Alliage | n°67 - Octobre 2010 Perfection et perfectionnements du corps 

Emmanuel d’Hombres  : 

La perfection du corps humain à l’épreuve de la critériologie anatomique

de l’échelle des êtres aux xviiie-xixe siècles
p. 35-52

Plan

Texte intégral

« Tous les efforts pour dresser une échelle de perfection organique sont restés vains, à moins, remarquons-le, qu’on ne se soit résigné à la fonder sur la simple considération de la complexité de structure »1 ,

1affirmait le sociologue Gabriel Tarde en 1895. Effectivement, les problèmes posés par la recherche d’une compatibilité entre, d’une part la référence à la topique de l’éminence et de la supériorité de l’homme sur les autres espèces animales, et d’autre part, l’utilisation des critères de perfectionnement des êtres organisés — qu’il s’agisse de critères fonctionnels (comme la puissance, l’habileté, etc.), de critères esthétiques (l’harmonie), de critères évolutionnistes (l’adaptation), — se sont toujours révélés redoutables. Mais contrairement à ce qu’affirmait Tarde, les critères anatomiques n’ont pas échappé non plus à cette difficulté. C’est notamment le cas du plus usuel d’entre eux, celui visé par le sociologue, et que les naturalistes du xviiie siècle nommaient la « composition de l’organisation », avant de le nommer, au xixe siècle la « complication » (ou différenciation) morphologique.

2Au cours du xviiie siècle et du premier tiers du xixe siècle, les critères anatomiques de perfectionnement organique ont souvent été thématisés dans le cadre de conceptions impliquant une adhésion plus ou moins explicite à la doctrine de l’échelle des êtres, doctrine défendue par quelques-uns des plus illustres philosophes et naturalistes de l’époque : Leibniz, Maupertuis, La Mettrie, Réaumur, l’abbé Needham, Charles Bonnet, Jean-Baptiste Robinet, Lamarck, Ducrotay de Blainville, pour ne citer que les plus connus.

3Le jugement épistémologique concernant le rôle joué par le schème de l’échelle des êtres dans l’histoire des sciences de la vie est aujourd’hui assez balancé. D’un côté, l’on fait remarquer que les principes de plénitude (« tout ce qui peut être est ») et de continuité (Natura non facit saltus, « la nature ne fait pas de saut »), qui sous-tendent le mode de distribution des formes vivantes impliqué par la disposition scalaire (étagement sur une seule ligne hiérarchique), s’opposent à la démarche des classificateurs, qui cherchent à distinguer et caractériser les espèces, et construisent des « arbres » où les formes sont représentées à la manière de points d’intersection. L’historien Henri Daudin parlait de ce

« jeu de deux idées très distinctes et souvent antagonistes : idée d’une classification systématique ou méthodique, qui, procédant d’après des caractères déterminés, distribue un ensemble d’êtres donnés en fractions de plus en plus petites, toujours subordonnées, définies et circonscrites d’après des règles strictes ; idée d’une série naturelle qui relie les uns aux autres tous ces êtres par une suite continue de rapports indissolubles. »2

4Plus récemment, Jacques Roger enfonçait le clou :

« Il y a antinomie, écrivait-il, entre les principes fondamentaux de la classification et la notion de « chaîne des êtres », qui sera utilisée le plus souvent contre les classificateurs. »3

5D’autres jugements d’épistémologues et d’historiens des sciences contemporains sont parfois moins sévères, mais à tout le moins on concède une tension, sinon une contradiction, entre ces deux logiques.

6D’un autre côté cependant, l’on note que, pour les mêmes raisons, à savoir parce qu’il postule l’existence d’intermédiaires, de chaînons inconnus mais non réellement manquants entre les classes trop éloignées l’une de l’autre, ce schème de l’échelle a été un puissant stimulant au cours des siècles, et surtout au xviiie siècle, pour la recherche en histoire naturelle. Il l’a été notamment aux deux pôles de la recherche naturaliste : le domaine des organismes inférieurs et celui des organismes supérieurs. Ces pôles intéressent de nombreux naturalistes, en fait tous ceux qui s’interrogent sur les confins où s’opère le passage entre les grands règnes : passage du minéral au vivant, et du végétal à l’animal, d’une part, passage de l’animal à l’homme, d’autre part. Cet intérêt continu des naturalistes se vérifie dans le rythme des recherches concernant les espèces jugées « intermédiaires » (chauve-souris, ornithorynque4, cf. figure 1), les grands singes (orang-outang, chimpanzé), les peuples « sauvages » (Aborigènes d’Australie, Pygmées d’Afrique centrale, etc.).

Illustration : Ornithorynques de la Nouvelle-Hollande (Australie)

 in C. A.Lesueur  et al., Illustrations de voyage de découvertes aux terres australes,

Paris, Imprimerie royale, 1816, t 1, Pl. xxxlv.

7Les historiens ont en effet montré que la description anatomo-physiologique et sociologique de ces groupes a été largement surdéterminée au xviiie par des motifs métaphysiques comme la quête du chaînon manquant. Recherche empirique et croyance onto-théologique dans la chaîne des êtres s’alimentent alors l’une l’autre. Dans son ouvrage classique The Great Chain of Being (1936) Arthur O. Lovejoy va jusqu’à avancer que

« la théorie métaphysique de l’échelle des êtres a constitué un véritable programme de recherche scientifique ; elle a animé une investigation tous azimuts pour retrouver les liens manquants entre les classes. Toute spéculative et traditionnelle qu’elle soit, cette théorie a eu ainsi sur l’histoire naturelle du xviiie siècle un effet sensiblement équivalent à celui que le tableau périodique des éléments a eu sur la recherche en chimie à la fin du xixe siècle. »5

8Après ce rappel de la signification épistémologique de l’échelle des êtres dans l’histoire de l’histoire naturelle, nous voudrions évoquer quelques critères non anatomiques de perfectionnement organiques, et identifier certains de leurs usages à l’Âge classique (xviie-xviiie siècles) chez les partisans de l’échelle de êtres. Nous examinerons ensuite les analyses et propositions avancées par deux illustres promoteurs français de cette critériologie anatomique de l’échelle des êtres, le chevalier de Lamarck (1744-1829) et Henri Milne-Edwards (1800-1885), pour affronter le double défi que constituent, d’une part, son défaut de caractère opératoire, et d’autre part, son défaut de compatibilité avec l’exigence métaphysique de supériorité zoologique de l’espèce humaine. Enfin, nous montrerons que, s’il lui a permis d’accréditer la validité du critère morphologique de la complication en tant qu’instrument de mesure du perfectionnement organique, le recours par Milne-Edwards à un critère physiologique (division du travail physiologique), couplé au paramètre anatomique traditionnel, ne l’a pas non plus mis en mesure de sortir des impasses théoriques et pratiques où le conduisait son lamarckisme méthodologique.

Critères économiques, esthétiques, fonctionnels

9Nous commencerons ce petit tour d’horizon des usages de critères non anatomiques de perfectionnement organique en rapportant un propos d’un des grands théoriciens de l’échelle des êtres de l’époque des lumières, le philosophe-naturaliste genevois Charles Bonnet (1720-1793). Dans Contemplation de la Nature (1764), Bonnet recourt à un modèle économique (adéquation moyen/fin) pour mesurer la perfection organique. Le propos atteste la difficulté  de Bonnet pour appliquer pareils critères aux formes vivantes ; il souligne aussi les contraintes auxquelles le soumet son anthropomorphisme (postulat d’une correspondance entre perfection spirituelle et perfection corporelle) :

« La perfection dans les machines de la nature se mesure, comme dans celle de l’art, par le nombre de pièces et par la diversité des effets. Celle-là est la plus parfaite qui, avec le moins de pièces, produit un plus grand nombre d’effets. Mais […] au lieu que nous pouvons juger de celles-ci par une comparaison exacte des forces et des produits, nous ne pouvons guère juger de celles-là que par les résultats. Ainsi nous jugeons plus de la perfection du corps humain par la diversité et par l’étendue des opérations de l’homme, que par l’inspection des organes, que nous n’entrevoyons qu’en partie. Et si la perfection corporelle répond à la perfection spirituelle, comme il y a lieu de le penser, l’homme l’emportant sur tous les animaux par l’intelligence, l’emportera aussi par l’organisation. »6

10L’abbé Needham (1713-1781), micrographe réputé, a rédigé à l’adresse de Buffon un essai intitulé Nouvelles recherches physiques et métaphysiques sur la Nature et la Religion (1769). Il y défend ardemment la théorie scalaire (échelle des êtres) et mobilise pour ce faire un critère de perfectionnement plutôt curieux, mi esthétique, mi économique : l’intégration ou la solidarité des éléments organiques, par opposition à leur accolement mécanique :

« L’échelle monte graduellement de l’imparfait au parfait, de la simple apposition régulière à l’économie vitale et l’intus-susception organique ; et de la simple vitalité à l’organisation la plus complette, parcourant chaque classe de la vie distinctement, avec une addition vers le milieu du terme d’une principe sensitif, jusqu’à ce que l’échelle finisse à l’homme auquel,, dit l’écrivain sacré, Dieu inspira d’en haut une âme spirituelle et immortelle. »7

11Le critère peut se faire plus franchement esthétique. Comme, par exemple, chez l’entomologiste Antoine-Guillaume Olivier, parlant des insectes dans l’introduction au volume (1789) d’histoire naturelle consacré à ce groupe dans l’Encyclopédie méthodique. Olivier, qui fait sien le principe de la scala naturae, affectionne particulièrement la symétrie :

« La meilleure méthode serait sans doute celle qui nous présenteraient [les insectes] dans une série telle que tous les genres et toutes les espèces se trouveraient, autant qu’il est possible, placés à la suite les uns des autres, et dont l’ensemble formerait une chaîne non interrompue. […] La première classe des insectes renferme les plus beaux insectes, les plus parfaits, ceux qui ont quatre aîles égales, qui réunissent tous les caractères que nous assignons aux insectes. Nous passons insensiblement à ceux dont les ailes supérieures ne peuvent plus servir à voler, et font simplement l’office d’étuis : ceux-ci nous conduisent aux insectes à deux aîles, et de là nous parvenons à ceux qui n’en ont point […] Notre tableau est terminé par les crustacés qui forment visiblement le passage des insectes aux coquillages et aux vers. »8

12Chez Olivier, l’appréciation est doublement esthétique et fonctionnelle (préférence pour le vol). Il est des auteurs qui optent pour un critère purement fonctionnel, comme la sensibilité. C’est le cas du jeune médecin et naturaliste français Julien-Joseph Virey (1775-1846), autre partisan déclaré de l’échelle des êtres, dans son article « Animal » du Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle :

« L’étendue des fonctions sensitives nous donnera seule […] la véritable échelle de perfection des êtres animés. […] Plus le système nerveux est parfait, plus on est sensible, plus on est élevé dans l’échelle des animaux. L’expérience et la théorie sont d’accord à cet égard. On n’est animal qu’en proportion de ses nerfs et de sa sensibilité. C’est donc sur le système nerveux que doivent être établies les premières et principales divisions du règne animal. »9

13Nous arrêtons ici les exemples d’utilisation de critères non anatomiques de perfectionnement organique, qui restent relativement marginaux dans la littérature naturaliste, comparés à l’usage consistant à juger du degré de perfection organique d’après le degré de complication de la structure, ou, comme le dit un contemporain de ces naturalistes, Louis Daubenton (1716-1800), consistant à

« indiquer la place que doit occuper chaque ordre [du règne animal], lorsqu’on veut les ranger tous successivement sur une même ligne,en commençant par les animaux qui ont le plus d’organes et en finissant par ceux qui en ont le moins. »10

14Parmi les promoteurs influents de cet usage à la fin du xviiie siècle, il y a Lamarck.

Lamarck, de l’ensemble à la masse

Illustration : La statue du chevalier de Lamarck au Jardin des Plantes (Paris),

par Léon Fagel (1909)

15Le chevalier de Lamarck est sans doute l’un des naturalistes qui a le plus insisté sur ce parallélisme entre perfectionnement organique et complication anatomique. Conformément à l’usage de l’époque, Lamarck parle souvent de « degré de composition », plutôt que de « complication » (de l’organisation). Mais le sens est bel et bien le même. Les passages de Lamarck abondent qui attestent cette synonymie des expressions, soit directement (composition = complication), soit indirectement (contraire de composition = contraire de complication = simplification) :

« L’organisation de l’homme étant la plus composée et la plus perfectionnée de toutes celles que la nature a pu produire, on peut assurer que plus une organisation animale approche de la sienne, plus elle est composée et avancée dans son perfectionnement ; et de même, que plus elle s’en éloigne, plus alors elle est simple et imparfaite. »11

16Cette dernière citation ne nous renseigne pas seulement sur le rapport sémantique entre composition et complication ; elle montre aussi que Lamarck admet à cette époque une sorte d’équation à trois termes entre complication anatomique, perfection organique, et proximité morphologique avec l’homme. En fait, le naturaliste partage, comme pratiquement tous les savants de l’époque, la croyance traditionnelle en la prééminence biologique de l’espèce l’humaine. Naturaliste, Lamarck sait pourtant bien que la compatibilité entre l’idée de perfection organique et l’exigence de supériorité zoologique de l’espèce humaine n’a rien d’évident. Sous bien des rapports anatomiques, en effet, l’homme se voit dépassé en complexité, donc, en perfection, par tel ou tel animal. À lire certains de ses textes pourtant, Lamarck donne l’impression de croire pouvoir se tirer d’embarras en recourant à la distinction usuelle totalité-partie, ensemble-détail :

« Plusieurs animaux offrent, dans certains de leurs organes, un perfectionnement et une étendue de facultés dont les mêmes organes, dans l’homme, ne jouissent pas. Néanmoins, son organisation l’emporte en perfectionnement dans son ensemble, sur celle de tout animal quelconque. »12

17Mais c’est une illusion de croire pouvoir se tirer à si bon compte de pareil problème, d’autant plus que les préjugés anthropocentriques ne font qu’en redoubler la difficulté.13 Et quand bien même ces préjugés auraient été dissipés, le problème demeure du défaut de caractère opératoire de la critériologie anatomique du perfectionnement organique. Étant donné que, suivant la partie considérée, la complexité anatomique maximum, et donc la perfection organique, n’est pas atteinte par le même organisme, il paraît très improbable de pouvoir déterminer le degré de perfection respective de chaque forme.

18Un pas de plus, nous semble-t-il, est franchi dans la prise de conscience du manque de fonctionnalité de la critériologie anatomique, lorsque Lamarck extrapole la doctrine de l’échelle des êtres de la notion de perfectionnement de l’organisation. Le critère de supériorité reste toujours la complication anatomique. Mais pour accréditer la validité de la théorie de l’échelle, Lamarck va cette fois recourir à un concept apparemment plus élaboré que celui, très vague, d’ensemble. C’est le concept de masse. Les masses, et non les espèces, non plus que les genres, forment désormais les termes de la série, les degrés de l’échelle. Nous reproduisons un passage tiré de la Philosophie zoologique (1809), qui montre bien cette substitution de la notion de « masse » à la notion d’ « ensemble » :

« La nature, en donnant, à l’aide de beaucoup de temps, l’existence à tous les animaux et à tous les végétaux, a réellement formé dans chacun de ces règnes une véritable échelle, relativement à la composition croissante de l’organisation de ces êtres vivants ; mais cette échelle […] n’offre des degrés saisissables que dans les masses principales de la série générale, et non dans les espèces, ni même dans les genres. […] La série ne peut donc se déterminer que dans le placement des masses, parce que ces masses qui constituent les classes et les grandes familles, comprennent chacune des êtres dont l’organisation est dépendante de tel système particulier d’organes essentiels. »14

19Cette citation nous donne des informations intéressantes sur la compréhension du concept de masse. En l’occurrence, c’est sans doute à dessein que Lamarck utilise une terminologie ne désignant pas une catégorie de la systématique, qu’il n’emploie pas notamment, les termes de famille, ordre ou classe, qui sont les dénominations usuelles des groupements taxinomiques supérieurs aux genres. Est-ce la preuve qu’il distingue vraiment la masse des dits groupements ? À le lire ici, on a plutôt l’impression qu’il assimile masse et classe, ou masse et ordre. Lamarck donne une définition positive, quoique laconique, du terme de masse : la masse, dit-il, est un « système particulier d’organes essentiels », un « système d’organes principaux. »15 Pareille définition vaut, mutatis mutandis, pour l’ordre ou la classe.

20La lecture du Système naturel des Animaux sans vertèbres nous laisse cependant une impression différente, sinon contraire. À certains endroits, Lamarck suggère en creux l’existence de classes composées d’animaux dont les différences ne se situent pas au même niveau de la systématique. La classe ne réfère alors à aucune catégorie taxinomique, exclusivement ; elle n’est pas un mot pour dire famille, ordre ou classe. Ainsi dans ce passage :

« Dans les détails, l’on trouve souvent, parmi les animaux d’une classe, parmi ceux mêmes qui appartiennent à une famille très-naturelle, que les organes […] ne suivent pas toujours une marche analogue à celle de la composition croissante de l’organisation. Ces anomalies n’empêchent pas, néanmoins, que la progression dont il s’agit ne soit partout éminemment reconnaissable dans la série des masses classiques qui distinguent les animaux. »16

21Tout se passe comme si Lamarck voulait conserver une certaine distance, une certaine souplesse dans la détermination du statut systématique (classe vs ordre vs famille) des termes de la série zoologique.

22Toujours dans cette perspective de défendre la thèse de l’échelle des êtres sans tomber dans les difficultés relevées par les classificateurs, Lamarck avance alors un autre concept, corrélatif de celui de masse. C’est celui de rapport de masses. Le rapport de masse chez Lamarck vient après le rapport d’espèces, qui existe entre espèces distinctes seulement pour leurs parties extérieures, et qui sert à définir les genres.17 Il nous semble que cette définition du rapport de masse pousse encore un peu plus Lamarck sur la voie de la naturalisation du concept de masse, autrement dit de son assimilation à l’une des catégories supérieures de la systématique (famille ou ordre ou classe). Un passage extrait de l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres (1815) confirme cette interprétation:

« Pour juger cette sorte de rapports [de masse], on ne s’occupe plus essentiellement des particularités de la forme générale, ni de celles des parties externes, mais, seulement ou presque uniquement, de l’organisation intérieure, considérée dans toutes ses parties. C’est elle principalement qui doit fournir les différences qui peuvent distinguer les masses. […] C’est elle qui sert à former des familles, en rapprochant des genres les uns des autres ; à instituer des ordres ou des sections d’ordre, en réunissant plusieurs familles ; enfin, à déterminer les coupes classiques qui doivent partager la série générale. »18

23À nouveau, nous voici très proches d’un amalgame masse-classe ou masse-famille. Cela rend d’autant plus troublant l’usage récurrent chez Lamarck de cette terminologie, curieuse voire loufoque pour un classificateur, de masse et de rapport de masse. Notre interprétation de cet atermoiement de Lamarck, au sujet du statut systématique vs non systématique de l’unité de compte de la série est que le naturaliste cherche à éviter deux écueils opposés. Le premier consiste à créer des groupes artificiels et, in fine, à construire une série hétéroclite, rapprochant des formes éloignées et éloignant des formes rapprochées du point de vue de la classification rationnelle. D’où cette tendance chez Lamarck à assimiler l’unité de compte scalaire à l’une ou l’autre des catégories taxinomiques traditionnelles (classe, ordre ou famille).19 Le deuxième écueil consiste à prêter le flanc aux mêmes objections que celles rencontrées par le projet d’une axiologie basée sur l’anatomie des familles, des ordres ou des classes du règne animal et végétal. L’objection principale étant l’impossibilité de déterminer l’importance respective de la complication anatomique des taxons, donc de les hiérarchiser, compte tenu des variations dans le temps (au cours du développement) et l’espace (selon les groupes) de la valeur physiologique des organes et des appareils affectés à des degrés divers par le processus de complication. Car il est bien entendu que la perfection d’un organe dépend en dernière analyse de la valeur de son activité fonctionnelle, même si cette dernière se mesure pratiquement d’après le degré de complication atteint par sa structure.

24Mais quel est donc ce paramètre physiologique indexé à la complication anatomique d’après laquelle on détermine le degré de perfection d’un être vivant, et sur lequel on pourrait finalement s’adosser afin dejustifier pareil usage ? Aucun doute pour Lamarck, ce paramètre c’est l’augmentation du nombre de facultés, autrement dit la diversité fonctionnelle. Ainsi,  

« …à mesure que l’organisation animale se complique, c’est-à-dire devient plus composée, à mesure, de même, les facultés animales se multiplient et deviennent plus nombreuses, ce qui en est un résultat simple et naturel. »20

25Cela ne doit pas être aussi « simple et naturel » que le prétend Lamarck, puisque que le jeune zoologiste Henri Milne-Edwards, quelque temps plus tard, va pouvoir contester sur la base d’arguments empiriques la validité de ce prétendu corollaire. La réfutation de cette fausse évidence d’un parallélisme entre le degré de complication anatomique et le degré de diversité fonctionnelle apparaît d’ailleurs, aux yeux de Milne-Edwards, comme l’étape « critique » préalable de la démonstration de la valeur rationnelle de l’usage selon lequel le perfectionnement atteint par l’être vivant est fonction de la complication de sa structure.

Milne-Edwards, la localisation fonctionnelle et la division du travail

Illustration : Henri Milne-Edwards au début des années 1860,

 d’après une photographie d’E. Ladrey (reprod. J. Pizzetta, Galerie des naturalistes, Paris, Hennuyer, 1893).

26Nous rapportons ci-après un texte dans lequel Milne-Edwards s’en prend à la théorie qui postule un parallélisme entre complication anatomique et diversification physiologique. Lamarck y est explicitement visé :

« Quelques auteurs ont admis, comme un axiome en zoologie, que la fonction est inhérente à l’organe ; de sorte que lorsque celui-ci vient à disparaître de l’économie, la faculté dont il était l’instrument doit se perdre en même temps. Lamarck, par exemple, refusait la sensibilité à tous les animaux qui n’ont point de cerveau, parce que, chez les êtres où cette faculté est le plus manifeste, elle a pour instrument nécessaire ce centre nerveux. […] Lorsqu’on admet cette dépendance nécessaire entre la fonction et l’organe, on ne peut rien comprendre à la physiologie des animaux inférieurs ; car, chez ceux-ci, on voit disparaître tour à tour chacun des instruments qui, chez les êtres les plus parfaits, sont indispensables à l’exercice des facultés les plus nécessaires à la conservation soit de l’individu, soit de l’espèce, et cependant ces animaux dégradés vivent et se reproduisent de même que les premiers. »21

27Mais si l’augmentation du nombre des fonctions, comme l’avance Milne-Edwards, n’est pas le corrélat physiologique de la variable anatomique de la complication, qu’est-ce qui va lui servir de substitut ? Quel phénomène va donc jouer le rôle de variable physiologique de référence, corrélée à la complication morphologique ?

28Cette variable, c’est la localisation anatomique pour Milne-Edwards. Un organisme plus compliqué possède des fonctions non pas moins nombreuses, comme l’affirme Lamarck, mais des fonctions moins disséminées, plus « localisées » dans certaines parties de son corps. Ainsi

« chez les animaux les plus élevés dans la série des êtres, [on voit que] chacune de ces facultés tend à se localiser, et se perd plus ou moins complètement par la destruction de l’organe spécial qui en devient le siège. »22

29Or cette substitution de la localisation fonctionnelle à la diversité fonctionnelle dans le rôle de variable physiologique de référence présente un indéniable intérêt pour qui cherche à justifier l’usage de la critériologie anatomique (complication morphologique) du perfectionnement organique, car elle fait sauter l’un des verrous bloquant l’adoption, en biologie, de la théorie élaborée par les économistes selon laquelle il existe un lien de causalité entre le perfectionnement (ou progrès) et le mode de fonctionnement de l’organisation. Cette théorie étiologique, c’est la loi de division du travail. Rigoureusement parlant, la division du travail sur le plan économique ne signifie pas, en effet, une multiplication de tâches productives. La division du travail implique seulement que les opérations élémentaires dont se compose le processus productif soient réparties, au lieu d’être indivisément assumées par l’ensemble des opérateurs. Autrement dit, la division du travail est bien une localisation des opérations composant le processus de travail. Adam Smith et Jean-Baptiste Say, qui furent parmi les plus zélés propagandistes de la théorie de la division du travail en économie, l’avaient fort bien compris. Smith relevait que dix-huit opérations élémentaires successives étaient nécessaires pour produire une épingle. Que cette épingle ait été produite par un seul artisan s’acquittant successivement de toute les tâches, ou par plusieurs ouvriers réunis au sein d’une manufacture et s’acquittant respectivement seulement de quelques-unes (voire d’une seule), cela ne changeait rien à l’affaire. Dans l’un et l’autre cas, il faut toujours tirer le fil de métal à la bobine, le dresser, couper la dressée, empointer, émoudre le bout de la tête, frapper la tête, blanchir l’épingle, etc.

Une illustration de la division du travail dans une fabrique d’épingle

 gravure du xviie siècle tirée de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, art. Épinglier.

30Say, de son côté, dans le célèbre exemple qu’il donne de division du travail, la fabrique de cartes à jouer, ne comptait pas moins de soixante-dix opérations élémentaires dans la confection d’une carte. Et comme dans le cas de la manufacture d’épingles, que ces opérations soient effectuées par différents individus ou par un seul ne change rien à leur nombre.23

31Cette rigoureuse signification fonctionnelle de la division du travail est assez contraignante pour le naturaliste qui cherche à transférer le concept dans les sciences naturelles. Elle aurait certainement freiné les audaces théoriques de Milne-Edwards, s’il n’avait trouvé le moyen de pallier cette contrainte en proposant, non sans arguments empiriques24 d’ériger le paramètre « localisation », à la place du paramètre « multiplication » au rang de variable physiologique de référence, corrélative à la complication anatomique. Si l’activité fonctionnelle des organes est assimilable à un travail au sens économique du terme, ce qui reste évidemment à prouver, il revient au même d’affirmer qu’à mesure que l’organisation se complique, « le travail est plus divisé » et « les fonctions sont plus localisées ». Par contre, il ne revient pas au même de dire dans ce cas que « le travail est plus divisé » et « les fonctions sont plus nombreuses »25

Illustration : L’Hydre d’eau douce

dessinée par Abraham Tremblay, dans son Mémoires pour servir à l'histoire d'un genre de polypes d'eau douce, à bras en forme de cornes

 (Leiden, Verbeek, 1744).

32Même si une supposition non vérifiée (l’assimilation activité organique-travail économique) continue d’hypothéquer in fine la validité de pareille naturalisation de la division du travail, il reste qu’en substituant la localisation à la diversification fonctionnelle, l’une des portes vient de s’ouvrir qui bloquait jusqu’alors l’accès à l’utilisation raisonnée de la notion de division du travail physiologique par les naturalistes.

33Or pareille utilisation présente, comme on l’a dit rapidement un peu plus haut, un indéniable intérêt pour qui réfléchit aux problèmes généraux de philosophie des sciences de la vie. L’intérêt, bien vu par Milne-Edwards, d’appliquer le concept de division du travail en sciences naturelles, c’est de nous amener sur la voie d’une résolution possible de ce problème, récurrent dans l’histoire de la réflexion sur les catégories méthodologiques de l’histoire naturelle, de la justification rationnelle de l’usage traditionnel qui veut qu’on détermine le rang organique d’un être vivant d’après sacomplication anatomique. Il faut bien avoir à l’esprit que pour bon nombre de contemporains de Milne-Edwards, les économistes ont non pas posé ou admis, mais démontré empiriquement le lien entre le phénomène de la division du travail et le progrès économique de la société (enrichissement collectif), via l’augmentation de la productivité des travailleurs.26 Autrement dit, la démonstration d’un lien de causalité entre le phénomène de la division du travail et la perfection de l’organisation n’est plus à faire ; les biologistes peuvent capitaliser là-dessus, pour ainsi dire, évidemment moyennant certaines conditions (assimilation de l’activité fonctionnelle à un travail au sens économique, notamment). Ces conditions remplies, il ne reste plus qu’à articuler la division du travail avec la complication anatomique, et le tour est joué ! On aura alors la justification rationnelle de l’usage consistant à juger du degré de perfection d’un organisme d’après le degré de sa complication morphologique.

34Nous reproduisons ci-après le passage d’un article du jeune Milne-Edwards tiré du Dictionnaire classique d’histoire naturelle (1826). Il s’agit d’un des premiers textes où figure la notion (sinon l’expression) de division du travail physiologique. Il montre clairement que Milne-Edwards a saisi, d’une part, la portée cruciale de la substitution du couple complication anatomique/localisation fonctionnelle au couple complication anatomique/diversité fonctionnelle pour la validation du concept de division du travail physiologique, et d’autre part, l’intérêt, d’un point de vue de philosophie biologique, de pareil acquis de la science économique, savoir l’idée d’un lien de causalité entre division du travail et perfectionnement de l’organisation :

« Ce que nous venons de voir pour le système nerveux a également lieu dans toutes les autres parties de l’économie animale. C’est d’abord le même organe qui sent, qui se meut, qui respire, qui absorbe du dehors les substances alimentaires, et qui assure la conservation de l’espèce ; mais peu à peu, ces diverses fonctions ont chacune des instruments qui leurs sont propres […]. La nature […] a donc suivi dans le perfectionnement des êtres le principe si bien développé par les économistes modernes ; et c’est dans ses œuvres aussi bien que dans les productions de l’art que l’on voit les avantages immenses qui résultent de la division du travail. »27

35Reste le dernier moment-clé de l’argumentation : le couplage du critère anatomique (la complication) avec la division du travail physiologique. Après cela, il est entendu qu’on est fondé à mesurer le degré de perfection d’un organisme d’après le degré de complication atteint par sa structure :

« La nature, en créant le règne animal, a donné aux produits de son œuvre une diversité extrême ; ce résultat a été obtenu en partie par le perfectionnement inégal des espèces zoologiques. Nous avons établi que ce perfectionnement croissant correspond d’ordinaire à une division plus grande du travail vital, et semble en être une conséquence. […] Plus la spécialité d’action et la division du travail sont portées loin, plus aussi le nombre de parties dissemblables doit augmenter et la complication de la machine s’accroître. Il en est effectivement ainsi, et l’anatomie, aussi bien que la physiologie, peut nous faire connaître le rang qui dans le règne animal appartient à chaque espèce. »28

36À partir des années 1850, naturalistes et biologistes seront de plus en plus nombreux à admettre la notion de division du travail physiologique. C’est le cas notamment de Karl Gegenbaur, Rudolf Leuckart, Heinrich Bronn, Ernst Haeckel, Max Verworn, Oscar Hertwig en Allemagne, d’Edmond Perrier, Yves Delage, Alfred Dastre, Bernard Duval, Louis Roule en France, de Thomas Huxley en Grande-Bretagne. Il n’est pas jusqu’à Darwin lui-même, le naturaliste qui a sans doute le plus fait pour rendre caduc le problème qu’il était chargé de résoudre, celui du fondement rationnel de la valeur organique des êtres vivants, qui ne lui ait accordé quelque crédit.29 Beaucoup de ces savants partagent le sentiment de Milne-Edwards de disposer en l’espèce d’un outil permettant d’accréditer la validité scientifique du critère morphologique de la complication en tant qu’instrument de mesure du perfectionnement organique. Pour autant, l’adoption du concept de division du travail physiologique a-t-il permis de mieux répondre au double défi que constitue, d’une part le défaut de caractère opératoire du critère anatomique de la complication de l’échelle des êtres, et d’autre part, son défaut de compatibilité avec l’exigence métaphysique de supériorité zoologique de l’espèce humaine ? On a vu les difficultés auxquelles qu’a dû affronter Lamarck pour constituer une et une seule échelle animale, et pour conserver à l’homme sa prééminence zoologique (il fut obligé d’introduire le concept ambigu de « masse », en tant qu’unité de compte de la série). Milne-Edwards serait-il mieux loti à cet égard, grâce à son concept de division du travail ?

37Il ne nous semble pas. En fait, Milne-Edwards est beaucoup plus sceptique que Lamarck à l’idée de la possibilité d’élaborer une critériologie anatomique valable de l’échelle des êtres. La complication anatomique peut à la limite servir, selon lui, de critère de perfection organique, mais non pas être employée rationnellement pour ordonner chaque espèce le long d’un axe unique. Afin d’argumenter sa position, Milne-Edwards reprend l’objection relativiste concernant l’idée de perfectionnement biologique, objection déjà prévue par Lamarck lorsque ce dernier reconnaissait la difficulté de passer du point de vue des différentes parties au point de vue de l’ensemble. Mais contrairement à Lamarck, Milne-Edwards ne va pas recourir au concept de masse ou à un autre concept ad hoc, pour sauver la théorie de l’échelle des êtres du naufrage :

« Nous voyons [la nature] obtenir, du seul fait du perfectionnement graduel des êtres, des résultats plus variés que ne le supposerait une série zoologique linéaire s’étendant depuis la monade jusqu’à l’homme. En effet, la supériorité d’un animal n’est pas toujours absolue ; souvent, elle est relative à une partie de l’organisme seulement, et la partie sur laquelle le perfectionnement a porté peut varier d’une espèce à une autre. Rien n’est d’ailleurs plus facile à démontrer que ce perfectionnement partiel de l’organisation et cette tendance de la nature à faire varier l’importance relative des divers éléments physiologiques dont l’ensemble constitue le corps d’un animal chez les diverses espèces appartenant à un même groupe zoologique. »30

38Le seul moyen de sortir de l’impasse, d’après Milne-Edwards, aurait été de ne tenir compte, à la façon de quelques naturalistes comme Blainville, que des moyennes, c’est-à-dire

« d’assigner à chaqueespèce son rang dans la série linéaire du règne animal d’après sa ressemblance plus ou moins grande avec les êtres placés aux deux extrémités de la chaîne, c’est-à-dire l’Homme d’une part, les plantes, d’autre part. »31

39Mais cette solution est plus nominale que réelle. Primo, on ne voit pas comment le calcul de pareille moyenne pourrait ne pas faire intervenir des considérations subjectives. Il faudrait pouvoir quantifier de manière non arbitraire l’importance physiologique relative d’un organe d’un organisme, mesurer le niveau de perfection qu’il atteint dans l’espèce, affecter chacune de ces mesures d’un coefficient numérique correspondant à son importance fonctionnelle, faire la somme des grandeurs ainsi obtenues pour chaque partie de l’organisme. Passent encore les trois dernières opérations, mais sur quel critère non arbitraire opérer la quantification, si tant est que pareille quantification a un sens ? Sans compter que l’importance fonctionnelle respective des différentes parties d’un organisme est susceptible de varier selon les espèces, et qu’elle est aussi susceptible de varier pour un même organisme au cours de son développement (pensons par exemple, au thymus chez les mammifères). Secundo, en admettant que ce calcul des moyennes puisse s’opérer sur des bases non arbitraires, l’ordre hiérarchique qui en résulterait désintégrerait les groupes naturels et contredirait par trop les distributions des classificateurs. Comme le dit Milne-Edwards, reprenant ici l’objection de Lamarck,

« on serait alors nécessairement forcé de rompre à chaque instant les rapports les plus naturels, pour intercaler entre des espèces réellement fort voisines quelque autre espèce dont le degré de perfectionnement est à peu près le même, mais résulte d’autres causes de supériorité. »32

40Donc en dépit du fait qu’il croit avoir trouvé le moyen de sortir de l’arbitraire l’usage orthodoxe consistant à faire de la complication morphologique l’instrument de mesure du perfectionnement organique, Milne-Edwards préfère ainsi renoncer purement et simplement à l’entreprise à laquelle n’avait pas renoncé Lamarck, laquelle consiste à passer de l’idée de perfectionnement organique à l’idée d’une échelle unique. En même temps, et contrairement à Lamarck, plus conséquent sur ce point, on peut penser que Milne-Edwards n’assume pas complètement les implications de cet abandon de l’idée de série unique, puisqu’il continue en même temps de croire en l’idéal d’un ordre hiérarchique universel et intemporel. Mais il s’agit alors d’un ordre structuré en plusieurs axes, en fait, quatre séries hiérarchiques, équivalentes aux embranchements de Cuvier. Chaque espèce aurait son rang sur l’un de ces axes, et ce rang serait théoriquement, sinon pratiquement, déterminable grâce au paramètre de la complexité anatomique. En somme, Milne-Edwards ne fait que reculer au niveau des différentes séries ou embranchements du règne animal le problème du caractère opératoire de la critériologie anatomique du perfectionnement organique.

41On pouvait penser que la nécessité d’élaborer et d’argumenter une critériologie du perfectionnement ou du progrès organique, comme celle proposée pour soutenir la doctrine de l’échelle des êtres – que cette nécessité donc, allait tout bonnement disparaître avec l’avènement de la théorie darwinienne de l’évolution. Or il n’en fut rien. Peter J. Bowler a montré, dans The Non-Darwinian Revolution (1988), combien avait été amortie et finalement négligeable l’impact du darwinisme dans le dernier tiers du xixe siècle : période qui a vu fleurir des théories évolutionnistes pseudo-darwiniennes, voire anti-darwiniennes reconduisant des croyances souvent en totale contradiction avec les prémices et implications anti-téléologiques du darwinisme.33

42Aujourd’hui, plus aucun biologiste sérieux ne défend l’idée d’une échelle unique et hiérarchique des êtres vivants, mais cela ne signifie évidemment pas que les concepts de progrès et de perfectionnement n’aient plus droit de cité en biologie. Nous en voulons pour preuve les résultats auxquels est récemment parvenu Bernd Rosslenbroich dans sa recherche sur les occurrences et la compréhension du concept de progrès dans la biologie post-darwinienne.34

43Rosslenbroich a dressé un tableau un peu complexe, mais instructif, listant les principaux critères employés depuis un siècle pour mesurer le progrès organique, ainsi que leurs principaux usagers.35 Y figurent en bonne place les critères anatomo-physiologiques traditionnels déjà employés aux xviiie et au xixe siècles, notamment : la différenciation anatomique et la morphogenèse, la différenciation fonctionnelle, la capacité mentale, la puissance du système nerveux et la centralisation des fonctions, la plasticité fonctionnelle, la rationalisation anatomique ou fonctionnelle, l’individualisation, l’intégration des parties organiques, etc. Le tableau de Rosslenbroich montre que se sont ajoutés à ces critères depuis lors essentiellement tous les critères de type évolutionniste, d’une part, comme l’adaptation, l’adaptabilité, la reproductibilité, l’occupation de l’écosystème ; d’autre part, des critères plus ou moins empruntés à la physiologie bernardienne, comme l’autonomisation et la puissance du milieu intérieur, la capacité homéostatique ; enfin, des critères de microbiologie et de biologie moléculaire, comme le métabolisme cellulaire et la quantité d’information génétique contenue dans l’adn. Certains de ces critères se recoupent évidemment plus ou moins sur le plan sémantique. Ils sont sans doute parfois aussi partiellement le produit d’une interprétation de Rosslenbroich, ce qui ne rend point toujours aisée leur attribution nominale. Mais en dépit des biais inhérents à un tel projet, les résultats auxquels parvient Rosslenbroich au terme de son enquête sont édifiants. Ils suffisent à tirer quelques conclusions intéressant notre problème. La première, c’est qu’à l’heure actuelle, il n’existe pas une mais plusieurs théories critériologiques du progrès organique, employées plus ou moins implicitement, tantôt de manière exclusive, tantôt de manière complémentaire, au sein de la communauté des naturalistes et des biologistes. La seconde, c’est que les modalités traditionnelles d’anatomie macroscopique occupent encore aujourd’hui une place importante, parfois prépondérante, dans la compréhension de la notion de progrès et dans les débats autour de la critériologie du progrès en biologie.

44En outre, alors que le projet d’une critériologie de l’échelle des êtres est un projet du passé sur le plan scientifique, une critériologie sommaire et anthropomorphique de l’échelle des êtres demeure présente dans les productions artistiques de la culture populaire. Qu’on pense à l’iconographie du bestiaire dans l’Heroic fantasy. Autant de phénomènes de l’actualité culturelle et savante qui suffisent, à notre sens, à redonner quelque intérêt aux critiques, argumentaires et propositions de ces deux grands naturalistes français que furent Jean-Baptiste de Lamarck et Henri Milne-Edwards.

Notes de bas de page numériques

1 . Gabriel Tarde, « La variation universelle » [1893], repris in Essais et mélanges sociologiques, Paris, Maloine, 1895, p. 303.

2 . H. Daudin, Les méthodes de la classification et l’idée de série en botanique et en zoologie de Linné à Lamarck, Paris, Alcan, 1926, Avant-propos, ii.

3 . J. Roger, « L’histoire naturelle au xviiie siècle : de l’échelle des êtres à l’évolution » [1990], in J. Roger, Pour une histoire des sciences à part entière, Paris, Albin Michel, 1996, 238.

4 . La description de l’ornithorynque (1799), interprétée par les contemporains comme une forme intermédiaire entre les oiseaux et les mammifères, appartient à cette série de découvertes naturalistes qui ont alimenté au cours des siècles la croyance en l’existence d’une échelle graduée des êtres vivants.

5 . A. O. Lovejoy, The Great Chain of Being: a Study of the History of an Idea [1936], New York, Harper & Row, 1960, p. 232. À propos du monde des infiniment petits (les zoophytes), dont l’étude empirique est quand même fortement limitée au xviiie siècle, en raison de l’état des techniques microscopiques, Lovejoy avançait que « même si il n’avait pas été du tout observable de façon sensible, il aurait été déduit a priori, comme une conséquence de la croyance à la théorie de la chaîne des êtres. » (Idem, 237)

6 . C. Bonnet, Contemplation de la Nature [1764], Genève, S. Cailler, 1769, vol. 2, pp. 73-74.

7 . J. T. Needham, Nouvelles recherches physiques et métaphysiques sur la Nature et la Religion, Paris, Lacombe, 1769, seconde partie, p. 21. (souligné par l’auteur)

8 . A. G. Olivier, « Introduction à l’histoire naturelle des insectes », Encyclopédie méthodique. Histoire naturelle, Paris, Panckoucke, t. 4 : Insectes, 1789,  p. 10.

9 . J. J. Virey, « Animal »,  in Nouveau Dictionnaire d’histoire naturelle, Paris, Deterville, 1803, t. 1, p. 428. (souligné par nous)

10 . L. Daubenton, « Discours d’ouverture », Encyclopédie méthodique. Histoire naturelle des Animaux, Paris, Panckoucke, t. 1, 1782, xvii.

11 . J. B. de Lamarck, Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, Paris, Déterville, 1821, p. 137. (Site lamarck - wwww.lamarck.net)

12 . Ibid., pp. 137-138, n. 1. (souligné par nous)

13 .  Car lorsqu’on se laisse gagner par l’anthropocentrisme, il ne suffit plus de montrer qu’il existe une forme vivante plus parfaite ou supérieure dans son ensemble aux autres formes spécifiques. Encore faut-il que cette forme coïncide avec Homo sapiens.

14 . J. B. de Lamarck, Philosophie zoologique, Paris, Dentu, 1809, pp. 107-108. (souligné par nous)  (Site lamarck - wwww.lamarck.net)

15 . Cf. J. B. de Lamarck, Philosophie zoologique, op. cit., pp. 108-111.

16 . J. B. de Lamarck, Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, Paris, Déterville, vol. 1, 1815, pp. 133-34. (Site lamarck - wwww.lamarck.net)

17 . Ibid., pp. 366-397.

18 . Ibid., p. 354. (souligné par l’auteur)

19 . Pour une interprétation franchement naturaliste du concept de masse chez Lamarck (assimilation des masses à des taxons – classe ou ordre), cf. E. G. Laurent,  « Lamarck : de la philosophie du continu à la science du discontinu », Revue d’Histoire des sciences, 28/4, 1975, p. 334, 341-42 ; P. Corsi, Lamarck, Genèse et enjeux du transformisme, Paris, Cnrs éditions, 2001, pp. 161-63.

20 . J. B. de Lamarck, Système des Animaux sans vertèbres, Paris, Déterville, 1801, p. 19. (Site lamarck - wwww.lamarck.net)

21 . H. Milne-Edwards,  « Observations sur la circulation » [1845], in H. Milne-Edwards, Recherches pour servir à l’histoire naturelle des mammifères, Paris, Masson, 1868, t. 1, p. 63. (souligné par l’auteur)

22 . H. Milne-Edwards, « Organisation » Dictionnaire classique d’histoire naturelle (Bory de Saint-Vincent dir.), Paris, Rey et Gravier, t. 12, 1827, pp. 343-44.

23 . On trouvera les exemples de l’épingle et de la carte à jouer développés respectivement dans A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des Nations [1776], trad. Garnier, Paris, GF-Flammarion, 1991, livre 1, chap. 1; J. B. Say, Traité d’économie politique, Paris, Renouard, 1803, livre 1, chap. 8.

24 . Milne-Edwards se fonde notamment sur les travaux d’Abraham Trembley (1744) sur l’hydre d’eau douce, lesquels ont mis en évidence l’ubiquité remarquable des fonctions vitales de ce zoophyte.

25 . À l’instar de Milne-Edwards, le physiologiste Claude Bernard avait parfaitement compris cette contrainte impliquée par le concept de division du travail. Cf. Cl. Bernard, Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux, Paris, Baillière, 1878, vol. 1, pp. 373-374.

26 . Cette démonstration est contestable chez Smith, qui en fait use d’un artifice, en comparant une manière effective de son temps de produire les épingles en dix-huit étapes à un modèle fictif de non division du travail, inventé pour les besoins de la cause. Cf. J. L. Peaucelle, « Raisonner sur les épingles, l’exemple d’Adam Smith sur la division du travail, Revue d’économie politique, n° 115, 2005/4, pp. 499-519.

27 . H. Milne-Edwards : « Nerfs », Dictionnaire classique d’histoire naturelle, op. cit., t. 11, 1826, p. 534.

28 . H. Milne-Edwards, Introduction à la zoologie générale, Paris, Masson, 1851, p. 60.

29 . Encore que Darwin l’employait dans un sens franchement plus écologique (la division du travail entre les organismes d’un même écosystème, plutôt qu’entre les parties d’un même organisme). Cf. sur point C. Limoges,  « Milne Edwards, Darwin, Durkheim and the Division of Labour : a Case Study in Reciprocal Conceptual Exchanges between the Social and Natural Sciences », in I. B. Cohen (ed.), The Natural Sciences and the Social Sciences, Dordrecht, Kluwer Academic, 1994, pp. 317-43.

30 . H. Milne-Edwards, Introduction à la zoologie générale, op. cit., p. 77.

31 . Ibid., p. 79 (souligné par nous).

32 . Idem.

33 . P. J Bowler, The Non-Darwinian Revolution: Reinterpreting a Historical Myth, Baltimore, John Hopkins University Press, 1988.

34  B. Rosslenbroich:« The notion of progress in evolutionary biology – the unresolved problem and an empirical suggestion », Biology and Philosophy, n° 21, 2006, pp. 41-70.

35 . Ibid., p. 57.

Pour citer cet article

Emmanuel d’Hombres, « La perfection du corps humain à l’épreuve de la critériologie anatomique », paru dans Alliage, n°67 - Octobre 2010, La perfection du corps humain à l’épreuve de la critériologie anatomique, mis en ligne le 18 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3310.


Auteurs

Emmanuel d’Hombres

Historien et philosophe des sciences, est maître de conférences à la faculté de philosophie de l’université catholique de Lyon et chercheur associé au laboratoire SPHERE UMR 7219. Parmi ses publications récentes : De l’État cellulaire à l’organisme social : Histoire d’un échange conceptuel entre sciences de la vie et sciences sociales au XIXe siècle, (Vrin/IIEE, à paraître printemps 2011) ; (dir.) : « Le travail en perspectives : regards croisés », Cahiers de l’institut catholique de Lyon, 39, février 2009.