Alliage | n°65 - Octobre 2009 Sciences, Fictions, Philosophies, 

Élodie Cassan  : 

Les tourbillons de Descartes

Hypothèse et vérité

Plan

Texte intégral

Dans le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, dans l’histoire des « grands génies, dont les ouvrages ont contribué à répandre la lumière parmi les hommes »,1 dressée par d’Alembert afin de montrer par quelle gradation l’on est arrivé à l’état présent des sciences et des arts, Descartes occupe une position ambiguë. S’il doit être glorifié comme mathématicien, en raison de

« l’application qu’il a su faire de l’algèbre à la géométrie, idée des plus vastes et des plus heureuses que l’esprit humain ait jamais eues, et qui sera toujours la clef des plus profondes recherches, non seulement dans la géométrie sublime, mais dans toutes les sciences physico-mathématiques »,2

par contre, dans le domaine philosophique proprement dit, les conclusions auxquelles il parvient vaudraient moins en elles-mêmes et pour elles-mêmes, que de par les perspectives nouvelles qu’elles contribuent à tracer. Le cartésianisme paradoxal de d’Alembert le conduit ainsi à la fois à reconnaître à Descartes le mérite d’avoir constitué une physique nouvelle, exposée dans les Principia Philosophiae, et à signaler que ce dernier,

« forcé de créer une physique toute nouvelle, n’a pu créer la meilleure […] »3

Cette lecture téléologique des Principia,qui s’inscrit dans le cadre d’une évaluation des mérites respectifs des physiques cartésienne et newtonienne, s’appuie également sur la thèse empiriste selon laquelle la connaissance de la nature ne passera jamais par des hypothèses « vagues et arbitraires »,4 mais par l’étude systématique des phénomènes. Or la physique cartésienne, en tant qu’elle ne dégage pas seulement les lois de la nature, mais considère la composition du monde visible, est tout entière adossée sur une hypothèse, l’hypothèse des tourbillons. Selon cette hypothèse, chaque étoile est comme un soleil, accompagné d’un ensemble de planètes qui tournent dans son ciel, supposé liquide : elles sont emportées par un tourbillon de matière, tout comme de petits corps solides dans un seau où l’eau est tournée avec un bâton. Hypothétique, la physique cartésienne manquerait-elle donc de scientificité ? En d’autres mots, n’aurait-elle qu’un caractère imaginaire ?

Il faut refuser cette approche simplificatrice de la physique cartésienne. Sur le fond, elle témoigne de la perplexité suscitée chez certains5 par l’ambition de Descartes de tenir ensemble deux exigences apparemment contradictoires : tout d’abord, déterminer, dans la seconde partie des Principia, les principes des choses matérielles dans un cadre théorique que ne peut satisfaire l’expérience, ensuite, déduire de ces principes, dans la troisième partie de ce texte, l’explication de la structure du monde visible, laquelle culmine dans l’hypothèse des tourbillons. Comment, en effet, expliquer le monde visible à l’aide de principes abstraits, dont l’élaboration ne résulte pas de l’observation mais la précède, tout en la rendant possible conceptuellement ? En outre, sans qu’il faille pour autant « bannir de la physique toutes les hypothèses »,6 comment une explication fondée sur une hypothèse, non sur l’observation, peut-elle rendre raison d’autre chose que des apparences ?  

Afin de lever ces deux difficultés, nous nous proposons d’examiner l’hypothèse des tourbillons et de montrer dans quelle mesure elle revêt, à l’intérieur de l’édifice des Principia, une signification physique véritable. Certes, comme l’a noté M. Martinet,7 il est encore courant à l’époque de Descartes d’opposer les hypothèses des astronomes aux spéculations cosmologiques des philosophes, et d’accorder une dignité éminente à la philosophie naturelle, parce qu’elle a pour objet la véritable nature des choses, tandis qu’on minimise des théories purement astronomiques, qui utilisent des expédients mathématiques pour sauver les phénomènes et n’ont aucune ambition ontologique. Mais, justement, comme nous le verrons, Descartes retravaille cette opposition, et, constituant l’hypothèse des tourbillons en prenant en compte le caractère essentiellement liquide des cieux, élabore une hypothèse cosmologique qui ne se réduit pas à un pur artifice.

Nous établirons ce point en examinant en premier lieu le statut reconnu par Descartes au « monde visible », en vue de l’explication duquel intervient l’hypothèse des tourbillons. Ensuite, nous verrons comment Descartes s’y prend pour construire cette hypothèse, sans rompre avec la compréhension géométrique de la matière qu’il a mise en place dans la seconde partie des Principia. Ceci nous permettra enfin de déterminer le degré de certitude qu’il convient d’attribuer à son hypothèse cosmologique.

Le statut du « monde visible »

Tout d’abord, pour rendre compte de l’hypothèse des tourbillons, il faut bien comprendre les termes dans lesquels Descartes aborde l’objet sur lequel elle porte, le monde. Comment, en effet, dans la troisième partie des Principia, Descartes peut-il proposer une étude du monde, pour autant que l’on peut en être spectateur,8 alors que jusque-là il n’a appréhendé le concept de monde que dans une perspective intellectuelle ? À l’article 21 de la deuxième partie des Principia, il évoque en effet « mundum, sive substantiae corporeae universitatem ».9 À partir de l’identification du corps à une chose étendue en longueur, largeur et profondeur (« re[s] quandam extensa[…] in longum, latum et profundum »),10  il ramène alors le monde à une matière homogène dotée de propriétés géométriques, selon ces modes de l’étendue que sont le mouvement et la figure. Comment peut-il examiner ensuite le « monde visible » ?

Ce dernier, loin de constituer un nouvel objet d’étude, est ce monde dont a été établie la nature géométrique, et dont il s’agit à présent d’examiner l’agencement des parties, ce qui implique de faire appel à l’observation. En démontrant l’existence des corps par les sens à l’article 1 de la seconde partie des Principia, Descartes a établi que le monde visible et le monde, conçu comme extension, sont un seul et même monde.11 L’affirmation de cette identité s’est appuyée sur une réélaboration de la notion de phénomène. Désormais, ce dernier ne doit plus être compris en termes qualitatifs. Le concept cartésien de phénomène ne renvoie en effet pas seulement à l’observation astronomique, conformément à la tradition antique, mais désigne tout ce que nous voyons. Cette exhaustivité objectale vient de la capacité de l’homme à constituer le phénomène dans la sensation, qui est affectée par ces propriétés intelligibles des corps que sont leur figure, leur grandeur et leur mouvement.12 Par la suite, quand à l’article 1 de la troisième partie de son ouvrage, Descartes qualifie l’organisation du monde visible de « phénomène », il est bien loin de prendre de la distance par rapport à la physique géométrisée de la deuxième partie de son texte. Au contraire, il souligne que les aspects observés de ce monde seront rendus intelligibles à partir de la figure et du mouvement.

Ceci n’équivaut bien évidemment nullement à dire que l’expérience comme telle ne serait pas une source de connaissances. C’est ainsi que dans les articles 5 à 14 de la troisième partie des Principia, Descartes met en place une astronomie de positions, qui rompt avec celle du Stagirite, en montrant notamment que la Terre n’occupe pas une position centrale dans le monde. À l’aide de la vue, dont il se propose de corriger le défaut par le raisonnement (« visus defectum indubitatis ratiociniis emendantes »13), il dégage la distance des principaux corps célestes par rapport à la Terre. Ensuite, il « compare »14 les parties du monde visible les unes aux autres, de façon à juger de leur grandeur sans erreur. Une comparaison étant instructive en physique pour autant qu’elle relie des éléments homogènes,15 il s’agit ici de déterminer la grandeur respective de chacun des corps célestes en comparant les distances qui les séparent les uns des autres. Descartes fait voir par là que les planètes et le Soleil sont infiniment plus proches de la Terre que les étoiles fixes, que l’on peut supposer aussi éloignées que l’on veut.16 Enfin, il établit que la différence entre les planètes, au nombre desquelles est la Terre, et les étoiles fixes, desquelles relève le Soleil, tient dans le rapport de chacun de ces corps à la lumière. Tandis que le Soleil a une lumière propre, comme toutes les étoiles, les planètes et la Terre n’en ont pas.17

Quel statut épistémologique reconnaître à cette brève description des principaux phénomènes de la nature (« brevem historiam praecipuorum naturae phaenomenon »18) ? D’une certaine façon, Descartes, comme l’auteur du Novum Organum, considère que la physique doit s’élaborer à partir du recueil de phénomènes et que cette compilation, à condition d’être ordonnée et méthodique, donne accès aux choses.19 Mais si, comme chez Bacon, la compilation des phénomènes donne à l’entendement un point de départ à partir duquel celui-ci peut rendre raison de ce qui apparaît, à la différence de ce qui se produit chez le Lord Chancelier, elle ne sert pas de préalable à la formulation des lois de la nature. Chez Descartes, cette formulation se fait à partir de l’idée géométrique d’étendue et précède du coup l’appel à l’expérience.20 Postérieure à l’énoncé des lois de la nature, l’histoire naturelle sert donc simplement d’outil pour déterminer le cadre dans lequel les principes des choses matérielles sont à l’œuvre. La productivité de ces principes est en effet telle que, si l’on ne prêtait attention qu’à eux, on en viendrait à déduire beaucoup plus de choses qu’on n’en voit actuellement dans le monde.21 C’est pourquoi il faut recourir à l’expérience,22 afin de savoir quelle est la configuration effective du monde. L’expérience joue ainsi un rôle logique, qui est de permettre d’identifier les effets produits par les lois de la nature.23 En d’autres mots, elle ne fonde pas une nouvelle méthode de la science chez Descartes.24 En effet, loin qu’il faille déduire le système du monde à partir des principes des choses matérielles, il s’agit de déduire de ces principes des raisons permettant d’expliquer la structure du monde visible.

En quoi ces explications consistent-elles ? Pourquoi ont-elles un caractère hypothétique ? C’est ce qu’il faut examiner ensuite.

La construction de l’hypothèse des tourbillons

Après avoir décrit les principaux corps célestes et analysé leurs distances et leurs grandeurs respectives, Descartes explique leurs mouvements apparents à l’aide d’une hypothèse cosmologique. Cette hypothèse, dont la construction occupe les articles 19 à 36 de la troisième partie des Principia, comporte quatre volets. Tout d’abord, Descartes, supposant que les étoiles fixes sont très éloignées au-dessus de Saturne,25 fait du Soleil une étoile environnée d’un vaste espace où il est seul de son espèce.26 Ensuite, il relève que les parties27 du Soleil, source de lumière, et tel une flamme, sont agitées,28 et que cette mobilité les conduit à emporter avec elles les parties du ciel qui leur sont voisines et qui les environnent, sans que cela implique pour autant que le Soleil se déplace d’un endroit du ciel à un autre. Le Soleil constitue ainsi un centre autour duquel se produit du mouvement. Mais il n’y a pas que les parties du ciel proches du Soleil qui soient agitées de mouvement. En effet, comme le souligne Descartes dans un troisième temps, les cieux tout entiers sont liquides. Un corps fluide qui se meut tout entier vers quelque côté emportant nécessairement avec soi tous les corps durs qu’il contient ou environne,29 la liquidité des cieux est cause du transport des planètes dans le ciel. Peut-on en conclure que la Terre soit en mouvement ? Comme Descartes le note enfin, que la Terre soit « transportée » ne signifie pas qu’elle soit en mouvement, le mouvement étant en effet un changement de voisinage,30 et la Terre ne changeant pas de voisinage. Cependant, si elle ne se meut pas à proprement parler, la Terre est emportée autour du Soleil par le ciel qui la contient. Descartes explique ainsi le mouvement des astres par le truchement d’une hypothèse selon laquelle la matière du ciel où sont les planètes, tourne en rond sans cesse, telle un tourbillon31 qui aurait le Soleil à son centre, autour duquel les planètes tournent tout en tournant sur leur essieu (« Putemus totam materiam coeli in qua Planetae versantur, in modum cujusdam vorticis, in cujus centro est Sol, assidue gyrare, ac ejus partes Soli viciniores celerius moveri quam remotiores, Planetasque omnes (e quorum numero est Terra) inter easdem istius coelestis materiae partes semper versari. »32) Comment Descartes en vient-il à concevoir une telle hypothèse ?  

Celle-ci ne consiste pas dans une application des lois de la nature élaborées aux articles 37 à 40 de la seconde partie des Principia. Certes, dans la mesure où l’hypothèse des tourbillons explique le mouvement dans le monde, elle n’est pas sans lien conceptuel avec ces lois, qui sont des lois du mouvement. Cependant, elle n’est pas le fruit de leur application directe à la cosmologie. La troisième partie des Principia qui traite, comme la partie précédente, de « tout ce qu’il y a de plus général en la Physique »33 ne saurait en effet avoir avec elle de rapport de principe à conséquence. Elle ne peut que s’inscrire dans une continuité par rapport à elle. C’est ainsi que l’hypothèse des tourbillons procède à une reconstruction du monde à partir de propriétés intelligibles de l’étendue analysées aux articles 53 à 63 de cette seconde partie,34 consacrés à la définition des états dur et liquide de la matière. Construisant dans cette séquence une définition non qualitative des corps durs et des corps fluides, Descartes a avancé que, tandis que les parties d’un corps liquide sont toujours en mouvement, celles d’un corps dur sont en repos relatif35. Le problème central, qui occupe les articles 56 à 60, est alors celui de la stabilité d’un corps solide dans un fluide. L’étude de ce cas préfigure la question du mouvement et du repos des planètes à l’intérieur des cieux, dont Descartes soutient qu’ils sont liquides. Dans la troisième partie des Principia, Descartes élabore donc l’hypothèse des tourbillons en imputant, d’une part, la liquidité au Soleil et aux cieux et, d’autre part, la dureté aux planètes. C’est en tirant parti des propriétés mécaniques de chacun de ces états de la matière, qu’il parvient à faire voir comment les planètes sont emportées par ces corps fluides que sont le Soleil et le ciel.

Mais s’il recherche les raisons de la structure apparente du monde du côté des propriétés de la matière elle-même, comment comprendre qu’il en vienne à présenter ces raisons comme une hypothèse ?36 Est-ce parce qu’il ne tient pas jusqu’au bout une posture réaliste qu’il a pourtant commencé par revendiquer ?

On pourrait le penser, dans la mesure où Descartes, en ayant recours à une hypothèse en astronomie, ne fait peut-être que reconduire le geste classique des astronomes, dont les hypothèses sont des constructions géométriques imaginées afin de permettre de démêler la confusion des données de l’observation, mais sans pour autant viser à retrouver les causes réelles de ces phénomènes. Descartes rappelle en ce sens, à l’article 15 de la troisième partie des Principia, que les hypothèses astronomiques ont un caractère fonctionnel, et que leurs auteurs ne s’arrêtent pas à examiner si elles sont conformes avec la vérité.37 Mais d’un autre côté, alors qu’il situe sa cosmologie par rapport à celles de Ptolémée, de Copernic et de Tycho Brahé,38 il critique notamment l’indifférence de ces hypothèses à l’égard du vrai. Cette critique est formulée dans le cadre d’un examen de la position cosmologique de Tycho Brahé :

« Car d’autant que Copernic n’avait pas fait difficulté d’accorder que la Terre était mue, Tycho, à qui cette opinion semblait absurde et entièrement éloignée du sens commun, a tâché de la corriger ; mais, pour ce qu’il n’a pas assez considéré quelle est la vraie nature du mouvement, bien qu’il aie dit que la Terre était immobile, il n’a pas laissé de lui attribuer plus de mouvement que l’autre. »39

En désaccord avec Copernic sur le mouvement de la Terre, tout en jugeant décisives les objections que ce dernier adresse à Ptolémée, Tycho Brahé défend l’hypothèse selon laquelle les planètes tournent autour du Soleil, exception faite de la Terre, autour de laquelle tournent le Soleil et la lune. Il corrige ainsi l’opinion de Copernic selon laquelle la Terre est mue.40 Ce faisant, il commet, d’après Descartes, l’erreur d’expliquer inadéquatement la situation de la Terre dans le monde.41 Que Descartes critique la façon dont s’y prend Tycho Brahé pour expliquer comment la chose est réellement, et non pas seulement par hypothèse, montre que, selon lui, une hypothèse doit servir à expliquer comment une chose est en effet, qu’elle n’a de valeur explicative que si elle est fondée dans l’être. L’hypothèse des tourbillons, rendant compte de la vraie nature du monde visible, est ainsi un peu plus qu’une hypothèse,42

Mais est-ce à dire pour autant qu’elle ait une signification physique véritable ? Quelle valeur modale lui reconnaître exactement ? Telle est la question qu’il nous faut examiner enfin, en analysant la relation entretenue par l’hypothèse des tourbillons avec une hypothèse cosmogonique élaborée aux articles 45 à 47 de la troisième partie des Principia et dont Descartes dit qu’il la croit fausse.43 

Une certitude « plus que morale »

La fonction de cette seconde hypothèse est d’expliquer comment toutes les parties de la matière en sont venues à composer autant de différents tourbillons qu’il y a maintenant d’astres dans le monde.44 Afin de répondre à cette question, Descartes fait voir les « ingrédients » nécessaires pour que le monde ait l’apparence qui est la sienne : tout d’abord la division de la matière par Dieu, créateur de ce monde, en des parties aussi égales entre elles que possibles, ensuite, la mise en mouvement avec une force égale de toutes les parties de la matière, chacune autour de son propre centre en même temps qu’autour de quelques centres, enfin la conservation par Dieu de la quantité de mouvement qu’il a mise dans le monde. Descartes élabore ainsi une hypothèse purement fonctionnelle sur l’origine de la structure tourbillonnaire du monde. Cette hypothèse sert à gagner en intelligibilité, en rapportant aux lois de la nature les changements dans les formes de la matière, abordés en termes de mouvement et de figure depuis la deuxième partie des Principia, et non à tenter de retrouver un état disparu du monde.45 À ce titre, elle peut donc tout à fait être fausse.

Ce n’est pas à dire pour autant que l’hypothèse des tourbillons, dont elle explique la formation, soit fausse. L’article 46 de la troisième partie des Principia est très clair sur ce point. Dans ce passage, Descartes se demande comment la matière a été mise en mouvement. En outre, il pose la question de savoir avec quelle force et de quelle façon les parties de matière se sont ébranlées, et enfin celle de savoir si la quantité de mouvement dans le monde est stable. Il met ainsi au jour les réquisits logiques sur lesquels repose l’hypothèse des tourbillons. Il s’efforce par là de penser ce qui a pu produire l’agencement du monde actuel, conformément à sa démarche méthodologique, qui est d’inscrire la physique dans la perspective d’une recherche des causes efficientes, non dans celle d’une recherche des causes finales.46 Que l’hypothèse cosmogonique, qui fonde l’hypothèse des tourbillons, soit là pour permettre la mise en œuvre de cette dernière montre que pour Descartes, cette dernière est plus qu’un artifice, mais exprime le fonctionnement réel du monde.

C’est pourquoi, il peut faire jouer à cette hypothèse le rôle de cause dont il peut déduire les effets qui paraissent dans la nature. De cette hypothèse, il infère tout d’abord les trois principaux éléments composant le monde visible. Ces éléments, étudiés dans les articles 48 à 54 de la troisième partie des Principia, ne sont, en effet, pas définis en termes qualitatifs, comme dans l’école, mais à partir du mouvement qui agite la matière. Tandis que les parties les plus rapides et les plus petites de celle-ci constituent les étoiles, que les « boules » de grosseur et de célérité moyennes forment les cieux, les parties les plus encombrantes et les plus lentes, formées par agglutination, constituent les planètes, les comètes et la Terre.47

Ensuite, après avoir montré dans les articles 55 à 64 que le mouvement des tourbillons développe une force centrifuge, Descartes fait voir que cette force produit divers effets dans l’univers. D’une part, comme l’indiquent les articles 65 à 71, elle produit une sorte d’appel centripète de matière en créant un vide au centre, et ce vide se remplit de matière stellaire. D'autre part, comme le soulignent les articles 72 à 87, elle produit une pression centrifuge qui est l’autre nom de la lumière.

Enfin, elle détermine la circulation de particules dans le monde ; tout en pivotant sur elles-mêmes, ces particules giclent des écliptiques de chaque tourbillon, pour entrer dans les pôles des tourbillons voisins, ainsi que le font voir les articles 88 à 93. Ces particules expliquent par leur pullulement, leur agglomération et leur dispersion, des phénomènes astronomiques tels que la formation de taches sur le Soleil, étudiée dans les articles 94 à 110, ou encore la transformation d’une étoile en comète, mise en lumière dans les articles 119 à 139.

Ayant un rôle causal dans la structuration du visible, l’hypothèse des tourbillons est donc loin d’être dénuée de valeur de vérité. Ce point est souligné par les articles 204 à 206 de la quatrième partie des Principia, dont l’objet est de dégager le statut épistémique accordé par Descartes à l’ensemble des éléments de l’édifice physique qu’il a élaboré dans ce texte. Dans ces articles, Descartes explique tout d’abord son recours à l’hypothèse dans son étude du visible par la nature même de l’objet qu’il a tâché par là d’embrasser. Il rappelle qu’il s’est agi pour lui de déterminer ce qui entre dans la composition du visible, et qui est donc pour lui invisible. Or,

« […] touchant les choses que nos sens n’aperçoivent point, il suffit d’expliquer comment elles peuvent être » (« sufficere si de insensibilibus qualia esse possint, explicuerim, etsi forte non talia sint »).48

 Les phénomènes du monde visible devant être élucidés à l’aide des particules des corps, qui sont invisibles et comprises en termes géométriques, ils conduisent à tenir un propos hypothétique, car ils mènent à postuler pour leur explication des particules qui ne sont pas visibles. C’est ainsi que, pour Descartes, on aura au mieux une « certitude morale »49 des propriétés des choses qui sont au monde, comme l’aimant ou le feu, car on ne pourra jamais dire en toute certitude qu’on a trouvé les vraies causes des phénomènes étudiés. On en aura au mieux trouvé une interprétation éclairante, telle la clé d’un chiffre.

En revanche, de la structuration du monde, en tant qu’elle repose sur l’hypothèse de la fluidité des cieux, laquelle n’a rien d’hypothétique, on aura une « certitude plus que morale ».50 La version française de l’article 206 de la quatrième des Principia est sans équivoque :

« Tout ce qu’on peut dire que j’ai supposé, et qui se trouve en l’article 46 de la troisième partie, peut être réduit à cela seul que les cieux sont fluides. En sorte que ce seul point étant reconnu pour suffisamment démontré par tous les effets de la lumière, et par la suite de toutes les autres choses que j’ai expliquées, je pense qu’on doit aussi reconnaître que j’ai prouvé par démonstration mathématique toutes les choses que j’ai écrites, au moins les plus générales qui concernent la fabrique du ciel et de la terre, et en la façon que je les ai écrites : car j’ai eu soin de proposer comme douteuses toutes celles que j’ai pensé l’être. »51

 Fondant réellement le monde visible, l’hypothèse de la fluidité est plus qu’une simple hypothèse. Que le monde visible ait une structuration tourbillonnaire a donc le statut de vérité dont la certitude est « plus que morale », soit, absolue.

*

Ainsi, l’hypothèse cartésienne des tourbillons ne s’inscrit pas dans une physique qui ne serait qu’un roman philosophique. D’une part, en tant qu’elle est à même d’expliquer les principaux phénomènes du monde visible, elle rend compte de la structure réelle de ce monde. D’autre part, le fait qu’elle tire parti des propriétés mécaniques de la matière, en donnant lieu au déploiement de la définition des états dur et fluide de la matière, énoncée dans la deuxième partie des Principia, illustre le projet cartésien de construction d’une physique qui permette de rendre tout le réel entièrement intelligible.

Certes, cette hypothèse n’est pas sans poser problème, en tant qu’elle se déploie sur la base d’une négation erronée du vide, qui interdit à Descartes d’envisager l’action à distance à travers l’espace, ainsi que le fera Newton dans les Philosophiae Naturalis Principia Mathematica. Mais la fausseté de ce présupposé ne doit pas conduire à réduire l’hypothèse des tourbillons à une fiction commode, dénuée de véritables enjeux ontologique et épistémologique.

Notes de bas de page numériques

1 Sur le même sujet, voir Élodie Cassan, « Science du monde et théorie de la science dans les Principia Philosophiæ de René Descartes », in Branching off. The Early Moderns in Quest of the Unity of Knowledge, Vlad Alexandrescu (ed), zeta Books, à paraître.

2 . D’Alembert, Ibid., p. 128.

3 . D’Alembert, Ibid., p. 129.

4 . D’Alembert, Ibid., p. 93.

5 . Par exemple, Voltaire, Lettres Philosophiques ou lettres anglaises, par R. Naves, Paris, Garnier, 1956, p. 229. P. Duhem, L’évolution de la mécanique, Paris, Vrin, 1903, réed. 1992, p 16. A. Koyré, Etudes galiléennes, Paris, Hermann, 1966, p. 341. P Rossi, Aux origines de la science moderne, Paris, Seuil, trad. P. Vighetti, 1999, pp. 163-165.

6 . « Faut-il donc bannir de la physique toutes les hypothèses ? Non, sans doute : mais il y aurait peu de sagesse à les adopter sans choix ; et l’on doit se méfier surtout des plus ingénieuses. Car ce qui n’est qu’ingénieux, n’est pas simple ; et certainement, la vérité est simple. Descartes, pour former l’univers, ne demande à Dieu que de la matière et du mouvement. Mais, quand ce philosophe veut exécuter ce qu’il promet, il n’est qu’ingénieux. » Condillac, Traité des systèmes, chap. 12, Paris, Fayard, Corpus, 1991, pp.225-226.  

7 . M. Martinet, « Science et hypothèses chez Descartes », Archives internationales d’histoire des sciences, 1974, vol. 24, pp. 319-338.

8 . Ainsi que l’annonce son titre, la troisième partie des Principia se consacre au « monde visible » (mundus adspectabilis). Même si depuis la Dioptrique la physique cartésienne est indexée sur toutes les propriétés lumineuses des corps, la vue n’est pas désignée ici en particulier. Que Descartes parle de « mundus adspectabilis » et non de « mundus visibilis » le souligne.

9 . Principia, II, 21, at viii, p. 52 ; at ix, p. 74.

10 . Principia, II, 1,at viii, p. 41 ; at ix, p. 64.

11 . V. Carraud, « L’esistenza dei corpi è un principio della fisica cartesiana ? », Descartes: Principia Philosophiae (1644-1994). Atti del Convegno per il 350 anniversario della pubblicatione dell’ opera. Parigi, 5-6 maggio-Lecce 10-12 nov. 1994[=dpp] , éd. J.R. Armogathe et G. Belgioioso, Naples, Vivarium, 1996dpp, op.cit., pp. 153-177.

12 . V. Carraud et F. de Buzon,  Descartes et les « Principia » II. Corps et mouvement, Paris, puf, Philosophies, 1994, pp. 121-126 et « La mathesis des Principia : remarques sur II, 64 », dpp, éd. J.R. Armogathe et G. Belgioioso, Naples, Vivarium, 1996, pp. 303-320.

13 . Principia, iii, 5,at viii, p. 82 ; at ix, p. 105.

14 . Principia, iii, 8,at viii, p. 83 ; at ix, p. 106..

15 . « Il est vrai que les comparaisons dont on a coutume d’user dans l’École, expliquant les choses intellectuelles par les corporelles, les substances par les accidents, ou du moins une qualité par une autre d’une autre espèce, n’instruisent que fort peu ; mais parce qu’en celles dont je me sers, je ne compare que des mouvements à d’autres mouvements, ou des figures à d’autres figures, etc., c’est-à-dire, que des choses qui, à cause de leur petitesse, ne peuvent tomber sous nos sens à d’autres qui y tombent, et qui d’ailleurs ne diffèrent pas davantage d’elles qu’un grand cercle diffère d’un petit cercle, je prétends qu’elles sont le moyen le plus propre, pour expliquer la vérité des questions physiques, que l’esprit humain puisse avoir ; jusque-là que, lorsqu’on assure quelque chose touchant la nature, qui ne peut être expliquée par aucune telle comparaison, je pense savoir par démonstration qu’elle est fausse. » Lettre à Morin du 12 septembre 1638.

16 . Principia, iii, 5-7, at viii, pp. 82-83 ; at ix, pp. 105-106.

17 . Principia, iii, 9-13, at viii, pp. 83-84 ; at ix, pp. 106-108.

18 . Ibid., iii, 4, at viii, p. 81 ; at ix, p. 105.

19  Francis Bacon, Novum Organum, I, 98, traduction J.-M. Pousseur et M. Malherbe, Paris, puf, 1986, pp. 158-159. Les trois lettres à Mersenne dans lesquelles l’auteur du Discours de la méthode fait allusion au Lord Chancelier soulignent constamment la fécondité des tentatives de ce dernier pour s’appliquer à l’expérience et au particulier de manière réglée : Lettre à Mersenne de janvier 1630, at I, p. 109 ; Lettre à Mersenne du 23 décembre 1630, at I, p. 195 ; Lettre à Mersenne du 10 mai 1632, at i, pp. 251-252.

20 . C’est un point que Bacon, qui ne fait pas jouer de rôle aux mathématiques dans sa physique, n’aurait pu thématiser. Le caractère qualitatif de la physique de Bacon explique que chez lui la notion de loi n’ait pas le sens cartésien de loi du mouvement. Comme il l’écrit dans le Novum Organum,  la science de la nature cherche par l’induction à donner les formes des natures simples, c’est-à-dire à rendre compte des « lois et [d]es déterminations de l’acte pur, qui gouvernent et établissent une nature simple (comme la chaleur, la lumière, le poids) en toute espèce de matière ou de sujet capable de la recevoir.  Ainsi, c’est une même chose que la forme du chaud ou la forme de la lumière, et la loi du chaud ou la loi de la lumière.» Novum Organum, ii, 17, p. 218.

21 . Principia, iii, 4, at viii, p. 81 ; at ix ; p. 105.

22 . Les concepts de phénomène et d’expérience sont ici synonymes, ainsi que l’indique le titre de l’article 4 de la troisième partie des Principia, « De phaenomenis, sive experimentis ; et quis eorum usus ad philosophandum », at viii, p. 81 ; at ix, p. 104.

23 . Nous retrouvons ici ce qui est selon H. Wickles et A. Crombie dans « À propos de la Dioptrique : l’expérience dans la philosophie naturelle de Descartes », in Problématique et réception du Discours de la méthode et des Essais, textes réunis par H. Méchoulan, Vrin, 1988, note 1, pp.67-68, la seconde des fonctions que l’expérience doit jouer dans la physique cartésienne.

24 . Pour une compréhension de la physique cartésienne comme un empirisme déguisé, voir G. Tournadre, L’orientation de la science cartésienne, Vrin, 1982.

25 . Principia, iii, 20, at viii, p. 86 ; at ix ; p 20.

26 . Principia, iii, 23, at viii, pp. 87-88 ; at ix ; pp. 111-112. Cette distance des étoiles fixes permettra également d’inclure les comètes dans l’étude des astres, cf. Principia, iii, 41, at viii, p. 98 ; at ix, pp. 121-122.

27 . Principia, iii, 21, at viii, pp. 86-87 ; at ix ; pp. 110-111.

28 . Autrement dit, il est composé d’une matière liquide, le propre du corps liquide étant d’avoir des parties constamment en mouvement : Principia,.ii, 54,at viii, pp. 70-71 ; at ix, p. 94.

29 . Principia, ii, 61, at viii, pp. 76-77 ; at ix ; pp. 99-100.

30 . Principia, ii, 25, at viii, p. 53 ; at ix ; p. 76.

31 . Le terme « tourbillon » est défini par Descartes dans la version française de l’article 46 de la troisième partie des Principia comme « toute la matière qui tourne ainsi en rond autour de chacun de ces centres. », at ix, p.125. L’apparition du concept de tourbillon en Principia, iii, 30 est préparée par deux articles de la seconde partie des Principia : l’article 33, qui introduit le caractère circulaire de tout mouvement, par le remplacement des éléments qui se déplacent, la stabilité de la quantité de matière et la tendance à former des cercles parfaits, et l’article 54, qui définit le solide et le liquide. Nous développons ces points dans ce qui suit.

32 . Principia, iii, 30, at viii, p. 92 ; at ix ; pp. 115-116.

33 . Lettre-préface à l’édition française des Principia Philosophiae, op.cit., p. 16.

34 . Principia, ii, 53-63, at viii, pp. 70-78 ; at ix, p. 93-101. Pour une étude détaillée de tout ce passage voir F. de Buzon et V. Carraud, Descartes et les Principia II. Corps et mouvement, op. cit., pp. 113-120.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                   

35 . Principia, ii, 54, at viii, pp. 70-71 ; at ix, p. 94.

36 . « Illam hic proponam hypothesin, quae omnium simplicissima, et tam ad phaenomena intelligenda, quam ad eorum causas naturales investigandas accommodatissima esse videtur : ipsamque tantum pro hypothesi, non pro rei veritate haberi velim. » Principia, iii, 19, at viii, p. 86 ; at ix, p. 110.Nous soulignons.

37 . Principia, iii, 15, at viii, pp. 84-85 ; at ix, p. 108.

38 . Principia, iii, 16-19, at viii, pp. 85-86 ; at ix, p. 108-110.

39 . « Cum Copernicus non dubitasset motum Terrae tribuere, hoc Tycho tanquam in Physica  valde absurdum, atque a communi hominum sensu alienum, voluit emendare ; sed, quia veram motus naturam non satis consideravit, verbo tantum asseruit Terram quiescere, ac re ipsa plus motus si concessit quam alter. » Principia, iii, 18, at viii, pp. 85-86 ; at ix, p. 109.

40 . Parce qu’il propose un compromis entre Ptolémée et Copernic, le système à la fois héliocentrique et géocentrique  de Tycho Brahé est adopté par les jésuites, cf. F. de Dainville, La géographie des humanistes, Slatkine reprints, 1969, pp. 211-212.

41 . Dans son hypothèse, l’anneau de matière liquide du ciel qui environne la Terre et qui entraîne tous les corps célestes est en mouvement par rapport à elle, ce qui fait qu’elle est en mouvement par rapport à lui, une chose qui est fausse aux yeux de l’auteur des Principia. Cf. Principia, iii, 38-39, at IX, pp. 96-97 ; at ix, p. 119-120..

42 . Sur le fond d’ailleurs, cette hypothèse s’inscrit dans une continuité par rapport à celle de Copernic. Cf. « Je retiens le système de Copernic »,  Lettre à *** de 1644, at v, p. 550.

43 . Principia, iii, 45, at viii, pp. 99-100 ; at ix, p. 123-124.

44 . Principia, iii, 46, at viii, pp. 100-101 ; at ix, p. 124-125.

45 . Principia, iii, 47, at viii, pp. 103 ; at ix, p. 127.

46 . Principia, iii, 2, at viii, pp. 80-81 ; at ix, p. 104.

47 . Principia., iii, 52, at viii, p. 105 ; at ix, pp. 128-129.

48 . Principia, iv, 204, at viii, p. 327 ; at ix, p. 322.

49 . Principia, iv, 205, at viii, p. 327 ; at ix, pp. 323-324.

50 . Principia, iv, 206, at viii, p. 328 ; at ix, p. 324.

51 . Principia, iv, 206, at ix, p. 325.

Pour citer cet article

Élodie Cassan, « Les tourbillons de Descartes », paru dans Alliage, n°65 - Octobre 2009, Les tourbillons de Descartes, mis en ligne le 30 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3369.

Auteurs

Élodie Cassan

Agrégée de philosophie, docteur en philosophie de l’université Paris-Est, y a soutenu sa thèse en 2008 sur « La théorie cartésienne du jugement ». Elle a enseigné comme moniteur à l’université Paris-XII et comme ATER à l’université François Rabelais de Tours. Ses recherches portent sur l’histoire de la philosophie moderne, la théorie de la connaissance et l’épistémologie. Elle a publié notamment Organon 36, 2007, numéro spécial sur Logique des émotions (édité avec J.-M. Chevalier et R. Zaborowski