Alliage | n°65 - Octobre 2009 Sciences, Fictions, Philosophies, 

Ophelia Deroy  : 

L’idéal : une fiction scientifique ?

Plan

Texte intégral

Le recours à l’idéal a souvent une fonction esthétique ou ludique, comme c’est le cas certainement dans les œuvres de fiction ou dans la rêverie. Mais ne peut-il avoir également un usage épistémique ? En d’autres termes, les discours qui s’intéressent à des cas idéaux peuvent-ils nous apprendre quelque chose, voire — et c’est dans ce cas plus particulier qu’ils posent davantage problème — nous permettre de connaître quelque chose ? C’est cette question bien précise qui doit être examinée, pour que l’on puisse interroger un genre de recours particulier à l’idéal, qui a lieu en science.

On peut certes accorder que les fictions artistiques,1 et notamment les énoncés romanesques, nous apprennent quelque chose — sur la psychologie humaine, sur des lieux, sur des points de vue possibles, sur des faits historiques – ou qu’ils puissent même prendre part à notre formation morale.2 La portée épistémique des œuvres de fiction est alors source de multiples problèmes (comment une œuvre de fiction peut-elle représenter quelque chose de vrai ? Quel genre de justification peut-elle offrir ?), mais là n’est pas la raison principale pour laquelle on ne l’abordera pas ici. La raison en est plutôt que, quelle que soit la façon dont on parvient à en rendre compte, la portée épistémique des œuvres de fiction n’épuise pas leur valeur, ou leur fonction. Le recours à la fiction, à l’œuvre dans les romans et les films, ne s’explique pas simplement par une fin de connaissance, si l’on entend par là qu’il s’agit d’obtenir une représentation vraie, justifiée et générale du monde. Par ailleurs, et c’est là une seconde raison, les œuvres de fiction ne sont pas entièrement faites d’éléments idéaux : en bien des cas, s’y mêlent des éléments factuels, empruntés à la réalité.

Paradoxalement donc, c’est vers le domaine scientifique que l’on doit se tourner pour trouver des cas purs, et plus isolés, d’usages épistémique de l’idéal. L’idée peut surprendre, si l’on pense que la science se définit justement par un souci du monde réel ou actuel, qui semble à première vue exclure tout recours à des cas idéaux, irréels ou imaginaires. Avant cependant de conclure qu’il s’agit là d’un paradoxe, il faut peut-être essayer de décrire la façon dont les sciences font usage de l’idéal, et le sens dans lequel il s’agit alors d’entendre ce concept.

Qu’est-ce qui est vraiment « idéal » dans le discours scientifique?

Ce que nous pouvons constater, c’est la pluralité des niveaux auxquels s’applique, ou peut s’appliquer en science la notion d’idéal.

Premièrement, on parle à propos de la science de concepts idéaux, comme ceux de  «vide parfait» ou de « gaz parfait » en physique, d’« agent parfaitement rationnel » ou de « marché parfaitement compétitif » en économie, ou de « bureaucratie parfaite » en sociologie. Ces exemples ne doivent pas tromper : la notion d’idéal ne se confond pas avec celle de perfection dans un quelconque sens substantiel. Les concepts idéaux ne s’opposent pas à des concepts dénotant des choses imparfaites, mais à des concepts descriptifs : il n’y a rien qui y réponde dans notre monde. L’emploi du mot « idéal » est ici certainement évocateur des écrits de Max Weber, et de la théorie des idéaux-types développée à propos de la méthodologie des sciences sociales.

« Dans tous ces cas, « comprendre » signifie (...) construire scientifiquement pour dégager le type pur (idéal-type) d’un phénomène se manifestant avec une certaine fréquence. Les concepts ou les «lois» qu’établit la pure théorie de l’économie politique constituent, par exemple, des constructions idéal-typiques de ce genre. Elles décrivent comment une activité humaine, d’une nature déterminée, se déroulerait, si elle s’orientait de façon rigoureusement rationnelle en finalité, en dehors de toute perturbation provenant d’erreurs ou d’affects, et si, en outre, elle s’orientait de façon univoque d’après une seule fin (l’économie). »3

Le propos de Weber est cependant susceptible d’encourager plusieurs confusions. La première tient à l’idée que les concepts idéaux conservent un contenu descriptif : la distinction entre concepts descriptifs et concepts idéaux n’est ainsi pas marquée. Cette première absence de distinction semble en fait provenir de deux autres confusions. Une deuxième confusion tient en effet à l’idée que le caractère descriptif pourrait être garanti par le fait que les choses se passeraient réellement comme le posent les idéalisations de la science, si un certain nombre de conditions étaient remplies, et qu’il n’y a là pas plus qu’un cas classique de lois de la nature, conçues comme supportant des énoncés conditionnels contrefactuels de la forme

« dans les conditions c, si tel événement survenait, alors les choses se dérouleraient de telle et telle façon ».

La distinction entre recours à l’idéal et recours à la généralisation nomique4 n’est ainsi pas marquée. La troisième confusion, qui explique le fait que Weber puisse continuer à parler de contenu descriptif des concepts idéaux, tient au flou régnant autour de la façon dont ces concepts peuvent être satisfaits ou utilisés à bon escient. On considère en effet habituellement qu’un concept, celui de rouge, par exemple, est satisfait par x si x est bien rouge, appartient à la classe des choses rouges, etc. Or, dans le cas qui nous intéresse, Weber poursuit en notant :

« Ce n’est qu’en de très rares cas (celui de la Bourse), et encore de façon approximative, que l’activité réelle se déroule telle qu’elle est construite dans l’idéal-type. »5

Il semble ainsi être question de deux choses : d’une part, du fait que les concepts idéaux sont rarement satisfaits, et d’autre part, qu’ils sont approximativement satisfaits. On peut distinguer les deux cas. Si les choses se passent effectivement, encore que rarement, comme le pose l’énoncé scientifique considéré comme « idéal », il n’est plus tout à fait question d’idéal. La question qui doit préoccuper le scientifique est alors celle de savoir pourquoi ces cas réels et rares doivent se voir accorder un rôle particulier pour expliquer les cas plus fréquents — pourquoi c’est le fonctionnement de la Bourse qui permet d’expliquer celui des marchés. Comment comprendre alors que les choses se passent « approximativement » comme le pose l’énoncé idéalisé ? Si l’on imagine bien que le degré de similarité est suffisant pour penser les cas particuliers en termes des cas idéaux posés par l’énoncé, on a cependant du mal à traduire cela en termes de satisfaction de concepts. Que peut vouloir dire « le fonctionnement de la Bourse satisfait approximativement le concept de marché parfait » ? Sauf à penser les concepts scientifiques comme des prototypes ou des concepts vagues,6 la relation qu’ils entretiennent avec leur extension est strictement déterminée : pour chaque x, ou bien x satisfait le concept i ou bien il ne le satisfait pas. C’est une chose de dire que x satisfait approximativement le concept i, et une autre de dire que x ressemble ou se rapproche des x qui satisfont le concept i : dans ce second cas, l’approximation trouve un sens et est prise en charge par un jugement de ressemblance ou de comparaison, mais ne contamine pas la détermination de la valeur sémantique des termes.

Si l’on veut conserver à l’étiquette de concepts idéaux un pouvoir de discrimination fin, et une certaine rigueur, il faut donc se garder de la confondre avec celle de concepts descriptifs, que ceux-ci soient conçus comme ceux de généralisations nomiques, et de concepts « approximativement » ou « rarement » satisfaits.  

Ces précautions prises, les propos de Weber ont certes le mérite de souligner l’importance plus particulière prise par ce genre de concepts dans les sciences sociales, importance qui ne doit pas occulter le fait que ceux-ci interviennent également dans les sciences de la nature :

« La sociologie est obligée d’élaborer de son côté des types («idéaux») «purs» de chacune de ces sortes de structures qui révèlent alors chacune pour soi l’unité cohérente d’une adéquation significative aussi complète que possible, mais qui, pour cette raison, ne se présentent peut-être pas davantage dans la réalité sous cette forme pure, absolument idéale, qu’une réaction physique que l’on considère sous l’hypothèse d’un espace absolument vide. »7

Par ailleurs, elle insiste sur la différence entre deux sortes de typicité à l’œuvre dans les concepts scientifique : la typicité exhibée par les idéaux et celle exhibée par les moyennes statistiques. L’économie politique, par exemple, en s’intéressant aux systèmes parfaitement compétitifs, ne procède pas par sommation des cas particuliers et des perturbations, et la sélection ou la construction d’un cas moyen. Elle s’abstrait des cas particuliers, de façon à construire l’idée d’un marché qui ne saurait exister.  

« Il va de soi que la sociologie utilise également, suivant les circonstances, le concept de type moyen, du même genre que les types empirico-statistiques, mais il s’agit là de formations conceptuelles qui n’appellent aucun commentaire méthodolo-gique spécial. »8  

Entendu en ce sens, l’idéal doit alors comprendre apparemment l’ensemble des lois scientifiques, exception faite des lois purement statistiques : la plupart ne procèdent-elles pas selon ce genre d’abstraction par rapport aux cas particuliers, isolant certains phénomènes du réseau complexe de circonstances dans lesquels ils surviennent, et simplifiant les variables qui pèsent sur les effets qu’on cherche à expliquer ?

Ce dernier point amène à reconnaître un deuxième genre de cas où la notion d’idéal apparaît aux côtés du discours scientifiques. On voit en effet mentionner des données idéales.9 C’est notamment le cas pour certaines probabilités : on peut affirmer qu’« il y a une probabilité de 1/46656 pour tirer six fois de suite un 1 avec un dé à six faces» en faisant appel à d’hypothétiques tirages et à un monde idéal où les jets sont toujours également respectueux de l’équiprobabilité. Ce recours à des données idéales est enfin susceptible d’en recouper trois autres, sans se confondre strictement avec eux, que ce soit la mention d’un observateur idéal, l’idéalisation par lissage et le recours à des idéalisations mathématiques. Dans le premier cas, calqué sur la théorie de Frith en éthique, on a recours à un observateur idéal10 pour déterminer l’extension d’un concept quelconque : ce n’est pas que le concept n’est pas satisfait dans notre monde, mais que la détermination des cas où il est ou non satisfait (en d’autres termes, la détermination de ses conditions de vérité) requiert la mention d’un observateur idéal — par exemple non biaisé, parfaitement attentif, etc. Dans le second cas, pour faciliter le traitement de données statistiques ou d’images, on cherche à déterminer, à l’aide de différents algorithmes, une fonction approchée qui saisirait les régularités importantes dans les données, tout en laissant de côté les effets de « bruit », ou les phénomènes de moindre échelle. Il s’agit bien d’une idéalisation, au sens où l’on corrige certains effets de bruit, mais pas nécessairement de la constitution d’un idéal au sens non-statistique où on l’a précédemment entendu. Enfin, on parle également d’idéalisation à propos du recours très général que fait la science aux concepts mathématiques.  

La première question que ce premier survol peut susciter est bien entendu de savoir si l’emploi du terme « idéal » est uniforme dans ces différents usages, et si l’on a donc raison de les considérer ensemble. Que signifie en effet  « idéal » ? Au sens le plus immédiat, comme on a commencé à le voir, l’idéal a partie liée au fictif : une entité est idéale si elle remplit une clause de non-actualité. Ni le vide parfait, ni l’observateur idéal, ni les données idéales n’existent en ce sens actuellement. Mais cette clause de non-actualité est-elle suffisante ? Il faut une clause supplémentaire si l’on veut que l’idéal se distingue par exemple de prédictions, elles aussi non actuelles, mais relativement au moment où l’on parle (conditions futures, prochain observateur, données à venir). L’idéal est plus que ce qui n’est pas actuel, c’est ce qui ne peut pas être actuel. La seconde clause peut être formulée ainsi : une chose est idéale si et seulement si elle est telle qu’il est impossible pour elle d’être jamais actualisée. Si on les considère ainsi, ni l’observateur idéal, ni les concepts idéaux ne peuvent, ni ne pourraient exister actuellement, dans notre monde. Ainsi, un objet peut être dit « idéal » si et seulement si cet objet n’est nécessairement pas instancié dans le monde actuel. De même, un concept est qualifié d’idéal si et seulement si rien ne peut le satisfaire dans le monde actuel : aucune situation, aucune entité, aucun phénomène, aucun événement actuel ou existant ne lui correspond. On retrouve ainsi l’opposition entre les concepts idéaux et des concepts descriptifs, qui sont satisfaits, ou peuvent être satisfaits, par quelque chose d’actuel.

Il faut donc restreindre notre examen, et ce faisant, il va peut-être nous falloir abandonner certains des exemples d’ «idéaux» utilisés dans le discours scientifique. Parmi les exemples cités précédemment, tous n’ont pas un rapport aussi clairement contrasté avec la clause de non-actualité, parfois pour des raisons complexes qui ne sauraient être examinées ici. Les concepts-idéaux (vide parfait, système parfaitement compétitif, etc.) remplissent parfaitement la clause de non-actualité. Le cas est plus compliqué pour les autres, à commencer par l’observateur idéal : à quel point l’observateur idéal peut-il s’éloigner des observateurs actuels, et toujours être qualifié d’observateur ? À quel point peut-il être idéal et toujours entretenir un rapport causal (qu’on estime nécessaire à la sensation) avec l’objet dont il s’agit de déterminer la nature ? La notion de données idéales n’est guère plus satisfaisante à cet égard : une « donnée » ne vaut que s’il est impossible de procéder au tirage, et, bien que les contraintes de temps qui sont les nôtres nous en empêchent, il n’est pas impossible d’imaginer que l’on procède à des milliers de tirages et que l’on en tire une généralisation. Ceci revient donc au quatrième exemple d’«idéalisation» scientifique que nous avions citée, celle qui passe par la correction des erreurs, lissage, etc. L’idéalisation est obtenue à partir de la manipulation de données obtenues sur des cas existants, actuels, et si ce qu’elle propose ne correspond pas à un cas observé, il ne s’agit pas non plus toujours d’un cas qui ne pourrait nécessairement pas être actualisé. Peut-être est-ce le cas cependant de certaines idéalisations qui sont faites, non simplement par un lissage statistique, mais dans le but d’obtenir une équation ou un modèle mathématique idéal. C’est là, on s’en souvient, le dernier exemple de recours à l’idéal qui figurait dans la première liste. S’il paraît raisonnable de ne pas considérer en détail le recours aux modèles mathématiques dans les sciences empiriques, c’est en vertu d’une autre sorte de prudence que celle que nous avons adoptée précédemment. Les concepts mathématiques, certainement, ne sont plus conçus comme partie prenante du monde actuel ainsi que le veut la célèbre formule de Galilée,11 mais le statut des énoncés et des objets mathématiques soulève des problèmes trop vastes, y compris dans leur rapport à l’idéal, pour qu’on puisse les prendre comme terrain d’étude privilégié. Il semble ainsi que les meilleurs candidats pour notre examen soient les concepts idéaux. Cela ne veut pas dire que les autres exemples de recours à l’idéal ne puissent pas recevoir un traitement analogue à celui qui suit — il s’agit juste de dire qu’il faudrait des arguments supplémentaires qui justifient qu’ils le doivent.  

Le problème des usages épistémiques de l’idéal s’épaissit alors : comment des concepts portant sur des choses qui n’existent nécessairement pas dans le monde actuel peuvent-ils nous faire connaître quelque chose ? Quel genre de représentation vraie, et justifiée pourraient-ils bien donner — et surtout de quoi ? Ils peuvent peut-être nous permettre d’apprendre quelque chose sur des « entités » possibles, également idéales, mais n’est-ce pas contraire à ce que la science se propose de faire ? Ne risque-t-on pas alors de donner raison à ceux qui reprochent à la science d’être une mythologie comme une autre ?12

Une différence cruciale : idéal vs. théorique

Si le risque est réel, il s’agit cependant de ne pas le laisser contaminer l’ensemble du discours scientifique. Le problème qui vient avec la considération des usages de l’idéal en science est de risquer, comme on l’a vu, de ne pas bien cerner de quoi il s’agit. La philosophie des sciences nous apprend à considérer différemment les étapes et les composants de la démarche scientifique, et chacune requiert une évaluation distincte. On aurait tort ainsi de confondre, sous prétexte d’un égal éloignement à l’égard du monde actuel, les termes théoriques et les termes idéaux que l’on vient de citer. N’y a-t-il pas une différence entre les concepts comme ceux d’électron, de molécules, de champ, de force, et ceux de gaz parfait, de bureaucratie parfaite ? Si différence il y a, elle doit être cherchée en-deçà d’une parenté de surface : ne sont-ils pas tous le fruit d’une extrapolation par rapport au réel ? N’y a-t-il pas un sens à dire à la fois qu’il n’y a pas vraiment de champs, et qu’il n’y a pas vraiment de vide parfait ? Une différence profonde sépare cependant ces deux genres de concepts et est affaire de modalités. Si l’on définit les concepts théoriques comme référant à des entités non-observables, la différence va dans les deux sens. D’une part, les termes théoriques, comme ceux d’électron en physique, ou de marché en économie, se distinguent des termes idéaux en ce qu’ils ne renvoient pas nécessairement à quelque chose de non-instancié.

Il ne faut pas confondre ici, comme le souligne David Lewis, le fait d’être un concept théorique et celui d’être un concept d’entité simplement théorique, c’est-à-dire dont l’existence n’est pas attestée en dehors de ce qu’en pose la théorie (qu’elle n’est pas attestée, par exemple, par l’observation) :  

« Je suppose qu’une entité théorique est quelque chose en laquelle on croit uniquement parce que son existence, son occurrence, etc. est posée par une théorie — et plus particulièrement par une théorie scientifique récente, ésotérique, pas encore très solidement établie. Les entités théoriques devraient plutôt être appelées (comme on le voit parfois) des entités hypothétiques. Les termes théoriques ne désignent pas nécessairement des entités théoriques : prenez h2o par exemple. »13

Mais d’autre part, les termes idéaux se distinguent des termes théoriques en ce qu’ils ne renvoient pas nécessairement à des entités non observables : les données idéales sont en droit observables, tout comme le serait une « tulipe noire de deux mètres » ou « une fourmi de dix-huit mètres », pour prendre deux exemples plus simples de concepts fictifs ou idéaux.

Les concepts idéaux nous permettent-ils de connaître quelque chose ?

Les concepts idéaux se présentent bien comme des idéaux à usage scientifique. Mais comment rendre compte de leur valeur épistémique ? Nous permettent-ils de connaître, ou de parfaire nos connaissances à propos de ce qui se passe dans des conditions ou avec les entités imparfaites ou non-idéales ? La question doit être précisée. Le problème ne consiste certainement pas à trouver ce qui peut motiver un recours aux concepts idéaux : ils permettent de se détacher des difficultés que poserait une description exacte d’entités ou d’événements qui sont soumis dans le monde actuel à des variations multiples, impondérables, complexes. Le problème ne consiste pas non plus à montrer que ce recours éclaire en quelque façon les cas réels, puisqu’il permet à chaque fois — ou du moins doit permettre — de faire des prédictions fiables quant aux cas réels. Il y a donc bien un lien entre les généralisations idéales et les cas réels. La question est de savoir comment en rendre compte. Peut-on par exemple reconnaître que :     

« Dans les cas normaux d’idéalisation scientifique, les théoriciens ignorent certains paramètres négligeables dans les systèmes réels, afin de formuler une loi. La loi qui en résulte, bien qu’elle ne soit pas strictement vraie d’un système actuel, se montre parfaitement adéquate en termes de prédictions, et donne une quantification d’une relation réelle dans les systèmes physiques actuels. »14

Dans le monde actuel, les gaz ne sont pas composés de molécules newtoniennes. Leurs molécules ne sont pas des points dotés de masse, et leurs collisions ne sont pas parfaitement élastiques. La chaleur n’est pas non plus la seule source d’énergie présente dans les gaz. On peut cependant considérer de façon idéale que les gaz sont parfaits, et que la pression p et le volume v d’un gaz sont proportionnels à la température t et au nombre n de moles : pv = nrt.15 Mais que veut-on signifier en disant que cette loi se montre adéquate en termes de prédictions de cas actuels, bien qu’elle ne soit pas strictement vraie d’aucun cas actuel ? Il y a certainement une façon, qu’on peut dire strictement utilitariste ou pragmatique de considérer les propositions de la science et de les évaluer en termes de ce qu’elles nous permettent de prédire. La défense vaut alors à la fois pour les sciences naturelles et pour les sciences sociales, mais elle repose de façon cruciale sur le fait que l’on renonce à parler de prédictions vraies. L’économiste Milton Friedman souligne ainsi de façon prudente que :

« l’adéquation d’une hypothèse ne dépend pas du réalisme de ce qu’elle suppose, mais simplement de l’exactitude de ses conséquences empiriques. »16

Le problème — si l’on veut en voir un — tient alors à la relativité engendrée par le recours aux notions d’adéquation et d’exactitude. Tandis qu’une proposition est soit vraie, soit fausse,17 elle peut être plus ou moins adéquate, et plus ou moins exacte, selon les contextes. Si l’hypothèse des gaz parfaits permet de calculer la température d’un gaz actuel avec une exactitude de 0,001 Kelvin, cela peut paraître suffisamment précis et bien amplement suffisant pour le genre d’actions (techniques) que nous voulons entreprendre avec le gaz en question, ou les risques contre lesquels nous voulons nous garder, etc.

Mais une telle défense laisse ouverts deux problèmes. En premier lieu, si un concept est idéal au sens où il n’est satisfait par rien d’actuel, qu’est-ce qui nous permet en premier lieu de saisir ce concept, de déterminer précisément en quoi il consiste ? Il s’agit là de ce que l’on peut appeler le problème de l’indétermination des concepts idéaux. Par ailleurs, si un concept est idéal, au sens où il ne peut pas être actuel, comme le précisait la seconde clause, comment peut-il même nous permettre de connaître, par opposition au fait de croire quelque chose d’adéquat, à propos du monde actuel ? Appelons cette question le problème de la connaissance par concepts idéaux.

On peut illustrer chacun de ces problèmes. Prenons le cas des molécules newtoniennes : qu’est-ce au juste qu’un point physique réel ? Ou prenons un système économique parfaitement concurrentiel, dont se sert l’économiste. Admettons donc que de telles molécules ou qu’un tel système économique n’existent pas : les concepts en question ne désignent aucun cas observé, et surtout observable.18 Qu’est-ce qui permet alors de dire quand l’application de ces concepts est correcte, et quand elle ne l’est pas ? La question a-t-elle seulement un sens ? Soit la proposition g est un gaz parfait. Quelles sont les conditions de  vérité de cette proposition ? En quoi sont-elles différentes de la proposition h est un gaz parfait ? Il faudrait pour cela qu’on ait un moyen de différencier g et h, mais que sont-ils, s’il n’y a pas de gaz parfaits ? On peut surmonter ce problème de l’indétermination des concepts idéaux en les pensant justement sur le modèle des concepts de fiction : il s’agit de concepts qui, bien que posés ou imaginés, continuent à fonctionner de façon rigide et à pouvoir désigner précisément quelque chose. Apparemment, ces concepts idéaux sont semblables aux conceptions du romancier, quand il parle de telle licorne ou d’Emma Bovary : on admet que les énoncés où ils figurent désignent bien un état de choses singulier.

Passons alors à une illustration du second problème. On peut admettre que lorsque Flaubert écrit qu’Emma Bovary est triste, ou bien que sa maison a une porte bleue, il n’y a pas d’objet réel ou de situation réelle qui rende vrai cet énoncé. De même, lorsque l’économiste parle de système parfaitement compétitif, il n’y a pas de situation réelle qui rende vrai cet énoncé. Mais nous ne nous servons pas des énoncés de Flaubert pour inférer quelque chose de vrai, alors que nous nous servons des énoncés idéaux de l’économiste (ou du physicien) pour inférer quelque chose de vrai à propos du monde actuel. Qu’est-ce qui permet à des énoncés dont les conditions de vérité ne sont pas satisfaites dans le monde actuel de nous apprendre quelque chose sur le monde actuel?  Il ne saurait s’agir ici de s’en remettre uniquement à l’imagination. Si la vérité est en jeu, il est nécessaire que la raison s’en mêle. Peut-on ainsi reconstruire un raisonnement qui mène de l’idéal au monde actuel ? On peut considérer, comme le propose David Papineau,19 l’exemple suivant.

  • 1. Si un gaz est parfait (i.e. composé de molécules parfaitement élastiques, sans masse ni volume), alors il suit la loi de Boyle. (E-idéal).

  • 2. Dans telles et telles conditions de pression et de température, l’hydrogène est un gaz parfait.

  • 3. L’hydrogène suit la loi de Boyle (connaissance sur le monde actuel).

La proposition 1 sert à inférer la proposition 3, qui ne peut pas être inférée uniquement de 2. C’est la proposition 3 qui est source de connaissance. Mais le raisonnement est-il valide? Puisque 2 n’est pas empiriquement vrai – et même manifestement faux, le raisonnement ne tient pas et on ne peut donc pas déduire la vérité de 3 de 1 et 2.

Les concepts idéaux employés n’ont pas de référence dans le monde actuel, et ne peuvent en avoir. C’est là un point commun avec la référence des concepts de fiction donne peut-être cependant une piste pour sortir du problème épistémologique. Les énoncés de fiction réfèrent, selon certains philosophes, à des « entités fictives». Ainsi, le nom propre « Emma Bovary », énoncé dans le roman de Flaubert ne renvoie-t-il pas à une personne unique, dans le monde actuel, et ne peut le faire. Pour en faire un terme singulier, on pense qu’il réfère au personnage unique, Emma Bovary, qui est une entité fictive. Mais n’est-ce pas alors une voie dangereuse ? Comment des entités fictives peuvent-elles nous renseigner sur des entités réellement existantes ?

La fiction au secours du raisonnement sur l’idéal ?

Tout dépend de ce qu’on entend par fiction. Une entité fictive est une entité qui n’existe pas actuellement. Un énoncé de fiction est un énoncé dépourvu de valeur de vérité et qui assume ce manque, en tâchant par ailleurs de revendiquer un autre mode de validité qui lui permette de se distinguer du non-sens. On peut ici distinguer trois types de solutions « fictionnalistes » : l’instrumentalisme, le méta-fictionnalisme et le figuralisme.

L’instrumentalisme

L’instrumentalisme consiste à s’intéresser aux énoncés, plutôt qu’aux propositions. Dire que, par un énoncé de fiction, on n’asserte pas « réellement » quelque chose, mais qu’on prétend le faire. C’est une version assez plausible pour les énoncés de roman, ou de théâtre, comme le rappelle le contre-exemple rapporté par Stendhal, où un soldat assiste à une représentation d’Othello, et, ne comprenant pas ce qu’est une pièce de théâtre, se précipite sur la scène au secours de Desdémone quand celle-ci crie : « On m’assassine, à l’aide ! » L’énoncé de Desdémone n’est pas réellement une assertion qui présente comme vraie la proposition on m’assassine. Elle se contente de mimer la forme de l’assertion, et demande qu’on ne la tienne pas pourtant comme vraie. De même, et sans parler même du théâtre et des énoncés faits sur scène, quand une proposition comme « Il y a une maison bleue » est énoncée dans une fiction, il faut comprendre quelque chose comme : Faites comme si la proposition il y a une maison bleue était vraie.

L’idée que les énoncés scientifiques puissent de la même manière se servir de la forme d’énoncés assertoriques, sans réclamer le même genre d’attitude qu’une assertion véritable (tenir pour vrai) est également défendable, et se trouve défendue, de façon plus générale, sous la forme d’un instrumentalisme scientifique – qui va au-delà même des concepts idéaux – par des auteurs comme Henri Poincaré,20 Ernst Mach ou Bas Van Fraassen. Elle soulève cependant un problème : si un énoncé qui a recours à un concept idéal n’asserte pas réellement quelque chose, alors est-on justifié à en inférer quoi que ce soit ?

« Comme si » c’était vrai.

Pour rendre valide l’exemple précédent de raisonnement à partir de l’idéal, on doit y adjoindre un « comme si » à la seconde prémisse.

2. Dans telles et telles conditions de pression et de température, l’hydrogène se comporte comme s’il était un gaz parfait.

Ceci permet de rendre 2 vraie, et donc de justifier 3.  Mais cela nécessite qu’on modifie également 1:  

  • 1. Si un gaz se comporte comme s’il s’agissait d’un gaz parfait, alors, il suit la loi de Boyle.

  • 2. Dans telles et telles conditions de pression et de température, l’hydrogène se comporte comme s’il était un gaz parfait.

  • 3. L’hydrogène suit la loi de Boyle.

Mais bien que la conclusion fasse disparaître le « comme si » des prémisses, elle en porte malgré tout la marque. Peut-on alors dire que ce raisonnement nous permette réellement de connaître quelque chose du monde actuel ? Que veut dire connaître sur le mode du « comme si » ? L’idée même de prendre x comme s’il était y repose sur le fait que x n’est pas y, sans quoi l’on pourrait simplement poser une relation d’identité entre les deux. Il s’agit ici d’une relation d’identification forcée par les besoins de la représentation — et il ne semble pas évident que la notion de vérité s’y applique, comme s’il s’agissait de quelque chose que l’on puisse démontrer. Il y a là un fiat, plutôt qu’une relation logique. Mais sommes-nous alors instruits par les fiat du scientifique ?

La solution de Bas Van Fraassen21 est de dire que les énoncés scientifiques, dont les énoncés idéaux, ne doivent pas être compris à l’aune de la vérité : ils ne s’adressent pas à notre croyance et à notre connaissance (gouvernée par les valeurs de vrai et de faux), mais à notre acceptation. Ce ne sont pas des énoncés vrais, mais des énoncés acceptables. En l’occurrence, ils tirent leur acceptabilité de deux sources : des traits théoriques choisis (simplicité, cohérence) et de la capacité à donner lieu à des pratiques de dérivation (et non d’inférence, puisque ces dernières supposent que l’on infère le vrai du vrai) qui s’avèrent utiles, ou efficaces.

Mais ceci ne sauve pas la dimension épistémique souhaitée. Les énoncés scientifiques ainsi conçus nous permettent d’enrichir nos pratiques de prédiction, mais pas de connaître quelque chose.

Le méta-fictionnalisme : la vérité dans un modèle idéal.

Y a-t-il alors un moyen de préserver l’idée de vérité, constitutive certainement de celle de connaissance, à propos des énoncés scientifiques idéaux ? Inspiré là encore du problème des énoncés de fiction, le méta-fictionnalisme s’oppose à l’instrumentalisme et admet que, par un énoncé de fiction, l’on puisse asserter quelque chose. Mais quoi ? Le contenu de l’assertion est alors le suivant : selon une certaine fiction, les x sont ceci et cela. Contrairement à l’instrumentalisme, qui fait du « comme si » un mode d’énonciation particulier, le méta-fictionnalisme revendique pour les énoncés de fiction (ou dans notre cas, idéaux) le même statut qu’un énoncé classique : la différence tient à ce que ceux-ci font apparaître dans leur contenu même une référence à un cadre particulier, à savoir un monde fictif particulier. Paradoxalement, cette solution ne marche pas si bien pour les romans ou les œuvres théâtrales, qui font rarement mention de commentaires méta-fictionnels du genre «selon mon roman »,22 mais elle semble convenir assez bien à la science. Les énoncés qui contiennent des concepts idéaux, et plus largement font usage de l’idéal sous une forme ou une autre, doivent en réalité se formuler comme des énoncés de la forme :

Selon le modèle idéal que voici, x est y (ou x obéit à la loi l).

Ce modèle doit certainement être attirant (au-delà même de la question des concepts idéaux) pour tous ceux notamment qui se sont laissé convaincre par le modèle développé par l’historien des sciences Thomas Kuhn, dans La structure des révolutions scientifiques23 : un énoncé scientifique doit toujours être indexé sur un certain modèle ou paradigme accepté, et s’interprète comme ceci : « Selon le paradigme que nous partageons, les objets sont comme ceci et cela. » Il convient alors d’ajouter qu’entre autres choses, un paradigme inclut des concepts idéaux, des façons « acceptables » d’idéaliser.

Cette solution n’est pas cependant sans poser problème. On peut en premier lieu objecter à la version généralisée d’indexation des énoncés scientifiques donnée par Kuhn : si l’indexation à un modèle convient bien pour le caractère assumé des énoncés-idéaux, elle ne saurait être acceptée pour tous les autres, notamment les énoncés descriptifs. On ne reconnaît pas volontiers, quoiqu’en dise Kuhn, que « le pendule oscille » doit se comprendre comme « selon le paradigme que nous partageons, le pendule oscille. »

Par ailleurs, cette solution ne donne une valeur de vérité aux énoncés en question que sous certaines réserves. Les énoncés ne peuvent donner lieu à des inférences, sinon sous réserve de la mention « selon ce modèle idéal », et de la garantie que cette même indexation soit maintenue d’un énoncé à un autre. Soit p un paradigme, qui inclut un modèle idéal particulier, notre exemple de raisonnement devient donc :

  • 1. Selon p, il y a des gaz parfaits et ces gaz parfaits obéissent à la loi de Boyle

  • 2. Selon p, l’hydrogène est un gaz parfait.

  • 3. Selon p, l’hydrogène obéit à la loi de Boyle.

Par définition, le modèle idéal compris dans p, et qui inclut en l’occurrence l’idée de gaz parfait, n’est pas la description du monde actuel.24 Un énoncé comme 3 n’a de conditions de vérité que dans le modèle idéal qu’il précise. Le méta-fictionnalisme ne permet pas de garantir ce que nous cherchions, à savoir une valeur de connaissance du monde réel par le recours à l’idéal. La leçon de sagesse à délivrer est alors certainement que la quête d’énoncés purement descriptifs, absolument purs de toute référence à un modèle gouverné en partie par une forme d’imagination et d’abstraction, est un « idéal » — et une utopie passéiste à abandonner.25 Les choses ne sont jamais absolument ceci ou cela, mais toujours décrites comme étant ceci ou cela, selon telle perspective. Les concepts idéaux sont moins déguisés que les autres – et préviennent d’emblée qu’il ne s’agit pas d’aller chercher en dehors de leur exercice une entité extérieure à laquelle ils correspondraient.  

Le figuralisme : ne pas être trop littéral ?

Mais le méta-fictionnalisme n’est pas la seule façon de préserver la vérité des énoncés scientifiques. Le figuralisme pose également que l’on asserte « réellement » quelque chose par un énoncé de fiction (et donc un énoncé scientifique idéal) : l’on affirme bien que quelque chose est dans une certaine condition, mais peut-être pas le monde. Les concepts idéaux cx fonctionnent comme des représentations qui aident à se figurer une description des objets y. Mais comment comprendre ce « fonctionner comme » ? Pourquoi n’est-ce pas juste une version de l’instrumentalisme et de son « comme si » ?

L’intérêt de cette solution est de renvoyer le problème à un problème de représentation. Un concept idéal peut être dit « vrai » et garantir des inférences valides en tant que représentations figurées (non littérales) du monde actuel. Ceci requiert simplement une forme de prudence. Nous en faisons régulièrement l’expérience dans nos inférences de tous les jours, si je dis : « Ce banquier est un requin », je peux inférer qu’il y a un banquier, mais pas qu’il y a un requin. Codifier cette prudence est certainement une affaire délicate, mais la voie semble prometteuse entre l’idée instrumentaliste d’un renoncement à l’idée d’inférence et de vérité, et l’idée méta-fictionnaliste de les sauver au prix d’une perte du monde réel. Le problème principal consiste alors à donner une définition rigoureuse de ce qui compte au juste comme « figuration ». Qu’est-ce qui fait qu’un énoncé comprenant un concept idéal I (ou un énoncé de fiction) est une figuration de y ? Si l’on veut que la définition ne soit pas vide, il faut qu’elle permette de distinguer entre des concepts idéaux figuratifs et des concepts non-figuratifs : mais qu’est-ce qui est à même de jouer le rôle de critère de distinction ici ? Ne retombe-t-on pas dans l’acceptabilité de l’instrumentaliste ?

Il semble que la notion d’analogie, exposée ici par Peirce, puisse constituer une version pragmatiste du figuralisme et la préciser.

« Asserter que « a doit être vrai », c’est asserter non seulement que a est vrai, mais que toutes les propositions analogues à a le sont.  Et asserter que « a peut être vrai » (ou « il se peut que a »), c’est asserter que seulement quelques propositions analogues à a peuvent être vraies. Si on demande ce que signifie ici « proposition analogue », la réponse est : toute classe de propositions qui est appropriée dans le cadre du raisonnement établi. Ou bien toute proposition qui, dans un certain état d’ignorance, ne peut pas être distinguée de a. »26

L’idée est de ne pas considérer en effet qu’un énoncé figuratif renvoie à une proposition particulière, qui doit alors être rattachée de façon « acceptable » à d’autres proposition : quand je dis « ce banquier est un requin », mon énoncé n’asserte pas la proposition ce banquier est un requin, qu’il faut considérer comme une façon figurée acceptable d’asserter des propositions comme : ce banquier est dangereux, ce banquier a un comportement de prédateur , ce banquier est prêt à tout pour réussir. L’idée est que cet énoncé asserte à la fois la proposition littérale ce banquier est un requin et une classe de propositions analogues acceptables en contexte, voire indistinctes en contexte de la première. Cette solution est-elle cependant appropriée dans le cadre du raisonnement scientifique à partir de l’idéal qui nous intéresse ? Le problème, rappelons-le, est de passer de 1 à 3 :

  • 1. Un gaz parfait obéit à la loi de Boyle.

  • 3. L’hydrogène obéit à la loi de Boyle.

  • Et donc de trouver un statut pour 2 :

  • 2. L’hydrogène est un gaz idéal.

La solution figuraliste pragmatiste voudrait alors que 2 asserte à la fois la proposition L’hydrogène est un gaz idéal et une classe de propositions analogues, pertinentes ou indistinctes relativement au contexte d’assertion — et qui inclut la proposition qui est vraie de l’hydrogène. Le point difficile à défendre est alors que cette inclusion réelle suffit à rendre 2 vraie. Par ailleurs, le cas des énoncés figuratifs du premier genre fonctionne bien par pertinence (quelle est la signification de « requin » pertinente pour l’énoncé « ce banquier est un requin » ?), mais celui des énoncés scientifiques semble plus difficile (quelle est la signification de « gaz parfait » pertinente pour l’énoncé 2 ?)  

Énoncés fictifs, manières de croire et énoncés scientifiques idéaux

Il semble que nous ayons passé en revue les accommodements possibles avec la notion de vérité applicable aux énoncés scientifiques idéaux : la substitution proposée par l’instrumentalisme, au profit de l’idée d’acceptabilité et d’une présentation sous le mode du « comme si », l’indexation méta-fictionnaliste sur un modèle particulier, et enfin les voies figuralistes.

Chacune, on l’a vu, a du mal à paraître plus qu’un accommodement, né de la difficulté de rendre compte de l’usage des concepts idéaux en science et de l’ambition de proposer une représentation vraie du monde actuel. Chacune, à sa façon, peut aller chercher auprès de l’exemple des énoncés de fiction une façon de sauver la contribution épistémique des énoncés idéaux : proposer une description non pas vraie, mais intéressante et vraisemblable, proposer une description vraie dans un cadre fictif donné, proposer une description vraie, mais à condition de ne pas la prendre au sens littéral.

Mais l’expérience de la fiction ne propose-t-elle pas d’autres voies ? N’est-ce pas une attention trop restreinte aux énoncés isolés qui empêche de considérer pleinement l’intérêt d’un rapprochement entre usage de l’idéal en science et recours à la fiction ? Le méta-fictionnaliste et le figuraliste ont certainement raison de penser que, énoncé par énoncé, c’est la vérité qui continue à gouverner notre compréhension de la fiction, et plus encore notre capacité à inférer d’un énoncé scientifique idéal à un autre énoncé. Mais l’instrumentaliste a certainement raison de reconnaître que le dessein de la fiction n’est pas pour autant de proposer quelque chose à notre croyance — comme si l’ensemble de ces énoncés formait finalement une grande description du monde, que nous avons en effet finalement du mal à croire vraie. Le problème de ces solutions vient ainsi peut-être de la collusion entre l’idée de vérité et celle de description du monde actuel, et de la direction d’ajustement des énoncés en jeu. D’une séparation possible de ces deux notions peut venir une possibilité de dessiner alors une quatrième voie, qui reconnaîtrait en somme la force normative des énoncés idéaux à propos des objets. Si chaque énoncé asserte bien « réellement » quelque chose, et quelque chose à propos du monde actuel, c’est que le monde est dans une certaine condition, à savoir la condition dans laquelle il lui faut être pour rendre vraie la fiction pertinente que les x sont ceci et cela. Notre raisonnement va alors bien de l’idéal à l’actuel, et peut se formuler de la façon suivante:

  • 1. Un gaz parfait obéit à la loi de Boyle

  • 2. Le monde réel est tel qu’il rend vrai l’idéal pertinent que l’hydrogène est un gaz parfait.

  • 3. L’hydrogène obéit à la loi de Boyle.

La prémisse 2, dont on a vu qu’elle était cruciale dans le raisonnement scientifique en question, ne fait pas référence à un « comme si » qui scelle la différence insurmontable entre ce que dit 1 et ce qui est réellement le cas, ni ne mentionne un modèle idéal ou un sens figuré pour la combler. Elle ne se débarrasse pas non plus de la différence, en posant qu’il n’y en a nécessairement aucune, et que le monde ne peut être que ce que nous en disons : voilà pourquoi 2 doit bien être accepté, pour rendre le raisonnement valide.

Mais ce qu’il faut accepter ne porte pas sur le fait que l’idéal est vrai du monde actuel — ce qui est faux, mais que ce qui est réellement le cas doit être tel qu’il rend vrai l’idéal. Il y a peut-être pour le monde une ou plusieurs façons de rendre vrai l’énoncé en question, façons qui échappent de fait à notre saisie, sans nous demander pour autant de renoncer à l’idée d’énoncés idéaux et vrais — mais comme dans la fiction, ceci passe par un pacte, qui engage l’acceptation d’une certaine façon de considérer le monde, et d’ajuster nos croyances précédentes sur le monde à ce qui nous est alors dit, par intérêt esthétique quand il s’agit du romancier, par intérêt pour la science et l’explication du monde quand il s’agit du physicien  ou de l’économiste.  

Notes de bas de page numériques

1 Les rapports de l’art et de la connaissance ont été, depuis Platon, l’enjeu de nombreux problèmes et arguments dont nous ne chercherons pas ici à rendre compte. Pour une perspective contemporaine, on pourra se reporter aux analyses de David Novitz, « Knowledge and art », in Ilkka Niiniluoto, Matti Sintonen, Jan Wolenski (éd.), Handbook of Epistemology, Springer, 2004, pp. 985-1012, ou encore de Jacques Bouveresse, La connaissance de l’écrivain, Agone, 2008.

2 . Sur ce point, voir notamment les travaux de Martha Nussbaum, repris dans le recueuil Love’s Knowledge, Oxford University Press, 1990.  

3 . Max Weber, Économie et société, tome 1 : Les catégories de la sociologie, Paris, Plon, 1971. Nous soulignons.

4 . C’est-à-dire à l’œuvre dans la formulation des lois de la nature. Sur le problème des lois de la nature, nous renvoyons à Max Kistler, Causalité et lois de la nature, Paris, Vrin, 1999.

5 . Max Weber, op.cit.

6 . On peut certainement comprendre l’idée de satisfaction approximative du concept prototypique d’oiseau par les autruches, mais il n’est pas certain que la théorie des prototypes soit très bien armée pour rendre compte de la logique des propositions : est-il rationnel, ou « approximativement » rationnel d’inférer de « Jean voudrait une autruche » à « Jean voudrait un oiseau » ? Est-ce plus rationnel d’inférer de « Jean voudrait un pigeon » à « Jean voudrait un oiseau » ? Quant aux concepts vagues, comme ceux de chauve et de chevelu, ce sont des concepts dont l’extension n’est pas apparemment déterminée de façon stricte : on peut prendre un homme chevelu, et lui ôter un cheveu, puis un autre, puis un autre, sans que l’on admette qu’à un moment précis, cet homme passe brusquement de chevelu à chauve, et cesse donc à un point précis de satisfaire le concept chevelu. Étant donné la vaste littérature consacrée à ces concepts, et à la façon de rendre compte ou surmonter cette apparente indétermination, mais surtout étant donné le fait que les concepts scientifiques ne sont pas censés être vagues (bien au contraire), on laissera de côté la question de savoir si la satisfaction approximative des concepts trouverait un sens dans le cas des concepts vagues.

7 . Max Weber, op. cit.

8 . Max Weber, op.cit.

9 . Voir, par exemple, William Baumer, « Evidence and Ideal Evidence », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 24, n°4, 1964, pp. 567-572 ; R.H. Vincent, « The Paradox of Ideal Evidence », The Philosophical Review, vol. 71, n°4, 1962, pp. 497-503.

10 .. Sur la genèse de cette solution, voir, par exemple, Glen O. Allen, « From the Naturalistic Fallacy, to the Ideal Observer Theory », Philosophy and Phenomenological Research, vol. 30, n°4, 1970, pp. 533-549.

11 . « La philosophie est écrite dans ce grand livre qui se tient constamment ouvert devant les yeux (je veux dire l’Univers), mais elle ne peut se saisir si tout d’abord on ne se saisit point de la langue et si on ignore les caractères dans lesquelles elle est écrite. Cette philosophie est écrite en langue mathématique ; ses caractères sont des triangles, des cercles et autres figures géométriques.» (Galilée, Il Saggiatore, 1623)

12 . Il s’agit là d’une position plus répandue qu’on ne peut le croire. Il faut cependant reconnaître qu’elle regroupe des écoles ou des penseurs très divers : selon certains constructivistes c’est la notion même de fait objectif, centrale dans le projet scientifique qui est indéfendable ; pour d’autres c’est l’idée que les justifications apportées par la science sont autre chose que des procédures d’approbation sociale, relatives à nos sociétés, qui est intenable. Dans les deux cas cependant, les propositions de la science ne sont ni absolument vraies, ni absolument justifiées, et sont l’objet d’une croyance dont les frontières avec le genre de croyance dont peuvent faire l’objet les discours de fiction deviennent moins nettes.

13 David Lewis, « How to Define Theoretical Terms », The Journal of Philosophy, vol. 67, n°. 13, 1970, p. 428.

14 . Charles Wallis « Representation and the Imperfect Ideal », Philosophy of Science, vol. 61, n° 3, 1994, p. 408.

15 . r désigne la « constante des gaz parfaits ».

16 . Milton Friedman, « The Methodology of Positive Economics », in Essays in Positive Economics, 1953.

17 .Il est inutile ici de compliquer l’affaire en parlant de troisième valeur de vérité : ce qui importe, c’est que la valeur de vérité d’une proposition ne puisse prendre qu’un nombre absolument déterminé de valeurs.

18 . À moins en effet d’un changement radical dans la nature humaine, les systèmes économiques fonctionneront toujours selon des mécanismes de préférences, de relations affectives ou traditionnelles qui contredisent la loi de la concurrence.

19 . David Papineau, « Ideal Types and Empirical Theories », British Journal for the Philosophy of Science, vol. 27, n° 2, 1976, pp. 137-146.

20 . Henri Poincaré, La Science et l’hypothèse, 1905.

21 . Bas Van Fraasen, philosophe des sciences à Princeton, est l’auteur de The Scientific Image (London, ny, Oxford University Press, 1980) et plus récemment de Scientific Representation: the Paradox of Perspective (London, ny, Oxford University Press, 2008).

22 . On trouve certes des cas de discours méta-fictionnels, par exemple, dans Le neveu de Rameau de Diderot, ou du moins des jeux complexes de rupture de la fiction dans les discours de fiction.  

23 . Thomas Kuhn, Structure of Scientific Revolutions, 2nd edition, Chicago, University of Chicago Press, 1970 (traduit de l’anglais par Laure Meyer, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983).

24 . Si l’on suit Thomas Kuhn, il semble même que la notion de monde réel actuel, indépendant des descriptions qu’on en donne, doive être abandonnée : le monde de Ptolémée n’est pas le monde de Galilée. C’est parce que nous refusons l’idée que le monde ne soit que la projection des discours scientifiques, ou qu’il ne s’agisse que d’un monde possible, et que la position de Kuhn mérite d’être nuancée, que nous ne considérerons pas cette solution. Sur ces points, on se rapportera à Sture Allen (ed.) Possible worlds in humanities, arts and sciences, Proceedings of The Nobel Symposium 65,  August 11-15, 1986, Berlin ; New York, W. de Gruyter, 1989.    

25 , Sur la discussion de ces arguments, et la défense de l’idée d’une réalité indépendante contre les versions constructivistes du réel, je renvoie à Paul Boghossian, Fear of Knowledge, ny, Oxford University Press, 2006 (traduit de l’anglais par Ophelia Deroy, La peur de savoir, Marseille, Agone, 2009)  

26 . C. S. Peirce, « Modality », Collected Papers, Cambridge, Mass., Harvard University Press, vol. 2, §382.

Pour citer cet article

Ophelia Deroy, « L’idéal : une fiction scientifique ? », paru dans Alliage, n°65 - Octobre 2009, L’idéal : une fiction scientifique ?, mis en ligne le 30 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3367.

Auteurs

Ophelia Deroy

Agrégée et docteur en philosophie, elle enseigne à l’université Paris XII, elle est membre de l’institut Jean Nicod, et s’intéresse à des questions de philosophie contemporaine, notamment de philosophie de l’esprit et de philosophie des sciences.