Alliage | n°68 - Mai 2011 Varia (dossier sur la Séduction) 

Lionel Dupuy  : 

Jules Verne, la nature, la science et Dieu

Les Voyages Extraordinaires ou l’expérience de la limite
p. 28-40

Plan

Texte intégral

1Les voyages extraordinaires de Jules Verne (1828-1905) sont constitués de soixante-deux romans qui, publiés entre 1863 et 1919, répondent à l’objectif fixé par l’éditeur Hetzel :

« résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques amassées par la science moderne et refaire, sous la forme attrayante qui lui est propre, l’histoire de l’univers. »1

2En 1894, l’auteur revendique lui-même cette ambition encyclopédique et géographique :

 « Mon but a été de dépeindre la Terre, et pas seulement la Terre, mais l’univers, car j’ai quelquefois transporté mes lecteurs loin de la Terre dans mes romans. »

3Les récits de Jules Verne sont fondamentalement géographiques : les voyages qu’il propose ont ainsi pour objet d’explorer les « mondes connus et inconnus ».2 Pour autant, il faut reconnaître que la limite géographique n’est pas la seule à être souvent franchie. En effet, une lecture attentive des romans de l’auteur le plus traduit dans le monde, et voire le plus lu,3 permet de mettre en évidence à quel point les interrogations métaphysiques se mêlent aux découvertes géographiques.

4Car la science, la technique et les multiples connaissances que mobilisent dans leurs explorations les héros de Jules Verne se trouvent souvent mises à rude épreuve face à une nature toute-puissante. Aux confins de certaines régions reculées du globe, l’explorateur se demande parfois s’il n’est pas là où il ne devrait pas être. L’expérience de la limite est une constante dans les Voyages extraordinaires, et les multiples déclinaisons qu’elle y revêt mérite que nous y portions une attention particulière. L’article qui suit, sans prétendre à l’exhaustivité, se propose de dégager ainsi quelques pistes de réflexions sur cette thématique fondamentalement transdisciplinaire.

La folie des héros vernies

5Le Dictionnaire historique de la langue française définit ainsi la nature :

 « Nature dans les premiers textes, a le sens de force active qui a établi et maintient l’ordre de l’univers […] Par la suite, le mot désigne aussi plus largement l’ordre des choses. »4

 Dans cette perspective, et comme le souligne un des héros verniens :

« La véritable supériorité de l’homme, ce n’est pas de dominer, de vaincre la nature ; c’est, pour le penseur, de la comprendre, de faire tenir l’univers immense dans le microcosme de son cerveau […] »5

6 Et il n’appartient pas à l’homme de bouleverser l’ordre établi :

« Modifier les conditions dans lesquelles se meut la Terre, cela est au-dessus des efforts permis à l’humanité. Il n’appartient pas aux hommes de rien changer à l’ordre établi par le Créateur dans le système de l’Univers »6

7 Nous voyons dans cette dernière citation que pour l’auteur « l’ordre établi » présuppose l’existence d’un « Créateur ».Autrement dit, la nature, par ses multiples manifestations, est susceptible de révéler Dieu à l’homme. L’homme ne doit donc pas modifier une nature littéralement sacrée, au risque de d’affronter la colère divine. C’est ainsi que certaines limites ne doivent pas être franchies.

8Les pôles font notamment partie de ces espaces interdits :

« C’est qu’il n’est pas permis de s’aventurer si loin dans ces régions, et m’est avis que le Créateur interdit à ses créatures de grimper au bout des pôles de la terre ! »7

9Le capitaine Hatteras, qui s’est aventuré aussi (trop) loin revient sur ses terres, mais atteint d’une folie polaire.8 La découverte a toujours un prix, et qui ose défier Dieu, même avec l’aide de la science et de la technique, finit par le payer de sa personne.

10La folie, récurrente chez de nombreux héros verniens, traduit la solitude, cet enfermement psychologique qui peut confiner soit à la monomanie (Phileas Fogg), soit à la folie pure et dure (Hatteras), soit à la folie douce (Hudelson et Forsyth dans La chasse au météore). Cependant, il ne faut pas oublier que c’est précisément cette folie qui permet à de nombreux héros verniens d’arriver au but qu’ils se sont fixé : Hatteras le pôle nord, Nemo le pôle sud, Lidenbrock le centre de la Terre, pour ne citer que les plus connus. Cette folie vise également, dans l’écriture de Jules Verne, de mettre d’une part l’homme face à ses ambitions les plus démesurées, mais surtout, d’autre part, à le mettre face à la nature toute-puissante : l’homme fou dépasse les limites qu’imposent l’ordre naturel des choses. Cette folie lui permet d’aller au-delà du raisonnable et de mettre à l’épreuve à la fois ses limites (physiques, psychologiques), et celles de la nature (autrement dit, dans l’esprit de Jules Verne, Dieu).

C’est par la folie que l’homme peut interroger directement Dieu, qu’il peut dépasser les limites imposées par la nature (humaine). Axel ne déclare-t-il pas :

« Devais-je prendre au sérieux sa résolution d’aller au centre du massif terrestre ? Venais-je d’entendre les spéculations insensées d’un fou ou les déductions scientifiques d’un grand génie ? En tout cela, où s’arrêtait la vérité, où commençait l’erreur ? »9

11 Un peu plus loin, le même narrateur annonce la nouvelle à la servante :

« Est-ce que monsieur est fou ? me dit-elle.
— Je fis un signe affirmatif.
— Et il vous emmène avec lui ?
— Même affirmation.
— Où cela ? dit-elle.
— J’indiquai du doigt le centre de la Terre.
— À la cave ? s’écria la vieille servante.
— Non, dis-je enfin, plus bas ! »10

12L’apparente naïveté des propos de la servante (« À la cave ? ») procède en réalité d’une véritable poétique de l’espace. Bachelard intitule d’ailleurs la première partie de son essai (La poétique de l’espace, 1957), La maison. De la cave au grenier. Le sens de la hutte.

13Le héros fou (ou génial ? où se situe la limite ?) est capable alors de briser l’équilibre installé pour mettre en place un nouvel équilibre. Ne faut-il pas être fou, ou illuminé, pour voyager au centre de la Terre, vers les pôles, sous les mers ?

14Dans les Voyages extraordinaires, la science apparaît toujours impuissante face à la nature, et l’homme est toujours subordonné à la puissance divine :

« Décidément, on ne remplace pas les beautés de la nature par les merveilles de l’industrie. Malgré son admiration permanente, Yvernès est forcé d’en convenir. L’empreinte du Créateur, c’est bien ce qui manque à cette île artificielle. »11

15L’artifice n’est jamais qu’une pâle copie de l’œuvre divine et il ne faut pas tenter l’impossible :

« Le Créateur avait bien fait les choses. Nulle nécessité de porter une main téméraire sur son œuvre. »12

16Jules Verne reconnaît cependant que l’apport de l’homme peut parfois valoriser l’œuvre divine :

« Cette jeune fille, dont la vie s’était écoulée jusqu’alors dans les entrailles du massif terrestre, avait enfin contemplé ce qui constitue presque tout l’univers, tel que l’ont fait le Créateur et l’homme. »13

17Indiscutablement, l’idée de nature chez Jules Verne est liée à la croyance en l’existence d’un être suprême, d’un Créateur, de Dieu. Si la folie (douce, mesurée) peut servir de moteur à l’exploration de ces limites, leur franchissement constitue un véritable casus belli à l’encontre du Créateur (« de toutes choses », comme il est dit dans Le pays des fourrures). Ce Créateur est omniscient, omniprésent, il se fond dans l’espace et dans le temps :

18« Mais laisse notre voyage s’accomplir jusqu’aux limites de la mer polaire, laisse l’hiver venir avec ses glaces gigantesques, sa fourrure de neige, ses tempêtes hyperboréennes, ses aurores boréales, ses constellations splendides, sa longue nuit de six mois, et tu comprendras alors combien l’œuvre du Créateur est toujours et partout nouvelle ! »14

19Respecter la nature, c’est respecter Dieu, c’est reconnaître sa place, ses droits et ses devoirs. Si l’homme peut avoir le sentiment d’être maître et possesseur de la nature (comme le souhaitait Descartes), notamment grâce à la science et la technique, il y a cependant certaines limites (géographiques notamment), à ne pas dépasser. Au-delà de celles-ci la nature révèle sa toute-puissante et l’homme devient l’objet de manifestations qu’il ne peut comprendre et encore moins maîtriser. L’ingénieur Cyrus Smith, un demi-dieu sur sa petite île (L’île mystérieuse), car il maîtrise la science et la technique de son époque, éprouve cependant les limites de sa connaissance et s’interroge alors sur la présence d’une force au-dessus de lui :

« Seul, Cyrus Smith attendait avec sa patience habituelle, bien que sa raison tenace s’exaspérât de se sentir en face d’un fait absolument inexplicable, et il s’indignait en songeant qu’autour de lui, au-dessus de lui peut-être, s’exerçait une influence à laquelle il ne pouvait donner un nom. Gédéon Spilett partageait absolument son opinion à cet égard, et tous deux s’entretinrent à plusieurs reprises, mais à mi-voix, des circonstances inexplicables qui mettaient en défaut leur perspicacité et leur expérience. »15

20L’état d’esprit général des Voyages extraordinaires est celui de la conquête, de la découverte, de la construction et de la pérennité. Mais si l’homme peut se sentir supérieur à tout ce qui l’entoure, l’humilité doit demeurer une vertu fondamentale. Maître Zacharius, qui pense avoir « créé le temps, si Dieu a créé l’éternité », finit par disparaître, victime de sa propre démesure, de sa folie :

« Maître Zacharius poussa alors un cri qui dut être entendu de l’enfer, lorsque ces mots apparurent : Qui tentera de se faire l’égal de Dieu sera damné pour l’éternité ! »16

21L’expérience (géographique) de la limite, c’est l’interrogation de la puissance divine, c’est l’expérience de Dieu, seul maître de cette nature (humaine) si complexe. La nature est merveilleuse, généreuse, puissante, mais elle sait rappeler l’homme à ses propres limites. L’équilibre ne doit pas être rompu, car il sera toujours à l’avantage de la nature. La présence de l’homme dans cette nature complexe, habitée, ne fait donc pas l’économie d’un Dieu tout-puissant. Or ces interrogations ont le mérite de nous renvoyer aussi à nos propres questionnements actuels, accentués par des bouleversements écologiques où l’homme a sa part de responsabilité.

22La toute-puissance de la nature ne cesse d’étonner l’écrivain, a fortiori lorsqu’il décrit dans son roman un spectacle qu’il a vu de ses propres yeux :

« Pendant toute la journée, nous errâmes sur les rives du Niagara, irrésistiblement ramenés à cette tour où les mugissements des eaux, l’embrun des vapeurs, le jeu des rayons solaires, l’enivrement et les senteurs de la cataracte vous maintiennent dans une perpétuelle extase. »17

23La nature est multiple et complexe dans les Voyages extraordinaires. Elle est donc source d’émerveillement, de par sa beauté, son originalité, sa grandeur, sa puissance :

« Lord Glenarvan et lady Helena vivaient heureux à Malcolm-Castle, au milieu de cette nature superbe et sauvage des Highlands.18 Néanmoins, la disposition de ces courbes basaltiques, qui semblent plutôt indiquer le travail de l’homme que celui de la nature, est bien faite pour émerveiller. »19

24Elle agit souvent en mère nourricière et protectrice :

« — Oui, notre île est belle et bonne, répondit Pencroff. Je l’aime comme j’aimais ma pauvre mère ! Elle nous a reçus, pauvres et manquant de tout, et que manque-t-il à ces cinq enfants qui lui sont tombés du ciel ? »20

25 Mais elle peut présenter aussi un autre visage, celui de la terreur, du mystère :

« Ils sentaient leur impuissance à lutter contre ces cataclysmes de la nature, supérieurs aux forces humaines. Leur salut n’était plus dans leurs mains. »21

26La nature reste donc toujours toute-puissante :

« Cette terrible scène du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais l’oublier. Je l’ai écrite sous l’impression d’une émotion violente. Depuis, j’en ai revu le récit. Je l’ai lu à Conseil et au Canadien. Ils l’ont trouvé exact comme fait, mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait la plume du plus illustre de nos poètes, l’auteur des Travailleurs de la Mer. »22

27Si elle est ordonnée, logique :

« La nature est logique en tout ce qu’elle fait »,23

28elle est aussi artiste :

« Il faut reconnaître que la nature est très artiste. La loi des contrastes, elle la pratique, en grand d’ailleurs, comme tout ce qu’elle fait. »24

29La nature est tout simplement merveilleuse :

« La nature est magnifique en cet endroit et digne d’être admirée ! »25

30Plurielle au cœur des Voyages extraordinaires, la nature constitue un personnage à part entière que Jules Verne sait faire vivre, évoluer.

31Dans le récit, les métaphores (notamment architecturales) rendent souvent compte de l’émerveillement vernien face aux beautés de la nature :

« La pente de cette nouvelle galerie était peu sensible, et sa section fort inégale. Parfois une succession d’arceaux se déroulait devant nos pas comme les contre-nefs d’une cathédrale gothique. […] Un mille plus loin, notre tête se courbait sous les cintres surbaissés du style roman, et de gros piliers engagés dans le massif pliaient sous la retombée des voûtes. »26

32Mais l’homme aussi peut construire des édifices qui méritent l’admiration :

« Enfin, tout ce que la nature peut réunir de merveilles pour les yeux, sans que la main de l’homme se trahisse en ses aménagements, telle était la résidence d’été de la riche famille. »27

33Si Jules Verne s’intéresse à la science de son époque, il n’en perd pas pour autant ses convictions religieuses. L’homme et la Terre sont au cœur de ses récits, de ses interrogations, de ses centres d’intérêt :

« John Cort était d’un esprit très sérieux et très pratique, qualités habituelles aux hommes de la Nouvelle-Angleterre. Né à Boston, et bien qu’il fût Yankee par son origine, il ne se révélait que par les bons côtés du Yankee. Très curieux des questions de géographie et d’anthropologie, l’étude des races humaines l’intéressait au plus haut degré. »28

34 Comment ne pas reconnaître dans cette dernière ligne un portrait présumé de Jules Verne à la toute fin du xixe siècle ?

L’homme, la nature, et Dieu

35Il est donc difficile de situer Jules Verne dans un courant de pensée clairement défini. C’est un homme de son temps, curieux de tout, mais c’est aussi et surtout un homme qui croit en Dieu. Ses propos, ses écrits peuvent tour à tour rendre hommage à Lamarck, Darwin, Élisée Reclus, Dieu, sans distinction apparente. Le paradoxe de l’homme et de ses récits se résume notamment dans un des passages d’Édom :

« « Il est de fait que si Adam (naturellement, en sa qualité d’Anglo-Saxon, il prononçait Èdèm) et Ève (il prononçait Iva, bien, entendu) revenaient sur la Terre, ils seraient joliment étonnés ! » Ce fut l’origine de la discussion. Fervent darwiniste, partisan convaincu de la sélection naturelle, Moreno demanda d’un ton ironique à Bathurst si celui-ci croyait sérieusement à la légende du Paradis terrestre. Bathurst répondit qu’il croyait du moins en Dieu, et que, l’existence d’Adam et d’Ève étant affirmée par la Bible, il s’interdisait de la discuter. Moreno répartit qu’il croyait en Dieu au moins autant que son contradicteur, mais que le premier homme et la première femme pouvaient fort bien n’être que des mythes, des symboles, et qu’il n’y avait rien d’impie, par conséquent, à supposer que la Bible eût voulu figurer ainsi le souffle de vie introduit par la puissance créatrice dans la première cellule, de laquelle toutes les autres avaient ensuite procédé. Bathurst riposta que l’explication était spécieuse, et que, en ce qui le concernait, il estimait plus flatteur d’être l’œuvre directe de la divinité que d’en descendre par l’intermédiaire de primates plus ou moins simiesques… »29

36Que ce passage soit de Verne père ou Verne fils, celui-ci constitue pour autant un témoignage direct inestimable sur le sentiment du romancier face à la science, et à Darwin en particulier. Car, finalement, après Jules Verne, qui mieux que son fils pouvait écrire de telles lignes ? Il est d’ailleurs intéressant de souligner que le personnage Bathurst rappelle cette presqu’île du nord du Canada à partir de laquelle les héros du Pays des fourrures effectuent leur voyage sur une lentille de glace qui s’est détachée du continent. Perdus au milieu des mers et des océans, ils vont naviguer ainsi, à la merci des courants marins, jusqu’à ce que l’île, qui fond à mesure qu’elle se dirige vers le sud, se réduise à la taille d’un glaçon :

« Quelques instants après, le glaçon s’échouait sur une grève. Les quelques animaux qui l’occupaient encore prenaient la fuite. Puis les naufragés débarquaient, tombaient à genoux et remerciaient le Ciel de leur miraculeuse délivrance. »30

37Cette allégorie biblique (Déluge, Arche de Noé), écrite par Jules Verne lui-même, ne préfigure-t-elle pas Édom ?

38Pour Jules Verne, le respect de la nature est une valeur fondamentale, qui doit concerner tous les êtres de la Création (ici, un ours) :

« Ce n’est pas moi qui t’ai sauvée, mon enfant, c’est cet honnête animal ! Sans lui, tu étais perdue, et si jamais il revient vers nous, on le respectera comme ton sauveur ! »31

39La nature incarne la puissance divine pour l’auteur, révélant un Dieu qui dispose des armes les plus convaincantes faces aux voyageurs trop intrépides et audacieux :

« Monsieur, me répondit-il gravement, il faut respecter ce qui vient directement de Dieu. Le vent est dans sa main, la vapeur est dans la main des hommes ! »32

40Même lorsque les personnages de Jules Verne évoluent dans une dimension fantastique, l’auteur sait rappeler à l’ordre ceux qui abusent de leurs pouvoirs :

« Sachez aussi que ces diverses métamorphoses s’opéraient par l’intermédiaire des génies. Les bons génies faisaient monter, les mauvais faisaient descendre, et si ces derniers abusaient parfois de leur puissance, le Créateur pouvait les en priver pour un certain temps. »33

41L’équilibre à tenir est double. D’une part, l’homme doit respecter son environnement ; d’autre part, il ne doit pas abuser de l’avantage que lui donnent les derniers progrès en matière de sciences et techniques. La science doit être un outil, jamais une fin, et en aucun cas servir celui qui veut se venger, celui qui veut dépasser les limites.34

42Les Voyages extraordinaires de Jules Verne, au-delà de leur aspect divertissant et instructif, doivent aussi être envisagés comme une parabole des relations entre l’homme et la nature, cette dernière étant envisagée ici dans son acception la plus large. Comme nous avons essayé de l’esquisser dans ce modeste article, Jules Verne n’a de cesse dans ses récits d’interroger les limites de la science, de la technique, de la connaissance humaines. Le héros vernien, qui évolue dans un nature complexe, polymorphe, est amené à transgresser parfois des limites (géographiques) qui le font basculer vers un autre monde. Au-delà d’un certain point, il n’est plus le maître. Il doit répondre de ses actes, justifier sa présence.

43Les interrogations métaphysiques sont donc souvent le corollaire direct des explorations géographiques qui emmènent le lecteur vers des voyages littéralement extra-ordinaires : c’est par le biais d’un puissant imaginaire géographique que Jules Verne a su rendre ses voyages aussi merveilleux. Le narrateur traduit d’ailleurs souvent cet émerveillement inattendu par des prétéritions, décrivant ce qu’il prétend impossible. L’exemple le plus emblématique est tiré de Vingt mille lieues sous les mers :

« Je ne saurais peindre l’effet des rayons voltaïques sur ces grands blocs capricieusement découpés, dont chaque angle, chaque arête, chaque facette, jetait une lueur différente, suivant la nature des veines qui couraient dans la glace. Mine éblouissante de gemmes, et particulièrement de saphirs qui croisaient leurs jets bleus avec le jet vert des émeraudes. […] Et, s’il faut tout dire, je pense que nous voyons ici des choses que Dieu a voulu interdire aux regards de l’homme ! »35

44Jules Verne révèle ici une géographie des espaces interdits où les héros explorent la magnificence de ces ailleurs inaccessibles au commun des mortels.D’autres exemples aussi frappants de cette impossibilité à dire les choses36 se retrouvent à plusieurs reprises dans le roman :

« Quel spectacle ! Quelle plume le pourrait décrire ! […] Quel indescriptible spectacle ! […] Quel spectacle ! Comment le rendre ? »37

45Or cette incapacité à pouvoir rendre compte d’un tel spectacle (naturel) renvoie finalement à une double logique. D’une part il s’agit de faire rêver le lecteur, d’activer son imaginaire, d’ancrer dans son esprit une géographie merveilleuse. D’autre part, il s’agit aussi de relever un défi rhétorique, celui de dire l’impossible. Car la limite, dans le récit vernien, ne relève pas uniquement de la géographie, mais aussi de la rhétorique, Jules Verne ayant toujours reconnu avoir« […] essayé d’atteindre un idéal de style. »38

Notes de bas de page numériques

1 . Jules Hetzel, « Avertissement de l’éditeur ». In, Voyages et aventures du capitaine Hatteras,Paris, Hetzel, 1866. p. 2.

2 . Ibidem.

3 . William Butcher, Jules Verne: The Definitive Biography,New York, Saint Martin’s Press, Londres, Macmillan, 2006. D’après Joëlle Dusseau (Jules Verne. Paris, Perrin, 2005.), « Au nombre d’exemplaires vendus, Jules Verne est le quatrième auteur mondial, le premier français et le champion des auteurs traduits chaque année ». L’auteur souligne également que depuis des décennies, Jules Verne figure toujours en haut du classement. p. 9.

4 . Alain Rey, dir. Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2010, p. 1400.

5 . Jules Verne, L’éternel Adam,in, Hier et demain. Paris, Hetzel, 1910, chapitre ii.

6 . Jules Verne, Sans dessus-dessous (1889), chapitre xxi. Il s’agit du tout dernier paragraphe du roman.

7 . Jules Verne, Le sphinx des glaces, 1897, chapitre viii, seconde partie.

8 . Jules Verne, Voyages et aventures du capitaine Hatteras, 1866, chapitre xxvii, seconde partie.

9 . Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, 1864, chapitre vii.

10 . Ibidem.

11 . Jules Verne, L’île à hélice,1895, chapitre v, première partie.

12 . Jules Verne, Sans dessus dessous,1889, chapitre x.

13 . Jules Verne, Les indes noires,1877, chapitre xvii.

14 . Jules Verne, Le pays des fourrures,1873, chapitre v, première partie.

15 . Jules Verne, L’île mystérieuse,1874-75, chapitre vi, seconde partie.

16 . Jules Verne, Maître Zacharius ou l’horloger qui avait perdu son âme,1854, chapitre v.

17 . Jules Verne, Une ville flottante, 1871, chapitre xxxvii.

18 . Jules Verne, Les enfants du capitaine Grant,1867-68,chapitre iii, première partie.

19 . Jules Verne, Le rayon vert,1882,chapitre xviii.

20 . Jules Verne, L’île mystérieuse, 1874-75, chapitre xii, seconde partie.

21 . Jules Verne, Les enfants du capitaine Grant,1867-68, chapitre xxii, première partie.

22 . Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers,1869-70, chapitre xix, seconde partie.

23 . Jules Verne, Voyages et aventures du capitaine Hatteras,1866, chapitre ii, seconde partie.

24 . Jules Verne, Le secret de Wilhelm Storitz,1910, chapitre ii.

25 . Jules Verne, Aventures de trois Russes et de trois Anglais dans l’Afrique australe,1872, chapitre i.

26 . Jules Verne, Voyage au centre de la Terre,1864, chapitre xix.

27 , Jules Verne, Le rayon vert,1882,chapitre ii.

28 . Jules Verne, Le village aérien,1901, chapitre iv.

29 . Jules Verne, L’éternel Adam, op. cit. Passage que nous avons volontairement repris dans son intégralité, car il illustre clairement le cœur de notre discussion.

30 . Jules Verne, Le pays des fourrures, 1873, chapitre xxiii, seconde partie.

31 . Jules Verne, Le pays des fourrures,1873, chapitre xix, seconde partie.

32 . Jules Verne Une ville flottante,1871, chapitre xiii.

33 . Jules Verne, Aventures de la famille Raton, in, Contes et nouvelles de Jules Verne, Rennes, éditions Ouest-France, 2000, chapitre ii. Jules Verne évoque ici la métempsychose, autre manifestation d’une nature facétieuse.

34 . Jules Verne, Face au drapeau,1896, chapitre xix ; Vingt mille lieues sous les mers, 1869-70, chapitre xxi, seconde partie.

35 . Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers,1869-70, chapitre xv, seconde partie.

36 , Élisabeth Falgon, L’ici et l’ailleurs. Les mots pour le dire, Hegoa, n° 18, 1995. 160 p.

37 . Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, 1869-70. Respectivement : chapitre xiv, première partie ; chapitre xxiv, première partie et chapitre ix, seconde partie

38 . Robert Sherard, « Jules Verne, sa vie et son travail racontés par lui-même, 1894 », in, Daniel Compère ; Jean-Michel Margot, Entretiens avec Jules Verne 1873-1905, Genève, Slatkine, 1998, p. 92.

Pour citer cet article

Lionel Dupuy, « Jules Verne, la nature, la science et Dieu », paru dans Alliage, n°68 - Mai 2011, Jules Verne, la nature, la science et Dieu, mis en ligne le 18 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3308.


Auteurs

Lionel Dupuy

Docteur en géographie, est chercheur associé au laboratoire SET (Société, Environnement, Territoire) à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour. Ses travaux portent sur la géographie et l’imaginaire géographique dans les Voyages Extraordinaires de Jules Verne. Il intervient régulièrement sur l’auteur et son œuvre dans le cadre de conférences en France et à l’étranger, ainsi qu’en milieu scolaire.