Alliage | n°66 - Avril 2010 Varia 

Ignazio Licata  : 

Le tournevis et la cerise

Plan

Texte intégral

Dans un article de La Stampa du 24 décembre 1975, Leonardo Sciascia attisa la polémique sur la responsabilité morale des scientifiques, initiée avec son précieux pamphlet sur l’affaire Majorana,1 jusqu’à écrire « nous vivons comme des chiens à cause de la science ». Qu’est ce qui a pu pousser le dernier homme des Lumières à un jugement aussi sévère ? La phrase de Sciascia et les Martiens de Ray Bradbury ont quelque chose en commun : la perception d’une dimension éloignée et vaguement menaçante, incompréhensible et incontrôlable.

La fracture moderne

L’Italie, qui est pourtant la terre de Galilée, — lequel, en unifiant la mécanique des roches et celle des planètes nous a aussi offert, selon le mot de Leopardi, quelques-unes des plus belles pages de la prose italienne — présente en même temps une séparation exemplaire de ce que C.P. Snow appelait « les deux cultures » : d’un côté, le savoir scientifique, de l’autre, les humanités. Incidemment, le problème se pose avant tout avec acuité aux scientifiques, puisque l’humaniste moyen se vante même de se tenir à l’écart de la science. Les dégâts les plus importants ont sans doute étés causés par l’entreprise Croce et Gentile.2 Le premier libéral et laïc, et le second idéaliste et idéologue du fascisme (dont le fils, Giovanni Gentile Jr, fut un brillant physicien théorique et ami intime de Majorana), pensaient de manière très différente, mais s’accordaient pour attribuer à la science une valeur purement pragmatique. Elle peut servir à nous donner quelque confort, mais certainement pas de grandes valeurs. Pour cela, il y a l’humanisme. La première s’occupe d’expériences compliquées et tente d’en rendre compte en emplissant les tableaux de formules en « mathématiquois », le second cultive l’Âme dans toutes ses anfractuosités, utilise les mots, sans trop d’effort, joue avec les signifiants, nourrit la politique et permet de montrer belle figure dans les salons. Et surtout, la première s’occupe de la Nature et de l’Esprit, tandis que le second parle de notre sujet préféré,  nous-mêmes.

Ceci vaut aussi pour le niveau académique, où l’on pourrait pourtant s’attendre à une forme quelconque de dialogue avec le spécialiste de la porte d’à côté. Un ami mathématicien me faisait remarquer que dans une édition récente d’Aristote, le directeur de la publication avait indirectement montré  son idiosyncrasie au moment de rédiger les notes. Quand Aristote parle de métaphysique, le texte du Stagirite se réduisait à quelques lignes, emballées dans  épais tissus de commentaires. Et pourtant la pensée d’Aristote est fortement unitaire et son maître Platon avait adopté comme devise pour son Académie « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre ». En sommes-nous donc arrivés jusqu’à projeter sur d’autres états du savoir notre goût de la fragmentation postmoderne ? Avons-nous vraiment perdu le sens profond de l’unité de la culture et de l’esprit ? La fracture moderne est bien inscrite dans cette sentence mémorable de Simone Weil « Keats haïssait Newton ». Quel poète grec aurait haï Eudoxe de Cnide ? ». Et que l’on ne pense pas que la récente entrée de la science dans le grand circuit de la consommation culturelle ait amélioré quoi que ce soit. La grande masse des livres aujourd’hui dévorés en accompagnement de trop nombreux Festivals des Sciences, ne révèle quasiment rien du fait scientifique, mais sont plutôt une nouvelle forme de loisir qui assimile la science a une mauvaise version d’Alice au pays des merveilles. Une telle vulgarisation a produit des hybrides pseudo culturels auxquels serait préférable une honnête ignorance. Les annonces médiatiques des chercheurs ressemblent à tout sauf à une authentique communication des procédés de la production scientifique. L’autoritaire « nous avons découvert que… » n’est plus pratiqué que le chemin étroit, humble et difficile, de l’explication du fonctionnement de la science, au-delà des énièmes déclarations hyperboliques, chantier interdit au public. On continue à donner une idée simplificatrice et triomphale de la recherche plutôt que d’en montrer l’intime complexité.

Une forme raffinée d’artisanat

Je voudrais proposer un principe simple, que j’appelle « principe de la cerise et du tournevis ».

Les scientifiques ne possèdent pas la méthode parfaite et ultime, dérobée dans les cieux par quelque Prométhée, qui leur offrait d’être les seuls décodeurs du monde. La science avance avec difficulté, en observant les évènements et en cherchant à cueillir la régularité du monde.  Chaque problème génère une multitude d’approches théoriques et expérimentales qui ne sont pas tirées d’un réservoir de certitudes prédéfinies, mais sont le fruit de l’inventivité, de la fantaisie, parfois de génie, mais encore de modes éphémères, tendances, dérives de la tradition ou esprit du temps. La Nature ressemble à un Sphinx. Si nous l’interrogeons, elle nous annonce — dans le meilleur des cas — que nos théories sont erronées, mais elle ne nous dit pas où et comment les modifier. Chaque problème demande la création d’instruments méthodologiques adaptés (comme un tournevis), et en génère d’autres qu’il faut aborder un par un (comme on cueille des cerises). La science est donc une forme raffinée d’artisanat qui demande — mais ce n’est pas vrai pour tous les métiers, et puis il y a des escrocs — engagement, compétence et une rare capacité de changer ses idées sur le monde quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé. Cette dernière chose, selon Bertrand Russell différencie les hommes selon leur éthique, étant donné que la plupart ont plutôt tendance à changer le monde et n’hésitent pas à le briser, si celui-ci n’a pas le bon goût de s’accorder à leurs schémas rigides. Le point essentiel pour une vision différente du rapport science-société réside tout entier dans ce nœud crucial qui consiste à permettre aux gens de comprendre l’aspect artisanal de la science, en la démythifiant et en offrant à tous la possibilité de la connaître et de l’aimer vraiment. Du reste, on ne comprend pas pourquoi Joyce, Beckett, Heidegger et Ligeti peuvent être considérés,  à  juste titre,  comme faisant partie du patrimoine commun — mais au fond,  le sont-ils vraiment ? — et accepter de rester inhibés devant la relativité, la physique quantique, la logique modale ou la biologie moléculaire, capables pourtant d’offrir une expérience émotionnelle et intellectuelle de dignité et de séduction égales.

Et il y a aussi, évidemment, une question politique. Comment est il possible qu’un citoyen passivement bipolaire  (du type « je ne sais rien de la science mais ça ne fait rien », ou alors « je dévore tout ce que disent et écrivent les scientifiques ») puisse prendre des décisions sensées, d’intérêt personnel ou collectif, quant à l’évaluation d’une thérapie ou d’une médicament, ou face aux problèmes écologiques, énergétiques et à ceux plus récents des biotechnologies.

Le citoyen, en définitive, est celui qui finance la recherche et qui devrait en voir les fruits. Mais il ne peut pas la faire sans apprendre à reconnaître les tendances et les styles de la recherche et évaluer la crédibilité des affirmations des spécialistes, qui justement parce qu’ils sont tels, se construisent une carrière sur le vide pneumatique (« si eux le disent… »). Au xixe siècle, est née la figure du connaisseur d’art, intermédiaire entre critique professionnel et grand public. Aujourd’hui, il y a les astronomes amateurs, dont la passion pourrait mettre en sérieuse difficulté les astronomes professionnels. Pourquoi un équivalent pour les autres champs du savoir scientifique ne serait-il pas possible ? Ce n’est pas tant une question d’instruments (naturellement, on aurait ici à dire de tristes choses sur nos écoles) que d’ouverture des laboratoires de l’esprit à la curiosité des gens, et de montrer au-delà du mirage technologique, la beauté et la difficulté du savoir.

Pour en revenir à Sciascia, on vit comme des chiens, si on subit la science. Le problème de la responsabilité éthique du scientifique demeure un sujet d’importance vitale, mais c’est aussi une responsabilité que le citoyen doit être en mesure de partager pour prendre des décisions difficiles, dans un monde fascinant et complexe.

Vous ne voudriez quand même pas tout laisser entre les mains des politiques ?

Notes de bas de page numériques

1  Leonardo Sciascia, La disparition de Majorana, La Quinzaine littéraire, 1976

2  Benedetto Croce (1866-1952) et Giovanni Gentile (1875-1944), philosophes et idéologues qui ont grandement influencé le climat culturel italien au xxe siècle

Pour citer cet article

Ignazio Licata, « Le tournevis et la cerise », paru dans Alliage, n°66 - Avril 2010, Le tournevis et la cerise, mis en ligne le 18 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3325.

Auteurs

Ignazio Licata

Physicien théoricien et directeur de l’ISEM (Institute for Scientific Metrhodology) à Palerme, Sicile, ses travaux portent sur la physique quantique, la theorie de la complexité et la physique de l’émergence. Il a publié plusieurs essais sur la science, dont, récemment, Osservando la sfinge (Di Renzo, 2009) et La Logica aperta della mente (Codice, 2008).

Traducteurs

Charles Claudo