Alliage | n°66 - Avril 2010 Varia 

Jacques Demarcq  : 

Le Boukhistan

Plan

Texte intégral

Géographie

Position : 369° de longitude plein sud, 100 % de latitude.

Superficie : plus ou moins rectangulaire, pas très grande.

Relief : une vallée médiane étroite et encaissée aux bords arrondis, un plateau affaissé au sud, une pente abrupte au nord.

Climat : sec de préférence – craint l’humidité.

Population : inconnue naguère, des milliers de visiteurs de nos jours.

Industries : archéologie, enseignement, tourisme.

Religion : jadis aucune, mais quantité de mythes récents.

Histoire

Le Boukhistan a longtemps vécu à l’abri des pierres de son désert et des fleurs qui vous regardent après un déluge, jusqu’à ce que d’étranges constructions s’y installent. Des dieux incompréhensibles effrayaient alors les visiteurs et le pays jouissait de sa solitude. C’est lorsqu’il s’est ouvert aux savants puis aux commerçants que sa configuration a été bouleversée. Avec l’apparition des sciences humaines, de l’instruction publique et de l’aviation, ce fut la catastrophe.

De retour dans son club londonien, un explorateur avait fait en 1900 une conférence sur la bizarrerie du Boukhistan, à savoir : ces traces qu’on y trouve d’un habitat sans équivalent dans le monde connu. Malgré le brio de son exposé, banquiers et professeurs sommeillaient dans l’assistance, pensant au dîner de famille ou à la maîtresse qui les attendait. Tous, à l’exception d’une romancière qui s’était faufilée dans la salle vêtue en homme. La semaine suivante, son article dans le Times Literary Supplement embellissait déjà la description. Il fut repris avec de nouveaux détails alléchants dans le Mercure de France, le New Yorker, la Gazzetta di Milano et quelques autres. Des chercheurs entreprirent bientôt des fouilles sur le terrain.

Vingt ans plus tard, les meilleures universités américaines organisaient des symposiums au retour des groupes d’étudiants. Un demi-siècle après, des charters débarquaient les touristes venus du monde entier.

Vu la faible superficie du territoire, le sous-sol du Boukhistan s’est mis à basculer sous le poids des visiteurs amassés. Le versant sud de la vallée s’est affaissé, tandis que le nord se relevait, inclinant de plus en plus les vestiges énigmatiques. Les touristes informés ont alors pris l’habitude de sauter en chœur sur place pour accélérer ce mouvement tectonique qualifié de « pisan » ; si bien qu’aujourd’hui les ruines cabalistiques se présentent sur un pupitre incliné à 45°, aisément consultable depuis le plateau méridional presque horizontal.

Les pèlerins y processionnent entre de solides rambardes, qui évitent les chutes et canalisent leur attention. Au fond de l’étroite vallée coule une rivière ignorante. En face, le spectacle est unique à la lumière rasante de l’aube ou du couchant. Entre temps on peut se restaurer, acheter des souvenirs, assister aux danses traditionnelles importées de pays voisins, ou profiter de la piscine du vaste hôtel édifié sur le plateau. De la terrasse des meilleurs bungalows, on a parfois la chance de voir rouler sur la pente l’une des pierres des habitations merveilleusement bizarres que les guides s’efforcent d’expliquer.

Archéologie

Au fil du temps, racontent les conférenciers, les Boukhistanotes ont construit une cité, chacun se bâtissant une maison à côté de la précédente, abandonnée après la disparition de son occupant. Comme si tous avaient voulu poursuivre cette tradition de refuser tout héritage et repartir à zéro.

Le moins étrange est l’alignement de ces habitations successives : en quatorze rangées groupées par quatre puis trois que séparent des terre-pleins où aucune trace de fondation n’a été décelée. On ignore combien il a fallu de temps pour que ce dispositif se mette en place.

Chaque maison, isolée des voisines par un court espace, comporte de deux à cinq pièces séparées par un étroit passage et parfois un mur droit, plus rarement incurvé. D’après ce qu’il en reste, les pièces avaient des formes peu communes : rondes, triangulaires, ou combinant droites et courbes. Des murs droits prolongent sans raison apparente des absidioles. Deux types fréquents de pièces sont composés d’une partie fermée en demi-lune (91 attestations) ou en goutte d’eau (34) que prolonge un mur incurvé. Un autre type, 68 fois récurrent, comprend deux cases ovales ouvertes disposées tête-bêche. On a recensé sur le terrain vingt-trois formes différentes, diversement réparties dans les maisons.

Rien ne permet de dire quel usage était réservé à chaque type de pièces, ni même si les maisons ont été habitées, car on n’y a retrouvé aucune trace d’aménagement intérieur. Un aviateur, au cours de la dernière guerre, y a entrevu des semblants de lettres latines, formant peut-être des phrases, mais dont le sens global lui a paru indéchiffrable.

Sciences

Bien que vivant en solitaires dans leur bizarre maison, les Boukhistanites, ont rêvé quelques savants, se seraient transmis de père en non-fils un système numérique sans équivalent. Qu’il soit noté par des lettres, comme dans d’autres cultures, n’a pas trompé les érudits. Les plus futés ont établi un ordre croissant des signes, se disputant entre j h f x g b p v m c t d u l n a i r s e et la même suite mais avec q ou y au 3e rang et o en place de u au 13e ; jusqu’à ce qu’un Champollion de l’arithmétique boukhistane décide que f q y avaient la même valeur, ainsi que o et u. Mais quelle précisément ? Et pourquoi k w z manquaient-ils ?

Un sage indien de Calcutta a tranché : k w z = 0. Si cela est, un psychanalyste de Cincinnati a conclu que f q y = 3. Un linguiste ardennais a rétorqué que j étant la marque de la personne, il ne pouvait valoir 1 sans l’autre, soit au moins 2 ; d’où h = 3 et f q y = 4. À partir de quoi un physicien extrêmement malien a déduit d’un grimoire secret (non communiqué) que x = 6, g = 8, b = 9, v = 12, m = 14, c = 18 et ainsi de suite illogique : t = 23, d 26, o et u 27, l 30, n 31, a 34, i 36, r 41, jusqu’à s = 68 et e = 9i. Un préposé des postes hawaïennes, qui s’était mis aux factorielles, a prouvé que l’infini boukhistani s’arrête autour de 16 x 1031, soit (a - c) (x + y)n. Un lettré chinois a préféré s’intéresser aux rapports entre les signes, et remarquant que les voyelles notent des multiples (a = 3v - j ; e = 3n - j ; i = 3v ; o et u = 3b), il en a conclu

que v n b étaient les clés de la vraie numérologie boukhistanique, impersonnelle puisque soustrayant j.

En 1995 à Vancouver, un colloque international a réuni savants et militaires pour discuter du sens et de l’usage possible d’un tel chiffrement. J’étais là en curieux. Un mathématicien persan a montré que la suite {2, 3, 4, 6, 8, 9, 12, 14, 18…} perdait tout espoir de fonction exponentielle à partir de {23, 26, 27}, fût-ce en ondelettes avec resommation de Poisson, noyée par {68, 91} ; sans compter, a-t-il ajouté, « l’incroyable absence de 1 parmi les entiers réels ». Un ingénieur nippon ni mauvais a suggéré que, bien qu’aucun signe ne notât l’unité, les solitaires avaient pu l’exprimer par la soustraction b - g pour « bien moins gogo », ou la division o : u, « oméga surultime ». Le président de séance l’a gratifié d’un sourire et sa contribution n’a pas été reprise dans les actes du colloque, qu’on trouve pour rien sur internet.

Arts

L’idée ayant malgré tout germé que le Boukhistaniaque pouvait être unique, d’aucuns l’ont imaginé artiste. Il aurait notamment inventé le ballet chromatique, associant la peinture à la musique, au guignol et à la… pauhésie. Un critique spécialiste de la performance en a proposé la description que je résume.

Traversant en tous sens les rangées de maisons (grâce aux espaces entre elles), le soliste change de costume à chaque figure. Le choix des figures est déterminé par un gros dé pentaédrique, ou prisme triangulaire pentacolore, qu’il propulse d’un coup de pied avant de se dérevêtir en cinquième vitesse. Si le dé tombe la face a sur le sol, il passe un collant noir et danse le vol de la mouche en bzzeutant d’étranges scats. Jusque là, facile ! Sur e, le voici en chevalier blanc, une lance au poing et une fleur à la main, qui dresse une tente puis patine sur la glace avec force vapeur lui sortant des naseaux. C’est la figure la plus spectaculaire, ponctuée de quatre refrains bonzes, avec gong. Sur i, le voilà en transe triste qui devient rouge ; il s’encolère, rit aux éclats et crache le pinard qu’il a trop bu. C’est peu ragoûtant. Mais sur u, calmé, il se met au vert, singe les vaches, flotte plus loin sur la vague, étudiant le shimmy pour chorégraphier les vingt-sept pas de sa danse du cobalt (où la chimie sublime le carafon, tudieu !). Sur o enfin, il se travestit en ange et claironne une chanson – « vienne cet… vienne cet  » – traversée de silences parce qu’à propos, a supposé le critique, des yeux violets d’un beau gosse grec.

Qui joue du gong et musique la transe triste ? Le performeur bien sûr, en multimaniplurateur de lui-même, assume l’exégète d’avant-garde. Il est, hélas, peu probable que ce spectacle plaise aux touristes, même interprété par des danseurs au chômage recruté par les voyagistes.

Littérature

Paul est le Boukhistandis qu’a rencontré l’explorateur anglais dont la conférence a déclenché l’emballement journalistique, la folie universitaire, puis la ruée touristique, à l’origine du chambardement paysager. Ce qui s’était construit en trois ou quatre ans – comme l’ont finalement établi les géologues – est ensuite apparu chiffré, et couvrant une longue période, d’où les multiples interprétations susdites.

Le vieux Paul, interrogé par l’explorateur, avait brossé le portrait de, je cite, l’« enfant… au visage d’ange en exil… cheveux mal en ordre… yeux d’un bleu pâle inquiétant », dont il avait partagé « l’intimité » à une « époque relativement lointaine ». Il avait ensuite décrit l’ouvrage « solidement campé » réalisé à cet endroit reculé du monde : en un mot, une ville, que Paul tenait à orthographier « Vylls », avec un i-grec, comme les yeux, la marque du pluriel étant signe d’ouverture, selon lui.

Ayant tracé au cordeau les perpendiculaires des courbes de niveau sur le versant nord alors faiblement incliné, le bel enfant s’était mué en « horrible travailleur », retaillant des pierres trouvées sur le terrain, puis dressant les bases d’une soixantaine de pavillons avec dépendances, chacun d’une conception inattendue, à seule fin de sortir de leur monde tous ceux qui voudraient s’y arrêter, et poursuivre à leur gré son ouvrage. Car il n’avait posé ni porte ni toit ni fenêtre, n’élevant que des murets « ouverts à hauteur d’embrassade », avait précisé Paul. Ayant épuisé les étreintes amies, le jeune homme était parti pour d’autres aventures, dont Paul ignorait tout. Vers 1896, lorsque Paul, vieilli, était revenu sur le site, il y avait rencontré un cousin germain ex-nouveau compagnon du visage d’ange, qui comme lui l’avait fui pour se réfugier dans la religion.

Son goût des ruines satisfait, l’explorateur avait noté ce récit sur un calepin, sans oser interroger davantage son témoin sur les mœurs du Boukhistan, ni le titiller sur un possible système numérique ou ballet chromatique dont l’hypothèse n’est apparue

que plus tard. Ce carnet lacunaire, ses héritiers l’ont offert parmi des liasses de documents aux caves du British Museum – où je l’ai déniché, discrètement volé, et aussitôt détruit, de peur que des biographes ne s’en emparent.

Le malheur en effet, pour l’ami de Paul et d’autres pour qui la science ne va pas assez vite, et qui abandonnent en chemin leurs découvertes – le malheur, c’est la reconstruction, en pierre morte, de quelque, si rare ! bout qui se tend de page vivante.

Pour citer cet article

Jacques Demarcq, « Le Boukhistan », paru dans Alliage, n°66 - Avril 2010, Le Boukhistan, mis en ligne le 18 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3324.

Auteurs

Jacques Demarcq

A été : postier, journaliste, prof de lettres, syndic, historien, acteur, membre de la revue TXT, éditeur et critique d’art, producteur de radio, prof de design. Il est toujours : traducteur, écrivain. Il a beaucoup traduit E. E. Cummings, un peu Gertrude Stein et Andrea Zanzotto. Il a publié une douzaine de livres personnels. Dernièrement : Les Zozios, Nous, 2008, dont il a donné et donne de nombreuses lectures publiques ; Nervaliennes, Corti, 2010.