « la psychologie devra diriger son effort, non seulement pour y étudier le mécanisme de la mémoire inconsciente, mais encore pour scruter ces phénomènes plus mystérieux qui relèvent de la « recherche psychique ». Je n’ose me prononcer sur les phénomènes de cet ordre, mais je ne puis m’empêcher d’attacher quelque importance aux observations recueillies avec une méthode si rigoureuse [nous soulignons] et un si infatigable zèle par la Society for Psychical Research (…). Si la télépathie influençait nos rêves, c’est vraisemblablement dans ce sommeil très profond qu’elle aurait le plus de chance de se manifester. Mais je le répète, je ne puis me prononcer sur ce point. Je me suis avancé avec vous aussi loin que j’ai pu ; je m’arrête au seuil du mystère. Explorer les plus secrètes profondeurs de l’inconscient, travailler dans ce que j’appelais tout à l’heure le sous-sol de la conscience, voilà quelle sera la tâche principale de la psychologie dans le siècle qui s’ouvre. Je ne doute pas que de belles découvertes l’y attendent, aussi importantes peut-être que l’ont été, dans les siècles précédents, les découvertes des sciences physiques et naturelles. » Dans la deuxième version, Bergson semble plus prudent : « Sur ce sommeil profond, la psychologie devra diriger son effort, non seulement pour y étudier la structure et le fonctionnement de la mémoire inconsciente, mais encore pour scruter les phénomènes plus mystérieux qui relèvent de la « recherche psychique ». Je ne m’aventurerais pas sur ce terrain [nous soulignons] ; je ne puis cependant m’empêcher d’attacher quelque importance aux observations recueillies avec un si infatigable zèle par la Society for Psychical Research. Explorer l’inconscient, travailler dans le sous-sol de l’esprit avec des méthodes spécialement appropriées [nous soulignons], telle sera la tâche principale de la psychologie dans le siècle qui s’ouvre… ». Cf. Henri Bergson, « Le rêve », L’énergie spirituelle, Œuvres, Paris, édition du Centenaire, puf, 1959, p. 896.
On a du mal cependant à croire que le recul dont fait montre Bergson entre les deux versions soit dû à la simple situation et au contexte dans lequel s’inscrit chacun des deux textes. Ainsi dans le discours oral, Bergson flatterait les savants métapsychistes mais dans l’écrit intégré à l’œuvre, il se devait d’être philosophe et ne plus leur accorder de crédit. On peut certes voir avec les commentateurs un signe de la duplicité du personnage de Bergson : philosophe et homme public ; et pourquoi pas une confirmation de sa théorie du moi double : le moi superficiel, social (celui qui prend part à des conférences et qui répond à des interviews de journalistes) et le moi profond, celui à partir duquel la pensée, l’intuition philosophique, est générée (et qui s’exprime dans ses écrits). Mais n’allons pas jusqu’à tout forcer à rentrer dans des distinctions préétablies.

4 . Henri Bergson, « Fantômes de vivants et recherche psychique », L’énergie spirituelle, op. cit., p. 860. Cette conférence paraît aussi dans les Mélanges avec quelques modifications. Il faut rappeler que les Mélanges consistent en publications que Bergson a voulu, de façon testamentaire, exclure de son œuvre proprement dite. Ces textes ont malgré tout été rassemblés et publiés en 1972, trente ans après sa mort, à l’encontre de ses dernières volontés.

5 . Pourrait-on en dire autant de la médiumnité, d’emblée contredite par la théorie de la Durée dans tout ce qu’elle suppose sur l’imprévisibilité et la nouveauté du réel ? Cf. Henri Bergson, Mélanges, op. cit., p. 1004 ; L’énergie spirituelle, op. cit., p. 861. Dans la première version du texte, Bergson se demande si ce n’est pas la télépathie qui l’aurait conduit vers les autres membres de la Société : « Si j’osais plaisanter sur un pareil sujet, je dirais qu’il y a eu ici, un effet de télépathie ou de clairvoyance. » Dans la seconde, il  ne plaisante plus mais les mots sont alors pris par des guillemets : « Je soupçonne qu’il y a eu ici un effet de clairvoyance ou de télépathie ».  

6 . Henri Bergson, L’énergie spirituelle, op. cit., p. 863-864.

7 . Alfred Bester, L’homme démoli, trad. J. Papy, Paris, éd. Denoël, 1989.

8 . Henri Bergson, L’énergie spirituelle, op. cit., p. 875.

9 . Henri Bergson, L’énergie spirituelle, op. cit., p. 876.

10 . Dans ses discours sur les États-Unis, Bergson va défendre cette théorie selon laquelle ce pays est le lieu de l’idéal. Cf. Mélanges, op. cit., p. 1262 : On apprend, par exemple, que son développement technique est dû à sa vertu morale qui fonde un idéal généreux de dépense (d’argent, d’énergie) plutôt que d’accumulation. Le gaspillage et la dépense gratuite sont les signes que l’idéal doit mouvoir cette nation, patrie du véritable idéalisme. Par opposition à cette attitude hautement civilisée, l’idéal manquerait aux tribus matérialistes et aux groupements humains issus de la colonisation. Rappelons que pour Bergson, l’antisémitisme avait une légitimité en ce que les juifs, aimant l’argent, seraient au fond de méprisables matérialistes. Mais le sionisme devait leur permettre de retrouver enfin un idéal, lorsque le projet de fonder une cité leur est rendu possible. Cela reste surprenant qu’un tel idéal soit refusé aux populations qui vivent sous les colonies de la France et qui ne constituent après tout que des tribus. La justification bergsonienne de la colonisation tient en ce que les sociétés qui piétinent sur place doivent se soumettre au mouvement enclenché par les autres, portées par l’élan de la civilisation. Cf. dans les Mélanges, op. cit., le « Rapport sur ‘‘le Maroc, école d’énergie’’ d’Alfred de Tarde », p. 1396. . également p. 1545, où Bergson oppose explicitement l’idéalisme américain aux groupements humains issus de la colonisation. Cela dit pour évoquer les fictions qui naissent dans une autre branche du savoir, la géographie : Cf. Edward Saïd, L’orientalisme, trad. C. Malamoud, Paris, Seuil, 1980, où l’auteur montre comment l’orient se constitue comme objet fictif, que ce soit dans l’imaginaire littéraire, dans une discipline universitaire ou dans les études du Pentagone – les mêmes qui ont préparé l’invasion de l’Irak ou qui déterminent le traitement américain de la question de la Palestine et du Moyen-Orient arabe. Les fictions du savoir se révélant être au service de la domination puisqu’elles ont d’abord contribué à justifier la colonisation européenne et les nouvelles formes qui se perpétuent aujourd’hui encore.

11 . Cf. le discours anachronique du président français Nicolas Sarkozy à Dakar, et dont on ne peut ignorer les résonances bergsoniennes. Cf.http://www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais/interventions/2007/juillet/allocution_a_l_universite_de_dakar.79184.html.

12 . Cf. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, op. cit., pp. 1238-1239.

13 . C’est la science justement qui a suggéré l’idée d’un parallélisme entre mental et cérébral : la psychophysique, qui se meut dans un mixte mal analysé. On cherche l’équivalent mesurable du fait psychologique comme si le rapport du psychique au physique était un rapport de traduction d’un langage dans un autre. Un exemple de la confusion psychophysique a été longuement discuté dans Matière et Mémoire : pour expliquer la mémoire, on cherche à fixer les souvenirs-fantômes dans le cerveau, abstraction faite de la durée. Or c’est le cerveau qui fixe l’esprit. En tant qu’organe de l’attention pour la vie, il est ce qui empêche l’esprit de divaguer, de rêvasser. Sans ce caractère inhibitif du cerveau, l’état normal serait le rêve, autrement dit, une absence d’attention à la vie. L’esprit fixé pense dans l’espace et se sent à l’aise parmi les solides ; il a pour nom « l’intelligence ». Cf. « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance », L’énergie spirituelle, op. cit., p. 911. Mais si le cerveau fixe l’esprit, c’est que l’esprit déborde le cerveau. Son  rôle est analogue à celui de l’entendement par rapport à l’imagination chez Kant. Or pour Bergson, Kant a confondu l’entendement, faculté de l’esprit, et le cerveau, organe physique. C’est ainsi qu’il est conduit à concevoir l’entendement comme une île, et à vrai dire, une île de type océanique, puisqu’elle surgit au milieu du chaos des illusions qui la presse de toute part et la menace constamment d’engloutissement. Tout l’art poïétique du cartographe de la raison pure culmine dans la présentation de cette utopie insulaire, qui est une description intelligente, c’est-à-dire spatiale, de l’entendement : « Nous avons maintenant non seulement parcouru le pays de l’entendement pur, en en examinant chaque partie avec soin, mais nous l’avons aussi mesuré, et nous y avons fixé chaque chose à sa place. Mais ce pays est une île, enfermée par la nature dans des limites immuables. C’est le pays de la vérité (nom séduisant), environné d’un vaste et tumultueux océan, siège propre de l’apparence, où mainte nappe de brouillards, maint banc de glace sur le point de fondre, présentent l’image trompeuse de nouveaux pays, et ne cessent d’abuser par de vaines espérances le navigateur parti pour la découverte, et l’empêtrent dans des aventures, auxquelles il ne peut renoncer, mais qu’il ne peut jamais conduire à bonne fin. Avant de nous risquer sur cette mer, pour l’explorer en toute son étendue, et nous assurer s’il y a quelque chose à y espérer, il sera utile auparavant de jeter encore un coup d’œil sur la carte du pays que nous allons quitter, et de nous demander d’abord si nous ne pourrions pas au besoin nous contenter de ce qu’il contient, ou même si par nécessité, nous ne devons pas nous en contenter, s’il n’est point ailleurs de sol sur lequel nous pourrions nous fixer ; et ensuite, à quel titre nous-mêmes nous possédons ce pays, et comment nous pouvons nous tenir en assurance contre toutes les prétentions ennemies. » (nous soulignons) Kant, Critique de la raison pure, trad. (légèrement modifiée) A. J.-L. Delamarre et F. Marty, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1980, p. 970. La valeur didactique de toute cette imagerie consiste, dira-t-on, à prendre le relais des concepts pour imposer à l’esprit quelque chose comme le dessin d’une signification intellectuelle, le schème d’un sens intelligible. Nous devons cependant y voir un exemple de ce qu’on pourrait appeler le « géographisme » de Kant, qui en fait un penseur de l’espace, et dont on trouve une confirmation éclatante dans la courte dissertation Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993. On découvre alors qu’il y a une continuité plus que métaphorique entre l’orientation dans l’espace et celle dans la pensée : un principe subjectif est toujours à l’œuvre qui permet de distinguer et de fixer des lieux et des directions. Or, c’est cette continuité qui va assurer la progression même de l’éducation de l’esprit, c’est-à-dire son apprentissage des règles qui lui assureront un passage vers la majorité intelligente. Il faut donc commencer par fixer l’imagination débordante de l’enfance : c’est à la géographie qu’il revient d’assurer la formation de l’imagination, et plus spécialement l’initiation aux cartes : « Les cartes géographiques ont en elles-mêmes quelque chose qui charme tous les enfants, même les plus petits. Lorsqu’ils sont fatigués de toute autre étude, ils apprennent encore quelque chose lorsqu’on use de cartes. Et c’est là une bonne distraction pour les enfants, en laquelle leur imagination ne peut pas rêver, mais doit pour ainsi dire se fixer à une certaine figure. On pourrait réellement faire commencer les enfants par la géographie. On pourrait y joindre en même temps des figures d’animaux, de plantes ; elles devraient rendre la géographie plus vivante. L’histoire devrait venir seulement plus tard. » cf. Kant, Réflexions sur l’éducation, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 2000, p. 158. Retenons que la formation consiste aussi en une fixation. Il s’agit, avec l’apprentissage de la géographie, de fixer l’imagination pour qu’elle ne rêve pas. La fixer c’est la soumettre à des règles, au travail de l’entendement. On ne chasse pas l’imagination de la science : on la tient, on l’immobilise. Autrement dit, le rôle de l’entendement vigilant est d’inhiber le rêve. C’est seulement dans l’expérience esthétique, qui renvoie à un autre champ de l’existence humaine, à moins de donner une réponse spécifique à la question générale « qui est l’homme ? », que l’entendement va se laisser aller aux rêveries de l’imagination. Notre unité proprement humaine s’éprouve dans la libre expérience esthétique, état de rêverie éveillée. Notre humanité se définit à travers un état de dissipation intellectuelle. Non seulement, Kant a déjà montré que la raison rêve en projetant des foyers idéaux en dehors de toute expérience possible (focus imaginarius), mais il a surtout voulu permettre l’utilisation de ces foyers fictifs comme règles pour l’action et la connaissance. Si elles ne présentent pas l’étant qu’on peut rencontrer dans l’expérience (elles ne sont pas ostensives), les Idées peuvent néanmoins jouer un rôle régulateur, en restant soumises à la faculté des règles. On va justement s’en servir comme points de repères qu’on aura préalablement fixés comme des fins indéfinies dans une projection à l’infini.

14 . Un de ses rares représentants à l’époque, Driesch, succèdera à la présidence de la Society en 1926-1927.

15 . Paul Mengal m’a fait remarquer que l’apparition de trains à vapeur dans les délires psychiatriques est un événement clinique très commun et fréquent à l’époque. Aussi, n’est-ce pas un hasard si c’est encore un train qui fonce sur les premiers spectateurs effarés du cinéma, cet art de l’hallucination collective, avec L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat (janvier 1896) des frères Lumière.

16 . Henri Bergson, L’énergie spirituelle, op. cit., p. 877

17 . Ibid.

18 . Henri Bergson, Mélanges, op. cit. p. 878.

19 . Ibid.

20 . Cf. Henri Bergson, « Le parallélisme psycho-physique et la métaphysique positive », Mélanges, op. cit., pp. 489-490 : « La métaphysique me paraît, et dans l’antiquité et dans les temps modernes, et chez Platon et chez Descartes, avoir pris pour modèle et pour support la science mathématique. En quoi elle avait d’ailleurs raison, la mathématique ayant été, jusqu’à la veille du xixe siècle, la seule science solidement constituée. Mais il résultait de cette alliance étroite entre la métaphysique et la mathématique, que les réalités posées par la métaphysique avaient une forme rigide, incompatible avec la fluidité de l’expérience »

21 . Cf. Henri Bergson, Mélanges, op. cit. p. 477  « Le oui et le non sont stériles en philosophie. Ce qui est intéressant, instructif, fécond, c’est le dans quelle mesure ? On ne gagne rien à constater que deux concepts tels que ceux d’esprit et de matière sont extérieurs l’un à l’autre. On pourra faire, au contraire, des découvertes importantes si l’on se place au point où ces deux concepts se touchent, à leur frontière commune, pour étudier la forme et la nature du contact. Il est vrai que la première opération a toujours séduit les philosophes, parce que c’est un travail dialectique que l’on fait tout de suite sur de pures idées, au lieu que la seconde est une opération pénible, qui ne peut s’accomplir que progressivement sur des faits, sur l’expérience – l’expérience étant précisément le lieu où les concepts se touchent ou s’interpénètrent. C’est à ce travail très long et très difficile que j’ai convié les philosophes. » (Deleuze parlerait ici d’une dramatisation du concept philosophique, rendant intenable la question de l’essence « qu’est-ce que » et qui vise les incarnations spatio-temporelles du concept.)

22 . Henri Bergson, La pensée et le mouvant, Œuvres, op. cit., pp. 1277–1278.

23 . La métaphysique seule a pour objet l’esprit, tandis que la science seule a pour objet la matière. La philosophie au sens de Bergson appelle la collaboration entre les sciences elles-mêmes ainsi qu’entre les sciences et la philosophie. « Si la science doit étendre notre action sur les choses, et si nous ne pouvons agir qu’avec la matière inerte pour instrument, la science peut et doit continuer à traiter le vivant comme elle traitait l’inerte. Mais il sera entendu que, plus elle s’enfonce dans les profondeurs de la vie, plus la connaissance qu’elle nous fournit devient symbolique, relative aux contingences de l’action. Sur ce nouveau terrain, la philosophie devra donc suivre la science, pour superposer à la vérité scientifique une connaissance d’un autre genre, qu’on pourra appeler métaphysique. Dès lors, toute notre connaissance scientifique ou métaphysique se relève. Dans l’absolu, nous sommes, nous circulons et vivons. La connaissance que nous en avons est incomplète, sans doute, mais non pas extérieure ou relative. C’est l’être même, dans ses profondeurs, que nous atteignons par le développement combiné et progressif de la science et de la philosophie. » L’évolution créatrice, Œuvres, op. cit., p.664. Cf. aussi Mélanges, op. cit., p. 494, où Kant est accusé d’être responsable du « grand mal » : le divorce de la philosophie et de la science. S’il y a réussi, c’est parce que nous avions eu jusque-là la métaphysique d’une science rigide.

24 . Cf. Henri Bergson, L’énergie spirituelle, op. cit., p. 886 : « Derrière les souvenirs qui viennent se poser ainsi sur notre occupation présente et se révéler au moyen d’elle, il y en a d’autres, des milliers et des milliers d’autres, en bas, au-dessous de la scène illuminée par la conscience. Oui, je crois que notre vie passée est là, et que tout ce que nous avons perçu, pensé, voulu depuis le premier éveil de notre conscience, persiste indéfiniment. Mais les souvenirs que ma mémoire conserve ainsi dans ses plus obscures profondeurs y sont à l’état de fantômes invisibles. Ils aspirent peut-être à la lumière : ils n’essaient pourtant pas d’y remonter ; ils savent que c’est impossible, et que moi, être vivant et agissant, j’ai autre chose à faire que de m’occuper d’eux. Mais supposez qu’à un moment donné, je me désintéresse de la situation présente, de l’action pressante. Supposez, en d’autres termes, que je m’endorme. Alors, ces souvenirs immobiles, sentant que je viens d’écarter l’obstacle, de soulever la trappe qui les maintenait dans le sous-sol de la conscience, se mettent en mouvement. Ils se lèvent, ils s’agitent, ils exécutent, dans la nuit de l’inconscient, une immense danse macabre. Et, tous ensembles, ils courent à la porte qui vient de s’entrouvrir. »

Bibliographie

Henri Bergson, Œuvres, Paris, édition du Centenaire, puf, 1959 ;

Mélanges, Paris, puf, 1972.

Alfred Bester, L’homme démoli, trad. J. Papy, Paris, Denoël, 1989.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, trad. A. J.-L. Delamarre et F. Marty, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1980 ;

Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1993 ;

Réflexions sur l’éducation, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 2000.

G. W. Friedrich Hegel, La phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941.

Edward Saïd, L’orientalisme, trad. C. Malamoud, Paris, Seuil, 1980.

Pour citer cet article

Karl Sarafidis, « La rêverie de Bergson », paru dans Alliage, n°65 - Octobre 2009, La rêverie de Bergson, mis en ligne le 30 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3375.

Auteurs

Karl Sarafidis

Prépare sa thèse de doctorat à l’université Paris XII sous l'intitulé : « Restauration ou destruction de la métaphysique — Bergson, Heidegger ». Il est allocataire-moniteur et ATER auprès du département de philosophie de l'université de Paris XII.