Alliage | n°67 - Octobre 2010 Perfection et perfectionnements du corps 

Jérôme Goffette  : 

Anthropotechnie : cheminement d’un terme, concepts différents

Plan

Texte intégral

Entre « corps parfaits » et « perfection du corps », ce texte occupe une position charnière. Perfection et perfectionnement du corps forment une thématique que nous avons rencontrée de plein fouet dans notre étude sur le bricolage contemporain du corps, ce que nous avions, avec d’autres, appelé une « anthropotechnie ».1 Nous voudrions tenter ici un travail historique sur ce terme. S’il s’agit bien, dans son usage actuel, d’un néologisme, il s’avère que le mot est apparu plusieurs fois au cours du dernier siècle. Compte tenu de la longue tradition classique autour du corps parfait et de la situation contemporaine où le perfectionnement du corps devient une thématique d’importance, cette investigation permet sans doute de souligner des changements de sens, voire de paradigmes, intéressants et significatifs.

Nous précisons d’emblée que nous n’avons ni les compétences ni la patience de l’historien. Notre texte n’a pas cette ambition ; il souhaite seulement poser quelques jalons sur cette historicité. Notre méthode porte la trace de cette limite. Nous avions, comme point de départ, deux sortes de connaissances : quelques ouvrages d’histoire, dont ceux de Jacques Léonard, d’Anne Carrol et de Jean Gayon (voir, la bibliographie), ainsi que des connaissances assez approfondies sur l’époque strictement contemporaine. Cet aspect lacunaire nous conduit à une méthode en deux temps. Tout d’abord, l’utilisation de l’outil google « livres » devait nous donner une idée des occurrences du terme « anthropotechnie » et de ses corrélatifs anglais et allemands. Ensuite, si ces occurrences semblaient indiquer une périodisation, nous pourrions dégager les concepts de chacune des périodes.

Usage du mot « anthropotechnie » depuis un siècle et demi

À titre heuristique, nous avons donc utilisé google « livres » pour les mots « anthropotechnie », « anthropotechnics » et « anthropotechnik » dans le titre ou le contenu de l’ouvrage. Même s’il ne s’agit que d’indications et nullement de données objectives (cette base de données n’est pas exhaustive, surtout pour les ouvrages anciens), quelques éléments indicatifs ressortent.

Google « livres », consulté en juin 2009, indique pour « anthropotechnie » deux cent dix-huit occurrences, ce qui correspond à un terme peu usité. Pour visualiser l’évolution de ces occurrences, nous avons adopté deux critères d’exclusion concernant les ouvrages d’histoire ou ceux de linguistique ou de lexicographie (nous nous intéressons à l’usage d’une époque et non aux études de cet usage). Finalement, cent soixante-dix-neuf occurrences ont été retenues.

Le même type d’analyse sur le terme « anthropotechnique » donne des résultats similaires (cent cinquante-deux occurrences). Une telle évolution des occurrences montre que le terme reste assez rare, avec quelques moments où il est plus apparent : 1890-1910, 1940-1960 et depuis 2000. Trois périodes semblent donc se dégager.

Du côté germanophone, on peut trouver, pour « Anthropotechnik », un total de six cent trente-cinq occurrences.

Le nombre peut sembler très important, mais la situation est contrastée. Les quelques occurrences antérieures à 1960 dérivent pour la plupart de publications françaises, mentionnées en germanisant « anthropotechnie ». Elles n’ont donc guère de pertinence. En revanche, à partir de 1960, les occurrences prennent de l’ampleur. En fait, dans les années 1960, des chercheurs en astrophysique et aéronautique fondent un groupe de recherche Anthropotechnik und Flugmesstechnikun. Il deviendra par la suite l’actuel Forschungsinstitut für Anthropotechnik. (fgan), domicilié à Wachtberg, institut qui s’occupe d’ergonomie, d’interface homme-machine, etc. Compte tenu de cela, nous avons consulté la définition « Anthropotechnik » donnée par la version germanophone de Wikipedia (au 05.01.2009) :

« Anthropotechnik : activité ayant pour but l’aménagement des machines et des techniques, concernant les propriétés, les capacités et les besoins des êtres humains, eu égard aux performances, à la fiabilité et aux aspects économiques en vue d’un résultat et d’une efficacité d’ensemble (interaction) les meilleurs possibles. Dans ce but, l’anthropotechnie traite des caractéristiques physiques et physiologiques, ainsi que des processus de pensée des êtres humains, abordés par les méthodes des sciences naturelles. Il s’agit d’un domaine interdisciplinaire comprenant des connaissances en physiologie, psychologie (particulièrement en psychologie expérimentale), médecine du travail, anthropométrie, physique et ingéniérie des systèmes, avec pour objectif une intégration de haut niveau entre elles. « La problématique essentielle de l’anthropotechnie est l’organisation des interfaces homme-machine », Hans Jürgen Charwat, Lexikon der Mensch-Maschine-Kommunikation, Oldenbourg, 1994. »

Une telle définition, s’intéressant à l’interface homme-machine, bien que très différente de celle que nous avons proposée, correspond en fait à une construction étymologique autour de la relation anthropos/technè. En même temps, dans un certain nombre d’occurrences, il est difficile de séparer ce sens, le plus courant, de celui qu’utilise Pieter Sloterdijk pour désigner les techniques de transformation volontaire de l’humain, signification qui rejoint les significations francophones contemporaines.

Du côté anglophone, « anthropotechnics » ne donne lieu qu’à soixante occurrences.

Un nombre non négligeable d’entre elles provient en fait de textes écrits par des Allemands, des Français et des Polonais, ou mentionnant des textes en allemand ou en français. Il n’en demeure pas moins que depuis 1970, certaines occurrences sont américaines, issues de contextes assez disparates : aérospatiale, littérature, design...

Quelques remarques sur ces indications :

Même si les qualités de google « livres » sont à discuter, cet outil nous a apporté trois choses. Premièrement, il confirme notre connaissance des ouvrages contemporains (Gilbert Hottois, Pieter Sloterdijk, etc.). Il y a bien un nouvel usage du terme actuellement. Deuxièmement, il confirme aussi qu’il s’est passé quelque chose en France dans les années 1950, en particulier avec les ouvrages de Charles Laville et Jean Shunk de Goldfiem, dont nous avions connaissance, sans que cette bouffée d’anthropotechnie s’inscrive dans la durée. Troisièmement, nous pressentions (sans avoir de données) un usage du terme au xixe, et jusqu’en 1945, dans la grande mouvance des termes eugénistes. Le résultat est net : il y a eu, de 1867 à 1910 en France, un usage assez important du terme, puis une régression progressive. Un tel phénomène est absent des pays germanophones et anglophones, où 1950 marque un commencement. Si la plus ancienne occurrence date de 1867, il est plausible que d’autres, antérieures, aient existé, vu la créativité terminologique des xviiie et xixe siècles. Ici l’outil montre sans doute ses limites.

En somme, trois périodes se dégagent pour la France : la charnière xixe-xxe siècles, avec ses prolongations jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale ; la période 1950-60 autour du Centre d’études anthropotechniques en France, et la période contemporaine à partir de 2000. Cette périodisation étant fixée, il convient de regarder les concepts qui leur correspondent.

Première période (1880-1945) : un avatar de la mouvance eugénique/puériculture

Nous nous appesantirons peu sur cette période. Parmi bien d’autres écrits sur les termes utilisés pendant la période de l’eugénisme historique des années 1800-1945, nous renvoyons aux études d’Anne Carol et de Jacques Léonard. Ce dernier restitue l’ambiance de créativité lexicale de l’époque :

« Le mot eugénisme n’est presque pas employé en français avant 1914. On lui préfère son cousin  eugénique (substantif), traduction de l’anglais eugenics lancé en 1883 par Galton. Le terme se dégage difficilement d’un lot de nombreux concurrents. Il éclipse callipédie, art de procréer de beaux enfants, vocable devenu désuet à l’heure des techniques qui se veulent scientifiques. L’autorité accrue de la biologie sur la sociologie et la politique explique des néologismes comme socio-biologie, bio-sociologie, sociologie physiologique, ou encore anthroposociologie, anthropotechnie, socio-technie, anthropogénétique, biocratie, viriculture, hominiculture ; certains auteurs mettent l’accent sur l’intention normative : eubiotique, orthobiose ; d’autres adoptent des tournures plus explicites : bonne naissance, puériculture avant la procréation, sélection humaine, élevage humain. »

Anne Carol rappelle l’importance de la Callipedia de Claude Quillet (1655), traduite en français en 1749, terme repris par Charles-Augustin Vandermonde dans son Essai sur la manière de perfectionner l’espèce humaine (1756). En 1803, on trouve aussi l’Essai sur la mégalanthropogénésie —  autre néologisme — de Louis Robert, en 1809 la Médecine perfective ou code des bonnes mères de Jacques André Millot, puis viendra l’« anthropogénie » du dr Rey (1863), et, sous l’impulsion d’Adolphe Pinard, la « puériculture », etc. De tous ces termes, seuls trois accéderont vraiment à la notoriété : « puériculture », « eugénisme » et « orthogénie ». Anthropotechnie ne fait partie ni des plus connus ni des plus extravagants.

Bien que chaque néologisme ait son inflexion propre, les sens sont assez voisins, répondant au besoin d’exprimer un nouveau concept ou de lui donner une image moderne et scientifique. Il s’agit de passer des conseils populaires pour faire de beaux enfants à une science de l’engendrement. Puisqu’on améliore les végétaux par la phytotechnie et les animaux par la zootechnie, il faudrait améliorer les humains par une anthropotechnie. D’où ce rappel, assez courant :

« L’anthropotechnie, [...] correspond chez l’homme à la zootechnie »

La construction du mot vient aussi d’une autre analogie : l’anthropotechnie doit être à l’anthropologie ce que la zootechnie est à la zoologie, selon un rapport entre science et technique dérivée. Par exemple, la voici exprimée lors d’un discours de la Société d’anthropologie de Paris en 1901 :

« Si l’étude scientifique des animaux a donné lieu à la zootechnie, l’étude de l’homme ne doit-elle pas produire de même une Anthropotechnie ? [...] Les différents arts qui ont pour but la direction des hommes, c’est-à-dire [...] l’hygiène, la morale, l’éducation, le droit et la politique, voilà ce qui constitue l’anthropotechnie. Voilà les arts qu’il s’agit de dégager de l’empirisme. »

Ce concept d’anthropotechnie est donc à la fois proche de la puériculture d’Adolphe Pinard et de l’eugénique de Francis Galton, sachant qu’à l’époque, la puériculture comprenait des recommandations en matière de mariages judicieux ou à prohiber, une démarche volontariste pour protéger la grossesse, des conseils post-nataux, etc., alors qu’aujourd’hui, la législation anténatale, l’orthogénie et la puériculture se sont réparti les tâches.

De façon synthétique, on reconnaît en général à ce courant de pensée et d’action ces quelques caractéristiques :

  • une approche populationnelle et non individuelle,

  • une finalité d’amélioration de l’espèce ou de la race,

  • une politique publique, y compris contraignante (mais cela faisait débat au xixe siècle),

  • une volonté pratique de reproduction différentielle,

  • une catégorisation hiérarchique des individus sur critères (santé, intelligence, etc.)

Même si les discours et pratiques ne sont pas parfaitement homogènes, tels sont les traits principaux du projet historique de l’eugénisme et de sa mouvance. Cet ensemble nous donne une première définition, ainsi que les caractéristiques du projet pour cette période. Vis-à-vis de la notion de perfection, il s’agit à la fois de lutter contre les « tares », c’est-à-dire d’aller vers une sorte de perfection typique du genre humain, mais aussi parfois de la dépasser pour engendrer des « génies », au-delà de l’humain, vers le surhumain.

Deuxième période (1948-1960, voire 1980) : anthropotechnie et optimum humain

La deuxième période, propre à la France, est assez intéressante. Jean Gayon a souligné le virage terminologique et idéologique qui s’est effectué : si, jusqu’en 1950, l’eugénisme conserve encore prestige et reconnaissance académique, la prise de conscience des abominations de l’hygiène raciale nazie de 1960 à 1970 va rendre irrecevable l’eugénisme et toute proposition de politique de sélection humaine. Le rejet devient de plus en plus massif avec la publications des témoignages et l’augmentation de leur audience. L’eugénisme est devenu un repoussoir en tant qu’idéologie, doctrine, ou même projet.

Dans un tel contexte, la puériculture, après 1945, a su néanmoins trouver une place, retranchant les questions de sélection humaine pour mettre en avant la protection sociale de la femme enceinte et l’aide à la jeune mère et à son enfant. Sur une autre trajectoire, l’orthogénie s’est dégagée de toute doctrine d’amélioration humaine pour suivre la politique d’émancipation des femmes dans le mouvement de légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, avec une large légitimité sociale, même si l’institution médicale, souvent, ne les soutient guère. Leur travail n’a plus rien à voir avec l’orthos genos de la naissance normée, supérieure, mais avec la détresse des femmes devant une grossesse non désirée.

De son côté, l’anthropotechnie a suivi une trajectoire différente. Moins connu, ce terme risquait moins de subir l’opprobre. Mais que pouvait-il garder comme contenu, puisque le refus de toute sélection barrait son projet ? Pour avoir une idée de l’impasse, on peut lire dans le Nouveau Larousse universel de 1948 cette définition :

« Anthropotechnie n. f. Art d’assurer à l’homme, dans le cadre biologique, un niveau correspondant à son développement sociologique et son éducation. »

Quel sens cerner, puisque les mots sont presque tous vagues. Pourquoi « assurer » ? Qu’est-ce que ce « cadre biologique » ? Qu’entendre par « niveau » ? Quelle correspondance entre « biologique » et « sociologique » ? Et pourquoi mentionner l’« éducation » ? Cette imprécision révèle le tiraillement sous-jacent entre l’idée positive d’améliorer l’homme et la réprobation des procédés pour y parvenir. Pourtant une anthropotechnie semble se relancer dès 1948, avec le traité de Jean Schunck de Goldfiem.

L’anthropotechnie selon Schunck de Goldfiem (1948)

C’est à cette date que Schunck de Goldfiem publie Anthropotechnie – De la science de l’homme à l’art de faire les hommes chez Calmann-Lévy, dans une collection intitulée « Science et humanité » qui avait publié ou s’apprêtait à publier ces ouvrages :

L’élite de demain , de Marcel et André Boll (1946)

  • Organisation et réorganisation des entreprises , de Georges Brunerie (1947)

  • L’humanité devant la navigation interplanétaire , d’Albert Ducrocq (1947)

  • Anthropotechnie , de Jean Schunk de Golfiem (mars 1948)

  • L’âge des mathématiques , de Jean-Louis Pelletier (1949)

  • Les horizons de l’univers atomique , d’Albert Ducrocq (1948)

L’auteur d’Anthropotechnie est présenté comme « directeur de l’Institut d’anthropotechnie ». Les seuls renseignements dont nous disposons sur cet auteur sont un article (« La cruelle aristoloche ») publié dans La Nature en 1935, et un Cours d’agriculture coloniale publié en 1934 aux éditions de l’École pratique des colonies. À propos de cet Institut d’anthropotechnie, nous n’avons pas d’indications précises. En 1942, avait été créé par le régime de Vichy la Fondation pour l’étude des problèmes humains, à l’instigation d’Alexis Carrel (régent de cette fondation), dans laquelle se mêlaient, semble-t-il, à la fois des pro et des anti-Vichy. Les idées directrices de cette fondation reprennent pour partie les thèses eugénistes développées par Carrel dans L’homme cet inconnu. Certains membres de cette fondation furent recrutés en 1945 par l’ined d’Alfred Sauvy, d’autres le furent par l’Institut national d’hygiène (futur inserm) de Robert Debré. Nous ne savons pas où ce situait l’Institut d’anthropotechnie et il paraît douteux qu’il ait eu des liens avec ces institutions.

Quant au contenu du livre, on remarque assez vite sa proximité avec l’anthropologie et l’anthropométrie du xixe siècle (ou avec des ouvrages comme l’Anthropogénie de Ernst Haeckel). Par exemple, le chapitre 1, « La zoologie de l’homme », comprend ce tableau :

En illustration sont dessinés quatre squelettes de profils : « Chimpanzé, Neandertal, Australoïde et Europoïde », dont la progression vers le redressement et la stature suggère une différence de valeurs. On reste dans l’approche raciste des théories eugénistes classiques.

Concernant la notion d’anthropotechnie proprement dite, voici comment l’auteur l’introduit :

« Les sciences pures nous incitent à trouver l’art d’en profiter pour faire progresser l’humanité. Un art utile est une technique
L’étude de l’anatomie humaine a permis de vérifier que certains hommes étaient, provisoirement ou définitivement, anormaux [...] : c’est l’anatomie pathologique.
L’étude de la physiologie humaine a conduit à l’étude des réactions morbides que fournit l’organisme sous l’influence de causes maladives (ou pathogènes), c’est la physiologie pathologique ou physiopathologie.
L’ensemble forme l’étude des maladies ou pathologie et l’art qui en découle est l’art médical ou thérapeutique.
L’étude de la psychologie a conduit à la psychotechnique et à l’orientation professionnelle.
L’art de conserver la santé ou hygiène a conduit à de nombreuses techniques sur l’homme contemporain et sa descendance par les lois de l’hérédité : de la science de l’hérédité ou génétique, on aboutit à l’art de permettre aux parents d’avoir des enfants plus beaux, plus intelligents par l’eugénique.
L’ensemble de toutes les techniques utiles au progrès humain forme ce que nous avons appelé d’un néologisme qui eut la bonne fortune d’être accepté par le monde savant : l’anthropotechnie.
L’anthropotechnie est l’art d’élever l’homme ; c’est une science comparable à la phytotechnie ou à la zootechnie sur le plan biologique, associée au respect de la condition humaine dans la pédagogie au sens large du terme, du développement intellectuel et spirituel de l’enfant à celui des collectivités. [...]
L’anthropotechnie doit permettre de lutter contre la pathologie sociale, c’est-à-dire contre les maladies physiologiques de l’homme, les maladies de la société humaine que sont les troubles sociaux, sanglants ou non.
Elle voit l’homme, non seulement en tant qu’individu mais comme associé de l’humanité, tout en respectant la personnalité de chacun.
Nous pouvons donc considérer l’anthropotechnie comme une science spéculative.
L’anthropotechnie, cependant, est encore beaucoup plus exigeante. Nous voulons créer un art qui permette, avec l’obtention d’une anatomophysiologie satisfaisante, un terrain sain, d’où jaillira une personnalité. »

Comme on peut en juger, la filiation avec l’eugénique et l’anthropotechnie de la première période est assez forte. On y retrouve la construction à partir de l’analogie zoologie/zootechnie anthropologie/anthropotechnie. On y retrouve le soucis « callipédique » de faire de beaux enfants. On y retrouve les psychotechniques auxquelles Carrel se référait en parlant d’application de la science de Pavlov à l’espèce humaine. On y retrouve enfin, comme chez de nombreux eugénistes, le désir de créer des « grands hommes », des « personnalités ».

Toutefois, même s’il est fait directement référence à l’eugénique, cette présentation paraît beaucoup moins brutale que des textes comme ceux des Nobel Alexis Carrel, L’homme cet inconnu, ou Charles Richet, La sélection humaine. Si l’on parle d’amélioration comme en zootechnie, on ne parle toutefois pas de sélection, de contrainte. Le balancement entre gestion d’une population et respect de l’individu est répété. De même, l’anthropotechnie, science spéculative, n’est pas un projet à réaliser en toute hâte pour nous préserver d’une dégénérescence de la race, mais plutôt un art encore à construire, une idée et non un programme. De ce fait, l’aspect politique est fortement atténué. L’auteur a pris ses distances vis-à-vis de doctrines péremptoires encore en vogue quelques années plus tôt. Une première inflexion se dessine donc.

L’anthropotechnie selon Laville (1956)

Pour la même période, un second ouvrage attire l’attention, l’Introduction à l’anthropotechnie de Charles Laville. L’ouvrage est publié chez Dunod en 1956, dans la collection « Bibliothèque d’anthropotechnie », sous le patronage du Centre d’études anthropotechniques (cea). Il est précisé que ce cea a été créé en 1953, qu’il est subventionné par le ministère de l’Éducation nationale et que son président, pour 1956, est le dr Martiny, professeur à l’École d’anthropologie. On peut remarquer que Schunck de Goldfiem n’est à aucun moment cité, ni par le préfacier ni par l’auteur, et qu’il n’est à aucun moment fait mention d’un Institut d’anthropotechnie, présent ou passé.

Le livre est préfacé par le pr Hubert Jausion, président du cea en 1955 et ancien président de la Société de pathologie comparée. Ce professeur, dans sa préface, reprend une définition de l’anthropotechnie due au pr Henri Piéron :

« ensemble des techniques propres à assurer à l’homme un développement biologique maximum » (p. V).

Il y présente aussi l’auteur comme un « physicien », « ingénieur diplômé de l’École supérieure d’électricité », qui s’est lancé dans l’étude de la mécanique musculaire en 1908, publiant en 1950, chez Dunod, un traité intitulé Mécanismes biologiques. De l’atome à l’être vivant. Le médecin ne s’offusque pas d’un parcours si peu médical, prenant l’exemple du laboratoire d’hygiène de la ville de Paris, qui

« compte, parmi ses techniciens directeurs, de purs ingénieurs, qui élèvent très haut le potentiel d’une équipe de chercheurs remarquables », ajoutant que « la polytechnicité de nos maisons s’impose ; elle sera le fait de demain ! » (pp. VII-VIII).

À l’inverse de Schunk de Goldfiem qui réinvente le terme, Laville dit au contraire qu’il ne s’agit pas d’un néologisme :

« Anthropotechnie ?... Le terme n’est guère nouveau et la substance l’est encore moins. » (p. xiv)

Il reconnaît même en Aristote des fondements demeurés solides pour l’anthropotechnie. L’auteur va plus loin (ce qui n’est pas sans ressemblance avec Pieter Sloterdijk) :

« Mieux encore, du jour, maintenant perdu dans les profondeurs d’un passé multimillénaire, où l’homme a pris conscience de ce fait que, s’il comptait de nombreux semblables, il n’y rencontrait jamais figure qui fût identique à la sienne, de ce jour-là l’homme s’est fait anthropotechnicien, mais à la manière dont Monsieur Jourdain faisait de la prose : sans le savoir... » (p. xiv)

Il n’y a donc pas là un art nouveau, mais un art ancien, à rationaliser et à rendre scientifique.

Le premier chapitre porte tout entier sur la question de la définition de l’anthropotechnie, avec un effort d’analyse critique et de conceptualisation. Si l’idée directrice est que l’anthropotechnie

« aspire à constituer une discipline scientifique appelée à élaborer [...] un ensemble de techniques directement applicables à l’homme »,

pour l’auteur cela reste à préciser. Il rappelle alors le modèle de la zootechnie, en reprenant les définition d’Ampère, de Magne, et en les discutant, puis en les transposant en une première définition de l’anthropotechnie, qu’il juge trop large :

« Art de perfectionner somatiquement et psychiquement l’Homme, en vue de le mieux adapter à des besoins déterminés. » (p. 3)

La critique qu’il en fait est directe :

« Une telle manière d’établir l’exploitation rationnelle de l’Homme par l’Homme, même s’appuyant sur les données scientifiques les plus solides en apparence, porte en soi quelque chose de parfaitement inhumain, par le levain d’un dirigisme forcené que, nolens volens, chacun devra subir. » (p. 3)

L’auteur, après s’être référé à l’anthropologie et à l’anthropologie différentielle, propose finalement cette définition :

« Nous pouvons considérer [l’anthropotechnie] comme la science qui étudie l’Homme dans ses variations somatiques et psychiques à travers l’espace et le temps, afin d’en tirer des indications d’ordre pratique permettant d’améliorer son sort, à la fois sur le plan individuel et sur le plan général. » (p. 7)

Commentant sa définition, Laville souligne d’abord qu’il s’agit de veiller à la bonne

« symbiose homme-société, au bénéfice réciproque de l’un et de l’autre. » (p. 8)

Il ajoute encore :

« Si l’Anthroptechnie s’est faite, pour une part de son activité, la régulatrice des rapports établis, ou à établir entre homme et société, il lui faut, dans une autre part, songer à l’exploitation de l’individu par lui-même, c’est-à-dire au perfectionnement personnel et volontaire de ses aptitudes, tant sur le plan psychique que sur le plan somatique. C’est besogne éminente et hautement utile que ce dressage pratiqué par l’individu sur sa propre personne ; pour ceux qui s’entraînent à le pratiquer, après qu’on leur en a enseigné les moyens, c’est l’occasion de remporter mille victoires sur soi-même et d’obéir, non plus à une contrainte venue de l’extérieure et conséquemment, entachées d’irrecevabilité, mais à une discipline intérieure, librement acceptée, donc hautement efficace. » (p. 8)

Ce chapitre définitoire se conclut par ce paragraphe :

« L’Anthropotechnie doit être à tendances éminemment conciliatrices et harmonisantes, car elle sait qu’à vouloir trop gagner sur un terrain, on se prépare, avec certitude, à perdre sur d’autres. » (p. 10)

Dans la conclusion de l’ouvrage, Laville dit aussi :

« La différence essentielle résidant entre zootechnie et anthropotechnie tient surtout, selon nous, en ce que la première s’est presque uniquement organisée à l’avantage de l’homme pris en général, alors que la seconde est appelée à prendre en considération l’avantage de l’homme pris dans son particulier. La nuance est d’importance : la zootechnie regarde l’animal comme un simple objet ou comme une entité vivante, taillable et corvéable à merci [...]. L’anthropotechnie part d’une tout autre conception : elle vise l’art de régler la symbiose homme-société, et elle veut que l’individu puisse profiter de la société dans la mesure même où celle-ci profite de lui. Il faut arriver à un accord, et il faut que cet accord soit juste, harmonieusement équilibré, donc durable et librement accepté par tous. » (p. 99)

L’intérêt d’avoir porté le regard sur ces deux ouvrages est évident, outre leur rôle pivot d’après les indications bibliographiques. D’une part, on devine une certaine solitude institutionnelle pour le premier, alors que le second a des appuis en anthropologie et en médecine. D’autre part, on peut y voir un point de bascule historique :
– la référence au modèle de la zootechnie est encore une évidence pour le premier auteur, alors qu’elle est discutée et en grande partie rejetée par le second, sur la base d’un argument politique et moral : les êtres humains ne sont pas des objets, mais des sujets, qui doivent eux-mêmes trouver un bénéfice personnel de l’anthropotechnie ;
– l’approche n’est plus populationnelle, avec cette idée d’un corps social menacé de dégénérescence, mais devient individuelle et sociale ;
– il n’est plus question d’une politique de contrainte, mais d’un libre choix individuel ;
– s’il était beaucoup question de reproduction différentielle chez le premier, chez Laville la reproduction eugénique n’occupe qu’une part parmi d’autres dans l’anthropotechnie, à savoir un item sur seize, et les questions de développement de l’individu, de progrès sociaux forment les quinze autres items.
Finalement, l’anthropotechnie de Laville ressemble assez peu à ce qu’on voyait auparavant. En même temps, elle correspond à la définition citée par le pr. Jausion, reprenant le pr. Henri Piéron :

« l’ensemble des techniques propres à assurer à l’homme un développement biologique maximum » (p. V).

On comprend que l’anthropotechnie est un projet scientifique (biologique et social) visant à l’épanouissement optimum de l’être humain individuel et de l’humanité : pousser la forme humaine et la société humaine jusqu’à leur optimum, une sorte de perfectionnement asymptotique. Il s’agit plus d’un projet d’harmonie humaine, corporelle et culturelle, que d’élevage humain sur des critères de correspondance au type parfait de l’espèce, comme dans Haras humain (Paris, Albin Michel, 1918) de Charles Binet-Sanglé, par exemple. On pourrait presque parler d’une anthropotechnie non eugéniste.

Plus largement, Gayon a souligné un ensemble de différences marquées entre l’eugénisme classique et le nouvel « eugénisme » qui se développe depuis les années 1970 avec les dépistages anténataux :

« L’eugénisme d’avant-guerre reposait sur des programmes publics d’amélioration sélective des qualités héréditaires des populations [...]. Le nouvel eugénisme s’appuie sur la notion d’autonomie reproductive de la femme (ou du couple) [...]. George Robert Fraser a d’ailleurs montré [...] que ces deux formes d’eugénisme ne s’opposent pas seulement du point de vue des intentions, mais aussi parfois du point de vue des résultats : par exemple, dans la perspective de l’ancien eugénisme, l’avortement thérapeutique de fœtus homozygotes pour un gène récessif a en pratique des conséquences dysgéniques. »

Avec les ouvrages de Schunk de Goldfiem et de Laville, nous sommes exactement dans une situation intermédiaire, où ces auteurs s’essaient à marier amélioration des populations et épanouissement individuel. Nous sommes aussi à mille lieues de la recherche d’une génialité plus que parfaite. Toutefois, cette anthropotechnie semble avoir été balayée par l’histoire, oblitérée par des débats directs sur l’encadrement des techniques de la procréation médicalement assistée. Les discussions, aujourd’hui encore, restent dans un cadre très polarisé, excipant la légitimité médicale contre l’illégitimité eugénique. Pourtant, l’idée d’aller vers l’optimum humain est de nouveau exprimée par des auteurs comme Lucien Sfez (La santé parfaite) et Sheila et David Rothman (The Pursuit of Perfection), non comme projet, mais comme description sociologique d’un phénomène contemporain, dont le pivot serait le concept de perfection.

Troisième période (à partir de 2000) : entre perfection et transformation

Concernant la troisième période, elle s’ouvre avec le basculement de siècle.

En 1995, Lucien Sfez publie La santé parfaite (Seuil), qui diagnostique la naissance d’une nouvelle utopie technologique, celle de la santé optimale. En 2000, sont publiés deux essais controversés de Pieter Sloterdijk : La domestication de l’être et Règles pour le parc humain (Mille et une nuits), qui rappellent que l’espèce humaine, qui a toujours été une espèce technique, entrerait dans une nouvelle ère, celle de sa domestication volontaire, ce qu’il appelle des « anthropotechniques ». En 2002, Gilbert Hottois publie un ouvrage hybride, Species Technica (Vrin), composé d’un roman de science-fiction et d’un dialogue philosophique avec Jean-Noël Missa. On découvre dans le roman la multinationale « General Anthropotechnics », s’occupant de techniques de transformations de l’humain. Les États-Unis ne sont pas en reste. On peut indiquer trois ouvrages traitant non pas d’anthropotechnie mais d’enhancement ou d’enhancing technologies. Sheila et David Rothman publient The Pursuit of Perfection – The Promise and Perils of Medical Enhancement (Pantheon Books), Carl Elliott : Better Than Well – American Medicine Meets The American Dream (Norton) et surtout le President’s Council on Bioethics publie, sous la direction de Leon Kass, Beyond Therapy – Biotechnology and the Pursuit of Happiness (Dana Press). Nous indiquons enfin, en 2006, notre essai, Naissance de l’anthropotechnie (Vrin).

Concernant cette période, on voit apparaître les termes « anthropotechnie » ou « anthropotechniques » à trois reprises de façon indépendante (Hottois, Sloterdijk, Goffette), ce qui indique un regain, certes fragile. Le sens qui lui est donné est assez similaire, désignant un champ d’activité de transformation corporelle de l’humain, hors raisons médicales. Il s’agit de techniques de transformation de l’humain en intervenant sur sa corporéité, dont la finalité n’est pas la lutte contre le pathologique, à la différence de la médecine.

En même temps, vu l’interconnexion internationale actuelle et la domination de la langue anglaise, le terme et le concept d’anthropotechnie se trouvent en concurrence assez direct avec celui d’enhancement, bien que ce dernier soit polysémique et mal défini (il concerne aussi bien les semi-conducteurs, le coaching, le management, que l’augmentation des capacités humaines). L’avenir n’est donc pas tracé. Il est possible que la reviviscence de l’anthropotechnie ne soit que temporaire. Il est aussi possible, vu l’imprécision du terme enhancement, que le lexique anthropotechnique finisse par accéder à une visibilité internationale. La question de l’enhancement et de l’amélioration fait d’ailleurs l’objet de discussions en Europe.

Du paradigme de la perfection à celui de la transformation

Nous voudrions finir par une prise de recul vis-à-vis de cette histoire. De nos jours se côtoient en fait deux concepts ou deux conceptions. D’un côté, avec La santé parfaite de Lucien Sfez et The Pursuit of Perfection de Sheila et David Rothman, prévaut une approche centrée sur le concept de perfection, selon l’idée d’une amélioration vers une idéal de santé optimale. D’un autre côté, avec les anthropotechniques de Sloterdijk, Hottois et moi-même, et, sur un mode interrogatif, avec Better Than Well, le concept pivot n’est plus celui de perfection mais de transformation. Bien qu’en apparence anodine, la différence est importante :
– le premier concept suppose une continuité entre la médecine et ces nouvelles pratiques, d’où une certaine banalité ou banalisation ;
– le second concept, au contraire, nécessite une distinction conceptuelle entre la médecine et ces pratiques dites anthropotechniques, insistant sur leur aspect inhabituel et irréductible, pour des raisons métaphysiques (Sloterdijk, Hottois), épistémologiques (Goffette) ou éthiques (Hottois, Elliott, Goffette).

Nous voudrions souligner quelques conséquence de cette alternative. D’un côté, que signifierait le paradigme de la perfection ? « Perfection », cela veut dire, étymologiquement, aller vers une forme parfaite, c’est-à-dire un état achevé, définitif, une sorte de superlatif du genre humain. La perfection suppose l’idée d’un « type » idéal humain, d’un état parfait. Il nous semble que, si, parfois, on a pu évoquer une quête de ce genre, elle ne correspond qu’à une partie marginale des pratiques de transformations corporelles actuelles. Dans la plupart des cas, on ne cherche pas un état parfait, mais diverses choses : amélioration de performances (dopage), augmentation de l’attrait ou de la beauté (chirurgie esthétique), demande de liberté et d’épanouissement (contraception, ivg), restauration de soi (esthétique anti-âge), ou recherche de soi en termes d’identité.

En somme, dans la trajectoire historique qui a été relatée, nous estimons qu’il faut passer du paradigme de la perfection à celuidela transformation ou de la modification humaine. Qui dit perfection, dit référence à un type idéal. Il semble que cette notion d’idéal type ne soit plus pertinente face à des horizons déclos, à des orientations tantôt terre-à-terre, tantôt plus lointaines mais aussi plus diversifiées que la seule perfection. Plutôt qu’un idéal unique, ce sont des horizons miroitants multiples qui se dessinent.

Ces horizons anthropotechniques n’ont guère à voir avec l’anthropotechnie eugéniste, zootechniste de la première période, qui, à la fois, luttait contre l’imperfection de la dégénérescence et prophétisait une race presque parfaite. Ils n’ont guère à voir non plus avec l’anthropotechnie plus humaine de Charles Laville et son modèle de l’optimum humain, individuel et social, sorte de perfection humaine idéale. Les nouveaux horizons anthropotechniques ne sont plus réglés par la perfection, mais ouvrent une multitude de modifications. Il ne s’agit plus d’aller vers l’eidos, vers la forme humaine « pure », mais de tâtonner vers des variations ou des variantes humaines, selon des cheminements où dominent l’irrésolu et l’indéfini. Il ne s’agit plus de choisir la voie de l’humanité parfaite, mais de faire des choix entre des humanités possibles, des choix entre des voies légitimes, étranges, abominables ou déconcertantes.

Notes de bas de page numériques

1 . Jérôme Goffette, naissance de l’anthropotechnnie – De la médecine au modelage de l’humain, Vrin 2006.

Bibliographie

Jean-Noël Missa (dir.), Enhancement : éthique et philosophie de la médecine d’amélioration, Paris, Vrin, 2009.

Jean Gayon, Daniel Jacobi (dir.), L’éternel retour de l’eugénisme, Paris, Puf, 2006.

Anne Carol, Histoire de l’eugénisme en France, Paris, Seuil, 1995.

Pour citer cet article

Jérôme Goffette, « Anthropotechnie : cheminement d’un terme, concepts différents », paru dans Alliage, n°67 - Octobre 2010, Anthropotechnie : cheminement d’un terme, concepts différents, mis en ligne le 18 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3318.

Auteurs

Jérôme Goffette

Maître de conférence à l’université Claude Bernard Lyon-1, Laboratoire LEPS (EA 4148), ses recherches portent sur les transformations de l’être humain en dehors des finalités médicales, ce qu’il appelle « anthropotechnie ». Elles portent également sur les fondements de la philosophie du corps et sur l’éthique médicale. Sa publication principale est Naissance de l’anthropotechnie - De la biomédecine au modelage de l’humain (Vrin, 2006).